DRAME EN TROIS ACTES d’ Agatha Christie

CHAPITRE PREMIER

SIR CHARLES REÇOIT UNE LETTRE
M. Satterthwaite était venu passer la journée à Monte-Carlo. Sa tournée de réceptions mondaines était terminée et il affectionnait particulièrement la Riviera en septembre.
Assis dans le jardin, il savourait les rayons du soleil en lisant un numéro du « Daily Mail », vieux de deux jours.
Soudain, un nom attira son attention : « Strange. Mort de sir Bartholomé Strange. » Il lut le filet d’un bout à l’autre.
« Nous avons le regret d’annoncer la mort de sir Bartholomé Strange, l’éminent spécialiste des maladies nerveuses. Sir Bartholomé recevait des amis dans sa résidence du Yorkshire. Il paraissait en excellente santé et de très bonne humeur, lorsqu’il mourut subitement à la fin du repas. Il plaisantait avec des amis et buvait un verre de porto lorsqu’il fut frappé d’une attaque d’apoplexie. Il succomba avant l’arrivée du médecin. Sir Bartholomé sera très regretté. Il était… »
Suivaient quelques phrases sur la vie et l’œuvre du célèbre praticien.
M. Satterthwaite, profondément impressionné, laissa le journal lui échapper des mains. Il se représenta le médecin tel qu’il l’avait vu pour la dernière fois : fort, jovial, en parfaite santé. Et maintenant… Certains mots se détachèrent alors du contexte de l’article et frappèrent désagréablement l’esprit de M. Satterthwaite : « Il buvait un verre de porto »… « Attaque d’apoplexie… » « et succomba avant l’arrivée du médecin… »
Du porto, pas un cocktail cette fois, mais à part cela il y avait une curieuse similitude entre cette mort et celle de M. Babbington, au Nid de Corneilles, en Cornouailles. M. Satterthwaite revit en pensée le visage convulsé du bon vieux pasteur…
Supposé qu’après tout…
Il leva les yeux et aperçut sir Charles Cartwright qui venait vers lui à travers le gazon.
— Satterthwaite ! Quelle heureuse rencontre ! Je désirais précisément vous voir. Avez-vous lu dans le journal la mort de ce pauvre vieux Tollie ?
— Je viens d’en prendre connaissance.
Sir Charles s’assit sur une chaise à côté de lui. Il portait un costume de yacht immaculé. Finis, les pantalons de flanelle grise et les vieux chandails ! C’était le yachtman civilisé du Midi de la France.
— Écoutez-moi, Satterthwaite. Tollie se portait comme un charme. Jamais il n’a eu aucune maladie. Serais-je un parfait crétin… ou cette affaire ne vous rappelle-t-elle point… euh…
— Celle de Loomouth ? En effet. Mais nous pouvons nous tromper. La coïncidence n’est sans doute que superficielle. Somme toute, les morts subites proviennent de différentes causes.
Impatient, sir Charles hocha la tête, puis il dit :
— Je viens de recevoir une lettre… d’Egg Lytton Gore.
M. Satterthwaite dissimula un sourire.
— Est-ce la première ?
Sir Charles ne se tenait point sur ses gardes.
— Non, j’en ai reçu une peu après mon arrivée ici. Elle m’a suivi un peu partout. Elle m’apportait de banales nouvelles. Je n’y ai pas répondu… Vous l’avouerai-je, Satterthwaite ? Je n’ai pas osé y répondre… La petite n’y voyait aucune malice, mais je ne voulais point passer pour un idiot.
M. Satterthwaite porta la main à sa bouche où s’attardait encore un sourire.
— Et celle-ci ? demanda-t-il.
— Elle est différente. C’est un appel au secours…
— Au secours ?
M. Satterthwaite leva les sourcils.
— Elle se trouvait là… vous comprenez… dans la maison, lors du drame…
— Vous voulez dire qu’elle séjournait chez sir Bartholomé Strange le jour de sa mort ?
— Oui.
— Qu’en dit-elle ?
Sir Charles avait tiré une lettre de sa poche. Il hésita un instant, puis la tendit à son compagnon.
— Tenez, lisez plutôt.
M. Satterthwaite déplia la feuille de papier avec curiosité.

« Cher sir Charles. Je ne sais quand cette lettre vous parviendra. Bientôt, je l’espère. Je suis si troublée que je ne sais que faire. Vous avez sans doute appris par les journaux la mort de sir Bartholomé Strange. Il a succombé de la même manière que M. Babbington. Ce ne saurait être une coïncidence… C’est impossible… absolument impossible… J’en suis triste à mourir.
