DRAME EN TROIS ACTES d’ Agatha Christie

Martha Leckie, cuisinière.
Béatrice Church, première femme de chambre.
Doris Coker, seconde femme de chambre.
Victoria Bail, petite bonne.
Alice West, femme de chambre servant à table.
Violet Bessington, fille de cuisine.
(Les servantes désignées ci-dessus étaient au service du défunt depuis plusieurs années et les renseignements sur elles sont bons. Mme Leckie était cuisinière à l’Abbaye depuis quinze ans.)
Gladys Lyndon, secrétaire, 33 ans.
(Travaillait chez sir Bartholomé Strange depuis trois ans. N’a pu fournir aucun éclaircissement sur le mobile du crime.)

Invités
Lord et lady Eden, 187, Cadogan Square.
Sir Jocelyn et lady Campbell, 1256, Harley Street.
Miss Angela Sutcliffe, 28, Cantrell Mansions, S. W. 3.
Le capitaine et Mme Dacres, 3, St. John’s House W. 1.
(Mme Dacres dirige une maison de haute couture, connue sous la raison sociale d’Ambrosine, Ltd., Bruton Street.)
Lady Mary et miss Hermione Lytton Gore, Rose Cottage Loomouth.
Miss Muriel Wills, 5, Upper Catheart Road, Tooting, Londres.
M. Oliver Manders, chez MM. Speier et Ross, 01 Broad Street, E. C. 2.
— Tiens ! fit sir Charles, le jeune Manders figurait parmi les invités ?
— Tout à fait par hasard et à la suite d’un accident, expliqua l’inspecteur Crossfield. Ce jeune homme est allé jeter sa moto dans un mur tout proche de l’Abbaye et sir Bartholomé qui, paraît-il, le connaissait un peu, lui offrit l’hospitalité pour la nuit.
— Quel imprudent ! dit plaisamment sir Charles.
— En effet, approuva l’inspecteur. Je soupçonne le jeune homme d’avoir bu un verre de trop ce soir-là. Pourquoi serait-il allé se précipiter contre ce mur, s’il était à jeun ?
— Euh… la jeunesse d’aujourd’hui est bien téméraire ! observa Cartwright.
— Telle est aussi mon opinion, sir Charles.
— Je vous remercie beaucoup, inspecteur. Colonel Johnson, ne voyez-vous aucun inconvénient à ce que mon ami et moi allions visiter l’Abbaye ?
— Certes, non, cher monsieur. Cependant, j’ai peur que vous n’en reveniez guère plus avancés que nous.
— Y trouverons-nous quelqu’un ?
— Seulement les domestiques, répondit Crossfield. Les invités sont partis immédiatement après l’enquête et la secrétaire, miss Lyndon, est retournée à Harley Street.
— Nous pourrions peut-être en profiter pour voir le docteur Davis ? proposa M. Satterthwaite.
— Excellente idée !
Après avoir noté l’adresse du médecin et remercié chaleureusement le colonel Johnson de son obligeance, les deux amis prirent congé.

CHAPITRE III

LEQUEL D’ENTRE EUX ?
Tout en marchant dans la rue, sir Charles dit à son compagnon :
— Avez-vous une idée quelconque, Satterthwaite ?
— Et vous ? demanda l’interpellé, qui aimait à réserver son opinion jusqu’à la dernière minute.
Il n’en allait pas de même de sir Charles, qui déclara avec emphase :
— Ils se trompent tous, Satterthwaite. Ils sont hantés par ce maître d’hôtel. Cet homme a levé le pied… donc c’est lui l’assassin. Cela ne tient pas debout. On ne saurait passer sous silence l’autre mort subite… celle qui s’est produite chez moi.
— Vous persistez à voir un rapport entre ces deux décès ?
M. Satterthwaite posa cette question, bien qu’en lui-même il y eût déjà répondu par l’affirmative.
— Mon cher, il existe une relation entre ces deux morts. Tout l’indique. À vous de découvrir le facteur commun… une personne présente dans les deux circonstances.
— Bien, fit M. Satterthwaite, mais cela ne sera pas aussi simple qu’on l’imagine à première vue. Nous avons trop de facteurs communs, comme vous dites. Vous rendez-vous compte, Cartwright, que presque tous vos invités se sont retrouvés à l’Abbaye ?
Sir Charles acquiesça de la tête.
— Certes, je m’en rends compte. Mais voyez-vous les déductions qu’on peut en tirer ?
— Je ne vous suis pas très bien, Cartwright.
— Sapristi ! Alors, selon vous, il n’y a là que coïncidences ? Erreur ! Tout cela était prémédité. Pourquoi tous les gens réunis lors du premier drame assistaient-ils au second ? Hasard ? Jamais de la vie ! Tout était prévu… selon un plan… le plan de Tollie.
