DRAME EN TROIS ACTES d’ Agatha Christie

CHAPITRE IV

UNE MODERNE ÉLAINE
— Allons, monsieur Satterthwaite, quel est votre avis ?
M. Satterthwaite regarda à droite et à gauche. Impossible de s’échapper. Egg Lytton Gore le tenait acculé dans un coin. Ces jeunes femmes modernes sont impitoyables…
— Sir Charles vous a fourré cette idée dans la tête, dit-il.
— Non pas. Elle y était déjà… depuis le commencement. La mort a été si brusque.
— C’était un vieillard d’une santé fragile…
Egg l’interrompit :
— Cela ne tient pas debout. Il souffrait de névrite et d’arthrite rhumatismale. Ces maladies n’entraînent pas la mort subite. D’ailleurs, jamais il n’a eu d’attaque. Il me rappelait ces vieilles portes grinçantes qui durent éternellement. Que pensez-vous de l’enquête ?
— Peuh… elle m’a semblé tout à fait… euh… normale.
— Et de la déposition du docteur MacDougal ? Épouvantablement technique, n’est-ce pas ? Description savante des organes… Mais ne vous semble-t-il pas qu’il se retranche derrière ce flot de paroles ? Son discours peut se résumer ainsi : rien ne prouve que cette mort n’est pas due à une cause naturelle. D’autre part, on ne peut affirmer qu’elle soit naturelle.
— Vous coupez les cheveux en quatre, ma petite amie.
— Votre reproche s’adresse plutôt au docteur MacDougal. Très perplexe, et n’ayant rien sur quoi appuyer son jugement, il s’entoure de la prudence médicale. Quel est l’avis de sir Bartholomé Strange ?
M. Satterthwaite répéta certaines affirmations du praticien.
— Il a traité la chose par le mépris, n’est-ce pas ? fit Egg, pensive. Naturellement, lui aussi prend ses précautions… Un grand médecin de Harley Street ne peut se compromettre.
— Il n’y avait au fond du verre que du gin et du vermouth, lui rappela M. Satterthwaite.
— La cause est donc entendue. Pourtant, après l’enquête, il s’est produit un fait qui me laisse perplexe…
— Sir Bartholomé vous aurait-il dit quelque chose ? demanda M. Satterthwaite, en proie à une agréable curiosité.
— Pas à moi… mais à Oliver. Oliver Manders… Il était invité au dîner ce soir-là, mais peut-être ne vous souvenez-vous pas de lui ?
— Si fait. Je m’en souviens parfaitement. C’est un de vos grands amis ?
— Il l’était autrefois. À présent, nous nous chamaillons à tout bout de champ. Il travaille dans le bureau de son oncle à la Cité et il devient un peu affecté. Vous comprenez ce que je veux dire. Il parle toujours de lâcher son métier pour se lancer dans le journalisme. D’ailleurs, il écrit fort bien. Mais jusqu’ici, ce ne sont que des projets en l’air. Il songe avant tout à s’enrichir. Les gens me répugnent : ils ne pensent qu’à gagner de l’argent. N’est-ce pas, monsieur ?
Cette réflexion de la jeune fille le frappa par sa puérilité et sa franchise.
— Ma petite amie, tant de gens sont répugnants… et à bien des titres !
— La plupart des hommes sont des misérables, déclara Egg. Voilà pourquoi je suis vraiment navrée de la mort de M. Babbington. Je ressentais pour lui une sincère affection. Il m’a préparée à la confirmation avec une grande indulgence. J’ai foi dans la religion… non comme mère, qui assiste à l’office du matin et lit des tas de petits livres saints… moi j’essaie de comprendre son rôle dans l’histoire. Je ne saurais donc aimer le communisme comme Oliver. Dans la pratique, nos principes s’accorderaient à peu près : mettre les richesses en commun afin que chacun reçoive sa part, à la différence que… Mais inutile d’entrer dans les détails. Les Babbington étaient de vrais chrétiens. Ils se montraient tolérants et se gardaient de juger leurs semblables, témoignant à tous une grande bonté. Tout le monde les adorait. Il y avait aussi Robin…
— Robin ?
