Dimitri Roudine

Chapitre 11

 

Volinzoff se leva à dix heures. Ayant appris à son grandétonnement que Lejnieff était assis sur son balcon, il le fitappeler chez lui.

– Qu’est-il donc arrivé ? lui demanda-t-il. Tu voulaisretourner chez toi ?

– C’est vrai ; mais j’ai rencontré Roudine… Il était seulet marchait par les champs comme un effaré. Alors je suisrevenu.

– Tu es revenu parce que tu as rencontré Roudine ?

– C’est-à-dire, pour parler franchement, je ne sais pas moi-mêmepourquoi je suis revenu. C’est probablement parce que j’ai pensé àtoi. J’ai voulu te tenir compagnie ; j’aurai tout le temps derentrer chez moi.

Volinzoff sourit amèrement.

– C’est cela ! on ne peut plus maintenant penser à Roudinesans penser à moi en même temps… Qu’on serve le thé, cria-t-il audomestique.

Les amis s’étaient mis à déjeuner. Lejnieff parlait del’administration des biens et d’un nouveau procédé pour couvrir lesgranges avec du carton bitumé.

Tout à coup Volinzoff sauta sur sa chaise et frappa la tableavec tant de violence qu’il fit entrechoquer les tasses et lessoucoupes.

– Non, s’écria-t-il, je n’ai pas la force de supporter ceci pluslongtemps. Je provoquerai ce prodige ; il me tuera, ou bienj’arriverai à loger une balle dans son front savant.

– De grâce ! qu’as-tu, qu’as-tu donc ? grondaLejnieff. Comment peux-tu crier de la sorte ? J’en ai laissétomber mon cigare… Qu’est-ce qui te prend ?

– Il me prend que je ne puis plus entendre prononcer son nom desang-froid ; tout bouillonne en moi.

– Assez, frère, assez ! N’as-tu pas honte ? réponditLejnieff en ramassant son cigare. Laisse-le donctranquille ?

– Il m’a offensé, continua Volinzoff en arpentant la chambre…Oui, il m’a profondément offensé. Tu dois en convenir toi-même.Dans le premier moment je ne m’en rendais pas compte, j’étais tropsurpris, et, au fait, qui donc se serait attendu à cela ? Jevais lui prouver qu’il ne fait pas bon plaisanter avec moi. Cemaudit philosophe, je le tuerai comme une perdrix.

– Tu gagneras grand-chose à ce jeu-là ! Je ne parle pasmême de ta sœur ; dominé par la passion comme tu l’es, commentpenserais-tu à elle ? Mais, relativement à une autre personne,crois-tu avancer beaucoup les affaires en tuant le philosophe, pourparler à ta façon ?

Volinzoff se jeta dans un fauteuil.

– Je veux aller quelque part alors, car ici j’ai le cœurtellement serré par la tristesse que je ne puis trouver derepos.

– T’en aller ?.. c’est une autre question. Je suis de tonavis cette fois. Et sais-tu ce que je te propose ? Partonsensemble, rendons-nous au Caucase ou simplement dans la petiteRussie. Tu as une bonne idée, frère.

– Oui, mais avec qui laisserons-nous ma sœur ?

– Et pourquoi Alexandra ne viendrait-elle pas avec nous ?Cela se peut parfaitement, vrai Dieu ! Je prends sur moid’avoir soin d’elle. Rien ne lui manquera ; elle n’a qu’àparler et je lui organise chaque soir une sérénade sous safenêtre ; je parfume les postillons à l’eau de Cologne, jefais planter des fleurs le long de la route. Pour ce qui est denous, frère, ce sera tout bonnement une régénération ; noustrouverons dans ce voyage tant de jouissances et nous reviendronsavec de si gros ventres, que l’amour ne s’attaquera plus ànous.

– Tu plaisantes toujours, Michaël.

– Je ne plaisante pas du tout. C’est une pensée brillante qui ajailli de mon cerveau !

– N’en parlons plus ! s’écria de nouveau Volinzoff ;je veux me battre, me battre avec lui.

– Encore ! voyons, frère, tu es fou aujourd’hui. Undomestique entra avec une lettre.