« Ne pourriez-vous rentrer et procéder vous-même à une enquête ? Ma requête peut vous sembler déplacée, mais vous aviez conçu des soupçons sur la mort de Babbington et personne alors ne voulait vous écouter. Maintenant c’est votre ami qui a été tué. Si vous ne rentrez pas, personne ne découvrira la vérité. Vous seul y réussirez, j’en ai la ferme conviction…
« Autre chose. Je suis inquiète au sujet de quelqu’un… Il n’a rien à voir dans cette affaire… je le sais, mais les circonstances peuvent paraître bizarres. Je ne puis m’expliquer par lettre. J’attends votre retour, car vous reviendrez, n’est-ce pas ? Vous seul découvrirez la vérité.
« À vous, en toute hâte.
« Egg. »

— Eh bien ? demanda sir Charles. Sa lettre écrite dans la précipitation est un peu incohérente, mais qu’en pensez-vous ?
M. Satterthwaite replia lentement la missive pour s’accorder un instant de réflexion avant de répondre.
Il convint que la lettre semblait décousue, mais il ne la croyait pas rédigée en hâte. Selon lui, c’était une élucubration longuement préparée, visant à flatter la vanité de sir Charles, son esprit chevaleresque et ses instincts sportifs.
Étant donné ce que M. Satterthwaite savait de sir Charles, cette lettre constituait une sorte de piège.
— À qui se rapporte, croyez-vous, le mot « quelqu’un » ? demanda-t-il.
— Manders, sans nul doute.
— Se trouvait-il là également ?
— Il devait y être, mais je ne vois pas à quel titre. Tollie ne l’a rencontré qu’une fois, chez moi, lors de ma dernière réception. Pourquoi l’aurait-il invité à aller le voir ? Je n’y comprends rien.
— Recevait-il souvent chez lui ?
— Trois ou quatre fois par an. Il donnait toujours un grand dîner à l’occasion du Saint-Léger.
— Passait-il beaucoup de temps dans le Yorkshire ?
— Il y possédait une maison de santé… qu’on appelle « sanatorium », une clinique, si vous préférez. Il a acheté l’Abbaye de Melford (c’est un ancien couvent), l’a restaurée et a construit un sanatorium dans la propriété.
— Je comprends.
M. Satterthwaite se tut un moment et reprit :
— Je me demande quels étaient les autres invités de sir Bartholomé Strange ?
Sir Charles émit l’idée qu’on pourrait trouver ce renseignement dans un journal datant de quelques jours et ils se mirent en quête de quotidiens anglais.
— Nous y voici ! annonça sir Charles, et il lut à haute voix :
« Sir Bartholomé Strange donne sa réception habituelle en l’honneur du Saint-Léger. Parmi les invités figurent lord et lady Eden, lady Mary Lytton Gore, sir Jocelyn et lady Campbell, le capitaine et Mme Dacres, et miss Angela Sutcliffe, la célèbre actrice. »
Les deux hommes s’entre-regardèrent.
— Les Dacres et Angela Sutcliffe, répéta sir Charles. On ne mentionne pas le nom d’Oliver Manders.
— Allons chercher le Continental Daily Mail de ce jour, proposa M. Satterthwaite. Nous y trouverons peut-être du nouveau.
Sir Charles parcourut le journal. Soudain, il se redressa.
— Bon Dieu ! Satterthwaite, écoutez ceci :

SIR BARTHOLOMÉ STRANGE

« Aujourd’hui, l’enquête sur la mort de sir Bartholomé Strange a conclu à un empoisonnement par la nicotine, mais on ne possède aucun indice sur la manière dont le poison a été administré. »

Sir Charles fronça le sourcil.
— Empoisonnement par la nicotine ! Cela semble plutôt bénin… et insuffisant pour terrasser un homme. Je n’y comprends rien.
— Qu’allez-vous faire ?
— Moi ? Je vais retenir ma place dès ce soir dans le Train bleu.
— Après tout, dit M. Satterthwaite, je pourrais en faire autant.
— Vous ? s’exclama sir Charles, tout surpris.
— Cette sorte d’enquête est de mon ressort, déclara modestement M. Satterthwaite. Ce n’est pas la première fois que je m’intéresse au crime. En outre, je connais assez bien le colonel Johnson, officier de police, ce qui nous facilitera la tâche.
— Parfait ! s’écria sir Charles. Allons tout de suite au bureau des Wagons-Lits.