— Leur fils… Il est parti pour les Indes… où il a été tué… J’avais un faible pour lui.
Les yeux d’Egg s’abaissèrent et elle tourna son regard du côté de la mer. Au bout d’un instant, son attention se reporta sur M. Satterthwaite et les réalités présentes.
— Maintenant, vous comprenez mieux mon chagrin devant ce malheur. Supposons qu’il ne s’agisse point d’une mort naturelle…
— Ma chère enfant !
— Cette mort est bizarre, avouez-le.
— Vous venez vous-même de reconnaître que les Babbington n’avaient point d’ennemis.
— Voilà précisément ce qui m’intrigue. Je ne puis concevoir pour quel motif…
— C’est fantastique ! On n’a découvert aucun poison au fond du verre.
— Quelqu’un l’aurait-il piqué avec une aiguille hypodermique ?
— Contenant le poison violent dont les Indiens de l’Amérique du Sud enduisent leurs flèches ? fit ironiquement M. Satterthwaite.
Egg ricana.
— C’est cela. Ce bon vieux poison qui ne laisse aucune trace. Tous, tant que vous êtes, vous prenez la chose de haut. Quelque jour, peut-être, vous vous apercevrez que nous sommes dans le vrai.
— Nous ?
— Oui, sir Charles et moi-même.
Egg rougit légèrement.
M. Satterthwaite pensa en vers. Comme ceux de sa génération, il lisait les Citations pour toutes les circonstances de la vie, recueil qui figurait naguère en bonne place dans toutes les bibliothèques.
Il avait deux fois son âge,
Sa joue portait la cicatrice d’un ancien coup d’épée.
Son teint était hâlé et ses traits tourmentés.
Elle leva les yeux vers lui et l’aima d’un amour fatal.

Il éprouva une légère honte de ces réminiscences poétiques. À notre époque, on fait si peu cas de Tennyson ! En outre, si Charles Cartwright était bronzé, il ne portait pas de cicatrices, et Egg Lytton Gore, bien que capable d’une saine passion, ne semblait nullement destinée à périr d’amour ni à voguer à la dérive dans une barque. Elle n’avait rien de la jeune vierge d’Astolat. « Si ce n’est sa jeunesse », pensa M. Satterthwaite.
Les jeunes filles se laissent souvent attirer par les hommes d’âge mûr au passé aventureux. Egg ne faisait pas exception à cette règle.
— Pourquoi ne s’est-il jamais marié ? demanda-t-elle brusquement.
— Ma foi…
M. Satterthwaite fit une pause. En toute sincérité, il eût répondu : « Par prudence », mais il comprit qu’Egg Lytton Gore aurait refusé de le croire.
Sir Charles Cartwright avait eu mainte intrigue amoureuse, mais il s’était toujours tenu à l’écart du mariage. Egg recherchait une explication plus romanesque au célibat de l’acteur.
— Ne disait-on pas qu’il raffolait de cette jeune actrice morte de la poitrine et dont le nom commençait par un M… ?
M. Satterthwaite se souvint de la dame en question. La rumeur publique avait associé le nom de Charles Cartwright à celui de cette jeune femme, mais de façon superficielle, et pas un moment M. Satterthwaite ne crut que sir Charles s’était confiné dans le célibat par fidélité à la mémoire de la disparue. Il l’expliqua avec tout le tact désirable.
— Il a dû avoir beaucoup de succès féminins, remarqua Egg.
— Euh… sans doute, admit M. Satterthwaite.
— J’aime les hommes qui ont eu beaucoup d’aventures, dit Egg. Cela prouve qu’ils sont normaux.
