Dimitri Roudine

Chapitre 14

 

Plusieurs années avaient encore passé.

Par une froide journée d’automne, une voiture de voyage s’arrêtadevant le perron du plus bel hôtel du chef-lieu du gouvernement deC***. Un monsieur d’un certain âge en descendit en s’étirant lesbras avec force soupirs. Il n’était pas encore vieux, mais il avaitatteint déjà cette obésité modérée qu’on est convenu d’appelerrespectable. Le voyageur franchit assez rapidement l’escalierjusqu’au second étage et s’arrêta à l’entrée d’un large corridor.Ne voyant personne autour de lui, il éleva la voix pour demanderune chambre. Une porte s’ouvrit aussitôt et un garçon efflanqué,sortant de l’ombre d’un paravent, se mit en devoir de lui montrerson chemin. Il se glissait respectueusement le long d’un mur enfaisant reluire de temps à autre, malgré la demi-obscurité, son dosrâpé et ses manches retroussées.

Entré dans sa chambre, l’étranger se débarrassa de son manteauet de son cache-nez, s’assit sur le divan, appuya ses poings surses genoux, regarda un instant autour de lui comme s’il sortaitd’un rêve, et ordonna au garçon de faire monter le domestique qu’ilavait laissé auprès de la voiture.

Le garçon s’inclina humblement et sortit.

Ce voyageur n’était autre que Lejnieff.

L’enrôlement des recrues l’avait forcé de quitter sa campagnepour venir à C***.

Le domestique de Lejnieff apparut. C’était un jeune garçon àcheveux frisés et fort en couleur, habillé d’un manteau gris serréà la taille par une ceinture bleue. Il était, de plus, chaussé debottes en feutre.

– Eh bien, mon garçon, nous voilà arrivés, malgré la peur que tuavais de voir éclater la jante d’une des roues.

– Oui, oui, répondit le jeune serviteur en s’efforçant desourire derrière le collet relevé de son manteau. Mais comment lajante tient-elle encore ?

– N’y a-t-il donc personne ici ? cria une voix dans lecorridor. Lejnieff tressaillit ; il se mit à écouter.

– Ohé ! quelqu’un ! répéta la voix.

Lejnieff s’était levé. Il alla à la porte et l’ouvritvivement.

Un homme de haute taille se tenait devant lui. Il était voûté etses cheveux paraissaient presque complètement gris. Il portait unevieille redingote en velours de coton garnie de boutons en bronze.Lejnieff le reconnut aussitôt.

– Roudine ! s’écria-t-il d’une voix émue.

Roudine se retourna. Il ne pouvait distinguer les traits deLejnieff car celui-ci était placé de façon à tourner le dos à lalumière. Il lui jeta un regard interrogateur.

– Ne me reconnaissez-vous pas ? demanda Lejnieff.

– Michaël Michaëlowitch ! s’écria Roudine en lui tendant lamain. Mais il se ravisa aussitôt et laissa retomber son bras.Lejnieff saisit vivement sa main entre les deux siennes.

– Venez, entrez chez moi, dit-il à Roudine en l’emmenant dans sachambre.

– Comme vous avez changé ! reprit Lejnieff après un instantde silence et en baissant involontairement la voix.

– On le dit, répondit Roudine en parcourant la chambre d’unregard morne. Que voulez-vous ! ce sont les années… Quant àvous, toujours le même. Comment se porte Alexandra… je veux direvotre femme ?

– Merci mille fois, elle va fort bien. Mais par quel hasardêtes-vous ici ?

– Moi ? Ce serait long à raconter. Au fait, c’est bien lehasard qui m’a conduit en ce lieu. Je suis à la recherche d’une demes connaissances. Du reste, je me félicite fort de ce hasard.

– Où dînez-vous ?

– Moi, je n’en sais rien : dans une auberge quelconque. Je suisobligé de partir aujourd’hui.

– Obligé ?

Roudine sourit d’une manière significative.

– Obligé, oui. On m’envoie à la campagne avec l’ordre d’yrésider désormais.

– Dînez avec moi.

Pour la première fois, Roudine regarda Lejnieff bien enface.

– Vous me proposez de dîner avec vous ? murmura-t-il.

– Oui, Roudine, à l’ancienne façon, comme du temps de notreintimité. Acceptez-vous ? Je ne m’attendais pas à vousrencontrer et Dieu sait si nous nous retrouverons jamais. Je nevoudrais pas vous quitter ainsi.

– Eh bien ! volontiers ; j’accepte.

Lejnieff pressa la main de Roudine. Il sonna le garçon pourcommander le dîner et lui ordonna de faire frapper une bouteille devin de Champagne.

