DRAME EN TROIS ACTES d’ Agatha Christie

CHAPITRE XII

UNE JOURNÉE À GILLING
Aussitôt s’éleva une discussion animée. On consulta l’indicateur des chemins de fer et on décida de prendre le premier train du matin plutôt que l’auto.
— Enfin, dit sir Charles, nous allons éclaircir cette partie du mystère.
— Quelle partie ? demanda Egg.
— Je n’en ai aucune idée, mais certainement nous rapporterons l’explication de la mort de Babbington. Si Tollie avait lancé intentionnellement ses invitations, comme j’en suis presque sûr, la surprise qu’il réservait à ses convives devait avoir quelque rapport avec Mme de Rushbridger. Qu’en dites-vous, monsieur Poirot ?
Poirot, l’air perplexe, répondit :
— Ce télégramme complique encore les choses. Mais il faut agir…
M. Satterthwaite ne discernait aucune raison de se presser, mais il acquiesça poliment.
— Alors, c’est entendu, demain matin nous prenons le premier train. Est-il bien nécessaire que nous y allions tous ?
— Sir Charles et moi, nous avions projeté de nous rendre à Gilling, annonça Egg.
— Ce voyage peut être ajourné, fit sir Charles.
— À mon avis, il faut battre le fer pendant qu’il est chaud. Pour quelles raisons irions-nous tous quatre dans le Yorkshire ? Ce serait absurde d’arriver là-bas en bande. M. Poirot et M. Satterthwaite partiront pour l’Abbaye tandis que sir Charles et moi nous nous rendrons à Gilling.
— J’aimerais bien m’occuper de cette affaire Rushbridger, objecta sir Charles. Vous comprenez, j’ai déjà vu la directrice et j’ai en quelque sorte mes entrées dans l’établissement.
— Voilà précisément pourquoi il faut vous abstenir, dit Egg. Vous vous êtes empêtré dans un tissu de mensonges et, à présent que cette dame revient à la raison, vous risquez d’être traité d’imposteur. Mieux vaut que vous m’accompagniez à Gilling. Si nous faisons une visite à la mère de miss Milray, cette vieille femme parlera plus facilement en votre présence. Vous êtes le patron de sa fille, et elle aura confiance en vous.
Sir Charles considéra le visage sérieux de la jeune fille.
— Vous avez raison. J’irai à Gilling.
— Je sais bien que j’ai raison, fit Egg.
— Voilà une excellente solution, approuva Poirot. Comme vient de le dire Mademoiselle, sir Charles est tout indiqué pour interroger Mme Milray. Oui sait ? Peut-être vous apprendra-t-elle des faits plus importants que ceux que nous ramènerons du Yorkshire.
Le lendemain, sir Charles prit Egg dans son auto à dix heures moins le quart. Poirot et M. Satterthwaite avaient déjà quitté Londres par le train.
Ce matin-là, le temps était splendide. Egg respirait voluptueusement l’air vif et retrouvait tout son optimisme tandis que la voiture les emportait sur la route sinueuse le long de la Tamise.
Lorsqu’ils eurent dépasse le petit village de Maidstone, sir Charles consulta sa carte. Ils abandonnèrent la grand-route et empruntèrent des petits chemins à travers la campagne. Vers midi moins le quart, ils arrivèrent à destination. Gilling était un petit village perdu. On y voyait une vieille église, le presbytère, deux ou trois boutiques, une rangée de maisonnettes, trois ou quatre bâtiments municipaux et un pré communal.
Mme Milray habitait une petite maison proche de l’église.
Comme la voiture s’arrêtait, Egg demanda à son compagnon :
— Miss Milray sait-elle que nous allons voir sa mère ?
— Oui. Elle lui a écrit pour la prévenir.
— Croyez-vous que c’était indiqué ?
— Pourquoi pas, ma chère petite ?
— Oh ! je n’en sais trop rien… sans doute eût-elle préféré que vous lui ameniez sa fille.
— La présence de ma secrétaire m’intimide. Elle m’est si supérieure ! Elle me soufflerait mon rôle.
Egg éclata de rire.
Mme Milray ne ressemblait en rien à sa fille. Miss Milray avait un physique sec et anguleux, et sa mère des formes plantureuses. L’énorme Mme Milray était clouée dans un fauteuil placé près d’une fenêtre d’où elle pouvait observer tout ce qui se passait au dehors. L’arrivée des deux visiteurs lui causa un vif plaisir.
