Dimitri Roudine

Chapitre 7

 

Plus de deux mois s’étaient écoulés pendant lesquels Roudinen’avait presque pas quitté Daria Michaëlowna. Elle ne pouvait plusse passer de lui. Elle éprouvait le besoin de lui parlerd’elle-même et d’écouter ses discours. Il avait voulu partir unjour sous prétexte que ses ressources pécuniaires étaient épuisées,mais Daria s’était empressée de lui donner 500 roubles, ce quin’avait pas empêché Roudine d’en emprunter encore 200 à Volinzoff.Les visites de Pigassoff étaient devenues plus rares qu’auparavant.La présence de Roudine dans cette maison le suffoquait et iln’était pas le seul à ressentir cette impression pénible.

– Je n’aime pas, disait-il, ce personnage suffisant ; ilparle d’une manière affectée comme les héros de nos romansrusses ; il dit « MOI » et s’arrête avec admiration. Ilemploie des mots sentencieux et ses phrases n’en finissent pas. Sij’éternue, il se mettra aussitôt à m’expliquer pourquoi j’éternueau lieu de tousser. S’il adresse des louanges à quelqu’un, c’estcomme s’il le faisait monter d’un rang dans l’échelle sociale. Si,au contraire, il se retourne contre lui-même et commence às’injurier amèrement, il finit par se traîner dans la boue. Allons,se dit-on, voilà qu’il ne va plus oser se montrer au grand jour. Ehbien, non ! il n’en devient que plus gai, comme s’il avaitpris un petit verre d’absinthe.

Quant à Pandalewski, il avait assez peur de Roudine et ne luifaisait sa cour qu’avec mille précautions.

Volinzoff se trouvait dans une singulière position vis-à-vis dunouveau venu. Roudine le comparait à un chevalier et le portait auxnues, qu’il fût présent ou non ; mais ses compliments les plusflatteurs n’inspiraient à Volinzoff que de l’impatience et dudépit. « Il se moque à coup sûr de moi », se disait-il, et à cettepensée il sentait dans son cœur un mouvement de haine. Volinzoffavait beau essayer de se vaincre, il était jaloux de Roudine.Celui-ci, tout en le louant hautement, tout en l’appelant chevalieret en lui empruntant son argent, n’était guère mieux disposé pourlui. Il eût été difficile de déterminer exactement ce queressentaient ces deux hommes lorsqu’ils se serraient amicalement lamain et que leurs regards se croisaient.

Bassistoff continuait de révérer Roudine et de saisir au volchacune de ses paroles. Roudine lui accordait d’ailleurs assez peud’attention. Une fois, pourtant, il avait passé toute une matinée àdiscuter avec Bassistoff sur les questions les plus graves, lesplus sérieuses ; mais dès qu’il avait vu son interlocuteurplongé dans un naïf enthousiasme, il l’avait laissé de côté.

Ce n’était apparemment qu’en paroles qu’il recherchait les âmesjeunes et dévouées. Lejnieff avait commencé à fréquenter le salonde Daria, mais Roudine n’entrait même pas en discussion avec lui etsemblait l’éviter. Lejnieff, de son côté, gardait une extrêmeréserve avec son ancien ami et n’exprimait pas encore d’opiniondéfinitive sur son compte, ce qui troublait beaucoup AlexandraPawlowna. Elle s’humiliait devant Roudine, mais elle avait foi enLejnieff. Chacun, chez Daria Michaëlowna, cédait aux caprices deRoudine, ses moindres désirs s’accomplissaient, et lui seuldécidait de l’emploi de la journée. On n’organisait pas une partiede plaisir sans son assentiment. Il n’était pas, du reste, grandamateur des excursions et des projets improvisés ; il n’yprenait part qu’avec cette bienveillance de bon goût et légèrementennuyée qu’une personne raisonnable apporte aux jeux des enfants.En revanche il se mêlait de tout, discutait avec Daria surl’administration des terres, sur l’éducation des enfants, sur leménage, sur toutes les affaires en général. Il écoutait ses projetsd’avenir, ne se fatiguait même pas des minuties, et proposait deschangements et des innovations.

Daria s’extasiait, à la vérité, en paroles ; mais c’étaitlà tout. Pour ce qui regardait la maison, elle s’en tenait auxconseils de son intendant, petit vieillard borgne et sans scrupule,aussi adroit que doucereux. « Ce qui est vieux est gras, et ce quiest neuf est maigre », disait-il en souriant d’un air calme et enclignant de l’œil.