— Oh ! s’exclama M. Satterthwaite. Oui, tout cela est possible…
— Et même certain. Vous ne connaissiez pas Tollie aussi bien que moi. Cet homme doué d’une patience extraordinaire ne prenait conseil que de lui-même. Au cours de notre longue amitié, jamais je ne l’ai entendu porter un jugement à la légère. Envisageons les faits de cette manière : Babbington est empoisonné… oui, empoisonné, je ne mâche pas mes mots… un soir, chez moi. Tollie tourne gentiment mes soupçons en ridicule, alors que lui-même estime également cette mort suspecte. Sans en faire part à quiconque il prépare un plan. Je ne sais sur quoi il s’appuie, mais, selon lui, un des invités a commis le crime. Il tend ses filets afin de découvrir le coupable.
— Et que faites-vous des autres invités, les Eden et les Campbell ?
— Ceux-là lui servent à masquer ses intentions, à camoufler son projet.
— Et quel était ce projet ?
Sir Charles haussa les épaules… À ce moment, il se muait en Aristide Duval, ce génie du Service secret, et il claudiquait du pied gauche.
— Comment le savoir ? N’étant pas sorcier, je ne puis le deviner ! Néanmoins, un plan existait… il s’écroula parce que le meurtrier, un peu plus malin que ne le croyait Tollie, frappa le premier…
— Il ?
— Ou elle. Le poison est aussi bien une arme féminine que masculine… et même davantage.
M. Satterthwaite garda le silence.
— Voyons, n’êtes-vous pas de mon avis ? lui demanda sir Charles. Ou partagez-vous l’opinion générale, selon laquelle le maître d’hôtel serait le meurtrier ?
— Et vous, que pensez-vous de ce maître d’hôtel ?
— Je n’ai pas encore réfléchi à son cas. Mais je ne le crois pas coupable de la mort de sir Bartholomé… Je pourrais même trouver une explication à sa fuite.
— Laquelle ?
— Mettons que la police ait vu juste et qu’Ellis soit un malfaiteur professionnel faisant partie d’une bande de cambrioleurs. Il a obtenu sa place à l’aide de faux certificats. Survient l’assassinat de Tollie. Quelle est alors la situation d’Ellis ? Un homme est tué… et sous son toit habite un individu connu de la police et dont les empreintes digitales sont enregistrées à Scotland Yard. Évidemment, celui-ci prend peur et se sauve.
— Par le souterrain ?
— Au diable votre souterrain ! Il se faufile hors de la maison tandis qu’un de ces idiots de policiers pique un somme.
— C’est probable.
— Dites-moi, Satterthwaite, quel est votre point de vue ?
— Le même que le vôtre. Dès le début, j’ai eu l’impression que ce maître d’hôtel servait de paravent. Sir Bartholomé et le pauvre vieux Babbington ont été supprimés par la même personne.
— Un des invités ?
— Oui, un des invités.
Ils gardèrent le silence pendant un instant, puis M. Satterthwaite demanda, d’une voix détachée :
— Lequel d’entre eux ?
— Bonté divine ! s’exclama sir Charles, comment le saurais-je ?
— Évidemment, vous ne pouvez le savoir. Je croyais que vous aviez votre idée là-dessus…
— Eh bien ! non.
Après quelques secondes de réflexion, sir Charles déclara :
— À dire vrai, Satterthwaite, dès qu’on se met à réfléchir, il semble impossible de formuler une accusation contre aucun des invités.
— Si vous le voulez bien, examinons le cas de chacun des suspects. Tout d’abord, il convient d’éliminer définitivement certaines personnes, vous, moi et Mme Babbington, par exemple. De même le jeune Manders.
— Manders ?
— Oui, son arrivée à l’Abbaye fut purement accidentelle. Il n’était ni invité, ni attendu chez sir Bartholomé, ce qui le met à l’abri des soupçons.
— L’auteur dramatique Anthony Astor également.
— Pas du tout : elle se trouvait là. Voyez la liste des invités : miss Muriel Wills…
— Ah, oui ! J’oubliais son véritable nom.
Sir Charles fronça les sourcils. M. Satterthwaite, excellent psychologue, devina la pensée de l’acteur et lui adressa un compliment sur sa perspicacité.
— Vous avez raison, Satterthwaite, vous avez raison. Il se peut, après tout, que Tollie n’ait pas spécialement invité les suspects… puisque lady Mary et Egg figuraient au nombre des convives… Non, il voulait offrir un dîner semblable au précédent… car il lui fallait des témoins des deux meurtres.
— Au point où nous en sommes, sir Charles, on ne peut que généraliser. En tout cas, mettons de côté les dames Lytton Gore, vous et moi, Mme Babbington et Oliver Manders. Qui reste-t-il ? Angela Sutcliffe.
— Angie ? Mon cher, Angie était une vieille amie de Tollie.
— Alors, nous en sommes réduits aux Dacres. Vous les soupçonnez ? Pourquoi ne l’avoir pas dit dès le début ?