– De qui ? demanda Lejnieff.

– De Roudine Dimitri Nicolaïtch. C’est le domestique de madameLassounska qui l’a apportée.

– De Roudine ! reprit Volinzoff. Pour qui ?

– Pour vous, monsieur.

– Pour moi ! donne donc. Volinzoff saisit la lettre, ladécacheta rapidement et se mit à lire. Lejnieff suivait tous sesmouvements des yeux avec attention. Une expression d’étonnementétrange et presque joyeux se répandait sur les traits de Volinzoff.Il avait laissé retomber ses mains.

– De quoi s’agit-il ? lui demanda Lejnieff.

– Lis, répondit Volinzoff à demi-voix en lui tendant la lettre.Lejnieff commença à lire. Voici ce qu’écrivait Roudine :

« Monsieur,

« Je quitte aujourd’hui la maison de Daria Michaëlowna, et jepars pour toujours : cela vous étonnera probablement, surtout aprèsnotre entrevue d’hier. Je ne puis vous expliquer ce qui m’a forcé àagir ainsi, mais il me semble que je dois vous prévenir de mondépart. Vous ne m’aimez pas et me tenez même pour un méchant homme.Je n’ai pas l’intention de me justifier. Le temps le fera pour moi.Il est inutile, et indigne d’un homme, de chercher à convaincre del’injustice de sa prévention une personne prévenue contre lui.Celui qui voudra me comprendre m’excusera ; quant à celui quine veut ni ne peut me comprendre, son accusation ne me touche pas.Je me suis trompé sur votre compte. À mes yeux, vous sereztoujours, comme autrefois, un homme noble et honorable. Mon tortest d’avoir supposé que vous sauriez vous dégager du milieu danslequel vous avez vécu. Je me suis trompé : qu’y faire ? Cen’est ni la première ni la dernière fois que cela m’arrivera. Jevous le répète, je m’en vais ; je vous souhaite tout lebonheur possible. Avouez que ce souhait est complètementdésintéressé. J’espère que vous serez heureux désormais. Peut-êtrele temps changera-t-il votre opinion sur mon compte. Je ne sais sinous nous reverrons jamais ; mais, dans tous les cas, croyez àla sincérité de mon estime.

« D. ROUDINE. » « P.-S. Je vous enverrai les deux cents roublesque je vous dois aussitôt que je serai arrivé chez moi dans legouvernement de T***. Je vous prie de ne pas parler de cette lettreà Daria. « P.-S. Encore une dernière et importante prière. Puisqueje pars immédiatement, j’espère que vous ne ferez pas allusion à mavisite chez vous en présence de Natalie. »

– Eh bien, qu’en dis-tu ? demanda Volinzoff aussitôt queLejnieff eut fini la lettre.