M. Satterthwaite songea en lui-même :
« La petite Egg a réussi à le faire rentrer. Elle l’avait bien prédit. Savoir jusqu’à quel point sa lettre était sincère ? Décidément, Egg Lytton Gore est une opportuniste. »
En attendant que sir Charles sortît du bureau des Wagons-Lits, M. Satterthwaite se promena dans le jardin, le cerveau toujours agréablement préoccupé par la mystérieuse Egg Lytton Gore. Admirant l’esprit de ressource et la force de persuasion de la jeune fille, il fit taire le côté victorien de sa nature qui refusait aux membres du beau sexe toute initiative dans les affaires sentimentales.
M. Satterthwaite était très observateur. Au milieu de ses méditations sur les femmes en général et sur Egg Lytton Gore en particulier, il se demanda :
« Où diable ai-je donc déjà vu ce petit homme au crâne en forme de poire ? »
Le propriétaire dudit crâne, assis sur un banc, son chapeau posé à sa droite, regardait vaguement devant lui. Il arborait une paire de moustaches d’une dimension extravagante.
À proximité, un enfant à la mine boudeuse sautillait tantôt sur un pied, tantôt sur l’autre, et de temps en temps écrasait la bordure de lobélies.
— Ne fais pas cela, chéri, lui disait sa mère, levant les yeux de son journal de modes.
— Je ne sais pas à quoi m’amuser, maman, répliqua le bambin.
Le petit homme se détourna pour considérer la mère et M. Satterthwaite le reconnut.
— Monsieur Poirot ! Quelle agréable surprise !
M. Poirot se leva et salua.
— Enchanté, monsieur.
Les deux hommes se serrèrent la main et M. Satterthwaite s’assit près de Poirot en disant :
— Tout le monde semble s’être donné rendez-vous à Monte-Carlo. Il y a une demi-heure à peine, j’ai rencontré sir Charles Cartwright, et maintenant, c’est vous.
— Sir Charles est également ici ?
— Il est venu pour faire du yachting. Vous savez qu’il a vendu sa maison de Loomouth ?
— Ah ! Je l’ignorais. Vous m’en voyez étonné.
— Cela ne m’a point surpris. Cartwright n’est pas homme à se plaire longtemps au même endroit.
— Là-dessus, je suis d’accord avec vous, monsieur Satterthwaite. Mon étonnement s’explique d’une autre façon. Il me semblait que sir Charles avait une raison particulière de demeurer à Loomouth… une raison charmante, n’est-ce pas ? Suis-je dans le vrai ? La petite demoiselle au surnom si amusant : Egg, ou œuf, comme nous dirions en français.
Ses yeux pétillaient d’une douce malice.
— Tiens ! Vous avez remarqué cela ?
— Certes ! J’ai un faible pour les amoureux. Vous aussi, je crois. La jeunesse est toujours si attendrissante !
Il poussa un soupir.
— Il me semble, dit M. Satterthwaite, que vous avez plutôt deviné la raison du départ de sir Charles. Il a quitté Loomouth pour fuir…
— Mlle Egg ? Il est visible qu’il l’adore. Pourquoi donc cette fuite ?
— Ah ! fit M. Satterthwaite, vous n’entendez rien au caractère anglo-saxon.
M. Poirot suivait son propre raisonnement.
— Évidemment, il a choisi le meilleur moyen. Fuyez une femme… aussitôt elle court après vous. Sir Charles, en homme d’expérience, doit le savoir.
M. Satterthwaite parut amusé de cette remarque.
— Je crains que vous ne vous trompiez légèrement sur le compte de notre ami. Dites-moi, monsieur Poirot, que faites-vous ici ? Vous êtes en vacances ?
— Je suis en vacances perpétuelles. J’ai réussi dans ma carrière. Je suis riche. J’ai pris ma retraite et maintenant je fais mon tour du monde.
— Magnifique ! s’exclama M. Satterthwaite.
— N’est-ce pas ?
— Maman ! cria le gamin, à quoi faut-il s’amuser à présent ?
— Chéri, lui dit sa mère sur un ton de reproche, n’est-ce pas suffisant d’être venu ici et de jouir de ce beau soleil ?
— Oui, mais je ne sais que faire.
— Cours… amuse-toi… Va voir la mer.
— Maman, dit une petite fille, apparaissant soudain, joue avec moi, veux-tu ?
La mère ainsi interpellée leva les yeux de son livre.
— Amuse-toi avec ta balle, Marcelle.
