Dimitri Roudine

Chapitre 4

 

Le nouveau venu pouvait avoir trente-cinq ans. Il était grand detaille, mais un peu voûté. Ses cheveux étaient bouclés, son teintbasané, son visage peu régulier, mais expressif et intelligent. Unhumide éclat brillait dans ses yeux bleus foncés, pétillants devivacité ; son nez était large et droit, ses lèvres fortes etbien dessinées. Il portait des habits usés et étroits comme s’ilavait grandi depuis qu’il les possédait.

Il s’approcha rapidement de Daria Michaëlowna, lui fit un salutprofond et dit qu’il y avait déjà longtemps qu’il désirait avoirl’honneur de lui être présenté, et que son ami le baron regrettaitbeaucoup de n’avoir pu prendre lui-même congé d’elle.

La voix fluette de Roudine ne répondait ni à sa taille, ni à salarge poitrine.

– Veuillez vous asseoir. Je suis enchantée de vous voir, ditDaria Michaëlowna.

Puis elle le présenta à toutes les personnes qui se trouvaientlà et lui demanda s’il habitait le pays ou s’il y venait seulementen voyageur.

– Mon bien est dans le gouvernement de T***, répondit Roudine entenant son chapeau sur ses genoux. Il n’y a pas longtemps que jesuis ici ; j’y suis venu pour affaires et je demeure en cemoment dans votre ville de district.

– Chez qui ?

– Chez le médecin. C’est un ancien collègue de l’Université.

– Ah ! vous demeurez chez le médecin… On en dit le plusgrand bien. Il paraît qu’il est très habile dans son art. Y a-t-illongtemps que vous connaissez le baron ?

– Je l’ai rencontré cet hiver à Moscou et je viens de passerprès d’une semaine chez lui.

– C’est un homme très intelligent que le baron.

– Oui, très intelligent. Daria Michaëlowna se mit à respirer unnœud qu’elle avait fait avec son mouchoir de poche et qu’elle avaitimbibé d’eau de Cologne.

– Êtes-vous au service ? demanda-t-elle.

– Qui ? moi ?

– Oui, vous.

– Non… J’ai donné ma démission.

Il y eut un moment de silence. La conversation redevintgénérale.

– Permettez-moi, commença Pigassoff en se tournant vers Roudine,de satisfaire ma curiosité en vous demandant si vous connaissez lecontenu de l’article envoyé par M. le baron.

– Je le connais.

– Cet article traite des rapports du commerce… non, je metrompe, de l’industrie et du commerce dans notre pays… Il me sembleque c’est ainsi que vous avez daigné nommer l’article, DariaMichaëlowna.

– C’est bien là le sujet, répondit Daria Michaëlowna en portantla main à son front.

– Je suis certainement mauvais juge dans ces questions-là,continua Pigassoff, mais je dois avouer que le titre même del’ouvrage me paraît fort… Comment puis-je dire celadélicatement ? fort obscur et embrouillé…

– Pourquoi cela vous paraît-il ainsi ?

Pigassoff sourit en jetant un regard à Daria Michaëlowna.

– Le trouvez-vous clair ? ajouta-t-il en tournant denouveau son visage de renard vers Roudine.

– Moi ? Oui.

– Vous devez naturellement le mieux savoir que moi.

– Avez-vous mal à la tête ? demanda Alexandra Pawlowna àDaria Michaëlowna.

– Non. Ce n’est rien… c’est nerveux.

– Permettez-moi de vous demander, recommença Pigassoff d’unevoix nasillarde, si votre connaissance, M. le baron Mouffel… c’estainsi qu’on l’appelle, je crois ?

– En effet.

– M. le baron Mouffel s’occupe-t-il spécialement d’économiepolitique, ou bien consacre-t-il à cette science intéressante lesheures de loisir dérobées aux plaisirs du monde et aux devoirs duservice ?

Roudine fixa son regard sur Pigassoff.

