DRAME EN TROIS ACTES d’ Agatha Christie

CHAPITRE VII

LE CAPITAINE DACRES
Egg n’avait pas encore exécuté le programme qu’elle s’était fixé pour la journée. Sa prochaine visite la conduisit à Saint-John’s-House, où habitaient les Dacres. C’était une construction toute neuve où les appartements étaient loués très cher. On y voyait de somptueuses vitrines et des portiers en uniformes chamarrés comme des généraux mexicains.
Egg ne franchit pas le seuil de l’entrée, mais fit les cent pas sur le trottoir opposé. Après une heure de ce manège, elle avait parcouru plusieurs kilomètres.
Il était cinq heures et demie lorsqu’un taxi s’arrêta devant l’immeuble et le capitaine Dacres en descendit. Egg attendit encore trois minutes, puis elle traversa la chaussée et pénétra dans la maison.
Elle sonna à l’appartement numéro 3. Dacres en personne vint lui ouvrir. Il était en train de retirer son pardessus.
— Bonjour, monsieur Dacres, lui dit la jeune fille. Me reconnaissez-vous ? Nous nous sommes déjà rencontrés en Cornouailles et dans le Yorkshire.
— Ah ! oui. Et chaque fois la mort a frappé un des convives, n’est-ce pas ? Veuillez entrer, miss Lytton Gore.
— Je désire voir Mme Dacres. Est-elle là ?
— Non, elle est à Bruton Street, à sa maison de couture.
— Je connais. J’y suis allée aujourd’hui, mais j’espérais qu’à cette heure Mme Dacres serait rentrée et ne verrait aucun inconvénient à ce que je vienne ici lui parler… Je m’aperçois que je vous dérange…
Egg fit une pause.
Freddie Dacres songeait :
« Quelle jolie pouliche ! Beau brin de fille, ma foi ! »
Il dit tout haut :
— Cynthia ne doit rentrer qu’après six heures et moi j’arrive de Newbury. La journée a été mauvaise et j’ai quitté le champ de courses de bonne heure. Voulez-vous me faire le plaisir de venir avec moi au « Club Soixante-Douze » prendre un cocktail ?
Egg accepta, bien qu’elle soupçonnât Dacres d’avoir bu suffisamment d’alcool.
Assise dans le sous-sol enfumé du « Club », Egg sirota un martini.
— C’est très amusant ! dit-elle. Je n’étais jamais venue ici !
Freddie Dacres la regarda avec un sourire indulgent. Il se plaisait toujours en la société d’une jolie fille.
— Il s’est passé une bien drôle d’histoire durant notre séjour dans le Yorkshire, dit-il. Un médecin empoisonné… Crevant, n’est-ce pas ? D’habitude, ce sont les docteurs qui empoisonnent leurs malades.
Il éclata d’un gros rire et commanda un second verre de genièvre.
— Très drôle, votre réflexion, monsieur Dacres ! Jamais je n’avais encore songé à cela.
— Oh ! une simple plaisanterie, dit Freddie Dacres.
— C’est curieux, remarqua Egg. Deux fois nous avons été invités à dîner chez des amis et chaque fois un des convives est mort.
— En effet, convint le capitaine Dacres. Vous voulez parler du vieux pasteur chez… machin… l’acteur ?
— Oui. M. Babbington a lui aussi succombé d’une façon plutôt étrange.
— C’est affreux ! On se sent glacé à voir tous ces gens tourner de l’œil et on ne peut s’empêcher de penser : « À quand mon tour ? » Cela vous donne le trac.
— Vous aviez déjà vu M. Babbington à Gilling, n’est-ce pas ?
— Je ne connais pas ce patelin. Non, je n’avais jamais rencontré ce vieux type. Bizarre, n’est-ce pas, qu’il ait claqué de la même manière que le vieux Strange ? Je n’en reviens pas. On ne l’a pas tué, je suppose ?
— Vous-même qu’en pensez-vous ?
Dacres hocha la tête.
— Impossible ! déclara-t-il. Personne ne s’avise de tuer un pasteur. Quant aux médecins, ce n’est pas la même chose.
— Évidemment. Ne confondons pas les médecins et les pasteurs. Il y a une différence…
— Bien sûr ! Cela crève les yeux. Les médecins s’occupent trop souvent de ce qui ne les regarde pas, dit-il d’une voix pâteuse.
Il se pencha en avant :
— Ils feraient mieux de ficher la paix aux gens. Vous saisissez ?
— Pas très bien.
— Ils disposent à leur gré de notre vie et leur puissance est sans limites. On ne devrait pas les laisser faire.
— Je ne vois pas où vous voulez en venir.
— Ma chère amie, je vais vous l’expliquer. Ils font enfermer certains individus… et leur font mener une vie d’enfer. Dieu, qu’ils sont cruels ! Ils séquestrent un type… et lui refusent la drogue, malgré ses supplications. Peu leur importe votre souffrance ! Moi, je vous en parle en connaissance de cause.
Son visage se crispa douloureusement et ses pupilles, petites comme des trous d’épingles, regardèrent fixement devant lui.
— C’est infernal, vous dis-je… infernal ! Ils appellent cela vous soigner et prétendent accomplir une bonne action. Tas de saligauds !
— Est-ce que sir Bartholomé Strange ? risqua prudemment Egg.
— Sir Bartholomé Strange… Au diable ce farceur de médecin ! J’aimerais bien savoir ce qui se passe dans son fameux sanatorium. Un sanatorium ? Plutôt une maison de santé pour toxicomanes. On y soigne de drôles de maladies nerveuses. On vous fourre là-dedans et vous n’en sortez plus. Et ils ont le toupet de déclarer ensuite que vous y êtes entré de votre plein gré. De votre plein gré ! Ils profitent d’une crise pour s’emparer de votre personne.
À présent, il tremblait de tous ses membres. Sa bouche s’affaissa.
— Excusez-moi, je suis à bout de nerfs, dit-il.
Il fit un signe au garçon et invita Egg à prendre un autre verre. Elle refusa, mais il en commanda un pour lui et il le vida d’un trait.
— Ça va mieux, fit-il. Me revoilà d’aplomb. C’est idiot de s’emporter de la sorte ! Cynthia sera furieuse, car elle m’a défendu de parler.
Il dodelina de la tête.
— Il ne faudrait pas répéter tout cela à la police. On me prendrait pour l’assassin du vieux Strange. Comprenez-vous ? Un des invités doit avoir tué le docteur. Lequel ?
— Vous le savez peut-être ?
— Qu’est-ce qui vous le fait dire ? Pourquoi le saurais-je ?
Il la regarda, plein de colère et de soupçon.
— J’ignore tout de l’affaire, je vous jure. Certes, j’ai refusé de suivre sa maudite cure, en dépit des efforts de Cynthia, je n’ai pas voulu me laisser enfermer. Ils préparaient leur coup… tous les deux… mais je ne m’y suis pas laissé prendre.
