Dimitri Roudine

Chapitre 2

 

Konstantin était heureux et fier d’avoir Alexandra Pawlowna àson bras. Il avançait à petits pas, il souriait avec satisfactionet ses grands yeux orientaux devenaient même tout humides, ce quidu reste leur arrivait assez souvent. Il lui coûtait peu des’émouvoir et même de verser des larmes. Et qui ne serait heureuxd’avoir au bras une jeune et jolie femme ? Tout legouvernement de *** proclamait d’une voix unanime AlexandraPawlowna charmante, et le gouvernement de *** ne se trompait pas.Le nez droit d’Alexandra, légèrement retroussé, aurait suffi à luiseul pour tourner la tête au plus sage des mortels, sans parler deses yeux bruns et veloutés, de ses blonds cheveux dorés, des joliesfossettes de ses joues arrondies et de mille autres perfections.Mais ce qu’il y avait de plus séduisant en elle, c’étaitl’expression de son gracieux visage : confiant, bienveillant etmodeste, il touchait et attirait les cœurs. Alexandra avait leregard et le rire d’un enfant ; les dames la trouvaientsimplette. Que peut-on désirer de plus ?

– Vous dites que Daria Michaëlowna vous a envoyé chez moi ?demanda-t-elle à Konstantin.

– Oui, sans doute, sans doute, elle m’a envoyé, répliqua-t-ilavec une affectation marquée et en prononçant les s comme des thanglais ; elle m’a ordonné de vous prier instamment de vouloirbien dîner aujourd’hui chez elle ; elle le désire beaucoup etattend un nouvel hôte avec lequel elle veut absolument vous fairefaire connaissance.

– Qui donc ?

– Un certain Mouffel, baron et gentilhomme de la chambre deSaint-Pétersbourg. Daria Michaëlowna l’a rencontré dernièrementchez le prince Garine et elle en parle toujours avec de grandséloges, comme d’un jeune homme aimable et instruit. M. le barons’intéresse aussi à la littérature, ou pour mieux dire… ah !quel ravissant papillon ; daignez lui accorder votreattention… pour mieux dire, à l’économie politique. Il a écrit unarticle sur une certaine question très intéressante, et désire lesoumettre au jugement de Daria Michaëlowna.

– Un article sur l’économie politique ?