Daria exceptée, c’était avec Natalie que Roudine causait le plussouvent et le plus longuement. Il lui donnait des livres en secret,lui confiait ses plans, lui lisait les premières pages des articlesou des compositions qu’il projetait. Elle n’en saisissait pastoujours le sens, mais Roudine paraissait se soucier assez peud’être compris, pourvu qu’on l’écoutât. Son intimité avec Natalien’était pas tout à fait du goût de Daria, mais elle se disait : «Laissons-les causer ensemble à la campagne ; comme jeune filleelle l’amuse, le mal n’est pas grand, et son esprit y gagnera… J’ymettrai ordre lorsque nous retournerons à Pétersbourg ». Daria setrompait. Roudine ne causait pas avec Natalie comme on causeordinairement avec une jeune fille. Elle, de son côté, écoutaitavidement ses discours, essayait d’en pénétrer le sens,l’interrogeait sur ses propres idées et lui soumettait ses doutes.Il était son initiateur, son guide. Pour le moment c’était sa têteseule qui bouillonnait ; mais une jeune tête ne bouillonne paslongtemps sans que le cœur s’en mêle. Qu’ils étaient doux à Natalieles instants écoulés sur le banc du jardin, à l’ombre légère ettransparente des frênes, lorsque Roudine se mettait à lui lire leFaust de Gœthe, les Lettres de Bettina ou de Novalis, et qu’ils’arrêtait complaisamment pour lui expliquer ce qu’elle trouvaitobscur ! Comme la plupart de nos jeunes personnes russes,Natalie parlait assez mal l’allemand, mais elle le comprenait fortbien. Quant à Roudine, il se plongeait dans le monde romantique etphilosophique de l’Allemagne, et entraînait Natalie avec lui dansces régions idéales. C’était un monde inconnu et sublime quis’ouvrait aux regards attentifs de la jeune fille. Des pages quelisait Roudine s’échappaient de merveilleuses images ou grandiosesou touchantes, des pensées neuves et lumineuses qui pénétraientl’âme de Natalie comme des flots d’une musique enchanteresse,tandis que la sainte étincelle de l’enthousiasme brûlait lentementson cœur ému.

– Dites-moi donc, Dimitri Nicolaïtch, lui demanda-t-elle un jourqu’elle était assise à la fenêtre devant son métier à broder, sivous comptez aller cet hiver à Pétersbourg.

– Je n’en sais rien, répondit Roudine en laissant retomber surses genoux le livre qu’il avait à la main ; j’irai si j’entrouve les moyens.

Il parlait avec nonchalance ; toute la matinée il avaitparu fatigué et mélancolique.

– Il me semble que vous en trouverez les moyens.

Roudine hocha la tête.

– Le croyez-vous ?

Et il jeta de côté un regard significatif.

Natalie voulut dire quelque chose, mais elle s’arrêta.

– Regardez, reprit Roudine en étendant la main vers la fenêtre,voyez-vous ce pommier ? Il s’est brisé sous le poids et laquantité de ses fruits. Véritable emblème du génie !

– Il s’est brisé parce qu’il n’a pas de soutien, réponditNatalie.

– Je vous comprends, Natalie ; mais, songez-y, il n’est pasaussi facile à l’homme de trouver son soutien qu’il l’eût été à cetarbre, aujourd’hui renversé.

– Je pensais que la sympathie des autres… dans tous les casd’isolement… – Natalie s’embarrassait visiblement et rougissait –Et que ferez-vous à la campagne l’hiver ? ajouta-t-ellevivement.

– Ce que je ferai ? Je terminerai mon grand article, voussavez, sur le tragique dans la vie et dans l’art. Je vous en aisoumis le plan avant-hier ; je vous l’enverrai.

– Et vous le publierez ?

– Non.

– Comment, non ? Pourquoi vous donnez-vous tant de peine,alors ?

– Quand ce ne serait que pour vous, le motif ne serait-il passuffisant ?

Natalie baissa les yeux.

– Je n’en suis pas digne, Dimitri Nicolaïtch.

– Oserais-je m’informer du sujet de l’article ? demandamodestement Bassistoff, qui était assis non loin d’eux.

– Du tragique dans la vie et dans l’art, répondit Roudine. VoilàM. Bassistoff qui le lira aussi. Du reste, je ne suis pas tout àfait fixé sur la pensée fondamentale. Jusqu’à présent, je ne mesuis pas encore assez rendu compte de la signification tragique del’amour.

Roudine parlait souvent et volontiers de l’amour. Dans lescommencements, mademoiselle Boncourt tressaillait et dressaitl’oreille au mot « amour » comme un vieux cheval de bataille au sonde la trompette, puis elle s’y était habituée, et maintenant ellepinçait seulement ses lèvres et prenait du tabac, lentement et parintervalles, dès qu’elle entendait le mot sacramentel.

– Il me semble, reprit timidement Natalie, que le tragique dansl’amour ne peut être représenté que par l’amour malheureux.

– Nullement, répliqua Roudine, ce serait plutôt le côté comiquede l’amour… Mais il faut poser cette question d’une manière tout àfait différente… Il faut creuser plus profondément ce grave sujet…L’amour ! continua-t-il, tout y est mystère : la manière dontil se manifeste, dont il se développe et dont il disparaît. Tantôtil se montre tout à coup joyeux et éclatant comme le jour, tantôtil couve longuement, comme le feu sous la cendre, pour remplir lecœur de flammes soudaines, tantôt il se glisse dans l’âme comme unserpent pour s’en échapper aussitôt… Oui, oui, c’est une biengrande question. D’ailleurs, qui est-ce qui aime de notretemps ? Qui sait aimer ?

Roudine devint pensif et rêveur.

– Pourquoi y a-t-il si longtemps qu’on n’a vu SergePawlitch ? demanda-t-il sans transition. Natalie rougit etbaissa les yeux sur son métier.