Sir Charles considéra le visage radieux de son compagnon et déclara :
— Ces deux-là ont tout de suite éveillé ma méfiance, je l’avoue. Mais, attention ! je ne les connais guère et que je sois pendu si je comprends pourquoi Freddy Dacres, qui passe sa vie sur les champs de courses, ou Cynthia, qui gaspille son temps à dessiner des robes d’un prix fabuleux, auraient songé à supprimer un brave pasteur inoffensif.
Il hocha la tête, puis son visage s’éclaira.
— Ne perdons pas non plus de vue miss Wills. J’allais encore l’oublier… Qu’y a-t-il chez cette femme qui la rende si effacée ? C’est la créature la plus falote qui existe.
M. Satterthwaite esquissa un sourire et dit :
— Je me la représente un carnet à la main et prenant continuellement des notes. Derrière ses lorgnons se cache un regard pénétrant. Elle a certainement enregistré dans son cerveau tout ce qui en valait, la peine.
— Croyez-vous ? demanda sir Charles, incrédule.
— Songeons pour l’instant à nous restaurer, dit M. Satterthwaite. Ensuite, nous nous rendrons à l’Abbaye pour étudier l’affaire sur place.
— Vous semblez vous intéresser prodigieusement à cette enquête !
— La recherche du coupable n’est pas un jeu nouveau pour moi. Un jour, un accident d’automobile m’obligea à passer la nuit dans une auberge isolée…
Il ne put continuer. Sir Charles, de sa voix claironnante d’acteur, l’interrompit :
— Je me souviens qu’en 1921, alors que je faisais une tournée…
Sir Charles l’emportait, comme d’habitude.

CHAPITRE IV

LE TÉMOIGNAGE DES DOMESTIQUES
Une douce sérénité régnait sur l’abbaye de Melfort et ses dépendances en cet après-midi ensoleillé de septembre. Certaines parties de l’édifice dataient du XVe siècle. L’abbaye avait été plusieurs fois restaurée et on y avait ajouté une aile. Le sanatorium, construction toute moderne, bâti au milieu d’un vaste terrain tout à fait indépendant, n’était pas visible de la maison d’habitation.
Mme Leckie, la cuisinière, une femme imposante, exhibant avec ostentation sa robe noire, reçut sir Charles et M. Satterthwaite. Elle connaissait déjà sir Charles et s’adressa à lui d’une voix éplorée :
— Vous comprenez, monsieur, quel coup cela m’a donné ! La mort de notre maître et ce qui s’est passé ensuite… Des policiers partout dans la maison, fourrant leur nez dans tous les coins. Croyez-moi si vous voulez, mais il a fallu qu’ils fouillent même les boîtes à ordures ! Et des questions à n’en plus finir ! Faut-il arriver à mon âge pour voir pareille chose… Le docteur, un homme si bon ! Ce jour-là sir Bartholomé était si heureux ! Je m’en souviendrai toute ma vie, Béatrice aussi, bien qu’elle soit arrivée ici deux ans après moi. Et cet individu de la police… un malotru que je n’appellerai pas un monsieur, malgré son titre d’inspecteur… car j’ai toujours vécu parmi les gens distingués.
Mme Leckie fit une pause et essaya de reprendre le fil fort embrouillé de son discours.
— Il m’a posé toutes sortes de questions sur les servantes, d’excellentes filles, toutes tant qu’elles sont… Bien sûr, Doris ne se lève pas tous les matins à l’heure, j’ai à m’en plaindre au moins une fois par semaine, et Vickie est un peu impertinente… Que voulez-vous ? Il ne faut pas trop attendre des jeunes, leurs mères ne savent pas les élever, mais ce sont de bonnes filles et cet inspecteur de police ne me fera pas dire le contraire ! « Oh ! que je lui ai répondu, ne croyez pas que je vais vous parler mal d’elles ! Ce sont de braves filles et c’est bien méchant de votre part de vouloir les mêler à ce crime ! »
Nouvelle pause de Mme Leckie.
— Pour ce qui est de M. Ellis, c’est différent. Je ne sais rien de lui, sinon qu’il est venu de Londres et n’est pas du pays. Il remplaçait M. Baker, qui prenait ses vacances.
— Baker ? fit M. Satterthwaite.
— M. Baker était le valet de chambre de sir Bartholomé depuis sept ans. La plupart du temps, il était à Harley Street. Vous devez vous en souvenir, monsieur ? dit-elle à Sir Charles, qui acquiesça d’un signe de tête. Sir Bartholomé l’amenait avec lui ici quand il donnait une réception, mais la santé de M. Baker n’étant plus très bonne, notre maître lui avait accordé deux mois de vacances payées sur une plage près de Brighton. Le docteur était un monsieur très bon. Il a engagé M. Ellis provisoirement, comme je l’ai expliqué à l’inspecteur, et on ne me fera pas dire de vilaines choses contre M. Ellis. Il avait de bonnes manières et, d’après ce qu’il racontait lui-même, il avait servi dans le grand monde.
— Vous n’avez rien remarqué d’étrange dans sa personne ? demanda sir Charles avec une lueur d’espoir.