L’esprit victorien de M. Satterthwaite reçut un nouveau choc. Il ne trouva pas de réponse. Sans remarquer sa surprise, la jeune fille continua de monologuer.
— Sachez-le, sir Charles est plus habile que vous ne l’imaginez. Il pose, évidemment, et se prend au tragique mais, à part cela, c’est un homme intelligent. Il sait mieux manœuvrer un voilier qu’on le croirait à l’entendre parler. On voit en lui un cabotin, mais on se trompe. Tenez, aujourd’hui on jurerait qu’il cherche à produire de l’effet… qu’il veut jouer le rôle du grand détective. Moi, je pense qu’il le remplirait à merveille.
— Possible, acquiesça M. Satterthwaite.
L’intonation de sa voix trahissait nettement ses sentiments. Egg les saisit au vol et les exprima par ces mots :
— Alors, d’après vous, la « Mort d’un Clergyman » n’a rien de sensationnel ? Ce serait simplement : « Regrettable incident au cours d’une réception mondaine. » Qu’en pense M. Poirot ? Lui devrait savoir.
— M. Poirot a attendu les résultats de l’analyse du cocktail et d’après lui tout s’est passé normalement.
— Ce M. Poirot devient vieux, remarqua Egg. Il retarde un peu.
M. Satterthwaite fit la grimace. Inconsciente de son étourderie, elle reprit :
— Venez à la maison prendre le thé avec mère. Vous lui êtes sympathique. Elle me l’a dit.
Très flatté, M. Satterthwaite accepta l’invitation.
En rentrant à la villa, Egg téléphona à sir Charles pour s’excuser d’avoir accaparé son hôte.
M. Satterthwaite s’assit dans le petit salon aux soieries fanées et aux meubles anciens soigneusement entretenus. Cette pièce de l’époque victorienne répondait à l’idée que M. Satterthwaite se faisait d’un boudoir féminin.
L’entretien qu’il eut avec Lady Mary prit tout de suite un tour très familier. Ils parlèrent de sir Charles : M. Satterthwaite le connaissait-il bien ? Pas intimement, répondit M. Satterthwaite. Voilà quelques années, il avait monté à ses frais une des pièces de sir Charles et depuis lors ils étaient restés amis.
— Il a beaucoup de charme, fit lady Mary, en souriant. Tout comme Egg, je suis obligée de le reconnaître. Vous avez sans doute remarqué que ma fille s’engoue facilement des héros ?
M. Satterthwaite se demanda si l’amour maternel de lady Mary ne prenait pas ombrage de l’adoration de sa fille pour les héros. Peut-être faisait-il fausse route ?
— Egg voit si peu le monde ! soupira lady Mary. Nous sommes dans une situation plutôt gênée. Une de mes cousines l’a présentée à la société londonienne et l’a un peu sortie, mais depuis Egg n’a pour ainsi dire pas quitté la maison. À mon sens, la jeunesse devrait fréquenter beaucoup de gens et voyager. Il est dangereux de la tenir toujours dans la même ambiance.
M. Satterthwaite acquiesça. Il songeait à sir Charles et à son voilier. Mais lady Mary envisageait les choses d’un point de vue différent, comme elle l’expliqua quelques instants plus tard.
— La venue de sir Charles dans notre milieu a été très favorable à Egg. Son horizon s’en est trouvé élargi. Les jeunes gens n’abondent pas dans ce pays. J’ai toujours craint que ma fille ne se mariât avec le premier venu, par le seul fait de fréquenter toujours le même homme.
M. Satterthwaite eut une intuition subite.
— Songeriez-vous au jeune Oliver Manders ?
Lady Mary rougit de surprise ingénue.
— Oui, monsieur Satterthwaite. Comment avez-vous deviné que je pensais à ce jeune garçon ? Egg et lui se voyaient souvent à une certaine époque. Peut-être suis-je un peu vieux jeu, en tout cas, je ne prise pas toutes les idées d’Oliver.