– Le baron n’est qu’un amateur dans ces matières, répondit-il enrougissant légèrement, mais il a dans son article beaucoupd’aperçus justes et curieux. – Je ne puis disputer avec vous car jene connais pas son travail. Mais, oserai-je le demander ?l’œuvre de votre ami le baron de Mouffel traite plutôt dedissertations générales que de faits, n’est-ce pas ?

– On y trouve des faits et des dissertations générales relativesaux faits eux-mêmes.

– Vraiment, vraiment ! Je vous dirai que, selon moi – et jepuis placer mon mot à l’occasion, ayant passé trois ans à Dorpat –toutes ces prétendues réflexions générales, ces hypothèses, cessystèmes… excusez-moi, je suis un provincial et vais droit an but,ne valent jamais rien. Ce ne sont que des abstractions, ce n’estfait que pour égarer les gens. Présentez-moi des faits, messieurs,c’est là votre devoir.

– Vraiment ! répliqua Roudine ; mais ne doit-on pasexpliquer le sens des faits ?

– Les dissertations générales ! continua Pigassoff, maisc’est ma mort que ces digressions, ces points de vue, cesconclusions ! Tout cela est basé sur ce qu’on appelle lesconvictions. Chacun parle de ses convictions, exige encore qu’onles respecte, qu’on les colporte. Ah ! ah !

Et Pigassoff agita son poing en l’air. Pandalewski se mit àrire.

– Fort bien ! dit Roudine. D’après vous, il n’y aurait pasde convictions ?

– Non, il n’en existe pas.

– Telle est votre conviction ?

– Oui.

– Comment dites-vous donc qu’il n’y en a pas ? Voilà, pourne pas aller plus loin, que vous en exprimez une. Tout le monde semit à sourire et à échanger des regards.

– Permettez, cependant, répliqua Pigassoff…

Mais Daria Michaëlowna frappa des mains et s’écria :

– Bravo, bravo ! Pigassoff est battu, bien battu ! Etelle prit doucement le chapeau des mains de Roudine.

– Daignez attendre encore avant de vous réjouir, madame ;un peu de patience ! s’écria Pigassoff avec dépit. Il nesuffit pas de dire des bons mots avec un ton de supériorité : ilfaut prouver, réfuter… Nous nous sommes éloignés du sujet de ladiscussion.

– Permettez à votre tour, observa Roudine avec sang-froid ;la chose est toute simple. Vous ne croyez pas à l’utilité desdissertations générales, vous ne croyez pas à la conviction…

– Je ne crois pas, non, je ne crois pas. Je ne crois à rien.

– Très bien, vous êtes alors un sceptique.

– Je ne vois pas la nécessité d’employer un mot aussi savant. Dureste.

– N’interrompez pas ! s’écria Daria.

– Kizz, kizz, kizz ! se disait en ce moment Pandalewskiavec une vive satisfaction.

– Ce mot exprime ma pensée, continua Roudine. Vous le comprenez: pourquoi ne pas s’en servir ? Vous ne croyez à rien.Pourquoi alors croyez-vous aux faits ?

– Comment, pourquoi ? voilà qui est charmant ! Lesfaits sont des choses connues, chacun sait ce que sont ces faits.Je les juge d’après l’expérience, d’après mon propre sentiment.

– Oui, mais votre sentiment ne peut-il porter à faux ? Nevous dit-il pas que le soleil tourne autour de la terre ? Maispeut-être n’êtes-vous pas d’accord avec Copernic ? Peut-êtrene croyez-vous pas en lui ?

Un sourire glissa de nouveau sur tous les visages, et tous lesyeux se fixèrent sur Roudine. « C’est un homme d’esprit », sedisait chacun.

– Vous avez le don de tourner tout en plaisanterie, ditPigassoff ; c’est certainement très original, mais celan’avance guère les choses.

– Je regrette qu’il n’y ait eu que trop peu d’originalité danstout ce que j’ai dit jusqu’à présent, répondit Roudine. Tout celaest parfaitement connu depuis longtemps et a été répété mille fois.Mais il ne s’agit pas de cela…

– Et de quoi donc ? interrompit Pigassoff avec quelqueimpudence.