— Je trouve drôle que vous fassiez cette réflexion, monsieur, parce que, vous comprenez ce que je veux dire, il y avait chez lui quelque chose…
« Il y a toujours quelque chose… après coup », songea M. Satterthwaite. Malgré tout son mépris pour les policiers, Mme Leckie se laissait suggestionner. Si en fin de compte Ellis était le criminel, Mme Leckie pourrait se targuer d’avoir observé « quelque chose ».
— D’abord, dit-elle, il faisait le fier. Oh ! tout à fait poli, c’était un vrai gentleman ! Comme je vous le disais, il avait servi dans les grandes maisons. Mais il se tenait à l’écart, passait beaucoup de temps dans sa chambre et, ma foi, je ne sais comment vous l’expliquer… mais… il avait « quelque chose »…
— Ne l’avez-vous pas soupçonné d’être un faux maître d’hôtel ? s’enquit M. Satterthwaite.
— Ah ! ça ! non, monsieur. Il connaissait trop bien son service, et aussi les gens du monde.
— Lesquels ? interrogea sir Charles.
Mme Leckie ne voulut pas se compromettre et répéter les ragots de l’office. Elle ne se serait jamais pardonné une telle indiscrétion.
Pour la mettre à l’aise, M. Satterthwaite lui dit :
— Vous pourriez peut-être nous décrire le physique de ce maître d’hôtel ?
Le visage de Mme Leckie s’épanouit.
— À votre service, monsieur. C’était un homme de mine respectable, avec des favoris, des cheveux gris et le dos un peu voûté. Il commençait à prendre du ventre, ce qui le contrariait beaucoup. Sa main tremblait un peu, mais pas pour la raison que vous pourriez supposer. Il était sobre. Il avait la vue faible, la lumière crue lui faisait mal et mouillait ses yeux. Quand il sortait avec nous, il portait des lunettes, mais pas dans son travail.
— Aucun signe particulier ? demanda sir Charles. Aucune cicatrice ? Pas de doigt cassé ? Pas d’envies ?
— Oh ! rien de tout cela, monsieur !
— Les romans sont bien supérieurs à la réalité, soupira sir Charles. Dans les signalements fournis à la police, on relève toujours des signes particuliers.
— Il manquait une dent à la mâchoire de M. Ellis, dit M. Satterthwaite.
— Je crois que oui, en effet, fit la cuisinière. Mais ce n’est pas moi qui l’ai remarqué.
— Quelle fut son attitude le soir du drame ? demanda M. Satterthwaite du ton classique d’un détective de roman policier.
— Ma foi, monsieur, je ne saurais vous le dire. Vous comprenez, j’étais trop occupée dans ma cuisine pour savoir ce qui se passait à la salle à manger.
— Bien sûr, bien sûr…
— Quand on nous apprit que notre maître était mort, tous nous sommes demeurés frappés de stupeur. Moi et Béatrice, nous ne pouvions nous empêcher de pleurer. Les jeunes, cela va de soi, étaient émues, mais pas trop bouleversées. M. Ellis paraissait moins remué que nous, car il était nouveau dans la maison, mais il se montra très gentil et insista pour que Béatrice et moi prenions un petit verre de porto pour nous remettre d’aplomb. Quand je songe que c’était lui… l’assassin…
Les paroles manquaient à Mme Leckie, mais ses yeux fulguraient d’indignation.
— Il s’est enfui cette nuit-là, si j’ai bien compris ?
— Oui, monsieur. Il a monté à sa chambre comme les autres, et le lendemain matin il avait disparu. Voilà pourquoi la police est à ses trousses.
— Oui, il a commis une sottise. Savez-vous comment il est sorti de la maison ?
— Pas du tout. Il paraît que les policiers ont surveillé la maison toute la nuit, mais ne l’ont pas vu partir. Ces gens-là sont des hommes comme les autres, malgré les airs qu’ils se donnent. Ils sont tout juste bons à venir fouiller chez le monde.
— On m’a dit qu’il existait un passage souterrain, fit sir Charles.
Mme Leckie renifla.
— C’est aussi ce que dit la police.
— Existe-t-il réellement ?
— J’en ai entendu parler, répondit prudemment Mme Leckie.
— Savez-vous d’où il part ?
— Non, monsieur, je n’en sais rien. Des passages secrets, c’est très joli, mais il faut se garder d’en parler à l’office. Cela donne des idées aux servantes… qui peuvent songer à s’échapper par là. Mes filles sortent et rentrent par la porte de service, ainsi nous savons à quoi nous en tenir.
— Mes compliments, madame Leckie, vous êtes une femme avisée.
Mme Leckie se rengorgea sous les félicitations de sir Charles, qui continua :
— Serait-il possible de poser quelques questions aux servantes ?
— Bien sûr, monsieur. Mais elles ne vous apprendront rien de plus que moi.
— Oh ! je m’en doute. Aussi, n’ai-je pas l’intention de les faire parler d’Ellis ou de sir Bartholomé… C’était mon ami, vous comprenez.