– Je ne sais, répondit-elle à demi-voix.

– Quel noble et excellent jeune homme ! continua Roudine ense levant. C’est un des meilleurs types du gentilhomme russeactuel.

Les petits yeux de mademoiselle Boncourt lui lancèrent un regardde travers. Roudine se mit à parcourir la chambre avecagitation.

– Avez-vous remarqué, dit-il en se retournant brusquement surses talons, que sur le chêne – et le chêne est un arbre vigoureux –les anciennes feuilles ne tombent que lorsque les jeunes poussescommencent à percer ?

– Oui, répondit lentement Natalie, je l’ai remarqué.

– Il en est de même d’un ancien amour dans un cœur vaillant. Ilest déjà mort et pourtant il se survit à lui-même ; il n’y aqu’un nouvel amour qui puisse le chasser complètement.

Natalie ne répondit rien.

– Que veut-il dire ? pensa-t-elle. Roudine resta un instantimmobile, puis il secoua sa longue chevelure et s’éloigna.

Natalie se retira dans sa chambre, où elle resta longtemps enproie à l’incertitude, assise sur son petit lit. Longtemps elleréfléchit aux dernières paroles de Roudine puis, tout à coup, ellejoignit ses mains et fondit en larmes.

Pourquoi pleurait-elle ? Dieu seul le sait, car elle-mêmene savait pas pourquoi ses larmes coulaient avec tant d’abondance.Elle les essuyait mais les pleurs recommençaient à jaillir de sesyeux, comme l’eau d’une source qu’un obstacle a longtempsretenue.

Alexandra avait eu ce jour-là même une longue conversation avecLejnieff à propos de Roudine. Lejnieff avait commencé par se tenirsur la réserve ; mais son interlocutrice, quoi qu’il fît,était résolue à en arriver à ses fins.

– Je vois que Roudine vous déplaît toujours autant, dit-elle.Jusqu’à présent, je me suis abstenue de vous questionner sur lui,mais vous avez eu le temps de vous assurer s’il était ou nonchangé, et je voudrais bien que vous me disiez aujourd’hui pourquoiil ne vous plaît pas davantage.

– Volontiers, puisque vous semblez perdre patience, réponditLejnieff avec son flegme habituel ; seulement, réfléchissez àce que vous demandez et, quelle que soit ma réponse, ne vous fâchezpas.

– Eh bien ! commencez, commencez.

– Vous me laisserez aller jusqu’au bout ?

– Sans doute ; mais commencez donc !

– Voyons ! dit Lejnieff en se laissant lentement tomber surle divan. Je vous disais en effet que Roudine ne me plaît pas.C’est un homme d’esprit.

– Je le crois bien !

– C’est un homme d’un esprit remarquable, en apparence, quoiquepeu sérieux au fond.

– C’est facile à dire !

– Quoique peu sérieux au fond, répéta Lejnieff. Mais ce n’estpas là qu’est le mal ; nous sommes tous plus ou moins futiles.Je ne lui reproche même pas d’être despote dans l’âme, paresseux,sans instruction solide…

Alexandra joignit ses mains.

– Roudine peu instruit ! s’écria-t-elle.

– Peu instruit, répéta Lejnieff du même ton. Il aime à vivre auxdépens des autres, à jouer un rôle, à jeter de la poudre aux yeux,en un mot… Tout cela est dans l’ordre des choses… Mais ce quidevient plus grave, c’est qu’il est froid comme glace.

– Lui, froid ! cette âme brûlante ! interrompitAlexandra.

– Oui, froid comme la glace ; il le sait et il s’ingénie àjouer la passion. Le mal, continua Lejnieff en s’échauffant pardegrés, c’est que ce rôle auquel il s’essaye est fort dangereux,non pour lui, qui n’y risque ni sa fortune ni sa santé, mais pourd’autres, plus sincères, qui peuvent y perdre leur âme.

– De qui, de quoi parlez-vous ? Je ne vous comprends pas,dit Alexandra.

– Ce que je lui reproche, c’est son manque d’honnêteté.Puisqu’il est homme d’esprit, il doit connaître le peu de valeur deses paroles, et il les prononce pourtant comme si elles sortaientdu fond de son cœur… Je ne nie pas son éloquence, mais sonéloquence n’est pas russe. D’ailleurs, si l’on pardonne à unadolescent de faire le beau parleur, n’est-il pas honteux qu’àl’âge de Roudine on se délecte au bruit de ses propresphrases ? N’est-il pas honteux de jouer ainsi lacomédie !

– Il me semble, Michaël Michaëlowitch, que, pour ceux quiécoutent, il importe peu qu’il pose ou non.

– Pardonnez-moi, Alexandra, il importe beaucoup. L’un me diraune parole et je serai tout ému ; un autre me dira cette mêmeparole ou une parole plus éloquente encore et je ne secouerai passeulement mes oreilles. Pourquoi cela ?

– Vous ne les secouerez pas, mais un autre ? réponditAlexandra.

– C’est possible, répliqua Lejnieff, quoique je les aie longues,voulez-vous dire. Le fait est que les paroles de Roudine ne sont etne seront jamais que des paroles, et ne deviendront en aucun casdes actions ; mais cela n’empêche pas que ces mêmes paroles nepuissent troubler et perdre un jeune cœur.