Dans toute discussion il avait l’habitude de commencer parrailler son adversaire, puis il devenait grossier et enfin boudaitet se taisait.

– Voilà ce dont il s’agit, continua Roudine. J’avoue que je nepuis entendre sans une peine sincère des gens intelligents attaquerdevant moi…

– Les systèmes, ajouta Pigassoff.

– Eh bien ! oui, les systèmes, si vous voulez. Pourquoi cemot vous offusque-t-il tant ? Chaque système est basé sur laconnaissance des lois générales, principes de vie…

– Oui, mais, je vous le demande, comment les connaître, commentles découvrir ?

– Permettez. Elles ne sont naturellement pas accessibles à tous,et l’homme se trompe facilement ; mais vous conviendrez sansdoute avec moi que Newton, par exemple, a découvert quelques-unesde ces lois fondamentales. Il est vrai que c’était un homme degénie ; mais les découvertes du génie sont justement grandesen ce qu’elles deviennent accessibles à tous. Cette tendance àrechercher les principes généraux dans les phénomènes particuliersest un des caractères radicaux de l’esprit humain, et toute notrecivilisation…

– Ah ! ah ! c’est là que vous tendez, réponditPigassoff d’une voix traînante. Je suis un homme pratique, jem’enorgueillis du titre d’homme pratique et je ne donne pas danstoutes ces finesses métaphysiques ; je ne veux pas m’y laisserentraîner.

– C’est votre droit. Mais remarquez cependant que ce désird’être un homme exclusivement pratique est déjà une espèce desystème, de théorie…

– Civilisation, dites-vous ! continua Pigassoff sansécouter. C’est avec cela que vous voulez nous émerveiller. À quoiest-elle bonne cette civilisation tant prônée ! Je n’endonnerais pas un sou pour mon compte.

– Mais que vous discutez mal ! Africain Siméonovitch,interrompit Daria Michaëlowna, qui était intérieurement fortsatisfaite du calme et de l’exquise politesse de sa nouvelleconnaissance. C’est un homme comme il faut, pensa-t-elle enregardant Roudine avec une expression bienveillante ; il fautl’apprivoiser.

– Je ne veux pas défendre la civilisation, continua Roudineaprès s’être tu un instant. Elle n’a que faire de ma défense. Vousne l’aimez pas… chacun son goût. De plus, cela pourrait nous menertrop loin. Permettez-moi seulement de vous rappeler le vieux dicton: « Tu te fâches, Jupiter, donc tu as tort ». Je veux dire quetoutes ces attaques contre les systèmes, les idées universelles,etc., sont surtout affligeantes parce qu’en niant les systèmes onest généralement amené à nier la plupart du temps le savoir, lascience, et à perdre la foi qu’elles inspirent, c’est-à-dire la foien soi-même, en sa propre force. Cette confiance est nécessaire auxhommes. On ne peut vivre d’impressions seules. C’est une mauvaisechose que de redouter la pensée et de ne pas croire en elle. Lescepticisme ne conduit qu’à la stérilité et à la faiblesse…

– Ce ne sont là que des paroles, murmura Pigassoff.

– C’est possible ; mais permettez-moi de vous faireobserver qu’en disant « ce ne sont que des paroles », nouscherchons souvent à échapper à la nécessité absolue de dire quelquechose de plus sensé que ces mêmes paroles.

– Comment ? dit Pigassoff en fronçant le sourcil.

– Vous comprenez ce que je veux dire, répondit Roudine avec uneimpatience involontaire qu’il réprima aussitôt. Je le répète, si unhomme n’a pas de principes arrêtés auxquels il croit, s’il n’a pasun terrain pour s’y appuyer solidement, comment pourra-t-il serendre compte des besoins, de la destinée, de l’avenir de sonpays ? Comment pourrait-il savoir ce qu’il doit fairelui-même, si…

– Je vous cède la place ! dit brusquement Pigassoff ensaluant et en se retirant dans un coin sans regarder personne.Roudine lui jeta un regard, sourit légèrement et se tut.