Docile, la petite fille fit rebondir sa balle, d’un air maussade.
— Moi aussi, je m’amuse, déclara Hercule Poirot, avec une drôle d’expression.
Puis, comme en réponse à la pensée qu’il lisait sur les traits de son interlocuteur, il ajouta :
— Eh oui ! Vous y êtes. C’est bien cela.
Après un instant de silence, il reprit :
— Comprenez-moi. J’ai eu une enfance pauvre. À la maison, nous étions nombreux et nous dûmes gagner notre vie de bonne heure. J’entrai dans la police. À force de travail, j’ai peu à peu monté en grade. Je commençai par me créer une réputation parmi mes collègues et bientôt mon nom devint célèbre, même à l’étranger. Enfin, l’heure de la retraite sonna pour moi. Puis vint la Grande Guerre. Le cœur meurtri, je dus me réfugier en Angleterre, où une brave dame m’offrit l’hospitalité. Elle mourut… non pas d’une mort naturelle, mais assassinée. Je me mis aussitôt à l’œuvre et fis fonctionner mes petites cellules grises. Enfin, je découvris le meurtrier de ma bienfaitrice. Je m’aperçus alors que je n’étais pas un homme fini. Mon activité s’avérait plus forte que jamais. Alors commença ma seconde carrière, celle d’un détective privé en Angleterre. J’ai résolu depuis de nombreux problèmes aussi fascinants que déconcertants. Ah ! monsieur, j’ai vécu. La psychologie humaine est étonnante. Devenu riche, je me dis : « Quelque jour, je posséderai tout l’argent dont j’ai besoin et j’en profiterai pour réaliser mes rêves. »
Il posa la main sur le genou de M. Satterthwaite, et poursuivit :
— Mon ami, méfiez-vous du jour où vos rêves seront réalisés. Ces enfants qui s’ennuient près de nous ont sans doute rêvé de venir à la Côte d’Azur… et de contempler un nouveau paysage. Vous comprenez ?
— Je comprends, répondit M. Satterthwaite, que vous-même vous vous ennuyez.
Poirot acquiesça d’un signe de tête.
— Vous l’avez dit.
À certains moments, M. Satterthwaite rappelait Puck, le personnage de Shakespeare. En cet instant, par exemple. Son visage ridé se crispait malicieusement. Il hésitait. Oui, ou non, se déciderait-il à parler ?
Lentement, il déplia le journal qu’il portait encore sur lui.
— Avez-vous lu ceci, monsieur Poirot ?
De l’index, il indiquait un certain paragraphe.
Le petit Belge prit le journal. M. Satterthwaite l’observa tandis qu’il lisait. Aucun changement ne se produisit sur les traits du détective, mais son compagnon eut l’impression de voir son corps se raidir comme celui d’un terrier décelant la présence d’un rat.
Hercule Poirot lut deux fois le fait divers, replia le journal et le rendit à M. Satterthwaite.
— C’est intéressant, dit-il.
— Oui. On dirait, n’est-ce pas, que sir Charles avait raison et que nous nous sommes trompés ?
— En effet, fit Poirot… on dirait que nous nous sommes trompés… Je le reconnais volontiers, mon ami. Jamais je n’aurais pu croire qu’un vieillard si aimable et si bon aurait pu être assassiné… Bah ! Je me suis peut-être fourvoyé… Bien que, savez-vous, cette autre mort n’est probablement qu’une coïncidence. Les coïncidences les plus bizarres peuvent se produire. Moi, Hercule Poirot, j’en ai connu d’étonnantes.
Il fit une pause et continua :
— L’instinct de sir Charles Cartwright l’a vraisemblablement mis sur la bonne piste. C’est un artiste sensible, impressionnable, il a de l’intuition plutôt que du raisonnement. Dans la vie, une telle méthode conduit souvent aux pires désastres, mais parfois aussi à la réussite. Je me demande où se trouve maintenant sir Charles ?
M. Satterthwaite sourit.
— Je vais vous l’apprendre. Il est dans le bureau de la Compagnie des Wagons-Lits. Lui et moi, nous regagnons ce soir l’Angleterre.
— Ah ! Ah ! fit Poirot, les yeux brillants et interrogateurs. Avec quel zèle agit notre sir Charles ! Ainsi, il a décidé de jouer le rôle du policier amateur ? Ou bien a-t-il une autre raison ?
M. Satterthwaite ne répondit point, mais, dans ce silence, Poirot discerna une réponse.
— Je comprends, dit-il. Les beaux yeux de Mlle Egg y sont pour quelque chose. Ce n’est pas seulement le crime qui le rappelle là-bas ?