Il bomba le torse.
— Je suis costaud, miss Lytton Gore.
— Je n’en ai jamais douté. Dites-moi, connaissez-vous une certaine Mme de Rushbridger, soignée au sanatorium ?
— Rushbridger ? Rushbridger ? Le vieux Strange m’en a touché un mot. Que m’a-t-il donc raconté ? Sapristi ! Je ne m’en souviens plus !
Il soupira :
— Je perds la mémoire et je suis entouré d’ennemis… Peut-être m’espionne-t-on en ce moment.
Il jeta autour de lui un regard gêné. Puis il se pencha vers Egg par-dessus la table.
— Que faisait cette femme dans ma chambre ce jour-là ?
— Quelle femme ?
— La femme au profil de lapin. Celle qui a écrit des pièces. Cela se passait le lendemain du jour où il est mort. Je remontais à ma chambre après déjeuner, lorsque je la vis sortir et disparaître par la porte capitonnée au bout du couloir. Bizarre, hein ? Pourquoi est-elle entrée chez moi ? Qu’espérait-elle y trouver ? Qu’avait-elle besoin d’y fouiller ? En quoi mes affaires la concernent-elles ?
Il s’inclina davantage et dit, d’un ton confidentiel :
— Croyez-vous que Cynthia m’ait dit la vérité ?
— Que vous a dit Mme Dacres ?
— Elle prétend que j’ai imaginé tout cela, que j’ai des hallucinations.
Il grimaça un sourire.
— De temps à autre, je vois des choses : des souris roses, des serpents et d’autres animaux. Mais voir une femme, ce n’est pas pareil… je l’ai vue… de mes yeux vue… C’est une drôle de bonne femme. Ses yeux ne me reviennent pas. Ils vous pénètrent.
Il se renversa sur le dossier de son fauteuil et parut sombrer dans le sommeil.
Egg se leva.
— Il faut que je m’en aille. Merci beaucoup, capitaine Dacres.
— Ne me remerciez pas. Je suis ravi, absolument ravi… balbutia-t-il.
« Je ferais bien de partir avant qu’il ne s’endorme », pensa Egg.
Elle émergea de l’atmosphère enfumée du « Club Soixante-Douze » et, sitôt dans la rue, respira l’air frais du soir avec délices.
Béatrice, la femme de chambre, avait déclaré que miss Wills « regardait de tous côtés ». Cette histoire de Freddie Dacres venait de le confirmer. Que cherchait donc miss Wills ? Qu’avait-elle trouvé ? Était-il possible que cette femme connût quelque chose ? Qu’y avait-il de vrai dans les dires du capitaine Dacres concernant sir Bartholomé Strange ? Freddie craignait-il cet homme et le haïssait-il en secret ?
Possible, après tout.
Mais cet entretien d’Egg avec le capitaine Dacres ne lui apporta aucun indice de la culpabilité du turfiste morphinomane en ce qui concernait la mort du pasteur Babbington.
Et si, en fin de compte, Babbington n’avait pas été empoisonné ?
Elle demeura haletante d’émotion en lisant sur une affichette de journal cette nouvelle en gros caractères : « Résultat de l’exhumation de M. Babbington en Cornouailles. »
Vivement, elle tendit un penny et saisit le journal. Au même instant, elle heurta une femme qui achetait également le quotidien. Egg, s’excusant, reconnut la secrétaire de sir Charles, la compétente miss Milray.
Debout l’une près de l’autre, les deux femmes consultèrent les nouvelles de dernière heure.
« Résultats de l’exhumation du pasteur Babbington. » Les mots dansaient devant les yeux de la jeune fille. Analyse des organes… Nicotine…
— Ainsi, on l’a tué ! dit Egg.
— Oh ! Mon Dieu ! s’exclama miss Milray. C’est horrible… horrible…
Son visage ingrat se crispait sous le choc. Egg la regarda avec surprise. Elle avait toujours considéré miss Milray comme un être dénué de sentiments humains.
— Cela me bouleverse, expliqua miss Milray. Vous comprenez, je l’ai toujours connu.
— M. Babbington ?
— Oui. Ma mère habite Gilling, où il était curé. Cela me chagrine beaucoup.
— Bien sûr.
— Ma foi, dit miss Milray, je ne sais que faire.
Elle rougit légèrement sous le regard étonné d’Egg.
— J’ai bien envie d’écrire à Mme Babbington, prononça-t-elle lentement. Mais cette lettre ne paraît guère… J’ignore ce qu’il convient de faire…
Egg jugea cette explication peu satisfaisante.

CHAPITRE VIII

ANGELA SUTCLIFFE
— Êtes-vous un ami ou un espion ? Répondez-moi franchement.
Miss Sutcliffe lança un regard moqueur à l’homme qui était devant elle. Ses cheveux gris gracieusement coiffés, les jambes croisées, elle était assise dans un fauteuil à dossier droit et M. Satterthwaite admirait ses petits pieds parfaitement chaussés et ses fines chevilles. Miss Sutcliffe devait une grande partie de son charme au fait qu’elle prenait rarement les choses au sérieux.
— Vous me jugez bien mal, miss Sutcliffe !
— Pas du tout, monsieur Satterthwaite. Venez-vous ici pour mes beaux yeux, comme disent si gentiment les Français, ou avez-vous l’intention de me tirer les vers du nez au sujet de ces meurtres, méchant que vous êtes ?
— Douteriez-vous de ma parole si je vous certifiais que votre première supposition est la bonne ? interrogea M. Satterthwaite en inclinant légèrement la tête.
— Je n’en croirais rien ! protesta l’artiste avec énergie. Vous êtes un de ces hommes à l’air doux et qui aiment à se vautrer dans le sang.
— Non, non !
— Si, si ! La seule chose qui m’intrigue est de savoir s’il faut prendre pour une insulte ou un compliment le fait d’être considérée comme une meurtrière en puissance. Après tout, je préfère y voir un compliment.
Elle pencha la tête de côté et sur ses lèvres apparut lentement ce sourire ensorceleur qui ne manquait jamais son effet.
M. Satterthwaite songea :
« Quelle adorable créature ! »
Puis, tout haut, il dit :
— J’avoue, chère mademoiselle, que la mort de sir Bartholomé Strange m’intéresse prodigieusement. Comme vous le savez peut-être, je me suis occupé déjà d’affaires criminelles.
Modeste, il fit une pause dans l’espoir que miss Sutcliffe était au courant de ses prouesses policières. Elle demanda :
— Dites-moi, y a-t-il quelque vérité dans ce qu’a dit cette jeune fille ?
— Quelle jeune fille, et qu’a-t-elle dit ?
— Je pense à la jeune Lytton Gore, cette petite qui se laisse envoûter par sir Charles (le misérable est capable de tout). Elle croit que ce bon vieux pasteur de Cornouailles a été également empoisonné.
— Et vous ?