– Ah ! le voilà en fuite, s’écria Daria Michaëlowna. Nevous inquiétez pas, Dimitri… Pardon ! continua-t-elle avec unsourire affable, comment s’appelait votre père ?

– Nicolas.

– Ne vous inquiétez pas, Dimitri Nicolaïtch, personne ne s’y esttrompé ici. Il voudrait vous faire accroire qu’il ne veut plusdiscuter avec vous quand il sent qu’il ne le peut plus. Maisrapprochez-vous plutôt de nous pour causer…

Roudine avança son fauteuil.

– Comment ne nous sommes-nous jamais rencontrés jusqu’àprésent ? continua Daria Michaëlowna. Cela m’étonne… Avez-vouslu ce livre ? C’est de Tocqueville.

Daria tendit le livre français à Roudine. Il le prit, en tournaplusieurs feuillets et le replaça sur la table en répondant qu’iln’avait pas lu précisément cet ouvrage-là, mais qu’il avait souventréfléchi sur les questions que traitait Tocqueville. Laconversation était engagée. Au commencement, Roudine semblaithésiter, ne trouvant pas les mots qui pouvaient rendre sapensée ; mais il s’échauffa enfin et parla avec abondance. Aubout d’une heure, sa voix était la seule qu’on entendît dans lesalon. Tout le monde s’était groupé autour de lui. Pigassoff seulrestait dans un coin auprès de la cheminée. Roudine s’exprimaitavec esprit, avec feu et bon sens ; il avait beaucoup desavoir et beaucoup de lecture. Personne ne s’était attendu àtrouver en lui un homme remarquable. Il était si mal vêtu, onparlait si peu de lui ! Il semblait à tous étrange et mêmeincompréhensible qu’un homme de tant d’esprit pût ainsi apparaîtresubitement à la campagne. Roudine les étonnait d’autant plus ;on peut même dire qu’il les ensorcelait tous, à commencer par DariaMichaëlowna… Elle était fière de sa nouvelle connaissance etsongeait déjà d’avance à la manière dont elle allait le patronnerdans le monde car, malgré son âge, elle était très enthousiastedans ses premières impulsions. Alexandra Pawlowna, à vrai dire,n’avait compris que peu de chose aux discours de Roudine, mais ellen’en était pas moins surprise et enchantée. Son frère partageaitses sentiments. Pandalewski observait Daria et était jaloux.Pigassoff se disait à lui-même : « Pour cinquante roubles jepourrais acheter un rossignol qui chanterait encore mieux ! »Mais Bassistoff et Natalie étaient les plus fortementimpressionnés. La respiration de Bassistoff en était presquearrêtée ; il restait assis, bouche ouverte, écarquillait sesyeux et écoutait, comme il n’avait jamais écouté de sa vie. Quant àNatalie, son visage se couvrait d’une faible rougeur et son regard,devenu à la fois plus profond et plus clair, se fixait immobile surRoudine.

– Comme il a de beaux yeux ! lui chuchota Volinzoff.

– Oui, fort beaux.

– Mais c’est dommage que ses mains soient si grandes et sirouges…

Natalie ne répondit rien. On servit le thé. La conversationdevint plus générale ; mais à la façon soudaine dont chacun setaisait dès que Roudine ouvrait la bouche, on pouvait juger del’impression qu’il produisait. Il prit tout à coup envie à DariaMichaëlowna d’entreprendre Pigassoff. Elle s’approcha et lui dit àdemi-voix : « Pourquoi vous taisez-vous donc et souriez-vousméchamment ? Essayez donc encore une fois de lutter avec lui». Puis, sans attendre sa réponse, elle fit un signe de la main àRoudine.