— Elle lui a écrit pour le supplier de rentrer, expliqua M. Satterthwaite.
Poirot hocha la tête.
— Je reste perplexe, fit-il. Je ne comprends pas tout à fait…
M. Satterthwaite l’interrompit.
— Vous ne comprenez pas la jeune Anglaise moderne. Rien de surprenant ! Moi-même je ne la comprends pas toujours. Une jeune fille comme miss Lytton Gore…
À son tour, Poirot interrompit son interlocuteur :
— Pardon. Vous ne saisissez pas ma pensée. Je comprends fort bien miss Lytton Gore. J’en ai rencontré plusieurs dans son genre. Vous l’appelez le type moderne de la jeune Anglaise. Pourtant… comment dirai-je ? ce type de femme est éternel.
M. Satterthwaite parut légèrement ennuyé. Il croyait être seul à comprendre Egg. Ce ridicule étranger ignorait tout de la femme anglaise.
Poirot poursuivit, d’un ton rêveur :
— La connaissance de la nature humaine… quelle chose dangereuse parfois !
— Mais souvent utile, rectifia M. Satterthwaite.
— Tout dépend du point de vue où l’on se place.
— Eh bien…
M. Satterthwaite, hésitant et légèrement déçu, se leva. Il avait lancé l’appât, mais le poisson n’avait pas mordu. Sa connaissance de l’humaine nature était-elle en défaut ?
— Monsieur Poirot, je vous souhaite d’agréables vacances.
— Je vous remercie.
— J’espère qu’à votre prochaine visite à Londres, vous voudrez bien venir me voir.
Il lui remit sa carte.
— Voici mon adresse.
— Vous êtes très aimable, monsieur Satterthwaite. Je serai ravi d’aller vous dire un petit bonjour.
— Alors, au revoir.
— Au revoir et bon voyage.
M. Satterthwaite s’éloigna. Poirot le suivit des yeux un instant, puis, une fois de plus, il regarda droit devant lui et contempla les eaux bleues de la Méditerranée.
Il demeura encore assis une dizaine de minutes.
Le jeune garçon reparut.
— Je suis allé regarder la mer, maman. Que vais-je faire à présent ?
— Question admirable ! murmura Hercule Poirot.
Il se leva et marcha lentement dans la direction des bureaux de la Compagnie des Wagons-Lits.

CHAPITRE II

LA DISPARITION DU MAÎTRE D’HÔTEL
Sir Charles et M. Satterthwaite étaient assis dans le cabinet de travail du colonel Johnson. Le chef de la police était un gros homme à la face rouge, à la voix rude et aux manières affables.
Il avait accueilli M. Satterthwaite avec un plaisir évident et paraissait charmé de connaître le fameux Charles Cartwright.
— Ma femme raffole du théâtre. Elle est une de vos admiratrices. Moi-même j’aime à voir une bonne pièce, quelque chose de propre et d’honnête. Quant à ce qu’on donne maintenant sur la scène… Pouah !
Conscient de n’avoir rien à se reprocher à ce sujet, sir Charles, qui n’avait jamais monté de pièces scabreuses, répondit comme il convenait avec toute son aisance habituelle. Quand ils en arrivèrent à l’objet de leur visite, le colonel Johnson s’empressa de leur fournir tous les renseignements désirables.
— Vous dîtes que c’était un de vos amis ? Quel malheur ! Oui, il était très aimé et on dit beaucoup de bien de son sanatorium. Sous tous les rapports, sir Bartholomé était un homme remarquable. Bon, généreux et sympathique, il avait atteint les sommets de la carrière médicale. C’était le dernier homme qu’on se serait attendu à voir assassiner et tout indique qu’il s’agit d’un meurtre. Le suicide et la mort accidentelle restent hors de question.
— Satterthwaite et moi nous revenons du midi de la France, déclara sir Charles, et nous ne connaissons la mort de sir Bartholomé que par des entrefilets lus dans les journaux.
— Et naturellement vous voudriez en apprendre tous les détails ? Eh bien ! je vais vous satisfaire de mon mieux. Selon moi, nous devrions rechercher le maître d’hôtel. C’était un nouveau domestique… sir Bartholomé ne l’avait à son service que depuis une quinzaine de jours, et aussitôt après le crime il disparaît… s’évanouit dans l’air. Cela semble plutôt louche, n’est-ce pas ?
— Vous ignorez totalement où il est allé ?