— Ma foi, les deux hommes sont morts de la même manière… Elle est intelligente, cette jeune fille. Dites-moi, Charles est-il sérieux ?
— Votre opinion à ce sujet a plus de valeur que la mienne, répondit M. Satterthwaite.
— Votre excessive discrétion finit par me lasser ! s’écria miss Sutcliffe. Moi, au contraire, je suis épouvantablement indiscrète… Je connais assez bien sir Charles, et j’ai une grande expérience des hommes. En ce moment, Charles semble vouloir se ranger définitivement et affecte des airs vertueux. Il quêtera à l’église et fondera une famille dans un délai record. Voilà mon idée. Ce que les hommes deviennent stupides lorsqu’ils se décident à s’établir ! Ils perdent tout leur charme !
— Je me suis souvent demandé pourquoi sir Charles ne s’était point marié, dit M. Satterthwaite.
— Mon cher, il n’a jamais eu l’esprit tourné vers le mariage. Cependant, ce célibataire endurci possédait une énorme séduction.
Elle soupira, et ses yeux clignotèrent légèrement lorsqu’elle les tourna vers M. Satterthwaite.
— Lui et moi, autrefois… À quoi bon nier ce que tout le monde sait ? Nous connûmes le bonheur tant que cela dura… et nous sommes restés les meilleurs amis du monde. Voilà sans doute pourquoi la petite Lytton Gore me regarde d’un air aussi féroce. Elle me soupçonne de nourrir toujours de la tendresse pour Charles. Se trompe-t-elle ? Je ne saurais l’affirmer. En tout cas, je n’ai pas encore écrit mes mémoires d’amoureuse. Si je m’y décidais, la petite en serait choquée, car, voyez-vous, les jeunes filles modernes sont facilement scandalisées. Sa mère ne s’indignerait pas pour autant. Les femmes du milieu de l’époque victorienne parlent peu, mais n’en pensent pas moins.
M. Satterthwaite se contenta de remarquer :
— Vous avez sans doute raison de supposer que Egg se méfie de vous.
Miss Sutcliffe fronça le sourcil.
— Moi-même je ne suis pas certaine de n’être pas un peu jalouse d’elle. Les femmes ressemblent aux chattes, n’est-ce pas ? Elles griffent, elles miaulent et elles ronronnent…
Elle éclata de rire.
— Pourquoi sir Charles n’est-il pas venu lui-même me faire la morale ? Sans doute par délicatesse. Je dois paraître coupable à ses yeux. Oui, ou non, monsieur Satterthwaite, me prenez-vous pour une criminelle ?
Elle se leva et étendit la main.
— Tous les parfums de l’Arabie ne purifieront pas cette petite main…
Elle s’interrompit.
— Non, décidément, je ne suis pas lady Macbeth. La tragédie n’est pas dans mes cordes.
— De plus, quel mobile auriez-vous eu pour commettre ce crime ?
— C’est juste. J’aimais beaucoup Bartholomé Strange. Nous étions amis et je n’avais aucune raison de vouloir le supprimer. Étant donné ma bonne amitié pour lui, j’aimerais prendre une part active à la chasse au meurtrier. Dites-moi, puis-je vous être utile en quoi que ce soit ?
— Miss Sutcliffe, n’auriez-vous pas vu ou entendu ce soir-là quelque chose concernant le crime ?
— Rien que je n’aie déjà répété à la police. Les invités étaient arrivés dans la journée et sir Bartholomé est mort le premier soir.
— Et le maître d’hôtel ?
— Je l’ai à peine remarqué.
— Un des convives ne vous a-t-il pas intriguée par son attitude ?
— Non. Naturellement, ce jeune homme… comment s’appelle-t-il ? Manders… Manders a surgi plutôt à l’improviste.
— Sir Bartholomé en parut-il surpris ?
— Oui. Il me confia, juste avant le dîner, que cette arrivée intempestive lui semblait bizarre et il l’appela même « une nouvelle manière de forcer les portes ». Seulement, ajouta-t-il, c’est mon mur qui est démoli, et non la porte.
— Sir Bartholomé était-il de bonne humeur ?
— Tout à fait gai.
— Quel est ce passage souterrain dont vous avez parlé à la police ?
— Il doit partir de la bibliothèque. Sir Bartholomé m’avait promis de me le montrer, mais le pauvre homme mourut avant.
— Comment cette question est-elle venue sur le tapis ?
— Nous parlions d’une de ses récentes acquisitions ; un vieux bureau en noyer muni d’un tiroir secret. Je lui ai avoué que j’adore ce genre de tiroirs, c’est une de mes passions. Alors, il m’apprit l’existence d’un passage secret dans sa maison.
— N’a-t-il pas fait allusion devant vous à une certaine Mme de Rushbridger ?
— Non.
— Connaissez-vous dans le Kent un village nommé Gilling ?
— Gilling ? Gilling… non. Je ne crois pas. Pourquoi ?
— Aviez-vous rencontré M. Babbington avant la réception de sir Charles ?
— Qui est M. Babbington ?
— L’homme qui mourut ou fut tué au Nid de Corneilles.
— Oh ! le pasteur ? J’avais oublié son nom. Non, je le voyais pour la première fois. Qui vous a dit que je le connaissais ?
— Une personne qui devait le savoir, mentit effrontément M. Satterthwaite.
Miss Sutcliffe parut amusée.
— Le cher vieil homme ! Comment a-t-on pu imaginer que j’avais eu une intrigue avec lui ? Les archidiacres sont parfois libertins. Pourquoi les pasteurs seraient-ils plus vertueux ? Ne laissons pas souiller la mémoire de ce pauvre homme. Je l’ai vu pour la première fois au Nid de Corneilles.
M. Satterthwaite dut se contenter de cette déclaration.

CHAPITRE IX

MURIEL WILLS
Le numéro 5, Upper Catheart Road, dans le quartier de Tooting à Londres, ne semblait point digne d’abriter une femme de lettres, auteur célèbre de pièces satiriques. Les murs du salon où fut introduit sir Charles étaient d’un gris terne avec, dans le haut, une large bordure de fleurs de cytise. Les rideaux étaient en velours rose et de tous côtés on voyait des photographies et des chiens en porcelaine. Le téléphone se dissimulait sous la crinoline d’une poupée et, çà et là, il y avait des petites tables supportant des objets artistiques en cuivre venant de Birmingham, via L’Extrême-Orient.
Miss Wills entra d’un pas feutré ; sir Charles, en arrêt devant un pierrot d’une longueur ridicule posé sur le divan, ne l’entendit pas. Elle prononça d’une voix ténue :
— Bonjour, sir Charles. Quel plaisir de vous voir chez moi !
Il se retourna vivement.
Miss Wills portait un costume en tricot lâche qui pendait tristement sur ses formes anguleuses. Ses bas, mal tirés, sortaient de mules en cuir verni à hauts talons.