— Vous êtes très gentil de venir me voir, sir Charles. Violette m’a tant parlé de vous ! (Violette ! Quel nom incongru pour miss Milray !) Si vous saviez à quel point elle vous admire et combien elle est heureuse d’avoir travaillé si longtemps près de vous ! Veuillez prendre un siège, miss Lytton Gore. Excusez-moi si je reste assise, mais voilà plusieurs années que je suis paralysée. C’est la volonté de Dieu et je me résigne. Vous accepterez bien un petit rafraîchissement après cette course en auto ?
Sir Charles et Egg refusèrent poliment, mais Mme Milray, sans les écouter, frappa des mains à la mode orientale : le thé et les biscuits apparurent bientôt. Tandis qu’ils grignotaient des gâteaux en buvant leur thé, sir Charles aborda l’objet de leur visite.
— Madame Milray, vous avez sûrement entendu parler de la mort tragique de M. Babbington, autrefois curé dans cette paroisse ?
— Mais, oui, s’écria la grosse femme. J’ai lu tout le récit de l’exhumation dans le journal. Mais je me demande qui a empoisonné ce brave homme, si bon et vénéré de tous. On l’aimait, tout comme sa femme et ses enfants.
— C’est en effet mystérieux, dit sir Charles. Nous en sommes déconcertés, et nous comptons sur vous pour nous fournir quelques renseignements.
— Moi ? Mais je n’ai pas vu les Babbington depuis… au moins quinze ans !
— Je sais, mais plusieurs d’entre nos amis espèrent trouver le meurtrier en fouillant le passé, et le moindre détail…
— Que vous dire ? Le pasteur et sa femme menaient une existence des plus simples… ils étaient très pauvres, avec tant d’enfants !
Mme Milray fouilla ses souvenirs, mais ses efforts ne leur furent d’aucun secours.
Sir Charles lui montra l’agrandissement d’une photographie d’amateur où figuraient les Dacres, un vieux portrait d’Angela Sutcliffe et une médiocre reproduction de la tête de miss Wills dans un journal. La vieille dame les examina avec un vif intérêt.
— Je ne reconnais aucune de ces personnes… Naturellement, il y a trop longtemps depuis le départ de M. Babbington. Gilling est un petit village où il ne se passe pas grand-chose. Les demoiselles Agnew, les filles du médecin, sont toutes mariées et ont quitté le pays. Notre médecin actuel est un célibataire et a pris un jeune assistant… Les vieilles demoiselles Cayley sont mortes voilà des années. Et les Richardson… Après le décès de son mari, la femme est allée au Pays de Galles. Parmi les paysans d’ici, je ne vois guère de changements. Violette vous en apprendrait autant que moi. À cette époque, elle était jeune et fréquentait le presbytère.
Sir Charles essaya de se représenter miss Milray jeune fille… en pure perte, d’ailleurs.
Il demanda à Mme Milray si elle se souvenait d’une Mme de Rushbridger. Ce nom ne disait rien à la vieille infirme.
Enfin, sir Charles et Egg prirent congé et décidèrent de déjeuner à la pâtisserie locale. L’ancien acteur proposa d’aller plus loin pour mieux manger ; mais Egg fit remarquer qu’ils pourraient faire bavarder la servante et recueillir quelques renseignements sur les gens du pays.
Elle ajouta d’un ton sévère :
— Pour une fois, vous vous contenterez d’œufs à la coque et de pain au lait. Les hommes sont trop exigeants sur le chapitre de la table.
— Les œufs ne me tentent guère, mais je me résignerai, fit sir Charles.
Ils furent servis par une femme assez loquace. Elle aussi avait lu les détails de l’exhumation dans le journal et s’y était particulièrement intéressée parce qu’il s’agissait de l’ancien curé.
— Je n’étais qu’une petite fille à cette époque-là, mais je m’en souviens tout de même.
Toutefois, elle ne put, pour ainsi dire, rien leur apprendre de neuf.
Après le repas, ils se rendirent à l’église où ils consultèrent les registres des naissances, des mariages et des décès. Ici non plus, rien de sensationnel.
En sortant de l’église, ils s’attardèrent dans le cimetière, et Egg lut plusieurs épitaphes sur les tombes.
— Quels drôles de noms ! Voyez donc ! voici une famille Stavepennys et une Marie Anne Sticklepath.
— Aucun de ces noms n’est aussi ridicule que le mien, murmura sir Charles.