— Je comprends très bien, monsieur. Il y a Béatrice et Alice, qui servaient à table.
— C’est Alice que je voudrais voir.
Cependant, Mme Leckie attachait une importance particulière à l’ancienneté. Béatrice Church, la première femme de chambre, apparut tout d’abord.
C’était une grande femme mince, aux lèvres pincées et à la mine austère.
Après quelques questions insignifiantes, sir Charles amena la conversation sur l’attitude des invités en cette fatale soirée. Avaient-ils tous l’air bouleversé ? Qu’avaient-ils dit et fait ?
Béatrice se dégela quelque peu, entraînée par le goût des situations dramatiques commun à tous les mortels.
— Miss Sutcliffe s’est effondrée. C’est une dame au cœur sensible. Elle est déjà venue ici. J’ai voulu lui apporter une petite goutte de brandy ou une tasse de thé, mais elle a refusé. Cependant, elle a pris un cachet d’aspirine. Elle craignait de ne pas fermer l’œil de la nuit, mais elle dormait comme un bébé le lendemain lorsque je lui ai monté sa tasse de thé.
— Et Mme Dacres ?
— Il en faudrait beaucoup pour troubler cette personne.
Au ton de Béatrice, on devinait qu’elle ne prisait guère Cynthia Dacres.
— Elle ne songeait qu’à partir et disait que son commerce pâtirait du scandale. Elle tient une maison de couture à Londres, d’après ce que nous a appris M. Ellis.
Pour Béatrice, une maison de couture était un commerce, et tout commerçant lui inspirait du mépris.
— Et son mari ?
— Il a essayé de se remonter le moral en buvant du brandy ; mais c’est plutôt le contraire qui s’est produit.
— Et lady Mary Lytton Gore ?
— Une dame très gentille, dit Béatrice, adoucissant le ton. Ma grand’tante a servi son père au château. C’était une jolie demoiselle dans sa jeunesse, à ce qu’on m’a toujours dit. Elle est pauvre peut-être, mais très distinguée, et si bonne, avec cela ! Ne causant jamais d’ennuis à personne et si aimable envers tout ! Sa fille est une charmante petite demoiselle. Aucune des deux ne connaissait beaucoup sir Bartholomé, mais elles ont eu bien du chagrin.
— Et miss Wills ?
Béatrice reprit son air pincé.
— Il me serait difficile de vous dire les sentiments de miss Wills.
— Mais vous, Béatrice, que pensez-vous de cette demoiselle ? Allons, parlez sans crainte.
Un sourire dérida soudain les joues de Béatrice, incapable de résister au charme ingénu de l’artiste de cinéma qui avait captivé tant de salles de spectacle.
— Vraiment, monsieur, je ne saisis pas ce que vous me demandez.
— Simplement votre opinion personnelle sur miss Wills.
— Je n’en ai pas, monsieur. Naturellement, elle n’est pas…
— Allons, continuez, Béatrice.
— Ma foi, elle n’est pas aussi distinguée que les autres. Je sais bien que ce n’est pas sa faute, mais elle n’a pas les manières d’une grande dame. Elle regardait partout, vous comprenez ce que je veux dire.
Sir Charles essaya en vain d’en tirer davantage. Béatrice répondit évasivement et ne put fournir d’exemples de l’indiscrétion de miss Wills. Elle se contenta de répéter que miss Wills s’occupait de choses qui ne la concernaient pas.
Ils renoncèrent à apprendre autre chose sur le compte de miss Wills et M. Satterthwaite demanda :
— Le jeune M. Manders est arrivé tout à fait par hasard, n’est-ce pas ?
— Oui, monsieur. Il a eu un accident de moto près du pavillon de garde. Il s’estimait heureux que cet accident se fût produit à cet endroit-là. La maison était pleine d’invités, mais miss Lyndon lui a préparé un lit dans le petit cabinet de travail.
— Les autres ont-ils manifesté de la surprise en le voyant ?
— Bien sûr, monsieur.
Sollicitée d’exprimer son opinion sur Ellis, Béatrice se montra réservée. Elle le connaissait peu. Indignée de son brusque départ, elle ne comprenait cependant pas pour quelle raison il aurait empoisonné leur maître.
— Comment se comportait sir Bartholomé au dîner ? Paraissait-il heureux de recevoir ses invités ? Avait-il l’air préoccupé ?
— Il semblait d’excellente humeur, monsieur. Il souriait tout seul, comme s’il préparait une bonne farce. Je l’ai même entendu plaisanter avec M. Ellis, ce qui ne lui arrivait jamais avec M. Baker. Il avait des manières un peu brusques envers les domestiques. Toujours aimable, mais il ne leur parlait pas beaucoup.
— Qu’a-t-il dit ? interrogea M. Satterthwaite, intéressé.