Sir Charles serra la main qu’elle lui tendait, accepta une cigarette et s’assit sur le divan, à côté du pierrot. Miss Wills prit un fauteuil en face de son visiteur. À travers la fenêtre, la lumière venait frapper ses lorgnons qui lançaient de petits éclairs.
— Comment avez-vous fait pour me dénicher ici ? lui demanda-t-elle. Ma mère sera si heureuse d’apprendre que vous êtes venu me voir ! Elle adore le théâtre… surtout les pièces romantiques. Elle parle encore de celle où vous teniez le rôle d’un jeune prince étudiant à l’Université. Elle va aux matinées, mange des chocolats… C’est son bonheur !
— Comme c’est gentil de sa part ! Quel réconfort de savoir qu’on ne vous oublie pas tout à fait ! La mémoire du public est d’ordinaire si courte ! ajouta sir Charles en soupirant.
— Quelle joie ce serait pour elle de vous rencontrer ! L’autre jour, nous avons eu la visite de miss Sutcliffe et ma mère était ravie de la voir.
— Angela est venue ici ?
— Oui. Elle est en train de monter une de mes pièces, Le Petit Chien qui rit.
— Ah ! oui, dit Sir Charles. Elle est annoncée dans la presse. Le titre est très alléchant.
— Votre approbation me fait bien plaisir. Miss Sutcliffe aime également ce titre. La pièce est une sorte de version moderne d’une chanson de nourrice…toute une collection de sottises et de bavardages. Naturellement, miss Sutcliffe tient le rôle de l’étoile et les autres ne sont que ses satellites. C’est elle qui conduit la danse.
— Admirable ! s’exclama sir Charles. Le monde actuel tourbillonne en effet au rythme d’une chanson de nourrice endiablée. Et cette danse échevelée fait rire le Petit Chien… n’est-ce pas ?
Soudain, une idée lui traversa l’esprit : « Cette femme ressemble au Petit Chien : elle rit en regardant les autres. »
La lumière s’écarta des lorgnons de miss Wills et sir Charles vit les yeux bleu pâle de la femme qui l’observaient derrière les verres.
« Cette femme, pensa sir Charles, a un humour diabolique. »
Il dit à haute voix :
— Je me demande si vous devinez l’objet de ma visite ?
— À la vérité, répliqua-t-elle d’un ton malicieux, je ne crois pas que vous vous êtes dérangé spécialement pour admirer ma petite personne.
À ce moment, sir Charles nota la différence entre le langage écrit et le langage parlé. Sur le papier, miss Wills se montrait spirituelle et cynique, dans la conversation elle était espiègle.
— C’est Satterthwaite qui m’a mis cette idée dans la tête, fit sir Charles. Il s’imagine bien connaître le caractère des gens.
— Il est très psychologue, en effet. L’étude de l’âme humaine est, ce me semble, son violon d’Ingres.
— Il croit dur comme fer qu’il s’est passé quelque chose d’anormal à l’Abbaye le soir du dîner, vous l’avez sûrement remarqué.
— Cette réception m’a fort intéressée, je vous l’accorde. Vous comprenez… je n’avais jamais assisté à un meurtre, et un écrivain ne peut bien raconter que ce qu’il a vu.
— C’est là une vérité capitale.
— Et, naturellement, j’ai observé le plus possible ce qui se passait autour de moi.
Ces paroles confirmaient la version de Béatrice : « Miss Wills regardait partout. »
— Oui, l’attitude des invités. Et qu’avez-vous relevé exactement ?
Les lorgnons s’agitèrent.
— En réalité, je n’ai rien découvert, sans quoi j’en aurais averti la police, ajouta-t-elle.
— Pas le moindre détail ?
— Je vois tout dans un salon. C’est plus fort que moi. J’ai la bizarre habitude de fureter partout.
Elle ricana.
— Et qu’est-ce qui vous a frappée ?
— Rien de spécial, sir Charles… De simples particularités dans le caractère des gens. Mes semblables m’intéressent tant !
— En quoi ?
— J’ai de la peine à me faire comprendre. Je suis tout à fait sotte dans la conversation ! ajouta-t-elle en ricanant nerveusement.
— Votre plume est plus redoutable que votre langue, observa sir Charles, souriant.
— Redoutable ? Vous employez là un vocable plutôt désobligeant, sir Charles.
— Ma chère miss Wills, reconnaissez qu’avec une plume à la main, vous êtes d’une cruauté impitoyable.
— Vous êtes terrible, sir Charles ! En ce moment, c’est vous qui vous montrez cruel envers moi.
« Finissons-en de ce stupide badinage », pensa sir Charles en lui-même.
— Ainsi, vous n’avez rien découvert de concret, miss Wills ?
— Non… pas précisément. Cependant, si… j’ai vu quelque chose que j’ai oublié de signaler à la police.
— De quoi s’agit-il ?
— Le maître d’hôtel avait sur le poignet gauche une envie rouge comme une fraise. Je l’ai remarquée lorsqu’il m’a présenté le plat de légumes. Ce détail pourrait aider à identifier l’individu.
— Certes, oui, d’autant plus que la police multiplie en ce moment ses efforts pour retrouver Ellis. Miss Wills, vous êtes une femme remarquable. Aucun des domestiques ni des invités n’a signalé cette marque.
— La plupart des gens ont les yeux dans leur poche, dit miss Wills.
— Où se trouvait exactement cette tache, et quelle était sa dimension ?
— Veuillez découvrir votre poignet…
Sir Charles s’y prêta volontiers.
— Merci. Tenez, exactement ici, dit miss Wills en plaçant sans hésiter le doigt à l’endroit voulu. L’envie était large comme une pièce de six pence et affectait la forme de l’Australie.
— Votre explication est très claire, fit sir Charles, retirant sa main et baissant sa manchette.
— Me conseillez-vous de communiquer ce renseignement à la police ?
— Oui. Ce renseignement lui sera très utile. Parbleu ! Dans les romans policiers, le traître porte toujours sur lui un signe particulier. Je commençais à trouver que la réalité était en retard sur la fiction.
— Dans les histoires de détectives, dit miss Wills, c’est toujours une cicatrice.
— Une envie conviendrait tout aussi bien, dit sir Charles, l’air heureux de sa trouvaille. L’ennui, c’est que la plupart des gens sont si flous. Rien en eux n’attire particulièrement l’attention.
Miss Wills l’interrogea du regard.
— Prenez, par exemple, le vieux Babbington, reprit sir Charles. Il avait une personnalité vague, impossible à saisir.
— Pourtant, il avait des mains peu ordinaires, répliqua miss Wills, ce que j’appellerais des mains de savant… légèrement déformées par l’arthrite, mais avec des doigts effilés et de jolis ongles.
— Quelle bonne observatrice vous faites ! Ah ! j’oubliais… Vous le connaissiez déjà ?
— Moi ?
— Oui, je le tiens de lui-même. Où diantre me disait-il vous avoir connue ?