— Cartwright ? Je ne lui vois rien d’extraordinaire.
— Il ne s’agit pas de Cartwright… Cartwright est mon pseudonyme d’acteur, que j’ai fini par adopter légalement.
— Quel est votre vrai nom ?
— Je ne saurais vous l’avouer. C’est mon secret.
— Est-il donc si vilain ?
— Il est surtout grotesque.
— Oh !… dites-le-moi !
— Je n’en ferai rien, trancha sir Charles d’un ton ferme.
— Je vous en prie…
— Non !
— Pourquoi ?
— Vous en ririez.
— Pas du tout.
— Vous ne pourriez vous en empêcher.
— Oh ! si, dites-le-moi. Je vous en supplie !
— Quelle entêtée vous faites, Egg ! Pourquoi cette obstination ?
— Parce que vous refusez de me le dire.
— Adorable enfant ! murmura sir Charles.
— Je ne suis pas une enfant !
— Mais si !
— Dites-moi votre nom, insista Egg, câline.
Un rire triste déforma la bouche de sir Charles.
— Eh bien ! si vous y tenez, voici : mon père s’appelait Mug[1].
— Pas possible !
— Aussi vrai que je vous le dis.
— Hum ! fit Egg. C’est une catastrophe de s’appeler ainsi.
— Ce nom-là ne m’aurait pas mené loin dans ma carrière. Aussi, en débutant, ai-je pensé à adopter le nom de Ludovic Castiglione… puis, réflexion faite, j’ai préféré un pseudonyme plus anglais : Charles Cartwright.
— Votre prénom est bien Charles, n’est-ce pas, sir Charles ?
— Oui, mes parrain et marraine y ont pourvu.
Après une hésitation, il ajouta : Pourquoi sir Charles ? Appelez-moi Charles tout court.
— Si vous voulez.
— Vous m’avez bien appelé ainsi hier… quand vous m’avez cru mort.
— Oh ! à ce moment-là… fit Egg d’une voix volontairement indifférente.
Sir Charles lui dit brusquement :
— Egg, toute cette histoire de meurtre ne me semble plus réelle… surtout aujourd’hui. Je voulais tout éclaircir avant… avant de prendre une décision. Une sorte de superstition me poussait à vouloir faire coïncider la découverte du coupable avec une autre victoire. Mais pourquoi prolonger ma pénible incertitude ? Je n’y tiens plus. J’ai si souvent joué des scènes d’amour au théâtre que, dans la vie, je perds confiance en moi… Est-ce moi ou le jeune Manders, Egg ? Il faut que je sois fixé. Hier, j’ai cru que c’était moi…
— Vous avez deviné juste…
— Oh ! cher ange ! s’écria sir Charles.
— Non, Charles, ne m’embrassez pas ici, pas dans ce cimetière…
— Je vous embrasserai où bon me semblera…
— Nous en sommes pour nos frais, observa Egg un peu plus tard, comme ils regagnaient Londres à toute vitesse.
— Mais non, nous avons découvert la seule chose intéressante au monde… Que m’importe la mort d’un pasteur ou d’un médecin ? Vous êtes le seul être qui compte à mes yeux… Vous savez, ma chérie, que j’ai trente ans de plus que vous… Êtes-vous sûre d’être heureuse avec moi ?
Egg lui pinça gentiment le bras.
— Ne dites pas de sottises… Je me demande si les autres ont été plus chanceux que nous ?
— Je le souhaite, répondit sir Charles, généreux.
— Charles… vous paraissiez ce matin vous passionner tellement pour cette enquête… Pourquoi ce détachement subit ?
Mais sir Charles avait abandonné le rôle du grand détective.
— C’est qu’alors je la dirigeais moi-même. À présent, je la passe au Moustachu. À lui de se débrouiller !
— Il prétend connaître le coupable. Qu’en pensez-vous ?
— Sans doute n’en a-t-il pas la moindre idée, mais il lui faut soutenir sa réputation professionnelle.
Egg se tut et sir Charles lui demanda :
— À quoi songez-vous, chérie ?
— À miss Milray. Elle m’a semblé si bizarre le soir dont je vous ai parlé. Elle venait d’acheter en même-temps que moi le journal annonçant l’exhumation et elle m’a dit, l’air embarrassé, qu’elle ne savait désormais quel parti prendre.
— Quelle blague ! fit gaiement sir Charles. Rassurez-vous : cette femme n’est jamais prise au dépourvu.