Comme s’ils se fussent donné le mot, Lejnieff et Roudine necausèrent pendant le dîner que de leur vie d’étudiants. Ilsévoquèrent de nombreux souvenirs et parlèrent de beaucoup de leursamis, morts et vivants. Au commencement, Roudine se montra peucommunicatif ; mais il but quelques gouttes de vin qui luidélièrent bientôt la langue et réchauffèrent son sang. Dès que legarçon eut emporté le dernier plat, Lejnieff se leva, ferma laporte et revint s’asseoir droit en face de Roudine en appuyantdoucement son menton dans ses deux mains.

– Voyons, dit-il, racontez-moi maintenant tout ce qui vous estarrivé depuis que nous nous sommes vus. Roudine jeta un regard àLejnieff.

– Mon Dieu ! se dit encore celui-ci, comme il a changé, lemalheureux !

Ce n’étaient pas tant les traits eux-mêmes de Roudine quiavaient changé que leur expression. En effet, depuis le jour oùnous l’avons rencontré dans une salle d’hôtellerie demandant deschevaux pour continuer son voyage, ses traits ne s’étaient passensiblement modifiés, quoiqu’une inspection un peu attentive y eûtfait découvrir déjà les premières traces d’une vieillesse précoce.Ses yeux avaient un regard différent ; ses mouvements, tantôtlents, tantôt d’une brusquerie inexplicable, sa parole sans accentet comme brisée, tout son être, en un mot, témoignait d’unelassitude définitive, d’une tristesse secrète et désormais sanslutte. Combien cette tristesse profonde était éloignée de lamélancolie à demi feinte dont il se parait autrefois, à la façon debeaucoup de jeunes gens qui n’en sont pas moins pleins d’espoir etde vanité confiante !

– Vous dire tout ce qui m’est arrivé, répondit-il, ce seraitimpossible, et du reste, cela n’en vaut guère la peine. J’ai eu denombreux chagrins et ce n’est pas seulement mon corps qui s’est uséen vaines courses à travers le monde, c’est mon âme aussi. De qui,de quoi n’ai-je pas été désenchanté, mon Dieu ! Avec quin’ai-je pas eu des rapports intimes !… Oui, avec qui ?répéta Roudine en voyant que Lejnieff le suivait des yeux d’un airde compassion toute particulière. Que de fois mes paroles m’ontsoulevé le cœur de dégoût ; que de fois j’ai ressenti la mêmeimpression pénible en retrouvant dans la bouche des autres mespropres idées et mes propres opinions ! Que de fois j’ai passéde l’impatience, de l’irritabilité même d’un enfant, àl’insensibilité stupide du cheval qui reste morne sous les coupssanglants de son brutal conducteur ! Que de fois j’ai espéré,puis haï ! Que de fois je me suis réjoui, puis humilié envain ! Que de fois je me suis envolé au haut des airs comme unfaucon pour retomber sur la terre, ridicule et rampant comme lelimaçon dont on a brisé la coquille !… Où n’ai-je pasété ? par quels chemins n’ai-je point passé ? Et il y ades chemins qui sont sales, ajouta Roudine en se détournant un peu.Vous savez, continua-t-il…

– Attendez, interrompit Lejnieff, nous nous tutoyions autrefois…Reprenons notre ancienne manière, le veux-tu ?… Buvons à tasanté !

Roudine frissonna, se redressa, et de ses yeux jaillit uneflamme fugitive qu’aucune parole ne saurait décrire.

– Buvons, dit-il. Merci à toi, frère ! buvons.

Lejnieff et Roudine burent chacun un verre de vin deChampagne.

– Tu le sais, reprit Roudine avec un sourire, en appuyant sur letu, je porte en moi un ver rongeur qui me dévore et qui ne melaissera de repos qu’à l’heure dernière. Il me pousse à vouloirdominer mes semblables. Je commence d’abord par les soumettre à moninfluence, et puis…

Roudine fit un geste de la main.

– Depuis que je me suis séparé de vous… de toi, j’ai beaucoupappris, j’ai beaucoup vu… Vingt fois j’ai recommencé à vivre, vingtfois j’ai remis la main à une nouvelle œuvre : et voilà pourtant oùj’en suis, ajouta-t-il en passant la main sur son front.

– Tu n’as pas de persévérance, murmura Lejnieff comme se parlantà lui-même.

– Tu le dis, je n’ai pas eu de persévérance. Je n’ai jamais rienédifié, et il est difficile, en effet, de pouvoir édifier quoi quece soit lorsque le sol manque sous vos pieds. Je ne veux pas teconter toutes mes aventures ou pour mieux dire toutes mesdéconfitures. Je te citerai seulement deux ou trois incidents de mavie où le succès allait me sourire, c’est-à-dire où je me mettais àespérer le succès, ce qui ne revient pas tout à fait au même.