— Ce n’était pas moi. Vous devez confondre… ou il se trompait. Je n’avais jamais vu M. Babbington auparavant.
— Je dois faire erreur. Je croyais… à Gilling…
Il la dévisagea. Miss Wills demeura calme.
— Non, répéta-t-elle.
— Avez-vous réfléchi, miss Wills, que lui aussi a pu être empoisonné ?
— Je sais que vous et miss Lytton Gore partagez cet avis. Vous, du moins…
— Euh… Et quelle est votre opinion là-dessus ?
— Ce crime me semble invraisemblable.
Déçu par le manque d’intérêt que montrait miss Wills sur ce point, sir Charles fit dévier la conversation.
— Sir Bartholomé a-t-il parlé devant vous d’une Mme de Rushbridger ?
— Non, je ne crois pas.
— On la soignait dans sa maison de santé pour une prostration nerveuse et une forte anémie.
— En ma présence, il a fait allusion à un cas d’amnésie, et nous a expliqué qu’au moyen de l’hypnotisme on pouvait faire revenir la mémoire.
— Pas possible ! savoir si…
Sir Charles fronça le sourcil et se plongea dans ses pensées. Miss Wills demeurait silencieuse. Enfin, sir Charles lui demanda :
— Ne voyez-vous rien d’autre à m’apprendre ? Rien concernant les invités ?
Il lui sembla que miss Wills hésitait avant de répondre.
— Ma foi… non.
— Au sujet de Mme Dacres, ou du capitaine Dacres ? Ou de miss Sutcliffe ? Ou encore de M. Manders ?
Il l’observa avec attention en prononçant chacun de ces noms. À un certain moment, il crut voir les lorgnons vaciller sur le nez de miss Wills.
— Je ne vois pas ce que je pourrais vous dire, sir Charles.
Il se leva.
— Tant pis ! Satterthwaite sera déçu.
— Je le regrette infiniment.
— Et je regrette de vous avoir dérangée. Sans doute, étiez-vous en train d’écrire ?
— En effet.
— Une nouvelle pièce de théâtre ?
— Oui. Et pour être franche, je pensais y placer quelques-uns des personnages présents au dîner de l’Abbaye de Melfort.
— Et que faites-vous de la diffamation ?
— Tranquillisez-vous, sir Charles. J’ai remarqué que les gens ne se reconnaissent jamais dans les pièces. (Elle rit.)… Surtout si, comme vous m’en avez accusée tout à l’heure, je me montre impitoyable.
— En d’autres termes, nous avons une si haute opinion de nous-même que nous ne reconnaissons pas nos travers s’ils sont peints avec vérité ? J’avais raison de dire que vous étiez une femme cruelle.
Miss Wills ne put s’empêcher de rire encore.
— Ne vous alarmez point, sir Charles. D’ordinaire, les femmes ne sont pas cruelles envers les hommes, du moins pas envers tous. Leur méchanceté s’exerce plutôt à l’égard des femmes.
— Ce qui revient à dire que dans votre pièce vous enfoncez le bistouri dans le cœur de quelque malheureuse femme. Laquelle ? Je vais essayer de deviner. Cynthia Dacres… n’attire guère les sympathies féminines…
Pour toute réponse, miss Wills se contenta de sourire.
— Écrivez-vous votre pièce, ou la dictez-vous ? demanda ensuite sir Charles.
— Je l’écris et l’envoie à la dactylographie.
— Vous devriez prendre une secrétaire.
— Peut-être. Avez-vous toujours cette incomparable miss… miss Milray, c’est bien cela ?
— Oui. Elle s’est absentée quelque temps pour aller soigner sa mère à la campagne, mais elle est de retour. Une femme hors ligne.
— C’est aussi mon avis. Quelque peu impulsive…
— Impulsive ? Miss Milray ?
Sir Charles ouvrit de grands yeux. Jamais il n’eût songé à qualifier miss Milray d’impulsive.
— Seulement en certaines circonstances, sans doute, rectifia miss Wills.
Sir Charles hocha la tête.
— Miss Milray est passive comme un robot. Au revoir, miss Wills, excusez-moi de vous avoir ennuyée et n’oubliez pas d’aviser la police de cette petite chose.
— De la tache sur le poignet droit du maître d’hôtel ? Entendu. J’y penserai.
— Au revoir, miss Wills. Ah ! une seconde. Vous avez bien dit le poignet droit. Tout à l’heure, vous parliez du poignet gauche.
— Moi ? Que je suis donc sotte !
— Lequel est-ce ?
Miss Wills fronça le sourcil et ferma à demi les yeux.
— Réfléchissons un peu. J’étais assise comme ceci… et lui… Seriez-vous assez aimable, sir Charles, de me tendre ce plateau de cuivre comme si c’était un plat de légumes ? Ici, à gauche.
Comme on l’en priait, sir Charles présenta l’horrible objet en cuivre battu.
— Des choux, madame ?
— Merci. À présent, je suis certaine. C’était le poignet gauche, comme je l’ai dit au début. Faut-il que je sois stupide !
— Mais non, on confond toujours la gauche et la droite.
Il dit au revoir pour la troisième fois.
Sur le seuil de la porte, il se retourna. Miss Wills ne le regardait point. Debout à l’endroit où il l’avait laissée, elle regardait le feu avec, sur les lèvres, un sourire de perverse satisfaction.
Sir Charles en demeura suffoqué.
« Cette femme sait quelque chose ! J’en donnerais ma main à couper. Et elle ne dira rien… Mais que diable sait-elle ? »

CHAPITRE X

OLIVER MANDERS
M. Satterthwaite se présenta aux bureaux de MM. Speier et Ross, demanda à voir M. Oliver Manders, et remit sa carte au garçon.
Bientôt, il fut introduit dans une petite pièce dans laquelle Oliver était assis devant une table à écrire.
Le jeune homme se leva et serra la main de son visiteur.
— Vous êtes bien aimable de venir me voir, fit-il.
Mais le ton de sa voix disait implicitement : « Je te dis cela par politesse, mais si tu savais à quel point tu me rases ! »
Sans se laisser démonter, M. Satterthwaite s’assit, se moucha lentement et, regardant par-dessus son mouchoir, dit :
— Connaissez-vous les nouvelles ?
— Concernant la situation financière ? Ma foi, le dollar…
— Il ne s’agit pas du dollar, trancha M. Satterthwaite, mais de la mort, ou plutôt des résultats de l’autopsie de Loomouth. Babbington a été empoisonné… par la nicotine.
— Ah ! Oui, j’ai lu cela quelque part. Notre turbulente Egg en sera ravie. Elle a toujours affirmé qu’il y avait meurtre. Quant à moi…
— Cela ne vous intéresse-t-il donc pas ?
— Mes goûts sont moins sanguinaires. Après tout, le meurtre… (Il haussa les épaules.)… est une chose brutale et dénuée de tout intérêt artistique.
— Pas toujours, dit M. Satterthwaite.