– Il y a encore un trait en lui que vous ne connaissez pas,dit-elle en montrant Pigassoff : c’est un implacable ennemi desfemmes. Il les raille sans cesse. Tâchez donc de le corriger de cetravers.

Roudine regarda Pigassoff involontairement de haut en bas : ilavait la tête de plus que lui.

Celui-ci manqua étouffer de colère ; son visage bilieuxdevint encore plus blême.

– Daria Michaëlowna se trompe, répondit-il d’une voix malassurée. Je ne raille pas les femmes seulement, mais le genrehumain en général.

– Qu’est-ce qui a pu vous en donner une aussi mauvaiseopinion ? demanda Roudine. Pigassoff le regarda dans le blancdes yeux.

– C’est probablement la connaissance de mon propre cœur danslequel je découvre chaque jour des misères nouvelles. Je juge desautres d’après moi-même, ce qui est peut-être injuste. Je suis plusmauvais que les autres. Que voulez-vous ? l’habitude estprise.

– Je vous comprends et je sympathise avec vous, réponditRoudine. Quelle est l’âme noble et pure qui n’a éprouvé la soif del’humilité vis-à-vis de soi-même ? Mais on ne sauraits’arrêter à cette situation sans issue.

– Je vous remercie humblement pour le certificat de noblesse quevous octroyez à mon âme, répondit Pigassoff, mais je ne me plainspas de ma situation ; elle n’est pas mauvaise. J’y connaîtraisune issue que je ne sais vraiment si j’en userais.

– Mais cela s’appelle – pardonnez-moi l’expression – préférer lasatisfaction de son amour-propre au désir d’être et de vivre dansla vérité.

– Je le crois bien, s’écria Pigassoff ; l’amour-propre, jecomprends ce mot-là, et vous le comprenez, j’espère, et aussi toutle monde. Quant à la vérité, où est-elle ?

– Vous vous répétez, je vous en avertis, remarqua DariaMichaëlowna. Pigassoff haussa les épaules.

– Je demande où est la vérité. Les philosophes eux-mêmes ne lesavent pas. Kant dit : « la voilà » ; mais Hegel répond : «non, tu radotes ; la voici ».

– Vous savez donc ce qu’en dit Hegel ? demanda Roudine sanslever les yeux.

– Je répète, continua Pigassoff en s’échauffant, que je ne puiscomprendre ce qu’est la vérité. Selon moi, elle n’est pas dans cemonde ; le mot s’y trouve, il est vrai, mais la chose n’y estpas.

– Fi donc, fi ! s’écria Daria Michaëlowna. Commentn’avez-vous pas honte de parler ainsi, vieux pécheur que vousêtes ! Il n’y a pas de vérité ! À quoi bon alors vivre ence monde ?

– Dans tous les cas, répondit aigrement Pigassoff, il vousserait plus facile de vivre sans la vérité que sans votre cuisinierStepane, qui est passé maître dans son art. Et dites-moi, de grâce,qu’avez-vous donc besoin de la vérité ? Peut-elle servir àarranger des chiffons ?

– Plaisanter ainsi n’est pas répondre, interrompit DariaMichaëlowna.