— Ma foi, je ne saurais répéter exactement ses paroles, monsieur. M. Ellis lui ayant apporté un message téléphoné, sir Bartholomé lui demanda s’il était sûr d’avoir bien pris le nom. M. Ellis lui répondit par l’affirmative, d’un ton respectueux, évidemment. Sir Bartholomé se mit alors à rire en lui disant « Vous êtes un brave garçon, Ellis, un maître d’hôtel hors ligne. C’est votre avis, n’est-ce pas, Béatrice ? » J’étais si étonnée d’entendre notre maître parler si gentiment que je ne sus que répondre.
— Et Ellis ?
— Il a eu l’air de désapprouver cette familiarité de la part de sir Bartholomé et il se raidit.
— Que disait le message téléphoné ? s’enquit sir Charles.
— Le message venait du sanatorium… il s’agissait d’une malade qui arrivait à la clinique et avait bien supporté le voyage.
— Vous souvenez-vous du nom ?
— C’était un drôle de nom, monsieur.
Béatrice hésita.
— Mme de Rushbridger… quelque chose de ce genre.
— Je comprends, dit sir Charles. Ce n’est pas un nom facile à retenir au téléphone. Je vous remercie beaucoup, Béatrice. Peut-être pourrions-nous voir Alice à présent ?
Après le départ de Béatrice, sir Charles et M. Satterthwaite comparèrent leurs impressions.
— Miss Wills regardait partout, le capitaine Dacres s’enivra, Mme Dacres ne manifesta aucune émotion. Voilà tout ce que nous avons pu en tirer. C’est maigre !
— Très maigre, en effet, acquiesça M. Satterthwaite.
— Peut-être aurons-nous plus de chance avec Alice.
Alice était une jeune femme de trente ans, aux yeux noirs. Elle ne demandait qu’à parler. Personnellement, elle n’admettait pas que M. Ellis fût coupable de la mort de sir Bartholomé. Il avait des manières trop distinguées. La police le tenait pour un vulgaire escroc, mais Alice n’en croyait rien.
— Êtes-vous bien sûre que cet homme était un maître d’hôtel ordinaire ?
— Pas un maître d’hôtel ordinaire, monsieur ! Il n’avait rien de commun avec tous ceux que j’ai connus jusqu’ici. Dans son travail, il s’y prenait d’une façon toute différente.
— Mais vous ne le soupçonnez pas d’avoir empoisonné votre maître ?
— Oh ! monsieur, comment aurait-il pu le faire ? Je servais avec lui à table et s’il avait mis quelque chose dans l’assiette de sir Bartholomé, je l’aurais bien remarqué.
— Et la boisson ?
— Il la versait aux invités, monsieur. D’abord, le sherry avec le potage, puis le vin du Rhin et le bordeaux. S’il avait introduit une drogue dans une bouteille, il aurait empoisonné tout le monde… du moins ceux qui en auraient bu. On n’a rien servi de spécial à notre maître. Comme tous les messieurs, il a pris du porto.
— Les verres à vin ont-ils été enlevés sur un plateau ?
— Oui, monsieur. Je le tenais moi-même. M. Ellis y posa les verres et j’emportai le tout à l’office. Les verres s’y trouvaient encore quand la police vint pour les examiner. Ceux à porto étaient restés sur la table et les policiers n’y ont rien découvert de suspect.
— Êtes-vous certaine que le docteur n’a pas mangé ou bu quelque chose à part ?
— Pas que je sache, monsieur.
— Un des invités lui aurait-il offert une boisson quelconque ?
— Oh ! non, monsieur.
— Avez-vous entendu parler du passage secret, Alice ?
— Un des jardiniers m’en a touché un mot. Il aboutit dans le bois, parmi des murs en ruines, mais je n’ai jamais vu d’où il partait.
— Ellis ne vous en a jamais rien dit ?
— Non, monsieur, il ignorait tout de ce souterrain, j’en suis sûre.
— Qui, selon vous, a tué votre maître, Alice ?
— Je l’ignore, monsieur. Je ne crois pas qu’on l’ait empoisonné. Pour moi, il s’agit d’un accident.
— Hum ! Merci, Alice.
— N’était la mort de Babbington, je serais tenté d’accuser cette jeune personne. Elle est jolie… elle servait à table… Non, je me trompe… Babbington a été empoisonné. En outre, Tollie ne regardait pas les belles filles. Ce n’était pas dans son tempérament.
— N’oublions pas qu’il avait cinquante-cinq ans, fit M. Satterthwaite, l’air pensif.
— Pourquoi cette réflexion ?
— C’est l’âge où un homme commet des folies pour une femme, même s’il a été sage jusque-là.
— Fichtre, Satterthwaite, moi-même j’approche de mes cinquante-cinq ans !
— Je le sais fort bien.
Et sous le regard pétillant de malice de M. Satterthwaite, sir Charles baissa les yeux et se mit à rougir.

CHAPITRE V

DANS LA CHAMBRE DU MAÎTRE D’HÔTEL
— Et si nous allions perquisitionner dans la chambre d’Ellis ? proposa M. Satterthwaite, ayant savouré pleinement l’embarras de sir Charles.