Roudine rejeta en arrière ses cheveux gris et déjà rares avec cemême mouvement de la main dont il repoussait jadis ses bouclesnoires et épaisses.

– Eh bien, écoute, reprit-il. Je me liai à Moscou avec unmonsieur assez original. Il était très riche et possédaitd’immenses propriétés. Sa principale, sa seule passion étaitl’amour de la science, de la science en général. Je ne puiscomprendre jusqu’à présent comment cette passion s’était emparée delui. Elle lui allait comme une selle à un bœuf. Il employait toutesses forces à se tenir à la hauteur de ce qu’on nomme le niveauintellectuel, quoiqu’il sût à peine s’exprimer et qu’il dût secontenter de remuer les yeux avec expression en secouant la têted’un air significatif chaque fois qu’on énonçait une idée devantlui. Je n’ai jamais rencontré de nature plus pauvre et plus nulleque la sienne. Elle rappelait ces terrains si nombreux dans legouvernement de Smolensk, où l’on ne trouve que du sable, encore dusable, et à peine un brin d’herbe, que du reste aucun animal ne sesoucie de brouter. Rien ne prospérait entre ses mains, toutsemblait tourner contre lui. Il avait la manie de rendre péniblesles choses les plus faciles et un singulier talent pour compliquerles questions les plus simples. Si cela n’avait dépendu que de lui,il aurait trouvé moyen, sois-en sûr, de vous faire manger avec lespieds. Il travaillait, écrivait et lisait sans fin comme sansprofit. Il s’adonnait à l’étude avec une certaine persévéranceopiniâtre, avec une patience effrayante ; son amour-propreétait sans bornes et son caractère était de fer. Il vivait seul etpassait pour un original. Je fis sa connaissance et je lui plus.J’avoue que je le devinai bien vite, mais son zèle me touchait.Puis il possédait de si grandes ressources, on pouvait faire tantde bien par lui, rendre de si réels services… Bref, je m’établischez lui et le suivis plus tard dans ses terres. Mes projetsétaient immenses, mon ami ; je rêvais des perfectionnements,des innovations…

– Comme chez les Lassounski, t’en souvient-il ? interrompitLejnieff avec un sourire bienveillant.

– Nullement. Je savais alors en conscience que mes parolesn’aboutiraient à rien ; mais ici… ici c’était un tout autrechamp qui s’ouvrait devant mes spéculations… J’amassais des livressur l’agronomie… j’avoue que je n’en lus pas un seul jusqu’au bout.Mais enfin je m’étais mis à l’œuvre. D’abord cela n’alla pas commeje m’y étais attendu, puis enfin cela sembla prendre une meilleuretournure. Mon nouvel ami se taisait toujours ; il ne faisaitque regarder et ne me gênait en rien, ou plutôt n’apportaitd’obstacle matériel à aucune de mes entreprises, un peu hasardées,je dois en convenir. Il adoptait mes plans et les mettait enaction, mais avec entêtement et roideur, avec une secrète méfiancesurtout, et en cherchant à y fourrer du sien sans m’en prévenir. Ilavait la plus grande estime pour la moindre de ses idées et s’ycramponnait avec mille efforts, comme ces bêtes du bon Dieu qui,montées sur le faîte du plus petit brin d’herbe, s’y accrochent,toujours prêtes à déployer leurs ailes et à prendre leuressor ; puis, tout à coup, il retombait pour essayer degrimper encore. Ne sois pas surpris de toutes ces comparaisons :alors déjà elles naissaient dans mon cerveau. Voilà quelles furentmes occupations pendant deux ans. Malgré tous mes soins, lesrésultats ne répondaient guère à mes rêves. Je commençais à melasser, mon ami m’ennuyait et me pesait comme du plomb. Je devinsaigre et maussade. Sa méfiance se convertit en une irritationsourde ; une malveillance mutuelle s’empara de nos cœurs etnous en vînmes à ne plus pouvoir parler tranquillement sur lemoindre sujet : il cherchait toujours à me prouver par desallusions transparentes qu’il n’était pas soumis à moninfluence ; tantôt il changeait mes dispositions, tantôt illes mettait complètement de côté… Je finis par m’apercevoir que jeremplissais chez M. le propriétaire les fonctions du parasitepayant en bons mots l’hospitalité qu’il reçoit. Il m’était péniblede prodiguer en vain mon temps et mes forces, plus pénible encorede voir toutes mes espérances sans cesse déçues. Je comprenais fortbien ce que je perdais en m’éloignant, mais je ne pouvais mevaincre. Un beau jour, à la suite d’une scène brutale à laquellej’assistai et qui me montra mon ami sous des couleurs peuavantageuses, je me brouillai définitivement avec lui. Je partis,abandonnant mon gentillâtre pédant, singulier mélange de rudessecosaque et de sensiblerie allemande…

– Cela veut dire que tu avais jeté ton morceau de painquotidien, s’écria Lejnieff en posant ses deux mains sur lesépaules de Roudine.