— Il faut que jeunesse se passe, remarqua M. Satterthwaite.
Lady Mary hocha la tête.
— J’ai craint un moment… Ce parti est pourtant convenable. Je connais très bien le jeune homme et son oncle, qui l’a tout récemment pris dans ses bureaux, est très riche. C’est stupide de ma part, mais…
Elle s’arrêta court, ne trouvant plus ses mots.
M. Satterthwaite se permit alors une réflexion et prononça d’un ton calme :
— Cependant, lady Mary, vous n’aimeriez pas voir votre fille épouser un homme ayant le double de son âge ?
La réponse de son hôtesse le surprit :
— Peut-être ce mariage offrirait-il plus de sécurité. Du moins, on sait où l’on va. Un homme de cet âge a commis toutes les folies dont il est capable.
Avant que M. Satterthwaite pût émettre son avis, Egg les avait rejoints.
— Tu as été bien longue, chérie, lui dit lady Mary.
— Je parlais à sir Charles, petite mère. Il demeure seul dans toute sa gloire.
Elle regarda M. Satterthwaite d’un œil réprobateur.
— Vous ne m’aviez pas avertie que les autres invités s’étaient envolés.
— Ils sont tous partis hier, à l’exception de sir Bartholomé Strange, qui devait rester jusqu’à demain, mais a été rappelé à Londres ce matin par un télégramme urgent. Un de ses patients se trouvait en danger.
— Dommage ! fit Egg. Je voulais, en effet, étudier tous ces gens. Peut-être aurais-je pu découvrir quelque indice.
— Un indice de quoi, chérie ?
— M. Satterthwaite me comprend. Bah ! Peu importe ! Oliver est toujours par ici. Nous allons le prendre au lasso. Il est intelligent quand il veut.
En rentrant au Nid de Corneilles, M. Satterthwaite surprit son hôte assis sur la terrasse surplombant la mer.
— Tiens ! Vous voilà, Satterthwaite ! Vous avez pris le thé chez les Lytton Gore ?
— Oui. Cela ne vous a pas ennuyé ?
— Certes, non. Egg m’a téléphoné… Une drôle de petite fille, Egg…
— Une enfant délicieuse.
— Oui, peut-être…
Sir Charles se leva et fit quelques pas.
— Plût à Dieu, fit-il soudain d’un ton amer, que je ne fusse jamais venu dans ce maudit pays !

CHAPITRE V

POUR FUIR UNE FEMME
M. Satterthwaite songea en lui-même : « Il en pince réellement pour elle. »
Il se sentit pris de pitié envers ce joyeux bourreau des cœurs qui, à cinquante-deux ans, s’était laissé prendre au piège. Mais Charles Cartwright n’était pas dupe et savait qu’il courait au-devant d’une grande déception. La jeunesse recherche la jeunesse.
« Les jeunes filles n’affichent pas d’ordinaire leur amour, se dit M. Satterthwaite. Egg fait étalage de ses sentiments envers sir Charles. Elle se montrerait plus discrète s’ils étaient vraiment profonds. L’élu de son cœur est Oliver Manders. »
M. Satterthwaite se trompait rarement dans ses présomptions.
Cependant, un facteur échappait à sa pénétration, car il n’en soupçonnait point l’existence : le prestige que prend l’âge mûr aux yeux de la jeunesse. M. Satterthwaite se refusait à admettre qu’Egg pût préférer un homme rassis à un jouvenceau. À ses yeux, la jeunesse était le plus précieux des dons.
Ses convictions s’affermirent lorsque, après le dîner, Egg lui demanda l’autorisation de lui amener Oliver « pour mener l’enquête ».
C’était, certes, un beau garçon avec ses yeux sombres aux lourdes paupières et sa grâce naturelle. La jeune fille avait réussi à le faire venir à force de persuasion, mais il se laissa entraîner sans enthousiasme.