– Mais de qui, dites, de qui parlez-vous donc, MichaëlMichaëlowitch ? Lejnieff s’arrêta.

– Vous désirez savoir de qui je parle ? De NatalieAlexéiewna.

Alexandra se troubla un instant, puis se mit aussitôt àsourire.

– Bon Dieu ! dit-elle, il faut avouer que vous aveztoujours d’étranges pensées ! Natalie n’est encore qu’uneenfant ; et puis, d’ailleurs, sa mère n’est-elle paslà ?

– Daria est avant tout une égoïste qui ne vit que pourelle-même. D’un autre côté, elle est si pleine de confiance dansl’intelligente éducation qu’elle donne à ses enfants qu’il ne luiviendrait pas à l’esprit de s’inquiéter d’eux. Fi donc !quelle crainte pourrait-elle avoir ? Un seul signe, un seulregard majestueux ne lui suffirait-il pas pour tout remettre dansl’ordre ? Voilà ce que pense cette femme qui s’imagine êtreune Mécène, une personne sensée et Dieu sait quoi encore, et quin’est en réalité qu’une vieille folle mondaine. Quant à Natalie, cen’est plus une enfant, croyez-le bien ; elle réfléchit plussouvent et plus profondément que vous et moi réunis ensemble.Faut-il qu’une nature aussi honnête, sincèrement tendre etpassionnée, tombe dans les pièges d’un pareil acteur, d’un pareilfat ? Au reste, c’est dans la nature des choses.

– Un fat ! Vous le traitez de fat, lui !

– Certainement, lui… Eh bien, je vous le demande à vous-même,Alexandra Pawlowna, quel est son rôle chez Daria Michaëlowna ?Être l’idole, l’oracle de la maison, se mêler de toutes lesaffaires, des caquets et des plus infimes niaiseries de la famille…Ne voilà-t-il pas un rôle bien digne d’un homme !

Alexandra jeta un regard étonné à Lejnieff.

– Je ne vous reconnais pas, Michaël Michaëlowitch, dit-elle. Lesang vous monte au visage, vous vous agitez… Je suis sûre qu’il y adans tout ceci quelque secret que vous me taisez.

– Je devais m’attendre à ce soupçon. Racontez à une femme unfait quelconque en le lui présentant selon votre conscience et ellen’aura de cesse qu’elle n’ait inventé quelque motif mesquin etétranger qui lui explique pourquoi vous parlez justement comme vousparlez, et non pas autrement.

Alexandra commençait à se fâcher.

– Bravo, monsieur Lejnieff ! vous attaquez maintenant lesfemmes presque aussi bien que peut le faire M. Pigassofflui-même ; mais quelque perspicace que vous soyez et quoi quevous en disiez, il me semble difficile de croire que vous ayez pu,en si peu de temps, comprendre tant de choses et connaître les gensà fond. Il me semble que vous vous trompez. Selon vous donc,Roudine est une espèce de Tartufe ?

– Pas même un Tartufe – celui-là savait du moins où il envoulait venir, tandis que le nôtre, avec tout son esprit… Lejnieffse tut.

– Que voulez-vous dire ? Terminez votre phrase, hommeinjuste et malveillant ! Lejnieff s’était levé.

– Écoutez, Alexandra, reprit-il : c’est vous qui êtes injuste,et non moi. Vous m’en voulez de juger Roudine d’une manière aussiabsolue, et cependant, croyez-moi, j’en ai le droit. Il serait mêmepossible que j’eusse acheté ce droit un peu cher. Je connais bienl’homme en question. J’ai longtemps habité avec lui. Vous vousrappelez que je vous ai promis de vous donner un jour des détailssur notre vie commune à Moscou. Voici le moment de m’exécuter :mais aurez-vous la patience de m’écouter jusqu’au bout ?

– Parlez, parlez. J’y consens volontiers.

Lejnieff s’était mis à marcher à pas comptés dans lachambre ; il s’arrêtait de temps en temps et baissait latête.

– Vous savez peut-être, dit-il, que je suis resté orphelin debonne heure et qu’à seize ans je ne reconnaissais d’autre autoritéque la mienne. Je demeurais alors à Moscou, chez une de mes tantes,et je suivais tous mes caprices. J’étais un garçon passablementfutile et vaniteux ; j’aimais à produire de l’effet. Une foisentré à l’université, je me conduisis en véritable écolier et metrouvai bientôt mêlé à une aventure assez désagréable. Je ne vousla raconterai pas, elle n’en vaut pas la peine. Il suffit que voussachiez que j’en vins à mentir, mais à mentir d’une façon assez peuhonorable… Toute l’histoire finit par transpirer au dehors et jefus couvert de honte… Je perdis la tête et pleurai comme un enfantque j’étais, en réalité. Ce petit épisode de ma vie de jeune hommes’était passé dans le logement d’une de mes connaissances et devantun grand nombre de mes camarades. Ils se moquèrent de moi tous, àl’exception d’un seul qui, remarquez-le bien, s’était montré leplus sévère à mon égard tant que je m’étais refusé à convenir demon mensonge. Je ne sais s’il eut pitié de moi, mais il me prit lebras et m’emmena chez lui.