L’acteur s’empressa d’accepter cette diversion.
— Excellente idée, cher ami ! J’allais vous la soumettre moi-même.
— Naturellement, les policiers l’ont déjà fouillée de fond en comble…
— Les policiers…
Sir Charles, se mettant dans la peau du fameux Aristide Duval, écarta la police d’un geste méprisant. Soucieux de chasser ses pensées amères, il se plongea avec une ardeur accrue dans le rôle du célèbre détective.
— Les policiers sont des ânes bâtés ! s’écria-t-il. Que sont-ils allés chercher dans la chambre d’Ellis ? Des preuves de sa culpabilité. Nous autres, nous y chercherons les preuves de son innocence… C’est tout autre chose !
— Êtes-vous donc convaincu de l’innocence d’Ellis ?
— Si nous avons vu clair dans la mort de Babbington, Ellis doit être innocent.
— Oui, en outre…
M. Satterthwaite n’acheva pas sa phrase. Il allait dire que si Ellis était un bandit professionnel qui démasqué par sir Bartholomé s’en était débarrassé en l’empoisonnant, l’enquête perdait tout intérêt à ses yeux. Il se souvint juste à temps que sir Bartholomé était l’ami de sir Charles Cartwright et se reprocha la sécheresse de sentiments qu’il avait été sur le point de trahir.
Tout d’abord, la perquisition dans la chambre du maître d’hôtel demeura infructueuse. Dans les tiroirs et l’armoire, le linge et les vêtements étaient méticuleusement rangés. Les habits, de bonne coupe, portaient des marques de divers tailleurs. De toute évidence, c’étaient des vêtements et du linge usagés que lui avaient offerts ses différents patrons. Quant aux chaussures, fort bien entretenues, elles étaient mises sur des embauchoirs.
M. Satterthwaite prit un des souliers et murmura :
— Pointure 42.
Étant donné qu’on n’avait point relevé de traces de pas, sa remarque était oiseuse.
M. Satterthwaite fit ensuite observer à sir Charles que le maître d’hôtel avait dû s’enfuir dans son habit de service, ce costume manquant à la collection.
— Un homme de bon sens aurait choisi pour s’en aller un habit ordinaire.
— Voilà en effet une chose bizarre ! On serait tenté de croire qu’Ellis n’est point parti, mais cette supposition est ridicule.
Les deux hommes continuèrent leurs recherches. Pas de lettres, pas de journaux, sauf une coupure de quotidien relative aux soins à donner aux cors aux pieds et un entrefilet annonçant le prochain mariage de la fille d’un duc.
Sur la table, on voyait un sous-main et une bouteille d’encre… mais pas de plume. Sir Charles enleva le buvard du sous-main et le plaça devant la glace. Les traces d’encre parurent anciennes aux deux amis.
— Ou bien il n’a pas écrit de lettres depuis son arrivée ici, ou il ne les a pas séchées au buvard, conclut M. Satterthwaite. Ce buvard est vieux. Ah ! voici du nouveau.
Satisfait de sa trouvaille, il montra à sir Charles la signature de L. Baker à peine déchiffrable dans l’enchevêtrement des signes d’écriture.
— Pour moi, Ellis ne s’est point servi de ce buvard.
— Voilà qui semble bien étrange, fit lentement sir Charles.
— Expliquez-vous.
— D’ordinaire, un homme écrit quelques lettres…
— Non, si c’est un criminel.
— Possible. En tout cas, Ellis devait avoir quelque chose sur la conscience pour se sauver ainsi. Tout ce qu’il nous importe de savoir, c’est qu’il n’a pas assassiné Tollie.
Ils fouillèrent les coins et recoins, soulevèrent les tapis et jetèrent un coup d’œil sous le lit. Rien, si ce n’est une large tache d’encre près de la cheminée.
Les deux détectives amateurs s’éloignèrent complètement déçus et de plus en plus persuadés que les enquêtes se déroulaient de façon plus satisfaisante dans les romans policiers.
Ils posèrent quelques questions aux autres servantes, de toutes jeunes filles tremblant de peur sous le regard sévère de Mme Leckie et de Béatrice Church, mais elles n’apportèrent aucun éclaircissement.
Enfin ils prirent congé.
— Eh bien ! Satterthwaite, dit sir Charles tandis qu’ils traversaient le parc (le chauffeur de M. Satterthwaite devait les attendre devant le pavillon du garde), rien d’anormal ne vous a frappé ?
L’interpellé réfléchit. M. Satterthwaite n’aimait pas répondre précipitamment… Quelque détail aurait certes dû attirer son attention… D’autre part, il lui répugnait d’avouer l’inutilité de cette visite à l’Abbaye. Mentalement, il passa en revue les témoignages des servantes.