– Je ne sais si la vérité crève les yeux[8], maisil paraît que c’est ce que fait la sincérité, murmura Pigassoff enretournant avec colère dans son coin. Quant à Roudine, il parla del’amour-propre et avec grand sens. Il prouva que l’homme sansamour-propre est nul, que ce sentiment est le levier d’Archimèdeavec lequel on peut déplacer le monde, mais qu’en même tempscelui-là seul est digne du titre d’homme qui sait maîtriser sonamour-propre, comme le cavalier son cheval, et sacrifie sapersonnalité au bien général. L’égoïsme, ajouta-t-il, est lesuicide. L’homme égoïste se dessèche comme l’arbre solitaire etsans fruits ; mais l’amour-propre, comme tendance active versla perfection, est la source de toute grandeur. Oui, l’homme doitbriser l’opiniâtre égoïsme de sa personnalité, afin de pouvoir semanifester librement. – Ne pourriez-vous me prêter un petitcrayon ? demanda Pigassoff à Bassistoff. Bassistoff fut uninstant à comprendre cette question. – Un crayon, pourquoifaire ? répondit-il enfin. – Pour écrire cette dernière phrasede M. Roudine. Elle est à conserver. Si on ne l’inscrivait pas, onpourrait l’oublier et ce serait un grand malheur. – Il y a deschoses dont on ne doit ni rire ni plaisanter, répliqua Bassistoffavec chaleur en se détournant de Pigassoff. Pendant ce temps,Roudine s’était approché de Natalie. Elle se leva, son visageexprimait le trouble. Volinzoff, qui était assis à côté d’elle, seleva aussi. – Voici un piano, dit Roudine ; jouez-vous ?– Oui, répondit Natalie, mais voilà Konstantin Diomiditch qui jouebeaucoup mieux que moi. Celui-ci releva la tête et montra sesdents. – C’est mal à vous de dire cela, Natalie Alexéiewna. Vousêtes tout aussi forte que moi. – Connaissez-vous le Erlkonig deSchubert ? demanda Roudine. – Certainement, certainement,répondit Daria Michaëlowna. Mettez-vous au piano, Konstantin. Vousaimez la musique, Dimitri Nicolaïtch ? Roudine ne fitqu’incliner légèrement la tête et passa la main dans ses cheveuxcomme s’il était prêt à écouter. Konstantin joua. Natalie se tenaitdebout à côté du piano. Elle était en face de Roudine, dont levisage prit une expression inspirée dès les premiers accords. Sesyeux d’un bleu foncé erraient lentement au hasard et se reportaientde temps en temps sur Natalie. Konstantin s’arrêta. Roudine ne ditrien. Il s’approcha de la fenêtre ouverte. Une obscurité pleine deparfums s’étendait sur le jardin comme un voile vaporeux. Lesarbres exhalaient une fraîcheur énervante. Les étoilesscintillaient doucement. Cette nuit d’été semblait caressante etcaressée. Roudine jeta un regard dans le jardin et se retourna. –Cette musique et cette nuit, dit-il, me rappellent mes annéesd’étudiant en Allemagne, nos réunions, nos sérénades… – Vous avezété en Allemagne ? demanda Daria Michaëlowna. – J’ai passé uneannée à Heidelberg et presque autant à Berlin. – Et vous portiez lecostume des étudiants ? On dit qu’ils s’habillent d’une façonparticulière. – Je portais à Heidelberg de grandes bottes à éperonset une tunique à brandebourgs. Je laissais aussi tomber mes cheveuxsur mes épaules… À Berlin, les étudiants s’habillent comme tout lemonde. – Racontez-nous quelque chose de votre vie d’étudiant,demanda Alexandra Pawlowna. Roudine commença son récit. Il n’eutpas beaucoup de succès. Ses descriptions manquaient de couleur. Iln’avait pas le don de faire rire. Il abandonna bientôt le récit deses aventures à l’étranger pour des réflexions générales sur le butde la civilisation et de la science, sur les universités et sur lavie universitaire en général. Il esquissa un vaste tableau entraits larges et énergiques. Tous l’écoutaient avec l’attention laplus profonde. Il parlait en maître, d’une manière irrésistible, etpourtant il manquait parfois de clarté. Mais ce vague même ajoutaitencore au charme particulier de sa parole. La trop grande richessedes idées semblait empêcher Roudine de s’exprimer avec exactitudeet précision. Les images succédaient aux images, les comparaisonsnaissaient les unes des autres, tantôt