Le visage du colonel Johnson, déjà rouge, s’empourpra davantage.
— Vous allez nous accuser de négligence, sans doute ? Je reconnais volontiers que les apparences sont contre nous. Cet individu était sous notre surveillance comme tous les occupants de la maison. Il a répondu à notre interrogatoire de façon tout à fait satisfaisante et nous a révélé le nom du bureau de placement londonien qui lui avait procuré sa situation ainsi que l’adresse de son dernier maître, sir Horace Bird. Son attitude ne trahissait aucune crainte. Nous avons appris avec stupeur sa disparition, alors que la maison était étroitement gardée. J’ai donné un savon à mes hommes, mais ils m’ont juré n’avoir pas quitté leur service.
— Étonnant ! s’exclama M. Satterthwaite.
— Entre nous, dit sir Charles pensivement, cet homme a commis une grosse sottise. Rien ne lui faisait croire qu’on le soupçonnait. En s’enfuyant, il a attiré l’attention sur lui.
— En effet, et il ne lui reste aucun espoir de nous échapper. Son signalement a été communiqué à toute la police et son arrestation n’est plus qu’une question de jours.
— Bizarre ! murmura sir Charles. C’est à n’y rien comprendre.
— À mon avis, sa fuite s’explique par le fait qu’il a perdu son sang-froid et a eu le trac.
— L’individu qui a l’audace de commettre un meurtre manquerait-il du courage nécessaire pour attendre dans le calme la suite des événements ?
— Cela dépend. Je connais les criminels… des froussards, tous tant qu’ils sont. Celui-ci, se croyant soupçonné, a pris la poudre d’escampette.
— Avez-vous vérifié les renseignements qu’il a donnés sur sa personne ?
— Certes, sir Charles. Cela fait partie de la routine habituelle. Le bureau de placement de Londres a confirmé ses dires. Il possédait un certificat de sir Horace Bird, le recommandant chaleureusement. Sir Horace voyage actuellement en Afrique orientale.
— Le certificat n’est peut-être qu’un faux.
— Bravo ! s’écria le colonel Johnson, considérant sir Charles de l’air radieux d’un magister félicitant un brillant élève. Nous avons câblé à sir Horace, mais il s’écoulera quelque temps avant que nous recevions sa réponse. Il prend part à une expédition de chasse.
— Quand le maître d’hôtel a-t-il disparu ?
— Le lendemain de la mort de sir Bartholomé. Un médecin assistait au dîner… sir Jocelyn Campbell… qui est quelque peu toxicologue, ce me semble. Lui et Davis (le médecin de l’endroit) tombèrent d’accord sur la possibilité d’un crime. Aussitôt on réunit tout le monde et l’interrogatoire eut lieu le soir même. Ellis (c’est le nom du maître d’hôtel) monta se coucher et le lendemain nous constations son absence. Son lit n’était même pas défait.
— Il se serait donc sauvé à la faveur de la nuit ?
— Tout le laisse croire. Une des invitées, miss Sutcliffe, l’actrice… Vous la connaissez peut-être ?
— Très bien.
— Miss Sutcliffe a émis l’idée que l’homme se serait échappé par un passage secret.
Le colonel se moucha pour cacher son embarras.
— Cela ressemble à un roman d’Edgar Wallace, mais il paraît qu’une telle issue existe et que sir Bartholomé s’en montrait plutôt fier. Il l’a même fait visiter à miss Sutcliffe. Ce souterrain aboutit à des ruines situées à un kilomètre environ de la propriété de sir Bartholomé.
— Voilà, certes, une explication plausible, acquiesça sir Charles. Seulement… le maître d’hôtel connaissait-il l’existence de ce souterrain ?
— Ce point reste à élucider. Ma femme prétend que les domestiques savent tout. Et, ma foi, je crois qu’elle a raison.
— Le poison employé est, paraît-il, la nicotine, remarqua M. Satterthwaite.
— En effet. C’est là un poison dont on se sert rarement. Il paraît, en outre, que si un homme est grand fumeur, comme c’était le cas pour sir Bartholomé, il peut mourir des suites d’un empoisonnement par le tabac. Toutefois, le décès du praticien a été trop brusque pour qu’on s’arrête à une telle hypothèse.
— Comment la nicotine a-t-elle été administrée ?
— Nous l’ignorons, admit le colonel Johnson. C’est là le point faible de l’enquête. Selon la déclaration du médecin, le poison a dû être absorbé quelques minutes seulement avant la mort.
— Les invités buvaient du porto, n’est-ce pas ?