— Soyez sérieux, Charles ; elle paraissait… ennuyée.
— Egg, ma mignonne, je me moque bien de miss Milray et de ses ennuis. Notre bonheur compte seul à mes yeux.
— Soyez prudent, Charles. Attention au tramway ! Je ne tiens pas à être veuve avant d’être mariée.
Ils arrivèrent à l’heure du thé à l’appartement de sir Charles. Miss Milray vint leur ouvrir.
— Voici un télégramme pour vous, sir Charles.
— Merci, miss Milray. Nous venons de voir votre mère et elle vous envoie le bonjour.
Il ajouta avec un rire juvénile :
— Je vais vous apprendre une nouvelle : miss Lytton Gore et moi allons nous marier.
Au bout d’un instant, miss Milray dit :
— Je suis sûre… sir Charles, que vous serez très heureux ensemble.
Sa voix trahissait une émotion étrange. Egg le remarqua, mais avant qu’elle pût lui communiquer son impression, sir Charles s’était vivement retourné vers elle et s’exclamait :
— Mon Dieu, Egg ! Lisez ce télégramme que m’envoie Satterthwaite.
Il lui remit la dépêche. Egg la parcourut et ouvrit de grands yeux.

CHAPITRE XIII

MADAME DE RUSHBRIDGER
Avant de prendre leur train, Hercule Poirot et M. Satterthwaite eurent un bref entretien avec miss Lyndon, la secrétaire de feu sir Bartholomé Strange. Malgré toute sa bonne volonté, elle ne leur fournit aucun renseignement important. Le nom de Mme de Rushbridger figurait sur les fiches professionnelles du spécialiste, mais sir Bartholomé n’avait parlé d’elle qu’au sujet de sa maladie.
Vers midi, les deux hommes arrivèrent au sanatorium. La servante qui vint leur ouvrir paraissait tout émue. M. Satterthwaite tira une carte de visite de son portefeuille et y griffonna quelques mots.
— Veuillez lui remettre ceci.
Ils furent introduits dans un petit salon. Au bout de cinq minutes, la porte s’ouvrit et la directrice entra. Ce n’était plus la femme pleine d’entrain et empressée que M. Satterthwaite avait vue lors de sa première visite.
— J’espère que vous me reconnaissez, lui dit M. Satterthwaite en se levant. Je suis venu ici avec sir Charles Cartwright tout de suite après la mort de sir Bartholomé Strange.
— Oui, monsieur Satterthwaite, je vous reconnais parfaitement. Cette fois-là, sir Charles m’avait parlé de Mme de Rushbridger. Quelle bizarre coïncidence !
— Permettez-moi de vous présenter M. Hercule Poirot.
Poirot s’inclina et la directrice répondit distraitement à son salut. Elle reprit :
— Vous dites avoir reçu d’elle un télégramme, mais je ne puis comprendre comment il vous est parvenu. Cela n’a rien à voir avec la mort du médecin. Il y a certainement un fou dans cette affaire. C’est la seule explication possible. C’est tout de même terrible de voir encore la police ici !
— La police ? dit M. Satterthwaite, surpris.
— Oui, depuis dix heures ce matin.
— La police ? répéta Hercule Poirot.
— Peut-être pourrions-nous voir maintenant Mme de Rushbridger ? suggéra M. Satterthwaite. Elle nous a prié de venir…
La directrice l’interrompit :
— Comment, monsieur Satterthwaite, vous ne savez donc pas ?…
— Quoi ? demanda Poirot.
— Cette pauvre Mme Rushbridger est morte !
— Morte ! s’exclama Poirot. Mille tonnerres ! Tout s’explique. Oui, tout s’explique à présent. J’aurais dû prévoir… De quoi est-elle morte ?
— C’est incompréhensible. Elle a reçu par la poste une boite de bonbons de chocolat… à la liqueur. Elle en mangea un… le goût devait être désagréable, mais, surprise, elle avala le bonbon. D’ordinaire, on n’aime pas cracher ce qu’on a mis dans sa bouche.
— Très juste, et lorsqu’un liquide s’écoule brusquement au fond de la gorge, la chose est encore plus difficile, remarqua Poirot.
— Après avoir avalé le bonbon, elle a appelé, l’infirmière est venue, mais nous n’avons pu rien faire. Mme de Rushbridger a succombé en deux minutes. Le médecin envoya chercher la police, qui a examiné les bonbons. On avait touché à la première couche, les autres demeuraient intactes.