— Ne pourriez-vous la calmer un brin, monsieur ? fit-il en voyant sir Charles. Cette vie saine en pleine nature décuple son énergie. Vous vous emballez trop facilement, ma chère amie, et vous ne rêvez que crimes sensationnels… enquêtes policières, etc.
— Seriez-vous sceptique, Manders ?
— Plutôt, monsieur. Il est ridicule d’imputer la mort de ce vieux pasteur doux comme un agneau à autre chose qu’à une cause naturelle.
— Vous avez peut-être raison, dit sir Charles.
M. Satterthwaite lança un regard vers son hôte. Quel rôle jouait ce soir Cartwright ? Ce n’était ni celui de l’officier de marine en retraite… ni celui du détective international. Non, il adoptait une attitude toute nouvelle et M. Satterthwaite fut suffoqué en le voyant se contenter de demeurer dans l’ombre d’Oliver Manders. Renversé dans son fauteuil, la tête dans la pénombre, il observait Egg et Oliver discutant… Egg avec fougue, Oliver d’un ton calme et indolent.
Sir Charles paraissait plus âgé que d’habitude… et fatigué.
Plus d’une fois, Egg s’adressa à lui d’une voix ardente et empressée… mais il n’encourageait point ses élans.
À onze heures, les deux jeunes gens s’en allèrent. Sir Charles les accompagna sur la terrasse et leur offrit une lampe électrique de poche pour descendre le sentier rocailleux.
Mais ils n’en avaient pas besoin par cette belle nuit baignée de lune. Ils s’éloignèrent ensemble, leurs voix s’éteignirent avec la distance.
Malgré le temps splendide, M. Satterthwaite, ne voulant pas risquer un rhume, rentra au salon-cabine. Sir Charles s’attarda encore quelques instants sur la terrasse.
Lorsqu’il reparut au salon, il ferma la porte-fenêtre derrière lui et se dirigea vers une petite table pour se verser un verre de whisky à l’eau de Seltz.
— Satterthwaite, déclara-t-il, dès demain je quitte ce pays pour de bon.
— Quoi ? s’écria Satterthwaite, stupéfait.
Une sorte de plaisir mélancolique devant l’effet produit par ses paroles se peignit un instant sur les traits de Charles Cartwright.
— C’est pour moi le seul parti à prendre, dit-il, appuyant à dessein sur ces mots. Je vendrai cette villa. Personne ne saura jamais ce qu’elle représente à mes yeux, ajouta-t-il d’un ton pathétique.
Après cette soirée où il avait tenu le second violon, sir Charles prenait sa revanche. Il jouait la grande scène du renoncement qu’il avait si souvent répétée dans tant de mélodrames : renonciation à la femme d’un ami, à la jeune fille de ses rêves…
Il reprit, d’un air bravache :
— Il s’agit de faire la part du feu… La jeunesse appartient à la jeunesse. Ces deux-là sont faits l’un pour l’autre. Je disparaîtrai…
— Où irez-vous ? demanda M. Satterthwaite.
L’acteur eut un geste vague.
— N’importe où. Qu’est-ce que cela peut me faire ?
Il ajouta d’une voix légèrement altérée :
— Peut-être à Monte-Carlo.
Puis, comprenant la platitude de cette réponse, il essaya de se rattraper :
— On peut trouver la solitude au milieu de la foule comme en plein désert. J’ai toujours été une âme solitaire…
Sur cette phrase mélodramatique, il salua M. Satterthwaite et fit sa sortie.
M. Satterthwaite se leva et se disposa à le suivre pour gagner sa chambre.
— Je suis tranquille : il n’ira pas en plein désert, pensa-t-il.
Le lendemain matin, sir Charles s’excusa auprès de M. Satterthwaite de le quitter pour aller à Londres ce jour-là.