— Oui. On aurait pu supposer que le poison se trouvait dans le porto, mais pas du tout. Nous avons analysé le fond de son verre : c’était du porto pur. Les verres à vin avaient été enlevés, mais ils se trouvaient à l’office. On ne les avait pas encore lavés : aucun d’eux ne contenait quoi que ce soit d’anormal. Sir Bartholomé avait mangé comme tout le monde : du potage, de la sole grillée, du faisan, des pommes de terre soufflées, un entremets au chocolat, de la laitance de poisson sur du pain grillé. Sa cuisinière était à son service depuis quinze ans. On ne voit pas comment le poison a pu être administré, et pourtant il se trouvait dans l’estomac. C’est un problème ardu.
Sir Charles se retourna vivement vers M. Satterthwaite et dit, l’air agité :
— Tout à fait comme l’autre fois !
Puis il regarda le chef de la police et ajouta, en manière d’excuse :
— Il faut que je vous explique. Un décès a eu lieu chez moi, en Cornouailles…
Le colonel Johnson dressa l’oreille.
— Il me semble en avoir entendu parler par une jeune fille… miss Lytton Gore.
— Ah ! Elle vous a tout raconté ?
— Oui. Elle ne voulait pas démordre de son point de vue, mais, sir Charles, je n’accorde aucun crédit à ses dires, qui n’expliquent point la fuite du maître d’hôtel. Est-ce que, par hasard, votre domestique aurait également disparu ?
— Je n’ai pas de maître d’hôtel… seulement une femme de chambre.
— N’était-ce point un homme déguisé en femme ?
Au souvenir de sa pimpante soubrette, sir Charles sourit.
— Ce n’était qu’une supposition de ma part, dit Johnson. Non, je ne m’attarderai pas à l’hypothèse de miss Lytton Gore. Il s’agissait de la mort d’un vieux pasteur. Qui, dites-moi, aurait eu intérêt à se débarrasser d’un pauvre ecclésiastique ?
— Voilà le côté troublant de l’affaire, dit sir Charles.
— C’est sûrement là une coïncidence. Croyez-m’en : le maître d’hôtel est le coupable. Sans doute est-ce un vulgaire assassin. Malheureusement, impossible de relever aucune de ses empreintes digitales. Un expert a examiné sa chambre et l’office, mais en pure perte.
— Si c’est lui le criminel, quel mobile l’a poussé ?
— Voilà encore un point épineux, concéda le colonel Johnson. L’homme s’est peut-être introduit comme domestique, avec l’intention de voler, et sir Bartholomé l’aurait démasqué.
Sir Charles et M. Satterthwaite observèrent un silence courtois. Le colonel Johnson lui-même semblait n’ajouter aucune foi à la vraisemblance de son hypothèse.
— Le fait est que, jusqu’ici, nous ne pouvons nous livrer qu’à des suppositions. Une fois John Ellis sous les verrous, et son identité découverte, s’il est déjà tombé sous nos griffes… nous devinerons sans difficulté le mobile de son crime.
— Vous avez sans doute perquisitionné chez sir Bartholomé ?
— Naturellement, sir Charles. Nous avons parcouru ses papiers avec la plus grande attention. Il faut que je vous présente à l’inspecteur Crossfield, chargé de l’enquête, un homme digne de toute confiance. Je lui ai fait remarquer, et il partage entièrement ma façon de voir, que la profession de sir Bartholomé pouvait jouer un rôle dans le crime. Un médecin connaît des secrets professionnels. Les papiers de sir Bartholomé étaient tous classés et bien en ordre. Sa secrétaire, miss Lyndon, a aidé Crossfield à les étudier.
— Et ils n’ont rien remarqué de suspect ?
— Rien du tout, sir Charles.
— S’est-on aperçu de la disparition de certains objets de valeur… argenterie, bijoux ou autre chose ?
— On n’a rien enlevé.
— Qui se trouvait dans la maison ?
— J’ai établi une liste… où est-elle ? Ah ! oui. Je l’ai confiée à Crossfield. Il faut que vous connaissiez Crossfield. Je l’attends d’une minute à l’autre, car il doit m’apporter son rapport.
À ce moment, un coup de sonnette retentit.
— Ce doit être lui.
L’inspecteur Crossfield était un homme à la forte carrure, à la parole lente, mais aux yeux bleus très vifs.
Il salua son chef, qui le présenta aux deux visiteurs.