– Est-ce Roudine ? demanda Alexandra.

– Non, ce n’était pas Roudine ; c’était un homme… peuordinaire. Il est mort aujourd’hui. On l’appelait Pokorsky. Je neme sens pas capable de le décrire en peu de mots, et si je commenceà parler de lui, je ne pourrai plus parler d’autre chose. C’étaitune âme grande et pure, un esprit comme je n’en ai plus rencontrédans le cours de mon existence. Pokorsky habitait une petitechambre basse dans le pavillon isolé d’une vieille maison en bois.Il était très pauvre et vivait tant bien que mal du produit de sesleçons. Il n’avait pas même les moyens d’offrir une tasse de thé àses hôtes d’une soirée, et son unique divan s’était tellementaffaissé par suite d’un trop long usage qu’il ressemblait à unevéritable nacelle. Malgré l’aspect misérable de son intérieur,beaucoup de monde allait chez lui. Chacun l’aimait, il attiraittous les cœurs. Vous ne sauriez croire combien il était doux etagréable de passer auprès de lui quelques instants dans sachambrette. C’est chez lui que je fis la connaissance de Roudine,qui avait déjà quitté son prince.

– Qu’y avait-il donc de si remarquable dans ce Pokorsky ?demanda Alexandra.

– Comment vous le dire ? La Poésie et la vérité, voilà cequi attirait tout le monde vers lui. Avec un esprit lucide etétendu, il était bon et amusant comme un enfant. Son rire joyeuxretentit encore à mes oreilles, et de plus…

« Il éclairait comme la lampe nocturne qui brûle devant lesanctuaire du Bien… »

C’est ainsi que s’exprimait sur son compte un brave poète, àmoitié fou, qui faisait partie de notre cercle.

– Et comment parlait-il ? demanda de nouveau Alexandra.

– Il parlait bien quand l’inspiration lui venait, mais non d’unemanière surprenante. Roudine était déjà alors vingt fois pluséloquent que lui.

Lejnieff s’arrêta et se croisa les bras, puis il reprit :

– Pokorsky et Roudine ne se ressemblaient guère. Roudine avaitbeaucoup plus de brio et d’éclat, plus de phrases à sa dispositionet, si vous le voulez, plus d’enthousiasme. Il semblait beaucoupmieux doué que Pokorsky, mais de fait c’était un bien pauvre sireen comparaison de ce dernier. Roudine développait admirablement lapremière idée venue et discutait à merveille, mais ses idées nenaissaient pas dans son propre cerveau, il les prenait à tout lemonde et particulièrement à Pokorsky. À en juger sur lesapparences, Pokorsky était flegmatique, sans énergie, faible même.Il adorait les femmes à la folie, il aimait le plaisir, mais iln’eût enduré aucune insulte de personne. Roudine paraissait pleinde feu, de hardiesse et de vie, mais au fond il était froid et mêmetimide dans toutes les questions qui ne touchaient pas à sonamour-propre ; sa vanité venait-elle à être en jeu, il eûtpassé à travers le feu. Il mettait tous ses efforts à dominer lesautres ; il les subjuguait avec de beaux mots sonores etexerçait réellement une immense influence sur beaucoup d’entrenous. Il est vrai qu’on ne l’aimait pas ; j’ai peut-être étéle seul à m’attacher à lui. On supportait son joug mais on selivrait de soi-même à Pokorsky. En revanche, Roudine ne refusaitjamais de discuter et de disserter avec le premier venu… C’est làun grand avantage sinon une qualité. Il n’avait pas beaucoup lu, ilest vrai, mais il avait lu plus que Pokorsky et que pas un de nous.Il avait d’ailleurs un esprit systématique et une mémoiremerveilleuse ; ces talents secondaires entraînent les jeunesgens. Ce qui frappe, à l’âge que nous avions tous, ce sont dessolutions nettes et rapides ; ce qu’on recherche, ce sont dessolutions, fussent-elles même inexactes. Un homme parfaitementconsciencieux ne se prononce point ainsi, d’une façon dogmatique,et ne trouve point réponse à tout. Essayez de dire à la jeunesseque vous ne pouvez lui donner la vérité tout entière parce que vousne la possédez pas vous-même, la jeunesse ne voudra plus vousécouter. Mais on ne peut pas la tromper non plus. Pour laconvaincre, il faut être soi-même au moins à demi convaincu. Voilàpourquoi Roudine agissait si fortement sur nos esprits. Je vous aidit tout à l’heure qu’il avait peu lu ; cependant ilconnaissait des livres philosophiques et son cerveau était organiséde manière à extraire immédiatement le sens général de seslectures. Il saisissait l’idée première d’un sujet, et se livraitensuite à des développements lumineux et méthodiques qu’ilprésentait avec une profonde habileté, inventant des arguments aufur et à mesure des besoins de la cause. Pour parler en conscience,il faut dire que notre cercle se composait alors de très jeunesgens peu instruits. La philosophie, l’art, la science, la vie même,n’étaient pour nous que des mots, des notions vagues. Ellesévoquaient devant nous de nobles et belles figures, mais sans liensentre elles. Nous ne connaissions, nous ne pressentions même pasles rapports généraux de ces notions entrevues par nous, ni la loicommune du monde. Nous n’en discutions pourtant pas moins surtoutes choses et nous nous efforcions de tout expliquer d’une façondéfinitive… En entendant Roudine, il nous sembla pour la premièrefois que nous avions saisi ce lien universel qui nous échappait etque le rideau se levait enfin. J’avoue qu’il ne nous donnait qu’unescience de seconde main : mais qu’importe ? un ordre réguliers’établissait dans toutes nos connaissances, tout ce qui étaitresté fragmentaire se combinait soudain, se coordonnait, surgissaitdevant nous comme un vaste édifice. La lumière était partout ;de tous côtés soufflait l’esprit. Il ne restait plus riend’incompréhensible ni d’accidentel. Pour nous, la beauté, lanécessité intelligente apparaissait dans la création entière. Toutrecevait une signification claire et mystérieuse à la fois. Chaquemanifestation séparée de la vie devenait à nos yeux l’accord isoléd’un immense concert et, le cœur ému d’un doux tressaillement,l’âme saisie de la sainte terreur qu’inspire une profondevénération, nous nous comparions aux vases vivants de l’éternellevérité et nous nous regardions comme des instruments prédestinés,appelés à quelque chose de grand. Tout cela ne vous fait-il pasrire ?

– Pas du tout, répondit lentement Alexandra. Je ne vouscomprends pas tout à fait, mais je n’ai nulle envie de rire.

– Depuis lors, continua Lejnieff, nous avons eu le temps dedevenir raisonnables, et il se peut que tout cela nous sembleaujourd’hui de l’enfantillage. Mais, je le répète, nous devionsalors beaucoup à Roudine. Pokorsky lui était incomparablementsupérieur, il nous animait tous de son feu et de sa force, puis ils’affaissait tout à coup sur lui-même et se taisait. C’était unhomme nerveux et maladif ; mais ses ailes une fois étendues,jusqu’où son vol ne l’emportait-il pas ? Il ne s’arrêtait pasdevant l’infini et il planait jusque dans l’azur du ciel !Quant à Roudine, ce jeune homme si beau et si brillant, il avaitbeaucoup de petitesses ; il avait la passion de se mêler detout, de vouloir tout définir et tout éclaircir. Son activitéinquiète ne connaissait pas le repos. Je parle de lui tel que je lejugeais alors. Du reste, à trente-cinq ans, il n’a malheureusementpas changé. Aucun de nous n’en pourrait dire autant de soi.

– Asseyez-vous, dit Alexandra. Pourquoi allez-vous d’un bout àl’autre de la chambre avec le mouvement régulier d’unbalancier ?

– Cela m’est plus commode, répondit Lejnieff. Dès que j’euspénétré dans ce cercle d’amis, je me sentis complètement renaître.Je m’apaisais, j’interrogeais, j’étudiais, j’étais heureux, et jeressentais une sorte de respect comme si je fusse entré dans untemple. En effet, quand je me rappelle nos réunions… Ah ! jevous le jure, il y régnait une certaine grandeur et même quelquechose de touchant. Transportez-vous dans une assemblée de cinq àsix jeunes gens ; une seule bougie les éclaire ; on sertdu thé éventé et des gâteaux rassis ; mais jetez un regard surtous nos visages, écoutez nos discours. L’enthousiasme brille danstous les yeux, les figures s’enflamment, les cœurs palpitent. Nousparlons de Dieu, de la vérité, de l’avenir, de l’humanité, de lapoésie. Plus d’une opinion naïve ou hasardée se fait jour ;plus d’une folie, plus d’une erreur, excitent l’enthousiasme ;mais où est le mal ? Rappelez-vous la triste et sombre époqueoù cela se passait.

« Pokorsky est assis les pieds ramenés sous sa chaise, sa jouepâle est appuyée sur sa main, mais comme ses yeuxétincellent ! Roudine est au milieu de la chambre ; ilparle admirablement, juste comme le jeune Démosthènes en face de lamer mugissante ; le poète Soubotine, les cheveux hérissés,laisse échapper, de temps en temps et comme en un songe, desexclamations entrecoupées. Le fils d’un pasteur allemand, Scheller,écolier de quarante ans qui, grâce à son éternel silence que rienne peut lui faire interrompre, passe parmi nous pour un penseurprofond, reste plongé dans sa taciturnité solennelle. Le joyeuxSchitoff même, l’Aristophane de notre assemblée, se recueille et secontente de sourire. Deux ou trois novices écoutent avec une sorted’extase enchantée… Et la nuit étend ses ailes et suit son cours,tranquille et rapide. Voilà déjà le jour qui blanchit les vitres dela fenêtre et nous nous séparons joyeux, avec une certainelassitude et du contentement plein nos cœurs… Je m’en souviensencore : nous marchions, tous émus, par les rues désertes,regardant même les étoiles avec plus de confiance. On eût ditqu’elles s’étaient rapprochées de nous et que nous les comprenionsmieux… Ah ! c’était un beau temps alors, et je ne veux pascroire qu’il n’ait laissé aucune trace durable. Non, ce temps n’apas été perdu, pas même pour ceux que la vie a rabaissés, désunis…Il m’est plus d’une fois arrivé de rencontrer un de nos ancienscamarades. On aurait pu le croire transformé en véritable brute,mais il suffisait de prononcer devant lui le nom de Pokorsky pourque tout ce qui lui restait encore de noblesse se réveillât au fondde son cœur. C’était comme si on avait débouché dans quelque réduitobscur et désert un flacon de parfums depuis longtemps oublié…

Lejnieff se tut ; son pâle visage était empreint d’une viveémotion.

– Mais pourquoi vous êtes-vous alors brouillé avecRoudine ? demanda Alexandra Pawlowna en le considérantattentivement.

– Je ne me suis pas brouillé avec lui. Je l’ai quitté quand j’aiappris à le connaître définitivement en pays étranger. J’aurais pume séparer de lui à Moscou, car à cette époque il s’était déjà malconduit avec moi.

– De quelle façon ?

– Vous allez en juger. J’ai toujours été… comment vous ledirai-je ?… cela ne répond guère à ma figure… j’ai toujoursété très disposé à devenir amoureux.

– Vous ?

– Oui, moi… C’est singulier, n’est-ce pas ? Il en estpourtant ainsi… Eh bien, dans ce temps-là, je m’étais épris d’unecharmante jeune fille… Pourquoi me regardez-vous de cettefaçon ? Je pourrais vous dire une chose qui vous étonneraitbien davantage.

– Et quoi donc ? vous excitez ma curiosité.

– Écoutez-moi alors. Pendant ce séjour à Moscou, j’avais desrendez-vous nocturnes… Devinez avec qui ? avec un jeunetilleul, au fond de mon jardin. Quand j’enlaçais sa tige fine etélancée, il me semblait que j’étreignais la création entière ;mon cœur se dilatait et tressaillait comme si toute la nature y eûtpénétré !… Voilà ce que j’étais… Croyez-vous aussi par hasardque je ne faisais pas de vers à cette époque ? Vous voustromperiez étrangement. J’ai même composé tout un drame imité duManfred de Byron. Parmi mes personnages se trouvait un spectre : desa poitrine ouverte sortait un flot de sang, et ce sang,remarquez-le bien, n’était pas le sien propre, mais celui del’humanité entière !… Oui, oui, veuillez ne pas vousétonner !… C’était ainsi ! J’ai bien changé, n’est-cepas ? Mais j’avais commencé à vous faire le récit de monroman. Je fis la connaissance d’une jeune fille…

– Et vous avez cessé vos entrevues avec le tilleul ?

– Je les ai cessées. La jeune fille était d’une grande bonté, cequi ne l’empêchait pas d’être très jolie. Ses yeux étaient joyeuxet limpides, sa voix avait un son argentin.

– Vous faites fort bien le portrait, dit Alexandra ensouriant.

– Vous n’êtes pas indulgente, répondit Lejnieff. Cette jeunefille demeurait avec son vieux père… Du reste, mon intention n’estpas d’entrer dans de longs détails. Je vous dirai seulement qu’elleétait douée de cette bonté expansive qui porte à donner une tassede thé entière à celui qui n’en réclame qu’une demie… Trois joursaprès notre première rencontre, j’étais déjà tout flamme pour elle,et le septième jour je ne pus m’empêcher de confier mon amour àRoudine. Il faut absolument que les amoureux racontent leur secret.Je mis donc Roudine au courant de ma passion. J’étais alorscomplètement dominé par son influence, et cette influence m’étaitindubitablement salutaire sous bien des rapports. Il fut le premierqui ne se détourna pas de moi et il tenta de polir un peu manature. J’aimais passionnément Pokorsky, mais la pureté de son âmem’inspirait une sorte de crainte, je me sentais plus rapproché deRoudine. Initié à mon amour, il tomba aussitôt dans un enthousiasmeinexprimable ; il me félicita, m’embrassa, se mit à me prêcheret à m’expliquer la gravité de ma nouvelle situation. Dieu saitcomme je l’écoutais !… Vous connaissez vous-même le charme deses discours ! Je me pris tout à coup d’une grande estime pourmoi-même, j’affectai un air sérieux et cessai de rire. Je merappelle que j’avais même commencé à marcher avec précaution ;on eût dit que je portais sur ma tête un vase plein d’un liquideprécieux que je craignais de répandre… J’étais très heureux,d’autant plus heureux qu’on était visiblement bien disposé pourmoi. Roudine avait désiré faire la connaissance de celle quej’aimais, je crois même que c’est moi qui le poussai à se faireprésenter…

– Ah ! je vois maintenant ce que vous avez contrelui ! s’écria Alexandra. Roudine vous a enlevé le cœur decette jeune fille et vous ne pouvez pas lui pardonner son succès.Je parierais que je ne me trompe pas.

– Et vous perdriez votre pari, Alexandra. Vous vous trompez.Roudine ne m’enleva pas l’affection de cette jeune fille, il n’eutmême pas l’intention de me l’enlever, et pourtant il troubla monbonheur, bien qu’à l’heure présente et en jugeant les événements desang-froid, je dusse peut-être l’en remercier. Mais alors jefaillis en devenir fou. Roudine n’avait aucune envie de me nuire,au contraire, mais par suite de cette maudite habitude dedisséquer, à l’aide de la parole, chaque manifestation de sa viepropre et de celle des autres, de la fixer d’un mot, comme on fixeun papillon sur du papier avec une épingle, il se mit à nousdévoiler nos sentiments à nous-mêmes, à définir nos rapports, notreconduite, à nous forcer despotiquement à nous rendre compte de nosimpressions et de nos pensées, et, passant de la louange auxréprimandes, il alla même, cela est à peine croyable, jusqu’àvouloir se mettre en tiers dans nos correspondances… Bref, il nousfit entièrement perdre la tête. Je ne pensais pas alors à épouserma belle, mais nous aurions pu du moins passer ensemble quelquesheureux instants, jouir de la vie nouvelle de nos cœurs. Desmalentendus survinrent qui amenèrent des complications ridicules.Une démarche de Roudine termina mon roman. Il se persuada un beaujour qu’il avait à s’imposer, comme ami, le devoir sacré deprévenir le père de tout ce qui se passait, et il le fit.

– Est-ce possible ? s’écria Alexandra Pawlowna.

– Oui, et notez qu’il le fit avec mon consentement. N’est-ce pasle plus étonnant de l’affaire ? Je me rappelle encore àprésent le chaos où se débattaient alors mes idées ; tout ytournait et s’y déplaçait comme dans une lanterne magique, le blancme semblait noir, le noir me paraissait blanc ; le mensonge,la vérité, la fantaisie et le devoir, je confondais tout ensemble.J’en ai encore honte aujourd’hui quand je m’en souviens. Roudine,lui, ne se laissait pas décourager ; loin de là, il planaitau-dessus des imbroglios et des malentendus comme une hirondelleau-dessus d’un étang.

– C’est ainsi que vous vous êtes séparé de cette jeunefille ? demanda Alexandra en inclinant naïvement sa tête decôté et en relevant ses sourcils.

– Je m’en suis séparé et je m’en suis mal séparé. Je l’ai faitd’une manière offensante et maladroite en soulevant un scandale, etun scandale bien inutile… Je pleurais, elle pleurait aussi, lediable sait ce qui se passa… Le nœud gordien s’était resserré, il afallu le trancher, mais ce fut douloureux ! Du reste, toutfinit par s’arranger pour le mieux en ce monde. Elle a épousé unhomme excellent et se trouve parfaitement heureuse.

– Avouez cependant que vous n’avez pas encore pardonné àRoudine ? dit Alexandra Pawlowna.

– Vous êtes dans l’erreur, répondit Lejnieff. J’ai pleuré commeun enfant quand il partit pour l’étranger. Pourtant, à vrai dire,le germe de mon opinion sur lui était déjà déposé dans mon âme.Quand je le rencontrai plus tard, alors j’avais déjà vieilli,Roudine se montra à moi sous son vrai jour.

– Qu’avez-vous donc réellement découvert en lui ?

– Ce que je vous explique depuis une heure. En voilà d’ailleursassez sur son compte. Tout se terminera peut-être bien. J’aiseulement voulu vous prouver que si je le jugeais sévèrement,c’était parce que je le connaissais à fond. Pour ce qui regardeNatalie Alexéiewna, à quoi bon dépenser des paroles inutiles ?Mais observez attentivement votre frère.

– Mon frère ! et pourquoi ?

– Regardez-le. Est-il possible que vous ne remarquiez rien enlui ? Alexandra baissa les yeux.

– Vous avez raison, dit-elle ; certainement, mon frère… jene le reconnais plus depuis quelque temps… Maispensez-vous ?..

– Silence ! il me semble que le voilà, dit Lejnieff àdemi-voix. Croyez-moi, Natalie n’est pas une enfant, quoiqu’ellen’ait aucune expérience. Vous verrez qu’elle nous étonneratous.

– Et comment cela ?

– Ne vous fiez pas à son air tranquille. Ne savez-vous pas quece sont justement les jeunes filles de cette espèce qui se noient,qui s’empoisonnent et ainsi de suite ? Ses passions sontfortes et son caractère aussi.

– Mais on dirait que vous tombez dans la poésie lyrique. Auxyeux d’un flegmatique comme vous, je deviendrai bientôt moi-même unvolcan.

– Oh ! non, vous n’êtes pas un volcan, répliqua Lejnieffavec un sourire ; et quant à du caractère, vous n’en avez pas,vous, Dieu merci !

– Quelle nouvelle impertinence me dites-vous là ?

– Cette impertinence, croyez-le, est un très grandcompliment.

Volinzoff était entré et regardait sa sœur et Lejnieff d’un airsoupçonneux. Il avait maigri depuis quelques semaines. Alexandra etLejnieff voulurent causer avec lui mais il répondait à peine par unsourire à leurs plaisanteries. Il avait la mine d’un « lièvremélancolique », comme le dit un soir Pigassoff en parlant de lui.Volinzoff sentait que Natalie lui échappait et il lui semblait enmême temps que la terre fuyait sous ses pieds.

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