— N’abrégez pas votre séjour pour autant, mon cher ami. Vous deviez rester chez moi jusqu’à demain pour vous rendre ensuite chez les Harberton à Tavis tock. La voiture vous y conduira. Maintenant que ma décision est prise, je ne veux pas reculer.
Sir Charles redressa les épaules, serra chaleureusement la main de M. Satterthwaite et le confia aux soins de la compétente miss Milray.
Celle-ci accepta la situation avec son flegme habituel. Elle n’exprima ni émotion ni surprise devant la brusque résolution de sir Charles. En vain M. Satterthwaite essaya-t-il de la faire parler. Pas plus les morts subites que les brusques changements de plans ne troublaient miss Milray. Indifférente à tous les événements, elle s’efforçait de toujours se montrer à la hauteur de sa tâche. Elle téléphonait aux agences immobilières, envoyait des câbles à l’étranger et expédiait la correspondance d’affaires sur sa machine à écrire. Pour échapper au spectacle déprimant d’une si grande perfection, M. Satterthwaite alla flâner sur le quai. Il marchait lentement lorsqu’il fut saisi de derrière par le bras. Se retournant, il se trouva face à face avec une jeune fille au visage pâle.
— Que signifie cette histoire ? lui demanda Egg, furieuse.
— Quelle histoire ? répliqua M. Satterthwaite.
— Tout le monde raconte que sir Charles s’en va… qu’il a l’intention de vendre le Nid de Corneilles.
— C’est tout à fait exact.
— Il s’en va ?
— Il est parti.
— Oh !
Egg lui lâcha le bras. À présent, on eût dit une toute petite enfant en proie à un gros chagrin.
M. Satterthwaite ne savait que dire.
— Où est-il allé ?
— À l’étranger. Dans le midi de la France.
— Oh !
M. Satterthwaite demeurait interloqué. De toute évidence, Egg trahissait un sentiment plus profond que l’adoration platonique des héros…
Plein de sympathie pour elle, il cherchait des mots consolateurs, lorsqu’une question de la jeune fille le fit sursauter :
— Avec quelle garce est-il parti ?
M. Satterthwaite la regarda, bouche bée. De nouveau, Egg le prit par le bras et le secoua violemment.
— Vous devez le savoir ! cria-t-elle. Laquelle ? Celle aux cheveux gris ou l’autre ?
— Ma chère petite, je ne sais de quoi vous parlez.
— Si, si, vous le savez ! Il y a sûrement une femme là-dessous. Il a de l’affection pour moi, j’en suis certaine. Une de ces deux femmes a dû s’en rendre compte l’autre soir et a réussi à l’éloigner de moi. Je hais les femmes. Ce sont des chipies. Avez-vous vu la toilette de celle aux cheveux verts ? J’en grinçais des dents, de rage et d’envie. Une femme aussi élégante sait aguicher les hommes… Pas d’erreur ! Auprès d’elle, on se sent aussi mal fagotée que la femme d’un vicaire. Est-ce elle ? Ou celle aux cheveux gris ? Elle est amusante, celle-ci. On le voit sur son visage. En outre, elle plaît beaucoup aux hommes. Il l’appelait Angie. Laquelle des deux, dites ?
— Ma petite, vous vous êtes fourré des idées dans la tête. Lui… euh… Charles Cartwright ne s’intéresse à aucune de ces femmes.
— Je ne vous crois pas. En tout cas, elles s’intéressent à lui…
— Non, non, vous vous trompez. Votre imagination travaille trop.
— Des garces ! s’écria Egg. Voilà ce qu’elles sont.
— Il ne faut pas employer ce mot, chère petite.
— Je pourrais me servir de termes encore plus vilains.
— Possible, possible, mais je vous en prie, surveillez votre langage. Je vous le répète, vous vous méprenez sur sir Charles.
— Alors, pourquoi s’en est-il allé… ainsi ?