Si M. Satterthwaite eût été seul, il aurait été difficile de faire parler Crossfield. Celui-ci n’éprouvait aucune sympathie pour les messieurs de Londres… des amateurs imbus de leurs idées personnelles. Sir Charles, cependant, faisait à ses yeux exception à la règle. L’inspecteur Crossfield professait un enthousiasme juvénile pour les célébrités du théâtre et du cinéma. À deux reprises, il avait vu jouer sir Charles et la joie de contempler cette étoile en chair et en os le rendit très loquace.
— Je vous ai vu à Londres, sir Charles, quand j’y suis venu avec mon épouse. On jouait « Le Dilemme de Lord Aintree ». Nous avions pris des places au parterre. La salle était comble et nous dûmes faire la queue pendant deux heures. Rien au monde n’aurait pu empêcher ma femme d’entrer. « Je tiens absolument à voir sir Charles Cartwright dans « Le Dilemme de lord Aintree ! » ne cessait-elle de me répéter. C’était au théâtre de Pall Mail.
— Eh bien, fit sir Charles, j’ai quitté la scène, comme vous le savez sans doute. Mais on me connaît toujours au Pall Mail.
Il tira une carte, sur laquelle il griffonna quelques mots.
— Tenez, remettez cela au contrôle la prochaine fois que vous et Mme Crossfield ferez un saut à Londres et on vous donnera deux excellents fauteuils.
— J’accepte avec joie, sir Charles. Merci. Ma femme sera dans tous ses états quand je lui parlerai de notre rencontre.
Après quoi, l’inspecteur Crossfield devint une cire molle entre les mains de l’ex-acteur.
— Il s’agit d’une étrange affaire, sir Charles, commença Crossfield. Dans toute ma carrière, je n’ai pas encore vu un cas d’empoisonnement par la nicotine. Et pas davantage le docteur Davis.
— Je pensais que c’était seulement une sorte de maladie due à l’excès de tabac, observa sir Charles.
— À vous dire vrai, je le pensais aussi moi-même. Mais le docteur Davis affirme que l’alcaloïde pur est un liquide inodore et qu’il suffit de quelques gouttes pour foudroyer un homme.
Sir Charles sifflota.
— Quel poison violent !
— Comme vous dites, sir Charles. Et, pourtant, on l’emploie couramment. On soigne les roses avec des solutions de nicotine et on peut l’extraire du tabac ordinaire.
— Les roses ! murmura sir Charles. Voyons, où ai-je entendu dire ?…
Il fronça le sourcil, puis hocha la tête.
— N’avez-vous rien de nouveau à me signaler, Crossfield ? demanda le colonel Johnson.
— Rien de définitif, monsieur. Nous avons appris qu’Ellis a été vu à Durham, à Ipswich, à Balham, à Land’s End et dans une douzaine d’autres endroits. Il faut prendre ces renseignements pour ce qu’ils valent.
L’inspecteur se tourna vers sir Charles.
— Dès qu’on répand le signalement d’un individu recherché par la police, on le voit dans tous les coins du pays.
— Quel est le signalement de cet homme ? s’enquit sir Charles.
Johnson prit une feuille de papier sur son bureau et lut tout haut :
« John Ellis, taille un mètre quatre-vingts, dos légèrement voûté, cheveux gris, petits favoris, yeux noirs, voix grave, une dent lui manque à la mâchoire supérieure. On s’en aperçoit quand il sourit. Aucun autre signe particulier. »
— Hum ! fit sir Charles. Signalement sans valeur à part les favoris et la dent manquante. Pour l’instant, les favoris n’existent plus, et si vous attendez qu’il veuille bien sourire…
— L’ennui, remarqua Crossfield, c’est que rares sont les gens doués de l’esprit d’observation. J’ai eu mille difficultés à obtenir ces vagues renseignements des domestiques de l’Abbaye. C’est toujours pareil. Si je demande le signalement d’un individu, suivant les personnes à qui je m’adresse il est grand, mince, court, gros, trapu, élancé… pas un homme sur cinquante ne sait se servir de ses yeux.
— Alors, selon vous, inspecteur, Ellis serait le coupable ?
— Pour quelle raison aurait-il pris la fuite ? Ne perdons pas de vue ce détail.
— Voilà le hic, fit sir Charles, pensivement.
Crossfield se tourna vers le colonel Johnson et lui fit part des dispositions prises par lui. Le colonel approuva de la tête et demanda à l’inspecteur la liste des personnes présentes à l’Abbaye, le soir du crime. Elle fut communiquée aux deux nouveaux enquêteurs. La voici, telle qu’elle avait été établie le soir même :

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