pleines d’une hardiesseinattendue, tantôt empreintes d’une vérité saisissante. Sonimprovisation impatiente était toute d’inspiration et ne rappelaitjamais la subtilité satisfaite d’un bavard exercé. Il ne cherchaitpas ses expressions. Les mots lui venaient d’eux-mêmes sur leslèvres, libres et obéissants, et on aurait dit que chacun d’euxs’exhalait droit de son cœur tout brûlant encore de tout le feu desa conviction. Roudine possédait au plus haut degré ce qu’onpourrait nommer la musique de l’éloquence. Il lui suffisait detoucher à une des cordes de l’âme pour les faire vibrer toutes.Plus d’un auditeur ne comprenait peut-être pas parfaitement, maissa poitrine se soulevait puissamment, un voile semblait se déchirerà ses yeux, quelque chose de rayonnant lui apparaissait dans lelointain. Les pensées de Roudine, toutes tournées vers l’avenir,imprimaient sur sa physionomie un éclat de jeunesse impétueuse.Debout près de la fenêtre, ne regardant personne, il parlait,inspiré par la beauté de la nuit, l’attention et la sympathiegénérales, ainsi que par la présence des jeunes femmes. Entraînépar sa propre émotion, il s’élevait à l’éloquence et à la poésie.Le son bas et concentré de sa voix augmentait encore le prestige.On aurait dit que ses lèvres exprimaient des choses supérieuresauxquelles il ne s’attendait pas lui-même. Roudine parlait de cequi donne une signification éternelle à la vie passagère del’homme. – Je me souviens, dit-il en terminant, d’une légendescandinave. Le tsar et ses guerriers sont assis autour d’un feudans une grange longue et obscure. La scène se passe la nuit, enhiver. Un petit oiseau entre tout à coup par une porte ouverte ets’envole par une autre. « Cet oiseau, dit le tsar, est semblable àl’homme sur cette terre : il sort de l’obscurité pour rentrer dansl’ombre, et ne séjourne qu’un instant dans la chaleur et la lumière». « Tsar, répondit le plus âgé des guerriers, l’oiseau ne se perdpas dans l’obscurité, il sait y trouver son nid ». – Notre vie estrapide sans doute ; mais tout ce qui est grand s’accomplit parl’homme. La conscience d’être l’instrument des forces supérieuresdoit le dédommager de toutes les autres joies ; dans la mortmême il trouve sa vie, son nid. Roudine s’arrêta et baissa les yeuxavec un trouble involontaire. – Vous êtes un poète ! dit àdemi-voix Daria Michaëlowna. Tout le monde approuva le compliment,à l’exception de Pigassoff. Il avait pris tranquillement sonchapeau, sans attendre la fin du discours de Roudine, et s’en étaitallé en murmurant à l’oreille de Pandalewski, qui se trouvait prèsde la porte : – C’est trop fort, je m’en vais chez les imbéciles.Personne, au reste, ne songea ni à le retenir ni à remarquer sonabsence. On se mit à table pour souper et une demi-heure après toutle monde s’était séparé. Daria Michaëlowna engagea Roudine à resterpour la nuit. Alexandra Pawlowna s’en retourna en voiture avec sonfrère. Elle poussait de fréquentes exclamations et s’étonnait del’esprit extraordinaire de Roudine. Volinzoff lui donnait raison,tout en lui faisant observer qu’il exprimait parfois un peuconfusément, c’est-à-dire… d’une manière qui n’était pas toujoursintelligible, ajouta-t-il, désirant probablement expliquer sapensée ; et son visage s’assombrissait, et son regard semblaitdevenir plus triste en errant vers le coin de la voiture. – C’estun homme fort habile, dit Pandalewski à haute voix, au moment où ildétachait ses bretelles brodées de soie en se déshabillant ;puis, jetant tout à coup un regard sévère au petit Cosaque qui luiservait de valet de chambre, il lui ordonna de sortir sur-le-champ.Bassistoff ne dormit pas ; il resta tout habillé et écrivit àun de ses amis de Moscou une longue lettre qui l’occupa jusqu’aumatin. Natalie non plus ne dormit pas de la nuit. Couchée dans sonlit et la tête appuyée sur sa main, elle laissait errer son regarddans l’obscurité ; ses tempes battaient, un lourd soupirs’échappait par moments de son sein oppressé.

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