– C’est vrai ! Je me retrouvai encore une fois nu et légerdans l’espace. Allons, buvons !

– À ta santé ! dit Lejnieff en se soulevant pour serrerRoudine dans ses bras. À ta santé ! à la mémoire dePokorsky !… Lui aussi a su rester pauvre.

– Voilà ma première aventure, reprit Roudine après un moment desilence. Faut-il continuer ?

– Continue, je t’en prie.

– C’est que je n’ai pas envie de parler, j’en suis bien las, monami… Enfin, puisque tu le veux… Roulant encore par voies et parchemins, je résolus de devenir, enfin… allons, ne ris pas, je t’enconjure… de devenir un homme actif et pratique. L’occasion la plusfavorable s’en présentait : je tombai sur un certain… Peut-êtreas-tu entendu parler de lui ?… sur un certain Kourbéeff. Tu nele connais pas ?

– Pas le moins du monde. Mais pour l’amour de Dieu, Roudine,comment, avec ton intelligence, n’as-tu pas compris que ce n’étaitpas ton affaire de devenir un homme d’affaires ? Pardonne-moice jeu de mots.

– Je sais fort bien, ami, que je ne valais rien pour cela ;mais si tu avais vu Kourbéeff ! Ne va pas te figurerd’ailleurs que ce fût un bavard superficiel comme tant d’autres. Ona dit autrefois que j’étais éloquent, et pourtant, comparé à lui,je semblais à peine bégayer : c’est un homme d’une scienceextraordinaire, au fait de tout, un véritable créateur pour ce quiregarde l’industrie et le commerce. Les projets les plus hardis,les plus inattendus, naissaient d’eux-mêmes dans son cerveau. Unefois réunis, nous résolûmes de faire servir nos talents à uneentreprise d’utilité publique…

– Je suis curieux de savoir laquelle.

Roudine baissa les yeux.

– Tu vas te moquer !

– Pourquoi cela ? Non, je ne ris pas…

– Il s’agissait de rendre navigable une des rivières dugouvernement de K***, répondit Roudine avec un sourirecontraint.

– Rien que cela ! ce Kourbéeff était sans doutecapitaliste ?

– Il était aussi pauvre que moi, répliqua Roudine en inclinantlégèrement sa tête grise.

Lejnieff éclata de rire ; mais il s’arrêta court et pritles mains de Roudine.

– Ne m’en veux pas, frère, je te prie, mais c’est que je nem’attendais pas à celle-là. Eh bien ! votre entreprise estrestée sur le papier, n’est-ce pas ?

– Pas exactement. Son exécution fut commencée. Nous avionsengagé des ouvriers, l’œuvre était en train ; mais alors sontsurvenus des obstacles. D’abord, de la part du propriétaire d’unmoulin, qui ne veut pas nous comprendre ; mais, ce qui est pisencore, nous découvrons que l’eau ne peut pas être dirigée sansmachines. Où prendre l’argent pour ces machines ? Nous avonscouché dans des huttes pendant six mois. Kourbéeff ne senourrissait que de pain, et je ne faisais pas meilleure chère quelui. Du reste, je ne m’en plains pas car la nature est très belledans ces parages. Nous faisions des efforts surhumains, cherchant àentraîner des marchands, écrivant des lettres, des circulaires.Cela aboutit à me faire dépenser mon dernier kopek pour ceprojet.

– Allons, je crois que ton dernier kopek ne fut pas difficile àdépenser, fit observer Lejnieff.

– Eh ! mon Dieu, non !

Roudine se mit à regarder par la fenêtre.

– Je te jure pourtant que l’entreprise n’était pas mauvaise. Lesprofits auraient pu être immenses.

– Où s’est réfugié ce Kourbéeff ? demanda Lejnieff.

– Lui ! il est en Sibérie. À présent, il cherche de l’or.Mais, sois-en certain, il fera fortune un jour ou l’autre.

– Je le veux bien ; mais ce qui est également certain,c’est que toi, tu resteras pauvre.

– Moi ! que veux-tu ? D’ailleurs, je sais que j’aitoujours passé à tes yeux pour un homme nul.