— Et quel poison a-t-on employé ?
— On suppose que c’est de la nicotine…
— Encore de la nicotine ! s’écria Poirot. Quel coup ! Quel coup d’audace !
— Nous arrivons trop tard, dit M. Satterthwaite. Nous ne saurons jamais ce qu’elle avait à nous dire. À moins… à moins qu’elle ne se soit confiée à quelqu’un.
Il lança un regard interrogateur à la directrice.
Poirot hocha la tête.
— Vous verrez que personne n’aura reçu ses confidences.
— Rien ne coûte de demander, fit Satterthwaite. Elle a peut-être parlé à une des infirmières ?
— Soit, demandez ! dit Poirot, sans conviction.
M. Satterthwaite se tourna vers la directrice. Celle-ci fit appeler aussitôt les deux infirmières, celle de jour et celle de nuit, qui avaient soigné Mme de Rushbridger, mais aucune d’elles ne put fournir d’éclaircissement. Mme de Rushbridger n’avait jamais fait allusion à la mort de sir Bartholomé et les deux femmes n’étaient point au courant de l’envoi du télégramme.
À la requête de Poirot, on les conduisit à la chambre de la morte. Ils y trouvèrent l’inspecteur Crossfield à qui M. Satterthwaite présenta le détective.
Les deux hommes s’approchèrent du lit et se penchèrent sur la troisième victime. C’était une femme d’une quarantaine d’années, aux cheveux noirs. Ses traits crispés trahissaient encore les souffrances de sa brève agonie.
M. Satterthwaite prononça lentement :
— Pauvre femme !
Il regarda Hercule Poirot. Une étrange expression se lisait sur le visage du petit Belge ; M. Satterthwaite frémit et déclara :
— Quelqu’un devait savoir qu’elle allait parler, et l’a supprimée… On l’a tuée pour la réduire au silence.
Poirot approuva de la tête :
— C’est bien cela.
— Elle a été assassinée afin qu’elle ne puisse nous révéler ce qu’elle savait.
— Ou ce qu’elle ne savait pas… dit Poirot. Mais pressons-nous. Il nous reste beaucoup à faire. Il ne doit pas se produire d’autres morts. Veillons-y !
M. Satterthwaite demanda :
— Ce troisième crime confirme-t-il vos soupçons sur l’identité du meurtrier ?
— Oui, parfaitement… Mais je me rends compte… que notre assassin est plus dangereux que je ne le pensais… Prenons garde !
L’inspecteur Crossfield les suivit hors de la chambre et Poirot lui fit part du télégramme qu’il avait reçu. La dépêche avait été déposée à la poste de Melfort et une courte visite au bureau de poste leur apprit qu’elle avait été remise au guichet par un gamin. L’employée s’en souvenait bien : le message avait attiré son attention parce qu’il parlait de la mort de sir Bartholomé Strange.
Après avoir déjeuné en compagnie de l’inspecteur et envoyé un télégramme à sir Charles, les deux amis poursuivirent leur enquête.
À six heures du soir, on retrouva le jeune commissionnaire. En quelques mots, il raconta son histoire. Un homme mal vêtu lui avait confié la dépêche. Une des « folles » du sanatorium avait jeté par la fenêtre ce papier enveloppant deux pièces d’une demi-couronne. L’inconnu, craignant d’être mêlé à quelque vilaine affaire, et allant dans une direction opposée à la poste, avait remis au jeune garçon deux shillings et six pence en lui disant de garder la monnaie pour sa commission.
On allait procéder à la recherche de cet homme. En attendant, Poirot et Satterthwaite, ne voyant pas la nécessité de s’attarder davantage à Melfort, retournèrent à Londres.
Il était près de minuit lorsqu’ils arrivèrent dans la capitale. Egg était allée rejoindre sa mère, mais sir Charles les accueillit à la gare et les trois hommes se mirent à discuter la situation.
— Mon ami, dit Poirot à sir Charles, laissez-moi vous guider. Une seule chose résoudra le problème… les petites cellules grises du cerveau. Courir d’un bout à l’autre de l’Angleterre dans l’espoir que telle ou telle personne nous racontera ce que nous désirons apprendre… est une méthode absurde et digne d’amateurs. Nous ne découvrirons la vérité qu’en nous-mêmes.
L’air sceptique, sir Charles demanda :
— Qu’allez-vous faire, alors ?
— Réfléchir. Accordez-moi vingt-quatre heures… pour réfléchir.