M. Satterthwaite toussota.
— Ma foi… parce qu’il l’a jugé bon.
Egg le regarda fixement.
— Insinuez-vous… que c’est à cause de moi ?
— Qui sait ? Peut-être ?
— Et il a préféré s’enfuir. Sans doute lui ai-je un peu trop dévoilé mon jeu… Les hommes n’aiment pas qu’on se jette à leur cou, n’est-ce pas ? Maman a raison, après tout… Vous ne sauriez vous imaginer comme elle parle bien des hommes ! Toujours à la troisième personne du singulier… et avec une politesse victorienne. « Un homme déteste qu’on lui coure après ; une femme doit toujours laisser l’homme mener le train. » Ne trouvez-vous pas cette expression « mener le train » délicieuse ? En la circonstance, c’est Charles… qui mène le train. Il m’a fui… Le pire, c’est que je ne peux songer à le rattraper. Si je le poursuivais, sans doute prendrait-il un bateau pour se rendre dans les déserts de l’Afrique… ou plus loin encore.
— Hermione, dit M. Satterthwaite, parlez-vous sérieusement au sujet de sir Charles ?
La jeune fille lui lança un regard courroucé.
— Certes, oui !
— Et que faites-vous d’Oliver Manders ?
D’un geste impatient de la tête, Egg chassa de son esprit le souvenir du jeune éphèbe. Elle suivait le cours de sa pensée.
— Croyez-vous que je devrais lui écrire ? Rien de tragique. Une simple lettre de jeune fille… pour le mettre à l’aise et dissiper ses craintes.
Elle fronça le sourcil.
— Quelle sotte j’ai été ! Maman s’en serait mieux tirée. Les femmes de cette époque savaient s’y prendre, elles ! Elles s’y entendaient pour se retirer en rougissant. Je me suis trompée sur toute la ligne. J’étais persuadée qu’il avait besoin d’encouragements… d’un peu de réconfort. Dites-moi. (Elle se tourna brusquement vers M. Satterthwaite.) Hier soir, m’a-t-il vue jouer la scène du baiser avec Oliver ?
— Pas que je sache. À quel moment ?…
— Tout s’est passé au clair de lune, comme nous descendions le sentier. Je croyais qu’il nous regardait toujours de la terrasse. Je me disais que s’il était témoin de mes démonstrations envers Oliver, cela pourrait le stimuler un peu car je suis certaine de ne pas lui être indifférente. Je jurerais qu’il m’aime.
— N’êtes-vous pas cruelle pour Oliver ?
Egg hocha la tête.
— Pas le moins du monde. Oliver croit rendre hommage à une jeune fille en l’embrassant. C’était, je l’avoue, un rude coup pour sa vanité ; mais on ne peut songer à tout. Je voulais émoustiller Charles. Depuis quelque temps, il se montrait trop distant à mon égard.
— Ma chère enfant, je vois que vous ne comprenez pas la raison du brusque départ de Charles. Il s’est imaginé que vous aimiez Oliver et s’est enfui pour s’épargner de la souffrance.
Egg se retourna, saisit M. Satterthwaite par les épaules et le regarda en plein dans les yeux.
— Est-ce bien vrai ? Me dites-vous toute la vérité ? L’imbécile ! L’idiot ! Oh !…
Elle lâcha M. Satterthwaite et marcha à côté de lui d’un pas léger.
— Alors il reviendra, dit-elle. Il reviendra. Sinon…
— Sinon ?
Egg éclata de rire.
— Je le ferai revenir. Vous verrez.
Compte tenu de la différence dans la façon de s’exprimer, Egg et la Vierge d’Astolat du poème de Tennyson possédaient de nombreux points communs. Mais M. Satterthwaite se dit que la méthode suivie par Egg serait plus efficace que celle d’Élaine, et que la jeune fille moderne ne mourrait pas d’amour incompris.

DEUXIÈME ACTE
CERTITUDE

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