— Non ? Peut-être.
— Tout dépend de la personne qui commet le crime. Vous, par exemple, j’en suis certain, vous vous comporteriez en véritable artiste.
— Merci du compliment.
— Cependant, mon garçon, je n’apprécie guère votre façon de simuler un accident. La police, elle, ne s’y trompe pas, à ce qu’il paraît.
Il y eut un instant de silence, et une plume tomba sur le parquet.
Oliver prononça :
— Excusez-moi. Je ne vous suis pas du tout.
— Je fais allusion à cette grossière mise en scène à l’Abbaye de Melfort. Je suis curieux de savoir dans quel dessein vous avez agi ?
Un autre silence, puis Oliver demanda :
— Vous dites que… la police me suspecte ?
M. Satterthwaite fit un signe de tête affirmatif et dit :
— Avouez que cet accident à la porte de l’Abbaye pouvait éveiller des soupçons justifiés. Mais, peut-être, êtes-vous à même d’en fournir une explication satisfaisante.
— Une explication, répondit lentement Oliver, oui, mais j’ignore si elle est ou non satisfaisante.
— Voulez-vous me permettre d’en juger ?
Après une pause, Oliver dit :
— Je suis arrivé là-bas… de cette manière… suivant le conseil de sir Bartholomé.
— Comment ? fit M. Satterthwaite, étonné.
— Cela vous semble drôle, hein ? Telle est pourtant la vérité. J’ai reçu une lettre de lui me priant de simuler un accident et de lui demander l’hospitalité. Il ne pouvait me donner ses raisons par écrit, ajouta-t-il, mais il me les expliquerait dès que nous nous trouverions seuls.
— Et vous a-t-il dévoilé ses intentions ?
— Non… J’arrivai chez lui juste au moment où l’on se mettait à table, et je n’ai pu le voir seul. À la fin du dîner, il… il mourut.
Plus calme à présent, Oliver fixait ses yeux noirs sur M. Satterthwaite, comme pour étudier la réaction provoquée par ses paroles.
— Avez-vous encore cette lettre ?
— Non, je l’ai déchirée.
— Dommage, dit sèchement M. Satterthwaite. Et vous n’en avez point parlé à la police ?
— Non… mon aventure aurait paru… fantastique.
— En effet.
M. Satterthwaite se demanda si sir Bartholomé avait pu écrire une telle lettre. C’était si peu dans son tempérament. Cette histoire mélodramatique ne cadrait pas avec le solide bon sens du médecin.
M. Satterthwaite leva les yeux sur Oliver, qui l’observait toujours, et pensa : « Il espère que je vais me laisser prendre à ces sornettes ! »
Il demanda à haute voix :
— Ainsi, sir Bartholomé ne vous a point fourni la raison de cette requête ?
— Non.
— C’est inouï !
Oliver garda le silence.
— Et, malgré cela, vous avez répondu à son appel ?
L’inquiétude se peignit de nouveau sur les traits du jeune homme.
— Cette demande de la part de sir Bartholomé m’amusait par sa drôlerie et a piqué ma curiosité, je l’avoue.
— Rien d’autre ? interrogea M. Satterthwaite.
— Que voulez-vous dire par là ?
Satterthwaite lui-même ne le savait pas. Il se laissait guider par quelque obscur instinct.
— Je veux dire… y a-t-il autre chose susceptible de vous accabler davantage ?
Le jeune homme haussa les épaules.
— Mieux vaut ne rien vous cacher. D’autant plus que cette femme ne saura pas garder sa langue.
M. Satterthwaite l’interrogea du regard.
— Le lendemain du crime, je parlais à Anthony Astor, vous savez bien, cette femme qui écrit des pièces de théâtre. Lorsque je tirai mon portefeuille de ma poche, quelque chose s’en échappa. Elle le ramassa et me le rendit.
— Qu’était-ce ?
— Malheureusement, elle y jeta un coup d’œil avant de me le rendre. C’était une coupure de journal où il était question de nicotine… de ses effets mortels… que sais-je encore !
— Comment se fait-il que vous vous intéressiez à ce poison ?
— Je ne m’y intéressais pas du tout. J’ai dû glisser ce papier dans mon portefeuille un jour ou l’autre, je ne m’en souviens même point. C’est ridicule, n’est-ce pas ?
« Cela ne tient pas debout », pensa M. Satterthwaite.
— Je suppose, continua Oliver Manders, qu’elle est allée me dénoncer à la police.
— Je ne crois pas. C’est une femme discrète, qui aime à garder pour elle-même ce qu’elle sait.
Oliver Manders se pencha en avant.
— Je suis innocent, monsieur, tout à fait innocent !
— Je n’ai jamais dit que vous étiez coupable, fit d’une voix douce M. Satterthwaite.
— Mais quelqu’un m’accuse… quelqu’un a mis la police après moi !
— Non, non ! dit M. Satterthwaite.
— Alors, pourquoi venez-vous ici, aujourd’hui ?
— Un peu à cause des résultats de mon enquête…sur place, déclara M. Satterthwaite d’un air important, et un peu aussi pour suivre le conseil d’un… ami.
— Quel ami ?
— Hercule Poirot.
— Cet individu ! éclata Oliver. Est-il de retour en Angleterre ?
— Oui.
— Pour quoi faire ?
M. Satterthwaite se leva et dit :
— Pourquoi un chien va-t-il à la chasse ?
Et, satisfait de sa réplique, il quitta la pièce.

CHAPITRE XI

HERCULE POIROT REÇOIT
Hercule Poirot habitait, à l’hôtel Ritz, un appartement sobrement décoré. Installé dans un confortable fauteuil, le détective écoutait.
Egg était perchée sur le bras d’un fauteuil, sir Charles se tenait debout devant la cheminée. M. Satterthwaite, assis à côté d’eux, les observait.
— C’est l’échec sur toute la ligne, soupira Egg.
— Non, non, vous exagérez, lui dit Poirot. En ce qui concerne le lien possible entre les Dacres et M. Babbington, le résultat est nul, je vous le concède. Mais vous nous rapportez tout de même quelques renseignements appréciables.
— Miss Wills sait quelque chose. J’en mettrais ma main au feu ! affirma sir Charles.
— Et le capitaine Dacres n’a pas la conscience tranquille. D’autre part, Mme Dacres se débattait dans de graves ennuis financiers et juste au moment où elle allait se procurer de l’argent, sir Bartholomé lui coupa l’herbe sous le pied en expédiant le bailleur de fonds en croisière.
— Que pensez-vous de l’aventure du jeune Manders ? demanda M. Satterthwaite au détective.
— Elle me parait étrange et la lettre qu’il a reçue ne répond point au caractère de sir Bartholomé.
— Serait-ce donc un mensonge ? s’enquit brusquement sir Charles.
— On peut mentir de tant de manières ! observa Hercule Poirot.
Après un court silence, il reprit :
— Cette miss Wills a écrit une pièce pour miss Sutcliffe, dites-vous ?