– Qu’est-ce qu’on peut dire ? répondit Lejnieff. Tout cequi reste à faire, c’est de crier, à la façon d’un musulman : «Allah ! Allah ! » et de mettre son doigt dans sa boucheen signe d’étonnement. Il s’en va… Soit ! Que le chemin sedéroule comme une nappe sous ses pieds ! Mais le plus curieux,c’est que le devoir seul l’a poussé à t’écrire cette lettre ;c’est aussi par sentiment du devoir qu’il a apparu chez toi… Cesmessieurs trouvent un devoir à remplir à chaque pas, tout estdevoir pour eux… Ou dette[12],continua Lejnieff avec un sourire en montrant le post-scriptum. –Quel faiseur de phrases ! s’écria Volinzoff. Il s’est trompésur mon compte : il s’attendait à me voir supérieur au milieu…Quelles absurdités, bon Dieu ! Lejnieff ne répondit pas. Sesyeux seuls souriaient. Volinzoff s’était levé. – J’ai envie d’allerchez Daria, dit-il, je veux savoir ce que signifie tout cela. – Nete presse pas, frère, laisse-lui le temps de partir. À quoi bonaller de nouveau te heurter contre lui ? Tu vois qu’il s’enva. Que peux-tu désirer de plus ? Il vaudrait mieux aller tecoucher et dormir ; tu as passé toute la nuit à te retournerdans ton lit. Maintenant tes affaires s’arrangent… – D’où tires-tucette conviction ? – C’est mon idée ; allons, va tecoucher, moi j’irai chez ta sœur, je veux lui tenir compagnie. – Jen’ai nulle envie de dormir. À quel propos veux-tu que j’aille mecoucher ?… J’aime mieux m’en aller voir les champs, ajoutaVolinzoff en secouant les pans de son paletot. – C’est bon !va voir les champs, ami, va. Et Lejnieff se dirigea vers la chambred’Alexandra Pawlowna. Il la trouva au salon ; ellel’accueillit d’un air aimable car la vue de Michaël lui faisaittoujours plaisir, mais ses traits restèrent empreints de tristesse.Elle était demeurée soucieuse depuis la visite que Roudine avaitfaite la veille à son frère. – Venez-vous de chez mon frère ?demanda-t-elle à Lejnieff ; comment se trouve-t-ilaujourd’hui ? – Mais il est fort bien ; il est allévisiter les champs. Alexandra se tut. – Dites-moi, de grâce,reprit-elle en examinant avec attention la bordure de son mouchoirde poche, ne savez-vous pas pourquoi… – Pourquoi Roudine estvenu ? interrompit Lejnieff. Je le sais : il est venu direadieu. – Comment ! dire adieu ! – Oui, ne le saviez-vouspoint ? Il quitte la maison de Daria. – Il s’en va ? –Pour toujours, c’est au moins ce qu’il dit. – Mais commentcomprendre cela après… – Ah ! c’est une autre question. Il nes’agit pas de comprendre, mais les choses sont ainsi. Il faut qu’unévénement soit survenu là-bas ; il a sans doute trop tendu lacorde et elle s’est rompue. – Michaël ! répliqua Alexandra, jem’y perds absolument, il me semble que vous vous moquez demoi ? – Je vous jure que non… je vous l’ai dit, il s’en va, ilen a même informé ses amis par écrit. Si vous voulez, à un certainpoint de vue, c’est un grand bien, mais ce départ va mettreobstacle à la réalisation d’un projet des plus surprenants que nousdébattions justement, votre frère et moi. – Quel projet ? –J’avais proposé à votre frère de voyager pour se distraire et devous emmener avec nous. Je prenais sur moi d’avoir soin de vous. –Voilà qui est charmant ! s’écria Alexandra. Je prévois dequelle façon vous auriez soin de moi. Vous me laisseriez mourir defaim. – Vous parlez ainsi, Alexandra, parce que vous ne meconnaissez point. Vous me prenez pour un lourdaud, un parfaitlourdaud, une espèce d’homme des bois ; mais si vous saviezque je suis en état de fondre comme du sucre et de passer desjournées à genoux ! – J’avoue que je voudrais voir cela !Lejnieff se leva subitement. – Eh bien ! Alexandra,épousez-moi et vous en verrez bien d’autres. Alexandra rougitjusqu’au blanc des yeux. – Comment avez-vous dit cela,Michaël ? reprit-elle toute troublée. – Je dis, continuaLejnieff, ce qui m’est venu depuis longtemps dans l’esprit, ce quiest venu plus de mille fois sur le bout de ma langue. J’ai parlé,enfin, et vous n’avez qu’à agir comme bon vous semblera. Jem’éloigne à présent pour ne pas vous gêner. Oui, je m’en vais… sivous consentez à être ma femme… si cela ne vous est pasdésagréable, vous n’avez qu’à me faire rappeler, je sauraicomprendre. Alexandra avait voulu retenir Lejnieff, mais il étaitrapidement sorti et s’était dirigé tête nue vers le jardin, où ils’appuya contre une petite porte en laissant errer ses regards dansle vague. – Monsieur, dit derrière lui la voix de la femme dechambre, rentrez auprès de Madame, s’il vous plaît. Elle m’aordonné de vous appeler. Lejnieff se retourna, saisit entre sesmains la tête de la femme de chambre, l’embrassa avec effusion surle front, au grand étonnement de l’innocente messagère, et retournachez Alexandra.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer