Dimitri Roudine

Chapitre 13

 

Deux ans environ se sont écoulés. On est aux premiers jours dumois de mai. Alexandra Pawlowna, non plus Lipina, mais désormaismadame Lejnieff, est assise sur son balcon. Il y a déjà plus d’unan qu’elle a épousé Michaël Michaëlowitch. Elle est toujours aussicharmante qu’autrefois ; seulement elle a pris un peud’embonpoint. Le balcon communique par quelques marches avec lejardin, où une nourrice promène dans ses bras un petit enfant auxjoues vermeilles, revêtu d’un manteau blanc et coiffé d’un chapeauorné d’un pompon de même couleur. Alexandra ne le quitte point desyeux. L’enfant ne crie pas, il suce son pouce gravement et regardeautour de lui d’un air tranquille. Tout en lui dénote déjà le filsde Michaël Michaëlowitch.

Notre ancienne connaissance Pigassoff est assis sur le balcon àcôté d’Alexandra.

Il a beaucoup maigri et grisonné depuis que nous l’avons perdude vue. Son dos s’est voûté et il siffle en parlant, à cause de laperte d’une de ses dents tombée depuis peu. Ce sifflement ajouteencore à l’âcreté de ses discours. L’extrême irritabilité de soncaractère n’a pas diminué avec les années, mais son esprit s’estémoussé et le misanthrope se répète plus souvent qu’autrefois.Michaël n’est pas à la maison, on l’attend pour prendre le thé. Lesoleil est déjà couché. Il a laissé en disparaissant une raiecouleur d’or pâle qui s’étend tout le long de l’occident, tandisque le côté opposé du ciel se borde de deux lignes de nuancesdiverses : l’une, la plus basse, tirant sur le bleu ; l’autre,la plus élevée, d’un rouge violacé. Des nuages légers se confondentdans les hauteurs du ciel. Tout semble annoncer un tempsmagnifique.

Pigassoff se mit subitement à rire.

– Qu’est-ce qui vous prend donc, Africain Siméonowitch ?demanda Alexandra.

– Moins que rien. J’ai entendu hier un paysan dire à sa femmequi jasait à perdre haleine : « Allons, cesse de grincer. » Cetteexpression de « grincer » m’a beaucoup plu. Et, de fait, une femmeest-elle capable de raisonner ! Vous savez que j’exceptetoujours les personnes présentes. Nos pères étaient plus sages quenous. Dans leurs contes, la jeune fille est représentée assise sousune fenêtre ; elle a une étoile au front mais sa langue estmuette. Cela devrait être encore ainsi. Jugez-en vous-même.Avant-hier la femme de notre maréchal du gouvernement vient melancer à la tête (je m’y attendais aussi peu qu’à une décharge depistolet) que mes tendances ne lui plaisent pas. Mestendances ! Ne vaudrait-il pas mieux, je vous le demande,qu’une disposition bienveillante de la nature eût privé cette dame,et toutes ses sœurs, de l’usage pernicieux de leurlangue ?

– Vous ne changerez jamais, Africain ; vous frappeztoujours sur nous autres, pauvres femmes. Je suis presque tentée devous plaindre de cette fâcheuse idée fixe comme je vous plaindraisd’un malheur.

– Malheur ! que dites-vous donc ? D’abord je neconnais dans le monde que trois malheurs : vivre l’hiver dans unechambre froide, porter en été des bottes trop étroites, et passerla nuit avec un enfant qui crie et auquel on n’aurait pas le droitde donner le fouet. D’ailleurs ne suis-je pas devenu un des hommesles plus paisibles du globe ? On peut me proposer en exempleaux autres humains, tant est grande la moralité de ma conduite.

– Ah ! vraiment, vous vous conduisez bien ! comment sefait-il alors que, pas plus tard qu’hier, Hélène Antonowna estvenue se plaindre de vous ?

– Vous m’étonnez ! Je voudrais bien savoir ce qu’elle a puvous dire.

– Elle m’a dit que pendant toute une matinée vous vous étiezobstiné à ne répondre à ses questions que par le mot : Quoi ?quoi ? et cela encore de la voix la plus glapissante.

Pigassoff se mit à rire.

– L’idée était bonne, convenez-en, madame.

– Admirable, tout à fait ! Comment pouvez-vous être aussiimpertinent vis-à-vis d’une femme ?

– Une femme !… Selon vous, Hélène Antonowna est unefemme ?

– Qu’est-elle donc à vos yeux ?

– Un tambour tout simplement, un véritable tambour sur lequel onfrappe avec des baguettes.

– Ah ! mon ami, s’écria brusquement Alexandra, désireuse dechanger le sujet de la conversation, il paraît qu’on peut vousféliciter ?

– À quel propos ?

– À propos de la fin du procès. Les prés de Glinowa vousrestent.

– Ils me restent ! répondit Pigassoff d’un air sombre.

– Voilà des années que vous courez après ce but et maintenant ondirait que vous n’êtes pas satisfait.

– J’ai l’honneur de vous faire observer, répliqua lentementPigassoff, que rien n’est plus désagréable en ce bas monde qu’unbonheur qui vous arrive tard. Un pareil bonheur, loin de vouscauser du plaisir, vous prive seulement du plus précieux de tousles droits : celui de se fâcher et de maudire le sort. Oui, madame,je le répète, un bonheur tardif n’est qu’une plaisanterieoffensante et amère !

Alexandra, sans lui répondre, haussa imperceptiblement lesépaules.

– Nourrice, cria-t-elle, il me semble qu’il est temps de coucherMicha. Apporte-le moi.

Alexandra s’occupa de son fils et Pigassoff se retira engrommelant à l’autre extrémité du balcon.

Tout à coup, le drochki de Michaël Michaëlowitch apparut au boutde la route qui longeait le jardin. Deux énormes chiens debasse-cour, l’un gris, l’autre jaune, couraient au-devant ducheval. Lejnieff venait d’acheter ces deux chiens qui avaientrésolu le problème de vivre dans une inaltérable amitié, tout en sedéchirant à coups de dents du matin au soir. Une vieille chienne degarde quitta aussitôt la cour pour aller à leur rencontre ;elle ouvrit la gueule comme si elle se disposait à aboyer, maiselle se contenta de bâiller et se retira en remuant amicalement laqueue.

– Sacha, devine un peu qui je t’amène ? s’écria Lejnieff duplus loin qu’il la vit en s’adressant à sa femme.

Alexandra n’avait pu reconnaître au premier abord l’homme quiétait assis derrière son mari.

– Ah ! monsieur Bassistoff ! dit-elle enfin.

– Lui-même, répondit Lejnieff, et il apporte une bonnenouvelle ; tu la sauras dans un instant, ajouta-t-il ensautant à bas de la voiture avec son compagnon. Quelques minutesaprès, il était sur le balcon avec Bassistoff.

– Hourra ! cria-t-il en embrassant sa femme. Voilà Sergequi se marie !

– Avec qui ? demanda Alexandra tout émue.

– Avec Natalie, bien entendu… Notre ami nous apporte cettenouvelle de Moscou ; il a une lettre pour toi… Tu entends,petit Micha, continua-t-il en pressant son fils dans ses bras, tononcle se marie ! Quel flegme imperturbable ! C’est àpeine si ce grave événement le fait cligner des yeux.

– Il a envie de dormir, répondit en riant la nourrice.

– Rien n’est plus vrai, dit Bassistoff en s’approchantd’Alexandra. J’arrive aujourd’hui même de Moscou. Daria m’a chargéde vérifier les comptes de la propriété. Mais voici la lettre deVolinzoff.

Alexandra décacheta précipitamment la lettre de son frère. Ellene contenait que quelques lignes écrites dans le premier élan de sajoie. Volinzoff informait sa sœur qu’il avait fait sa demande àNatalie, qu’il avait son consentement et celui de sa mère. Ilpromettait d’en écrire plus long par le prochain courrier et, enattendant, il saluait et embrassait toute la colonie. Le décousu desa lettre annonçait bien évidemment la joie la plus profonde,l’émotion la plus vive.

Bassistoff s’assit et on apporta le thé. Les questions tombaientsur lui comme de la grêle. Pigassoff même prenait part à la joieque causait la nouvelle dont le jeune homme était porteur.

– Donnez-moi, je vous prie, demanda Lejnieff entre autreschoses, quelques détails sur un certain Karchagine dont le nom estparvenu jusqu’ici. Les bruits qui ont couru à son sujet étaiententièrement faux, n’est-il pas vrai ?

Ce Karchagine, dont nous n’avons pas encore eu le temps de nousoccuper, était un beau jeune homme, un dandy, fort satisfait de sonindividu et plein de son importance. Il se donnait de grands airs,qu’il croyait pleins de majesté. Il avait l’air de sa propre statueérigée par souscription nationale.

– Ces bruits avaient un fondement réel, répliqua Bassistoff ensouriant. Daria a été fort engouée de ce monsieur, mais Natalie nevoulait pas en entendre parler.

– Mais je le connais ! interrompit Pigassoff ; c’estun imbécile fieffé, un fat des pieds à la tête. Miséricorde !si tout le monde lui ressemblait, on prendrait cher pour consentirà vivre.

– Je ne dis pas non, reprit Bassistoff, quoique dans le monde iljoue un rôle assez brillant.

– Enfin, c’est égal, s’écria Alexandra. Laissons-le enpaix ! Ah ! que je suis joyeuse pour mon frère !… EtNatalie… est-elle contente, heureuse ?

– Oui, madame. Elle paraît calme comme d’ordinaire – vous laconnaissez –, mais elle a l’air satisfait. La soirée se passa enconversations intimes et animées. On servit le souper.

– À propos, demanda Lejnieff à Bassistoff en lui versant unverre de bordeaux-laffitte, savez-vous où est Roudine ?

– Je n’en sais rien pour le moment. L’hiver dernier, il est venupasser quelques jours à Moscou, puis il est reparti pour Simbirskavec une famille. Nous avons été en correspondance lui et moipendant quelque temps. Sa dernière lettre m’annonçait qu’il allaitquitter Simbirsk, sans toutefois préciser le lieu où il se rendait.Depuis lors, je n’ai plus reçu de ses nouvelles.

– Il ne se perdra pas ! dit Pigassoff. Il doit être dansquelque endroit en train de prêcher. Ce monsieur se procuretoujours deux ou trois admirateurs qui l’écoutent bouche béante, etauxquels il emprunte de l’argent. Il finira, croyez-moi, par mourirn’importe où, soit en prison, soit en exil, mais à coup sûr dansles bras d’une vieille fille en perruque qui le tiendra pour un desplus grands génies de ce monde.

– Vous avez une manière fort tranchante de le juger, fitobserver Bassistoff à demi-voix et d’un air contrarié.

– Tranchante, nullement, répliqua Pigassoff, mais parfaitementjuste. Selon moi, c’est tout simplement ce qu’on appelle unpique-assiette. J’avais oublié de vous dire, continua-t-il en setournant vers Lejnieff, que j’ai fait la connaissance de ceTerlasoff avec lequel Roudine a été à l’étranger. Ah ! certes,vous ne pourrez jamais vous imaginer ce qu’il m’a dit sur soncompte, il y a de quoi vraiment en mourir de rire. Il est àremarquer que tous les amis et disciples de Roudine deviennent unjour ou l’autre ses ennemis.

– Je vous prie de ne pas me compter dans le nombre de cesamis-là ! s’écria Bassistoff avec feu.

– Oh ! vous… c’est autre chose ! aussi n’est-il pasquestion de vous.

– Et que vous a donc raconté Terlasoff ? demandaAlexandra.

– Il m’a raconté une foule d’histoires. Je ne puis me lesrappeler toutes ; mais voici une de ses meilleures anecdotes àpropos de Roudine.

– Il paraît, continua Pigassoff, que de raisonnement enraisonnement, Roudine en était arrivé un beau jour à se convaincrequ’il devait se rendre amoureux. Il se met donc en quête d’un objetdigne de justifier cette charmante conclusion. La fortune luisourit enfin. Il fait la connaissance d’une Française délicieuse…et modiste. Notez que la chose se passe en Allemagne, sur les bordsdu Rhin. Il commence par lui faire quelques visites, puis lui prêtedifférents livres et lui parle enfin de la nature et de Hegel. Vousfigurez-vous la position de cette malheureuse modiste ? Ellele prend pour un astronome. Son extérieur frappe agréablement,comme vous le savez ; de plus, c’est un étranger – un Russe :comment le cœur de la belle n’eût-il pas été touché ? Aprèsdes hésitations sans fin, il se décide à lui donner un rendez-vous,mais un rendez-vous poétique : il lui propose une promenade engondole sur le Rhin. La Française y consent ; elle met sa plusséduisante toilette, et les voilà tous deux en nacelle. Ilsnaviguent ainsi pendant trois heures. Je vous le demande, à quoipensez-vous que Roudine employa tout ce temps ? Mais vous nedevineriez jamais ! Il caressa les cheveux de son Alice,contempla le ciel en rêvant et répéta à plusieurs reprises qu’ilressentait pour sa bien-aimée une tendresse toute paternelle !La Française, qui ne s’attendait point à cette idylle prolongée,rentra chez elle furieuse. C’est elle-même qui, plus tard, a toutraconté à Terlasoff. Voilà ce qu’est Roudine.

Et Pigassoff éclata de rire.

– Vous êtes un affreux libertin ! s’écria Alexandra avecdépit, mais moi, je suis de plus en plus convaincue que ceux mêmesqui veulent injurier Roudine ne trouvent rien de déshonorant à diresur son compte.

– Rien de déshonorant ? Miséricorde ! et sa vieéternellement aux frais d’autrui, et ses emprunts… Je parieraisqu’il vous a aussi emprunté de l’argent, MichaëlMichaëlowitch ?

– Écoutez, monsieur, commença Lejnieff, tandis que son visageprenait une expression sérieuse : vous savez, et ma femme saitaussi, que je ne ressentais pas dans les derniers temps uneinclination particulière pour Roudine ; bien souvent, aucontraire, je me suis élevé contre lui. Malgré cela (Lejnieff versadu vin de Champagne dans un verre), voici ce que je vous propose :nous venons de boire à la santé de notre frère aimé et de safiancée : eh bien ! buvons maintenant à la santé de DimitriRoudine !

Alexandra et Pigassoff regardèrent Lejnieff d’un air surpris,mais Bassistoff rougit de plaisir et ouvrit de grands yeux.

– Je le connais bien, continua Lejnieff, et je ne connais quetrop tous ses défauts. Ils sont d’autant plus grands chez lui, queRoudine n’est pas lui-même un petit homme.

– Oh ! s’écria Bassistoff, c’est une nature pleine degénie.

– Il peut avoir du génie, je ne m’y oppose pas, quant à sanature, c’est par là qu’il pèche. Ce qui lui manque c’est lavolonté, c’est le nerf, la force. Mais il ne s’agit pas de cela. Jeveux parler à présent de ce qu’il a de bon et de rare. Il a del’enthousiasme et vous pouvez me croire, moi qui suis un hommeflegmatique, quand je vous dis que c’est une des qualités les plusprécieuses à une époque comme la nôtre. Nous sommes tousinsupportablement réfléchis, indifférents et apathiques ; noussommes endormis et glacés : voilà pourquoi il faut rendre grâce àcelui qui nous réchauffe et nous anime, ne fût-ce que pour uninstant, car nous avons bien besoin de cette féconde surexcitation.Tu te rappelles, Sacha, que j’ai une fois parlé de Roudine enl’accusant de froideur. J’étais alors juste et injuste en mêmetemps. Sa froideur à lui est dans son sang – il n’y peut rien –,mais non dans sa tête. J’ai eu tort de le traiter d’acteur, iln’est ni habile ni fripon, et s’il vit aux frais des autres, c’estcomme un enfant, non comme un intrigant. Oui, il se peut fort bienqu’il meure dans l’isolement et la misère : mais faut-il pour celalui jeter la pierre ? Il ne fera jamais rien par lui-même,justement parce qu’il n’y a en lui ni un sang énergique ni unevolonté puissante : mais qui donc a le droit d’affirmer d’avancequ’il n’a jamais rendu ou qu’il ne rendra jamais un service ?Qui donc a le droit d’affirmer que ses paroles n’auront pas faitgermer de nobles pensées dans plus d’une jeune âme à laquelle lanature n’a pas refusé, comme à lui, la source féconde de l’activiténécessaire à l’exécution des projets conçus par une imaginationexaltée, quoique impuissante ? Moi qui vous parle, moi tout lepremier, j’ai subi auprès de lui cette heureuse influence. Sachasait bien ce que Roudine a été pour moi dans ma jeunesse. J’aisoutenu, je m’en souviens, que les paroles de Roudine ne pouvaientagir sur ses semblables, mais je parlais alors d’hommes parvenuscomme moi à un âge où la vie a déjà émoussé la sensibilité, où laraison est devenue plus difficile à satisfaire. Il vient un tempsoù une seule fausse note suffit pour détruire à notre oreille toutel’harmonie du plus beau morceau de musique, mais, par bonheur pourla jeunesse, elle a l’ouïe moins délicate et surtout moins blasée.Si l’idée qu’on lui présente lui paraît noble, peu lui importe leton. C’est en elle-même que la jeunesse trouve ce ton.

– Bravo ! bravo ! s’écria Bassistoff. Voilà ce quis’appelle parler avec justice ! Quant à l’influence deRoudine, cet homme, je vous le jure, n’a pas seulement la puissancede vous émouvoir, il vous pousse en avant, il vous empêche de vousarrêter, il vous retourne de fond en comble, il vous incendie.

– Vous entendez, continua Lejnieff en se tournant versPigassoff, qu’avez-vous encore besoin de preuves ? Vousattaquez la philosophie, vous ne pouvez trouver assez de parolespour la flétrir. Moi-même je l’apprécie peu et la comprendspeut-être encore moins, mais ce n’est pas de la philosophie queviennent nos plus grandes infortunes. Ses subtilités n’aurontjamais de prise sur nos âmes. Nous avons, Dieu merci ! nousautres Russes, trop de bon sens pour cela. Cependant, il ne fautpas non plus se servir du prétexte de la philosophie pour tombersur chaque honnête aspiration vers la science et la vérité. Ce quifait le malheur de Roudine, c’est qu’il ne connaît pas la Russie,et certes ce malheur est grand pour lui. La Russie peut se passerde chacun de nous, mais aucun de nous ne peut se passer de laRussie. Malheur à celui qui ne le comprend pas, deux fois malheur àcelui qui oublie réellement les mœurs et les idées de sapatrie ! Le cosmopolitisme est une sottise et un zéro, niarts, ni vérité, ni vie possible : il n’y a que l’impuissance et lenéant. Toute figure idéale doit représenter un type, sous peine dedevenir à l’instant insignifiante et vulgaire. Mais, je le répèteencore, Roudine reste plus innocent de sa destinée qu’on ne lecroit. Cette destinée est déjà bien assez amère et pesante, sansque nous en fassions retomber sur lui la responsabilité entière.Maintenant, pourquoi cette race à laquelle appartient Roudineapparaît-elle fréquemment en Russie ? C’est ce que je ne veuxpas examiner, de peur de me laisser entraîner trop loin.Contentons-nous d’être reconnaissants pour ce qu’il a de bon. Celavaudra mieux que l’injustice, et nous étions injustes envers lui.Nous n’avons pas la mission de le punir de son insuffisance, etcette punition n’est même pas nécessaire, croyez-moi : il se puniralui-même bien plus cruellement qu’il ne le mérite. Dieu veuille quele malheur le dépouille de tout ce qui est mauvais en lui et ne luilaisse que ses belles qualités ! Je bois à la santé deRoudine ! je bois à la santé du camarade de mes meilleuresannées, je bois à la jeunesse, à ses espérances, à ses aspirations,à sa naïve confiance, à son honnêteté, en un mot, à tout ce quifaisait battre nos cœurs de vingt ans ! Nous ne connaissons etnous ne connaîtrons jamais rien de meilleur dans la vie. Je bois àtoi, temps doré ; je bois à la santé de Roudine !

Tout le monde trinqua avec Lejnieff. Bassistoff y mit tantd’ardeur qu’il fut sur le point de renverser son verre ; il levida néanmoins d’un trait, tandis qu’Alexandra serrait la main deson mari.

– Je ne vous savais pas aussi éloquent, monsieur Lejnieff,murmura Pigassoff. Vous êtes de la force de monsieur Roudine.J’avoue que j’en suis moi-même tout ému.

– Je ne suis nullement éloquent, répliqua Lejnieff avec quelquedépit. Quant à vous émouvoir, je crois que c’est fort difficile.D’ailleurs en voilà assez sur Roudine. Parlons d’autre chose.Est-ce que… comment s’appelle-t-il donc ? est-ce quePandalewski demeure toujours chez Daria ? continua-t-il ens’adressant à Bassistoff.

– Certainement ! elle lui a même procuré une placeavantageuse. Lejnieff hocha la tête.

– En voilà un qui ne mourra pas dans la misère, c’est un pariqu’on peut faire à coup sûr. Le souper tirait à sa fin. Lesconvives se séparèrent.

Restée seule avec son mari, Alexandra le regarda dans les yeuxen souriant.

– Que tu as été gentil aujourd’hui, Michaël ! dit-elle enlui passant la main sur le front : comme tu as parlé avec esprit,avec noblesse ! Mais avoue que tu t’es laissé entraîner àdéfendre Roudine avec un peu d’exagération, de même que tul’attaquais autrefois avec trop de cruauté.

– On ne frappe pas un ennemi à terre… et puis, dans ce temps-là,je pouvais craindre qu’il ne te tournât la tête, ajouta-t-il ensouriant à son tour.

– Tu te trompais, répondit Alexandra avec bonhomie. Il m’atoujours semblé trop savant pour être dangereux ; j’avais peurde lui tout simplement, et sa présence me rendait interdite. Maisconviens que Pigassoff s’est assez méchamment moqué de lui cesoir.

– Pigassoff ? répondit Lejnieff. C’est précisément parceque Pigassoff était là que j’ai pris si chaleureusement le parti deRoudine. Il osait traiter Roudine de pique-assiette ! Il luisied bien de parler ainsi des autres ! Sa conduite, à luiPigassoff, n’est-elle pas cent fois plus blâmable ? Il a uneposition indépendante, il déverse le mépris sur chacun ; etpourtant, malgré toute sa prétendue misanthropie, il sait fort biense cramponner après quiconque est riche ou considéré. Sais-tu quece Pigassoff, qui injurie ses semblables avec tant d’acrimonie etqui déchire à si belles dents la philosophie et les femmes, sais-tubien que ce même Pigassoff, lorsqu’il était au service, recevaitvolontiers des pots-de-vin et trempait dans des tripotages assezpeu honorables ?

– Est-ce possible ! s’écria Alexandra ; je ne meserais jamais attendue à cela !… Écoute, Micha,continua-t-elle après un moment de silence, il faut que jet’adresse une question.

– Laquelle ?

– Penses-tu que mon frère sera heureux avec Natalie ?

– Comment te répondre ? Du reste, toutes les probabilitéssont pour son bonheur, c’est elle qui le mènera. Entre nous soitdit, elle a plus d’esprit que lui ; mais Volinzoff est unexcellent homme et il l’aime de tout son cœur. Que faut-il deplus ? Nous nous aimons et nous sommes heureux.

Alexandra serra la main de Michaël.

Ce jour-là même, tandis que tout ce que nous venons de raconterse passait chez Alexandra, une misérable kibitka[13],recouverte en lattes et attelée de trois chevaux de paysans,roulait péniblement sur la grande route d’un des gouvernementséloignés de la Russie. Un paysan à cheveux gris et enarmiak[14] troué la conduisait, perché sur labanquette du devant. Il était assis de côté, les jambes appuyéessur le palonnier, et ne faisait que tirailler ses rênes fabriquéesavec des cordages et brandir son fouet. Un homme de haute taille,assis sur une méchante valise, occupait le fond de la kibitka. Ilportait une casquette ; son habit était usé et couvert depoussière. Il baissait la tête et avait enfoncé la visière de sacoiffure jusque sur ses yeux. Les cahots irréguliers de la voiturele jetaient de côté et d’autre ; mais il semblait insensible àces désagréments, on aurait dit qu’il sommeillait. Enfin il seredressa : c’était Roudine. – Quand arriverons-nous donc aurelais ? demanda-t-il au paysan qui était juché sur le siège.– Nous y voici bientôt, petit père, répondit le paysan en tirantles rênes avec plus de force ; une fois que nous aurons gravijusqu’au haut de la montée, il ne nous restera plus que deuxverstes… Allons, toi, s’écria-t-il en apostrophant un des chevaux,est-ce que tu rêves ? Je t’en donnerai des rêves,continua-t-il d’une voix glapissante en frappant à tour de bras surle cheval de droite. – Il me semble que tu vas bien mal, fitobserver Roudine. Voilà toute une matinée que nous roulons sansavancer. Si, du moins, tu me chantais quelque refrain. – Et quepuis-je y faire, petit père ? Vous voyez bien que les chevauxsont exténués. La chaleur est affreuse. Pourquoi voulez-vous que jechante ? Est-ce que je suis un postillon, moi ?…Ohé ! s’écria-t-il tout à coup en s’adressant à un passanthabillé d’une espèce de souquenille brune et chaussé de vieuxsouliers en écorce de bouleau, fais donc place, mon bonhomme !– Voilà un fameux cocher ! grommela le passant qui s’étaitarrêté. Chétif Moscovite ! continua-t-il d’une voix grossed’injures, en hochant la tête et en reprenant sa marche. – Oùvas-tu donc encore ? cria le paysan en tirant par saccades lesrênes du cheval de brancard. Ah ! la méchante bête quevoilà ! Les petits chevaux harassés arrivèrent enfin,clopin-clopant, dans la cour de la maison de poste. Roudine sortitde la kibitka, paya son conducteur, qui ne le salua pas mais enrevanche fit longtemps sauter l’argent dans la paume de sa main –le pourboire ne lui semblait sans doute pas suffisant –, tandis quele voyageur portait lui-même sa valise dans la salle d’attente. Unde mes amis qui a parcouru la Russie dans tous les sens m’a faitremarquer que, si les murs de la salle des voyageurs étaient ornésde tableaux représentant un prisonnier du Caucase ou des générauxrusses, on pouvait espérer y trouver facilement des chevaux ;mais que si les tableaux étaient tirés de la vie du fameux joueurGeorges de Germany, il y avait peu de chances de pouvoir partirpromptement de l’hôtellerie. En pareil cas, le malheureux voyageura le loisir d’admirer tout à son aise le toupet poudré, le giletblanc à revers, les pantalons fabuleusement étroits et courts queportait le joueur au temps de sa jeunesse, et d’étudier son visageen délire, au moment où, déjà parvenu à la vieillesse et demeurantdans une chaumière délabrée, il tue son propre fils en l’assommantavec une chaise. Roudine était entré dans une chambre quedécoraient justement les tableaux en question ; touss’efforçaient de représenter les principales scènes de Trente ans,ou la vie d’un joueur. Les cris de Dimitri firent apparaître unmaître de poste tout endormi – avez-vous jamais vu un maître deposte qui ne fût pas endormi ? – Sans avoir même attendu laquestion de Roudine, il lui dit d’une voix traînante qu’il n’avaitpas de chevaux. – Comment pouvez-vous me dire qu’il n’y a pas dechevaux sans même savoir où je vais ? répliqua Roudine. Jesuis arrivé avec un attelage de paysan. – Nous n’avons un seulcheval, reprit le maître de poste. Où allez-vous ? – A…sk. –Il n’y a pas de chevaux, répéta le maître de poste en quittant lachambre. Roudine s’approcha de la fenêtre avec dépit et jeta sacasquette sur la table. Sans avoir beaucoup changé, il avaitcependant vieilli depuis deux ans ; quelques fils argentésbrillaient dans sa chevelure bouclée ; ses yeux étaienttoujours beaux, mais leur flamme s’était presque éteinte ; depetites rides, suite de l’inquiétude et du chagrin, plissaient lescoins de sa bouche et de ses yeux, et sillonnaient ses tempes. Seshabits étaient vieux et usés, et l’on devinait trop qu’il n’avaitpas de linge. Les beaux jours étaient évidemment passés pour lui :il montait en graine, comme disent les jardiniers. Roudine se mit àlire les inscriptions qui émaillaient les murs – distractionhabituelle des voyageurs ennuyés… Tout à coup la porte grinça surses gonds et le maître de poste entra. – Il n’y a pas de chevauxpour …sk, dit-il, et il n’y en aura pas de longtemps ; mais envoilà qui retournent à …off. – à …off ! répondit Roudine. Cen’est pas du tout mon chemin ; je vais à Penza et il me sembleque …off est dans la direction de Tamboff. – Eh bien, quoi ?Vous pouvez y aller de Tamboff, ou bien vous trouverez quelqueautre route. Roudine réfléchit. – Soit ! dit-il enfin. Faitesatteler les chevaux. Au fond, cela m’est égal ; j’irai àTamboff. Les chevaux furent bientôt prêts. Roudine prit sa valise,entra dans sa kibitka et s’assit dans la même posture affaissée quenous lui avons vue déjà avant son arrivée à la maison de poste. Ily avait quelque chose de bien abandonné, de bien tristement résignédans cette pose inclinée. Les trois chevaux prirent lentement lepetit trot en faisant résonner leurs clochettes.

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