— Oui, et la première a lieu mercredi prochain.
— Ah !
De nouveau, Poirot se tut.
— Alors, qu’allons-nous faire, maintenant ? demanda Egg.
Le petit détective lui sourit.
— Il ne nous reste qu’une ressource : réfléchir.
— Réfléchir ! s’écria Egg, découragée.
— Eh oui, réfléchir ! La réflexion permet de résoudre les problèmes les plus ardus.
— Allons-nous demeurer là à nous tourner les pouces ?
— Il vous faut de l’action, mademoiselle. Très bien, je vais vous charger d’une mission. Vous pourriez mener une petite enquête à Gilling, cette paroisse où le pasteur Babbington a vécu tant d’années. Vous disiez que la mère de miss Milray vit à Gilling. Cette vieille femme impotente doit savoir tout ce qui se passe dans le pays : une infirme entend tout et n’oublie rien. Adressez-vous à elle. Qui sait ? Vous ne perdrez peut-être pas votre temps.
— Et vous, monsieur Poirot, resterez-vous les bras croisés ? demanda Egg, obstinée.
Le détective cligna de l’œil :
— Vous insistez pour que je me remue, moi aussi ? Qu’à cela ne tienne ! Seulement, moi, je ne quitterai pas mon hôtel, où je jouis d’un parfait confort. Je vais vous dire ce que je compte faire : je me propose de donner une petite réception où j’offrirai du sherry… puisque c’est la mode, n’est-ce pas ?
— Une réception ?
— Oui, et j’y inviterai Mme Dacres, le capitaine Dacres, miss Sutcliffe, miss Wills, M. Manders, et votre charmante mère, mademoiselle.
— Et moi ?
— Vous aussi, naturellement, ainsi que nos deux amis ici présents.
— Bravo ! s’exclama Egg. Il va sûrement se passer quelque chose d’intéressant, n’est-ce pas, monsieur Poirot ?
— Nous verrons, nous verrons. Mais n’y comptez pas trop, mademoiselle. À présent, permettez-moi de demeurer seul avec sir Charles, car je voudrais lui demander son avis sur certains points.
Tandis que Egg et M. Satterthwaite attendaient l’ascenseur, la jeune fille déclara, ravie :
— C’est magnifique ! Cela ressemble tout à fait à un roman policier. Tout le monde sera réuni, et il nous apprendra le nom du coupable.
— Voire, prononça M. Satterthwaite.
La réception de Poirot, eut lieu le lundi soir. Tous avaient accepté son invitation. La délicieuse et indiscrète miss Sutcliffe promenait son regard de tous côtés en riant malicieusement.
— Monsieur Poirot, vous avez tendu une toile d’araignée à un tas de pauvres petites mouches qui se sont laissé prendre. Voici ce que je prévois. Vous allez nous exposer un brillant résumé de l’affaire et, brusquement, vous me désignerez du doigt, en vous écriant : « Tu es la coupable ! » et chacun dira : « C’est elle ! » J’éclaterai en sanglots, ce qui constituera un aveu, parce que je suis très impressionnable, et ne pourrai dire un mot. Oh ! monsieur Poirot, que vous me faites peur !
— Quelle imagination ! s’écria Poirot.
Une carafe à la main il versait du sherry dans les verres : il en tendit un à l’actrice, en s’inclinant :
— Dans cette petite réunion d’amis, laissons de côté les crimes et les poisons. Ces horreurs vous gâtent le plaisir de vivre.
Il offrit ensuite un verre à la sinistre miss Milray, qui avait accompagné sir Charles et se tenait debout, une expression rébarbative sur le visage.
— Voilà ! fit Poirot lorsqu’il eut accompli son devoir d’hôte. Oublions les circonstances de notre première rencontre et profitons de l’heure qui passe : mangeons, buvons et soyons joyeux, car nous mourrons tous demain. Ah ! malheur ! Je viens encore de parler de la mort. Madame, fit-il en saluant très bas Mme Dacres, permettez-moi de vous souhaiter bonne chance et de vous féliciter de votre ravissante toilette.
— À votre santé, Egg ! dit sir Charles.
— À la vôtre ! fit Freddie Dacres.
Chacun murmura quelques mots, mais la gaieté semblait forcée. Tous s’évertuaient à paraître insouciants. Seul, Poirot gardait son naturel et, heureux de vivre, bavardait à bâtons rompus.
— Je préfère le sherry au cocktail… et j’ai une sainte horreur du whisky ! Il vous abîme irrémédiablement le palais. Pour apprécier les bons vins de France, il ne faut jamais… jamais… Tiens… qu’est-ce qu’il y a ?…
Un son étrange, une sorte de cri étouffé, l’avait interrompu. Tous les regards se tournèrent du côté de sir Charles qui, chancelant et le visage convulsé, laissa échapper son verre, qui roula sur le tapis. Il fit quelques pas et tomba à la renverse.
Il y eut un moment de stupeur ; puis Angela Sutcliffe poussa des cris et Egg appela :
— Charles ! Charles !
Elle se frayait un chemin pour arriver jusqu’à sir Charles, mais M. Satterthwaite la retint doucement.
— Oh ! mon Dieu ! s’exclama lady Mary, serait-ce encore un autre crime ?
Angela Sutcliffe cria :
— Lui aussi est empoisonné. C’est affreux ! Mon Dieu ! Quelle chose horrible !
Et, s’affaissant brusquement sur un divan, elle se mit à sangloter, puis à rire comme une folle.
Poirot prit en mains la situation et s’agenouilla auprès de l’homme prostré. Les autres s’écartèrent tandis qu’il l’examinait. Il se releva et, machinalement, épousseta les genoux de son pantalon. Ensuite, il promena son regard sur le cercle de ses invités. Dans le silence complet, on ne percevait que les sanglots d’Angela Sutcliffe.
— Mes amis… commença Poirot.
Il n’alla pas plus loin, car Egg lui lança à la figure :
— Triple imbécile ! Ridicule cabotin ! Vous prétendez tout savoir, vous vous croyez célèbre, et vous laissez ce crime s’accomplir… là, sous vos yeux… Si vous étiez resté tranquille, ce troisième crime n’aurait pas eu lieu… C’est vous le meurtrier de sir Charles… vous !… vous !… vous !…
Elle s’arrêta, incapable de trouver ses mots.
Poirot hocha tristement la tête.
— C’est vrai, mademoiselle, je suis un assassin d’un genre spécial. Je peux tuer, mais, du moins, je ressuscite mes victimes.
Il se détourna et, de sa voix habituelle, il dit :
— Quelle magnifique création ! Bravo, sir Charles ! Vous plairait-il maintenant de vous présenter au public ?
Éclatant de rire, l’acteur se leva d’un bond et salua, un sourire aux lèvres.
Egg poussa un soupir de soulagement.
— Monsieur Poirot… vous… vous êtes une brute !