Sir Charles hocha la tête, un léger sourire aux lèvres.
— La réflexion vous dévoilera-t-elle ce que cette femme vous aurait dit si elle avait vécu ?
— Je le crois.
— Cela ne semble guère possible. Cependant, monsieur Poirot, agissez à votre guise. Si vous parvenez à percer ce mystère, vous êtes plus fort que moi ! Je m’avoue vaincu. Pour l’instant, j’ai d’autres chats à fouetter.
Peut-être s’attendait-il à être interrogé, il en fut pour ses frais. M. Satterthwaite leva des yeux inquiets mais Poirot demeura plongé dans ses pensées.
— Il faut que je vous quitte, dit l’acteur. Un petit mot encore… Je suis plutôt ennuyé au sujet de miss Wills.
— Qu’a-t-elle fait ?
— Elle est partie.
Poirot le regarda fixement.
— Partie ! Où ?
— Personne ne le sait… Après réception de votre télégramme, j’ai réfléchi, moi aussi. Comme je vous l’avais déjà dit, j’étais convaincu que cette femme connaissait des choses qu’elle gardait jalousement. Je me rendis en auto chez elle : J’y arrivai à neuf heures et demie environ, et demandai à la voir. Il paraît qu’elle était allée en ville pour y passer la journée. Du moins, telle est l’explication qu’elle a donnée. Ses parents ont reçu le soir un télégramme les avertissant qu’elle ne rentrerait que dans un jour ou deux, et leur recommandant de ne pas s’inquiéter.
— Paraissaient-ils alarmés ?
— Oui, un peu. Vous comprenez, elle est partie sans emporter de bagage.
— Bizarre ! murmura Poirot.
— Je ne sais… On dirait que… je n’y comprends rien. Mais cela me tracasse.
— Elle était prévenue comme tout le monde, dit Poirot. Souvenez-vous de mes paroles : « Parlez tout de suite ! »
— Oui, oui… Pensez-vous qu’elle aussi ?…
— J’ai mon idée là-dessus, répliqua Poirot. Pour l’instant je préfère ne pas discuter.
— D’abord, le maître d’hôtel, Ellis, puis miss Wills. Où se trouve Ellis en ce moment ? Il est inouï que la police n’ait pas encore mis la main sur lui.
— Elle n’a pas cherché son cadavre au bon endroit, dit Poirot.
— Alors, vous êtes d’accord avec Egg ? Vous le croyez mort ?
— Ellis ne sera jamais revu vivant.
— Mon Dieu ! s’écria sir Charles. C’est un vrai cauchemar. Toute cette affaire demeure incompréhensible.
— Non, non, elle est claire et logique, au contraire.
Sir Charles regarda le détective.
— Vous le prétendez ?
— Certainement. N’oubliez pas que j’ai l’esprit méthodique.
— Je ne vous saisis point.
À son tour, M. Satterthwaite considéra avec curiosité le petit Belge.
— Et moi, quel genre d’esprit me donnez-vous ? demanda sir Charles, blessé en son amour-propre.
— Celui d’un acteur, sir Charles, un esprit créateur, original, visant toujours aux effets dramatiques. M. Satterthwaite, ici présent, a l’esprit du spectateur ; il observe les personnages, et sait apprécier l’ambiance. Mais, moi, j’ai l’esprit prosaïque, je ne vois que les faits, sans falbalas ni feux de rampe.
— Alors, nous vous laissons à vos réflexions, monsieur Poirot.
— Bon. Pendant vingt-quatre heures seulement.
— Bonne chance, et amusez-vous bien !
Comme ils s’éloignaient ensemble, sir Charles dit à M. Satterthwaite, d’un ton glacial :
— Ce type-là se croit quelqu’un.
M. Satterthwaite sourit de voir l’acteur abandonner à regret le rôle principal.
— Sir Charles, que vouliez-vous insinuer en disant que vous avez d’autres chats à fouetter ?
— Eh bien… Egg et moi…
— Je suis enchanté de l’apprendre, fit M. Satterthwaite. Mes sincères félicitations.
— Évidemment, je suis peut-être un peu âgé pour elle.
— Tel n’est pas son avis… elle seule est juge en la question.
— Vous êtes très gentil, Satterthwaite. Je m’étais mis en tête qu’elle me préférerait le jeune Manders.
— Comment avez-vous pu le penser ? demanda innocemment M. Satterthwaite.

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