– Toi ! quelle folie ! frère ! Il y eut un temps,il est vrai, où les mauvais côtés de ta nature seuls me sautaientaux yeux ; mais maintenant, crois-moi, je commence à savoirt’apprécier avec plus de justice. Tu n’es pas capable de fairefortune… Eh bien ! je t’aime à cause de cela.

Roudine sourit faiblement.

– Oui, vraiment, je t’en estime davantage, répétaLejnieff ; me comprends-tu ? Ils restèrent silencieuxtous les deux.

– Voyons, passons-nous au numéro 3 ? demanda Roudine.

– Fais-moi ce plaisir.

– Volontiers. Troisième et dernière aventure… Mais est-ce que jene t’ennuie pas ?

– Raconte, raconte.

– Eh bien ! reprit Roudine, voilà qu’en un jour de loisir(j’ai toujours eu beaucoup de loisirs) il me vient une idée. J’aiassez de savoir, me dis-je, et j’ai le désir du bien ; tu neme contesteras pas, je l’espère, ce désir du bien ?

– Loin de là.

– Tous mes autres projets n’avaient pas réussi. Un jour donc jeme demandai pourquoi, au lieu de vivre dans une glorieuse oisiveté,je n’essaierais pas de me faire professeur.

Roudine s’arrêta et soupira.

– Pourquoi vivre sans rien faire ? continua-t-il. Nevalait-il pas mieux essayer d’enseigner ce que je savais auxautres ? Peut-être en tireraient-ils quelque avantage. Mesfacultés ne sont pas ordinaires, puis je possède ma langue… Je merésolus donc à embrasser cette nouvelle carrière. J’eus une peineinfinie à trouver une place de professeur dans le gymnase de cetteville.

– Professeur de quoi ? demanda Lejnieff.

– Professeur de belles-lettres russes. Je te dirai que je nem’étais jamais mis à rien avec tant d’ardeur. L’idée d’agir sur lajeunesse me transportait. Je passai trois semaines à préparer mapremière leçon.

– Ne l’as-tu pas sur toi ? demanda Lejnieff.

– Non : je l’ai perdue, je ne sais plus où. Elle réussit assezbien, elle plut même beaucoup. Je vois encore à présent les visagesde mes auditeurs, visages bons, jeunes, avec une expressiond’attention naïve, d’intérêt, de dévouement même. Je monte enchaire, brûlé par la fièvre, et je lis ma leçon ; j’avaispensé qu’elle durerait plus d’une heure, mais je ne mis que cinqminutes à la terminer. L’inspecteur, vieillard sec avec seslunettes d’argent et une perruque écourtée, penchait de temps entemps la tête de mon côté. Quand j’eus fini et que j’eus quitté monfauteuil, il me dit : « Bien, monsieur, mais un peu transcendantal,un peu obscur : le sujet est à peine effleuré. » En revanche, lesétudiants me suivaient des yeux avec admiration. L’enthousiasme,voilà ce qui est précieux dans la jeunesse. J’apporte des notespour la seconde leçon, pour la troisième aussi… puis je me mets àimproviser.

– Avec succès ? demanda Lejnieff.

– Grand succès. Les auditeurs m’arrivaient en foule. Je leurlivrai tout ce que j’avais dans l’âme. Il y avait parmi eux deux outrois jeunes gens d’un mérite réel ; le reste me comprenaitmal et, il faut que je l’avoue, ceux mêmes qui me comprenaient metroublaient quelquefois par leurs questions. Quant à leuraffection, je l’avais conquise du premier coup ; ilsm’adoraient tous, et aux examens je leur donnais toujours de bonnesnotes. Mais on avait déjà commencé à intriguer contre moi. Dureste, était-il nécessaire d’intriguer pour me perdre ? Jen’étais pas dans ma sphère, voici la vérité. Je gênais les autres,les autres me pesaient et m’étouffaient. Je faisais à ces élèves dugymnase des cours comme n’en entendent que rarement les étudiantsde l’université ; mes auditeurs en tiraient pourtant peu deprofit car, tu le sais, mon érudition est assez mince et je suisplutôt un vulgarisateur qu’un savant proprement dit. D’un autrecôté, je ne pouvais me contenter du cercle étroit où tournait monactivité. Tu n’ignores pas que ce tort a toujours été le mien. Jevoulais une transformation radicale dans mon gymnase, et je te jureque cette transformation était réalisable, facile même. J’espéraisy parvenir par l’entremise du directeur, honnête et excellenthomme, sur lequel j’avais commencé à prendre de l’influence. Safemme me venait en aide. Ami, j’ai rarement rencontré une femme quilui ressemblât. Elle avait déjà près de quarante ans, mais ellecroyait au bien, elle aimait le beau avec toute l’ardeur d’unejeune fille de quinze ans, et elle était assez courageuse poursoutenir ses convictions devant l’univers entier. Je n’oublieraijamais son noble enthousiasme, sa pureté. Je traçai un plan d’aprèsses conseils. C’est alors qu’on travailla à me diminuer et à menoircir dans son esprit. Le professeur de mathématiques se montramon plus cruel ennemi. Figure-toi un petit homme mordant etbilieux, sans croyance aucune, un homme dans le genre de Pigassoff,seulement bien plus distingué que lui… À propos, Pigassoff vit-ilencore ?

– Oui, et imagine-toi qu’il a épousé une bourgeoise qui le bat,dit-on.

– Il ne méritait pas mieux ! et Natalie Alexéiewna seporte-t-elle bien ?

– Oui.

– Est-elle heureuse ?

– Oui. Roudine demeura un instant silencieux.

– De quoi parlais-je donc ?… Ah oui ! du professeur demathématiques. Il se prit de haine contre moi ; il comparaitmes leçons à un feu d’artifice, saisissait au vol chaque expressionqui n’était pas d’une clarté rigoureuse, et alla même une foisjusqu’à me pousser au pied du mur à propos de je ne sais plus queldocument du seizième siècle que je ne connaissais pas. Toutes mesintentions lui étaient suspectes ; la dernière de messéduisantes bulles de savon vint crever sur lui comme sur uneépingle. L’inspecteur, avec lequel je m’étais trouvé plus d’unefois en désaccord, excita le directeur contre moi ; ils’ensuivit une scène où je ne voulus pas céder. Je m’emportai.L’affaire fut déférée aux autorités ; je me vis obligé dequitter le service. Je ne me tins pas pour battu ; je voulusmontrer qu’on ne pouvait pas agir de la sorte avec moi… Mais,hélas ! on peut agir avec moi comme on le veut… Maintenant ilfaut que je m’en aille d’ici.

Il y eut encore un moment de silence. Les deux amis gardaient latête baissée. Roudine fut le premier à reprendre la parole.

– Oui, frère, poursuivit-il, j’en suis venu à dire avec Kolzoff: « Où donc m’as-tu conduit, ô ma jeunesse ? Je n’ai plus oùreposer ma tête… » Et pourtant, est-ce possible que je ne sois plusbon à rien ? Est-ce possible qu’il n’y ait rien à faireici-bas pour moi ? Je me suis souvent posé cette question, etquels que soient les efforts que je fasse pour m’humilier à mespropres yeux, je ne puis m’empêcher de me sentir animé d’une forcepeu commune. Pourquoi donc cette force reste-t-elleimpuissante ? Il y a un fait qui m’étonne. Te rappelles-tu nosvoyages ensemble à l’étranger ? J’étais alors présomptueux etmenteur. Alors, certainement, je ne me rendais pas bien compte dece que je voulais, je m’enivrais du son de mes propres paroles, jepoursuivais des chimères. À l’heure qu’il est, au contraire, jepuis dire hautement devant le monde entier quels sont mes désirs.Je n’ai décidément plus rien à cacher ; je suis complètement,et dans la véritable acception du mot, un homme bienintentionné ; j’ai rabaissé mes prétentions, je veux meconformer aux circonstances, j’ai restreint mes vœux, je tends aubut le plus rapproché, je me tiens au plus petit service à rendre,et cependant rien ne me réussit. Quelle est la raison de cetinsuccès persistant ? Qu’est-ce qui m’empêche de vivre etd’agir comme les autres ? À peine ai-je le temps de me faireune position définie, à peine puis-je m’arrêter sur un point donné,que le sort semble me précipiter hors de la voie commune. Pourquoitout cela ? donne-moi la solution de cette énigme !

– Énigme ! répéta Lejnieff, oui, tu as raison. Tu astoujours été une énigme pour moi. Déjà, au temps de notre jeunesse,lorsque je te voyais alternativement mal agir et bien parler, etrecommencer toujours ainsi (tu sais ce que je veux dire), mêmealors je ne te comprenais pas nettement ; c’est pour cela quej’ai cessé de t’aimer… Tu as tant de feu, ton entraînement versl’idéal est si infatigable.

– Des paroles, toujours des paroles ! jamais d’actes,interrompit Roudine.

– Que veux-tu dire ?

– Ce que je veux dire ! c’est bien simple. Quand on neferait qu’entretenir par son travail une vieille grand-mère aveugleet toute sa famille, comme le faisait Pragenzoff, ne serait-ce paslà une action ?

– Oui certes, mais une bonne parole est aussi une action.Roudine regarda Lejnieff en silence et secoua tristement latête.

Lejnieff fit un mouvement comme s’il allait parler, mais il seretint et passa seulement sa main sur son visage.

– Vas-tu vraiment à la campagne ? demanda-t-il enfin.

– Oui, je vais à la campagne.

– Il te reste donc une campagne ?

– J’ai encore quelque chose dans ce genre. Deux âmes et demie.J’ai un trou où je puis mourir. En m’écoutant, tu te dis sans doute: « À présent même il ne peut se passer de phrases ! » Ce sontcertainement les phrases qui m’ont perdu ; elles m’ont dévoré…Mais ce que je viens de dire n’est pas une phrase ; ce ne sontpas des phrases, frère, que ces cheveux blancs, ces rides ;ces coudes déchirés ne sont pas des phrases. Tu as toujours étésévère pour moi et tu as eu raison : mais à quoi bon la sévérité àcette heure, lorsque tout est fini, qu’il n’y a plus d’huile dansla lampe, que la lampe elle-même est brisée et que voilà déjà lamèche presque consumée ? Frère, la mort doit pourtant toutréconcilier.

Lejnieff fit un bond sur sa chaise.

– Roudine ! s’écria-t-il, pourquoi me parles-tu de lasorte ? En quoi ai-je mérité ces durs reproches ? Quelhomme serais-je donc si le mot phrase pouvait me venir en tête à lavue de tes rides et de tes joues creuses ? Tu désires savoirce que je pense de toi ? Volontiers ! Je pense : voici unhomme… avec ses facultés, à quoi ne pouvait-il pas atteindre ?Quels avantages terrestres ne pouvait-il pas posséder, s’il avaitsu vouloir ? Pourtant il est aujourd’hui nu et sansasile !

– J’excite donc ta pitié ? dit soudainement Roudine.

– Non, tu te trompes : c’est de l’estime et de la sympathie quetu m’inspires ! Telle est la vérité. Qu’est-ce qui t’empêchaitde passer toute une suite d’années chez ton ami lepropriétaire ? J’en suis convaincu, il aurait assuré tonavenir si tu avais voulu seulement t’accommoder à sa volonté.Pourquoi n’as-tu pas pu vivre au gymnase ? Pourquoi, singulierhomme, quand tu entreprenais une affaire, l’abandonnais-tu, ensacrifiant tes intérêts propres et sans prendre racine dans aucuneterre, si fertile qu’elle fût ?

– Je suis perecali-pote[15] denaissance, répondit Roudine avec un humble sourire. Je ne puis pasm’arrêter. – C’est vrai, mais ce qui n’est pas vrai, c’est ce quetu as dit tout à l’heure en affirmant que tu portais en toi un verrongeur qui t’empêchait de te fixer… Ce n’est pas un ver que tuportes en toi, ce n’est pas l’esprit d’une agitation oisive. Le feuqui te consume est celui de l’amour de la vérité et, malgré toutestes faiblesses, il est clair qu’il brûle plus fortement en toi quechez bien des hommes qui ne se tiennent pas pour des égoïstes etqui osent t’appeler, toi, un intrigant. Oui, à ta place, moi lepremier, j’aurais déjà depuis longtemps détruit ce ver dont tuparles, pour me réconcilier avec la réalité ; mais toi, rienne te change. As-tu même, après tant de douloureuses déceptions,plus de fiel et d’amertume ? Je suis sûr qu’aujourd’huiencore, qu’à cette heure même, tu entreprendrais un nouveau travailavec toute l’ardeur d’un jeune homme. – Non, frère, à présent jesuis las, répondit Roudine, oh ! bien las ! – Las !à la bonne heure ! mais un autre serait mort depuis longtemps.Tu dis que la mort réconcilie ; crois-tu donc que la vie neréconcilie pas ? Celui que la vie ne rend pas plus indulgentpour les autres ne mérite aucune indulgence pour lui-même. Et quipeut dire qu’il n’a pas besoin d’indulgence ? Tu as fait ceque tu as pu faire, tu as lutté autant que l’as pu… Que faut-il deplus ? Nos chemins se sont séparés… – Toi, frère, tu es untout autre homme que moi, interrompit Roudine avec un soupir. – Noschemins se sont séparés, reprit Lejnieff, peut-être est-cejustement parce que, grâce à ma fortune, à mon sang-froid et àd’autres circonstances favorables, rien ne m’empêchait de resterles mains croisées en spectateur oisif, tandis que toi tu as dûdescendre dans l’arène, retrousser tes manches, te fatiguer etlutter. Nos chemins se sont séparés… et pourtant vois comme noussommes près l’un de l’autre. Vois, nous parlons presque la mêmelangue, nous nous comprenons à demi mot, nous avons grandi avec lesmêmes sentiments. Il ne reste plus que peu d’entre nous,frère ; nous sommes à nous deux les derniers desMohicans ! Nous pouvions nous séparer, nous haïr autrefois, ily a bien des années, lorsque la vie paraissait encore longue devantnous ; mais maintenant que les rangs s’éclaircissent dansnotre bataillon, que de nouvelles générations nous dépassent enpoursuivant des buts qui ne sont pas les nôtres, il faut tenirfermement l’un à l’autre. Trinquons, frère, et chante-moi, commedans le bon temps : Gaudeamus igitur ! Les amis trinquèrentet, d’une voix de fausset, d’une vraie voix russe, ils se mirent àchanter avec émotion cet ancien lied des étudiants allemands. – Tuvas donc décidément à la campagne ? reprit encore Lejnieff. Jene pense pas que tu y restes longtemps, et je ne puis m’imagineravec qui, où et comment tu finiras ta vie… mais rappelle-toi, quoiqu’il t’arrive, que tu as toujours un refuge, un nid pour t’abriter: c’est ma maison, entends-tu, vieux camarade ? La pensée aaussi ses invalides : et ceux-là qui l’ont servie doivent égalementtrouver un asile. – Merci, frère, dit-il, merci ! Jen’oublierai jamais ton offre. Mais j’en suis indigne. J’ai gâté mavie, je n’ai pas servi la pensée comme on le doit… – Tais-toi,interrompit Lejnieff. Chacun reste comme l’a fait la Providence, eton ne peut exiger davantage ! Tu t’es appelé le Juif errant.Peut-être, après tout, le sort te condamnait-il à erreréternellement ; peut-être remplis-tu par là une destinationsupérieure et que tu ignores toi-même. La sagesse du peuple nedit-elle pas que nous marchons tous où nous pousse la main de Dieu.Marche donc où cette main te conduit, continua Lejnieff en voyantque Roudine cherchait son chapeau. Ne veux-tu pas passer la nuitici ? – Je m’en vais ! Adieu ! Merci… Et pourtant jefinirai mal, j’en ai le sinistre pressentiment. – Dieu seul lesait…. Tu t’en vas décidément ? – Oui. Adieu ! Ne meconserve pas un mauvais souvenir. – Mais alors, de ton côté,garde-moi un bon souvenir… et n’oublie pas ce que je t’ai dit.Adieu donc ! Les amis s’embrassèrent, Roudine sortitrapidement. Lejnieff arpenta longtemps la chambre de long en large,s’arrêta devant la fenêtre, se mit à réfléchir, soupira à demi-voixle mot « infortuné ! » et s’assit enfin devant la table pourécrire à sa femme. Le vent s’était élevé au dehors et poussait delugubres hurlements en faisant résonner les vitres sous ses rafalesprécipitées et furieuses. C’était le prélude d’une longue nuitd’automne. Heureux celui qu’une nuit pareille trouve à l’abri dutoit domestique, près du foyer de la famille où rayonne une doucechaleur… Et que le Seigneur vienne en aide à tous les malheureuxsans asile ! C’était le 21 juin 1848. L’insurrection desateliers nationaux était à peu près étouffée ; l’armée et lagarde nationale triomphaient sur tous les points de Paris. Dans unedes rues étroites du faubourg Saint-Antoine quelques ouvriersretranchés derrière une barricade échangeaient encore de temps entemps un coup de fusil avec les soldats ; mais ils sedisposaient à cesser une résistance désormais inutile, quand unhomme de haute taille, aux longs cheveux flottants et presqueblancs, apparut tout à coup sur le sommet de la barricade. Il étaitvêtu d’une mauvaise redingote et portait une large écharpe rougeautour des reins. Il se mit à crier d’une voix qu’il s’efforçait derendre perçante, tout en agitant au-dessus de sa tête un lambeaud’étoffe rouge attaché au bout d’un bâton. Cinq ou six coups defusil partirent aussitôt des rangs des soldats, et l’homme tombalentement et lourdement, la face en avant, comme s’il saluaitquelqu’un jusqu’à terre. Il avait été tué roide. « Tiens ! diten ce moment un des derniers défenseurs de la barricade à soncompagnon : Voilà qu’on nous a tué le Polonais. » – Diable !répondit l’autre, sauvons-nous ! et tous les deux se jetèrentdans la porte entrebâillée d’une maison voisine. Ce Polonais étaitDimitri Roudine.

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