– Pour ce qui regarde le style, Alexandra Pawlowna, vous savez,je pense que Daria Michaëlowna s’y entend. Joukofski[4] la consultait et Roxolan Médiarowitch,mon vénérable bienfaiteur qui demeurait à Odessa… Ce nom vous estcertainement connu ? – Du tout, je ne l’avais jamais entenduprononcer. – Vous n’avez pas entendu parler d’un hommepareil ? C’est singulier ! Je voulais dire queMédiarowitch, cet homme si extraordinaire, avait également unehaute opinion des connaissances linguistiques en russe que possèdeDaria Michaëlowna. – Mais n’est-ce pas un pédant que cebaron ? demanda Alexandra Pawlowna. – Non, aucunement. DariaMichaëlowna prétend qu’on n’a qu’à le regarder pour s’assurer qu’ilest homme du meilleur monde. Il parle de Beethoven avec uneéloquence telle que le vieux prince même en ressent del’enthousiasme… J’avoue que j’aurais entendu cela avec plaisir, carla musique, c’est mon fort. Daigneriez-vous accepter cette joliefleur des champs ? Alexandra Pawlowna prit la fleur, mais lalaissa bientôt retomber sur le chemin. Il ne restait plusqu’environ deux cents pas pour arriver à son habitation.Nouvellement bâtie et encore toute blanche, la maison apparaissaitsoudain derrière un épais couvert de tilleuls et d’érablesantiques, en souriant avec hospitalité à travers ses larges etclaires fenêtres. – Que m’ordonnez-vous de répondre à DariaMichaëlowna ? dit Konstantin tant soit peu mortifié du sort dela fleur qu’il avait offerte ; viendrez-vous dîner ? Elleinvite également votre frère. – Nous irons sans faute. Et que faitNatacha ? – Natalie Alexéiewna va bien, grâce à Dieu. Maisnous avons dépassé le chemin qui mène chez Daria Michaëlowna, ditAlexandra. Permettez-moi de prendre congé de vous. Konstantins’arrêta. – Vous ne voulez pas entrer un instant ?demanda-t-elle d’une voix mal assurée. – Je le désirerais de grandcœur, mais je crains d’être en retard. Daria Michaëlowna a envied’entendre une nouvelle fantaisie de Thalberg ; il faut que jem’y prépare et que je l’étudie. J’avoue que je doute fort,d’ailleurs, que ma conversation vous procure quelque plaisir. –Mais, pourquoi pas ? Konstantin soupira et baissa les yeuxd’une manière expressive. – Au revoir, Alexandra Pawlowna, dit-ilaprès un instant de silence. Il salua et fit un pas en arrière.Alexandra Pawlowna se retourna, puis rentra chez elle. Konstantinsuivit son chemin. En un clin d’œil toute douceur avait disparu deson visage, pour faire place à une expression d’assurance, presquede rudesse. Sa démarche était changée. Il faisait des pas pluslongs et marchait plus lourdement. Il fit deux verstes en agitantsa canne, mais tout à coup il sourit de nouveau en voyant près dela route une jeune paysanne bien tournée qui pourchassait des veauxdans un champ d’avoine. Konstantin s’approcha de la jeune filleavec toute la prudence d’un chat et entra en conversation avecelle. Elle se tut d’abord, rougit, releva le bras pour cacher sabouche dans la manche de sa chemise, détourna la tête et dit : –Passez votre chemin, monsieur, passez. Konstantin la menaça dudoigt et lui commanda d’apporter des bleuets. – Et qu’as-tu besoinde bleuets ? Veux-tu te tresser une couronne ? reprit lafille. Allons, passez votre chemin, allez… – Écoute, ma charmantebeauté… – Voyons, me laisseras-tu tranquille ? répéta la jeunefille. Voilà les petits maîtres qui arrivent. Konstantin Diomiditchregarda autour de lui. En effet, Vania et Pétia, les fils de DariaMichaëlowna, accouraient sur la route. Ils étaient suivis de leurprécepteur Bassistoff, jeune homme de vingt-deux ans qui venaitseulement de terminer ses études. Bassistoff était grand de taille,avait le visage commun, le nez fort, les lèvres épaisses, et lesyeux petits et enfoncés comme ceux du cochon ; mais, quoiquelaid et maladroit, il était plein d’honneur et de franchise. Ils’habillait négligemment et laissait pousser ses cheveux, non parcoquetterie mais par insouciance. Il aimait à manger et à dormir,mais il aimait aussi un bon livre, une conversation intéressante,et il détestait Konstantin de tout son cœur. Les enfants de DariaMichaëlowna adoraient Bassistoff et ne le craignaient nullement. Ils’était mis sur un pied familier avec tous les habitants de lamaison, au grand déplaisir de la maîtresse du logis qui prétendaitpourtant que les préjugés n’existaient pas pour elle. – Bonjour,mes gentils enfants ! dit Konstantin Diomiditch ; commevous allez vous promener de bonne heure aujourd’hui ! Quant àmoi, continua-t-il en s’adressant à Bassistoff, j’ai déjà fait unegrande course ; c’est ma passion de jouir ainsi de la matinée.– Nous venons de voir comment vous jouissez de la nature, lui ditBassistoff. – Vous êtes un matérialiste et vous vous imaginez déjàDieu sait quoi. Je vous connais. Konstantin s’irritait facilementen parlant à Bassistoff ou à des inférieurs, et il avait alors uneprononciation claire et même sifflante. – Il paraît que vousdemandiez votre chemin à cette fille ? ajouta Bassistoff enportant ses yeux à droite et à gauche. Il sentait le regard deKonstantin fixé sur lui et il en était troublé. – Je vous répèteque vous êtes un matérialiste, et rien de plus. Vous ne voyezabsolument que le prosaïque des choses. – Enfants ! s’écriatout à coup Bassistoff d’un ton de commandement, voyez-vous cesaule sur la prairie : qui de nous y arrivera le premier… Un, deux,trois ! Les enfants s’élancèrent à toutes jambes vers lesaule, Bassistoff partit sur leurs traces… – Ce paysan ! pensaKonstantin. Il abrutira ces garçons. Puis, jetant un regardsatisfait sur sa personne proprette et soignée, il frappa deux foisde ses doigts écartés la manche de son habit, secoua son collet etcontinua sa marche. Arrivé dans sa chambre, il endossa une vieillehouppelande du matin et s’assit au piano avec un visagesoucieux.

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