— Charles ! cria Angela Sutcliffe, vous êtes un démon !
— Comment ?
Levant la main, Poirot imposa silence.
— Messieurs, mesdames, je vous demande pardon. Cette petite farce était nécessaire pour vous prouver à tous, et incidemment à moi-même, un fait qui s’était déjà imposé à ma raison.
« Écoutez-moi. J’avais versé dans un des verres qui se trouvaient sur ce plateau une cuillerée à café d’eau, qui devait représenter de la nicotine pure. Ces verres sont du même modèle que ceux de sir Charles Cartwright et de sir Bartholomé Strange. Étant donné l’épaisseur du cristal, il est impossible de discerner dans aucun de ces verres une quantité minime d’un liquide incolore. Imaginez donc qu’une fois le verre de porto de sir Bartholomé placé sur la table quelqu’un y ait versé quelques gouttes de nicotine pure. N’importe qui a pu accomplir cette opération. Le maître d’hôtel, la femme de chambre ou un des invités qui se serait glissé dans la salle à manger. Après le dessert, on verse le porto, le verre est rempli. Sir Bartholomé boit… et meurt.
« Ce soir, nous avons joué le troisième acte… un crime simulé, cette fois. J’ai prié sir Charles de tenir le rôle de la victime. Il s’en est acquitté merveilleusement. Supposons un instant qu’il ne se soit point agi d’une plaisanterie. Sir. Charles est mort. Que va faire la police ?
Miss Sutcliffe s’écria :
— Elle analysera le fond du verre.
D’un signe de tête, elle désigna le verre gisant sur le parquet où l’avait laissé tomber sir Charles.
— Vous n’y avez mis que de l’eau, mais si c’était de la nicotine ?…
— Mettons que ce soit de la nicotine.
Poirot toucha légèrement le verre du bout du pied.
— Vous pensez donc que la police ferait analyser le fond du verre et qu’on y découvrirait des traces de nicotine ?
— Certainement !
Poirot hocha lentement la tête.
— Erreur ! On n’y trouverait point de nicotine.
Tous les regards convergèrent sur le détective belge.
— Permettez, dit-il en souriant. Ce verre n’est pas celui dans lequel a bu sir Charles.
Avec un ricanement, il tira un verre de la poche de son habit.
— Voici celui dont il s’est servi.
Il reprit :
— Je viens d’exécuter devant vous un tour élémentaire de prestidigitation. On ne peut fixer son attention sur deux points à la fois. Pour réussir ce petit tour, il fallait que tous les regards se concentrassent ailleurs. Cela, au moment psychologique. Quand sir Charles s’effondra… mort… tous les yeux se tournèrent vers son cadavre. Tout le monde s’approcha de lui, et pas un de vous ne regarda Hercule Poirot qui, à cet instant même, échangeait les verres. Personne n’y a rien vu.
« Je viens ainsi de démontrer devant vous la valeur de mon hypothèse : un tel incident s’est produit au Nid de Corneilles et aussi à l’Abbaye de Melfort… Voilà pourquoi le verre à cocktail et le verre à porto ne contenaient rien d’anormal…
Egg s’écria :
— Qui a fait les échanges ?
Regardant la jeune fille, Poirot répondit :
— Nous allons le découvrir…
— Ne le savez-vous pas ?
Poirot haussa les épaules.
Les invités se disposaient à partir. Cette scène avait jeté un froid dans l’assistance. Tous avaient l’impression qu’on s’était moqué d’eux.
D’un geste, Poirot les arrêta :
— Un instant, je vous prie. J’ai encore un mot à vous dire. Ce soir, nous avons joué la comédie, mais demain cette comédie peut devenir la réalité et tourner au tragique. Poussé par les circonstances, le meurtrier frappera une troisième fois, si besoin est… Je m’adresse à toutes les personnes ici présentes. Si l’un de vous connaît quelque chose… ayant trait de près ou de loin à ce crime, je le supplie de parler. Au point où nous en sommes, garder pour soi un secret est dangereux… c’est risquer la mort. Donc, je vous implore de nouveau… si quelqu’un sait quelque chose, qu’il parle tout de suite…
Sir Charles eut l’impression que l’appel de Poirot s’adressait tout spécialement à miss Wills… en pure perte, d’ailleurs, car personne ne répondit.
Poirot soupira et abaissa la main.
— Soit ! fit-il. Vous êtes prévenus. Je ne puis faire davantage.
Cependant, personne n’ouvrit la bouche.
Mal à l’aise, les invités s’en allèrent.
Egg, sir Charles et M. Satterthwaite demeurèrent avec Poirot.
La jeune fille n’avait pas encore pardonné à Poirot sa macabre plaisanterie. Assise, immobile, les joues enflammées et l’air furieux, elle évitait le regard de sir Charles.
— Mes compliments pour ce petit chef-d’œuvre d’adresse, Poirot, dit sir Charles.
— Merveilleux ! s’exclama M. Satterthwaite, en ricanant. Je ne vous aurais jamais cru capable d’exécuter si bien ce tour de passe-passe. Moi-même n’y ai vu que du feu !
— Vous comprenez maintenant pourquoi je ne me suis confié à personne. L’expérience ne pouvait réussir qu’à cette seule condition.
— Cette petite comédie n’avait-elle d’autre but que de vérifier si la substitution des verres pouvait passer inaperçue ?
— Pas tout à fait. J’avais une autre idée en tête.
— Laquelle ?
— Je tenais à étudier l’expression d’une des personnes présentes au moment où s’est effondré sir Charles.
— Qui ? demanda Egg.
— Ah ! c’est mon secret.
— Et vous avez remarqué l’expression de cette personne ?
— Oui.
— Eh bien ?
Poirot ne répondit point.
— Alors, vous refusez de nous donner votre impression ?
Lentement, Poirot prononça :
— J’ai lu sur son visage une extrême surprise…
Egg aspira longuement.
— À présent, vous connaissez le coupable. Est-ce là ce que vous insinuez ?
— Interprétez ma réponse comme il vous plaira, mademoiselle.
— Mais, alors… vous savez tout ?
— Non, non ! au contraire, je ne sais rien du tout. Saisissez-moi bien : j’ignore totalement pour quel motif on a tué Stephen Babbington. Tant que je ne posséderai pas ce renseignement, impossible de rien prouver… Tout pivote autour de cette question : Pourquoi a-t-on tué Stephen Babbington ?
On frappa à la porte et un petit groom entra, porteur d’un télégramme sur un plateau.
Poirot ouvrit la dépêche. Son visage s’altéra. Il passa le message à sir Charles. Penchée sur l’épaule de l’acteur, Egg lut à haute voix :
« Vous prie de venir me voir immédiatement. Puis vous fournir renseignements précieux sur la mort de Bartholomé Strange. »
Margaret Rushbridger.
— Mme de Rushbridger ! s’écria sir Charles. Nous avions raison : elle est mêlée à cette histoire.

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