Ainsi que l’avait exprimé en quelques mots sir Charles, les résultats de l’interrogatoire pouvaient se résumer ainsi : miss Wills avait regardé partout, miss Sutcliffe avait paru bouleversée, Mme Dacres n’avait trahi aucune émotion et son mari s’était enivré. C’était peu, à moins que Freddy Dacres n’eût bu plus que de raison pour faire taire les remords d’une conscience coupable. Mais Freddy Dacres, M. Satterthwaite le savait, s’adonnait à la boisson.
— Et alors ? fit sir Charles, impatient.
— Rien, avoua malgré lui M. Satterthwaite, sinon que cette coupure de journal nous permet de conclure qu’Ellis souffrait de cors aux pieds.
Sir Charles fit la grimace.
— Votre déduction paraît logique. Mais à quoi nous avance-t-elle ?
M. Satterthwaite ne put répondre à cette question.
— Le seul autre détail…
— Allez-y, mon vieux, rien n’est à négliger…
— Je trouve bizarre cette façon de sir Bartholomé de plaisanter avec son maître d’hôtel. Vous rappelez-vous les paroles de la femme de chambre ? Ce n’était pas du tout dans les habitudes de notre ami.
— Certes, appuya sir Charles. Je connaissais Tollie encore mieux que vous et je puis certifier qu’il ne riait pas souvent avec ses inférieurs. Jamais il n’aurait parlé ainsi… à moins que, pour une raison inconnue, il ne fût point à ce moment-là dans son état normal. Nous devons tenir compte de votre observation, mais où nous mène-t-elle ?
— Eh bien !… commença M. Satterthwaite.
Mais, de toute évidence, la question posée par sir Charles n’était que pure rhétorique. Peu lui importait le point de vue de son compagnon, pourvu qu’il émette le sien.
— Satterthwaite, vous souvenez-vous du moment où s’est produit cet incident ? Tout de suite après qu’Ellis lui eût remis un message téléphoné. On peut raisonnablement en déduire que ce message provoqua la familiarité exceptionnelle de Tollie.
M. Satterthwaite l’approuva d’un signe de tête et dit :
— Ce message l’avertissait qu’une femme, Mme de Rushbridger, était arrivée au sanatorium. Rien de sensationnel là-dedans !
— À première vue, non. Mais si vos déductions se confirment, ce message devait contenir un sens caché.
— Peut-être, concéda Satterthwaite.
— Indubitablement, insista sir Charles. À nous d’en déchiffrer l’énigme. Une pensée me vient à l’esprit. Ce message, dont la teneur paraît banale, devait s’interpréter sans doute de façon toute différente. Si Tollie, dans son enquête sur la mort de Babbington, s’était assuré les services d’un détective privé, il avait pu, pour le cas où celui-ci décèlerait certains faits, convenir avec lui d’une phrase particulière qui n’apprendrait rien au profane. Voilà qui expliquerait sa bonne humeur et sa question à Ellis au sujet de l’orthographe du nom… Il savait fort bien qu’une telle personne était fictive.
— Ainsi, selon vous, Mme de Rushbridger n’existerait pas ?
— Nous devrions, ma foi, nous en assurer.
— Comment ?
— Faisons un saut jusqu’au sanatorium et voyons la directrice.
— Elle trouvera peut-être notre démarche bizarre.
Sir Charles éclata de rire.
— Laissez-moi faire, dit-il.
Quittant la grande allée, les deux hommes prirent la direction du sanatorium.
M. Satterthwaite dit à sir Charles :
— Voyons, Cartwright, est-ce que rien ne vous a frappé au cours de notre visite à l’Abbaye ?
Sir Charles répondit lentement.
— Mais, si… Le malheur est que je ne puis me souvenir de quoi il s’agit.
L’autre, tout surpris, le dévisagea.
— Comment m’expliquer ? dit sir Charles, fronçant le sourcil. Un détail m’a fait tiquer sur le moment mais le temps me manquant pour m’y arrêter, je me promis d’y réfléchir plus tard.
— Et à présent, impossible de réveiller votre souvenir ?
— Oui, j’ai seulement l’impression qu’à un certain endroit je me suis dit : « Voilà qui est drôle ! »
— Était-ce pendant l’interrogatoire d’une des servantes ?
— Inutile d’insister… plus j’y pense, moins je m’en souviens… N’en parlons plus… cela me reviendra tôt ou tard.
Ils arrivaient en vue du sanatorium, une grande bâtisse moderne, toute blanche, séparée du parc par des palissades. Ils franchirent une barrière, sonnèrent à la porte d’entrée et demandèrent à voir la directrice. C’était une femme grande, d’âge moyen, au visage intelligent et à l’air compétent. Elle connaissait de nom sir Charles et savait qu’il était l’ami de feu sir Bartholomé Strange.
Sir Charles expliqua qu’il arrivait de voyage et avait appris avec stupeur à Monte-Carlo la mort mystérieuse de son ami. Il venait de faire une visite à l’Abbaye afin d’apprendre le plus de détails possible. En termes émouvants, la directrice déplora la perte irréparable que représentait pour le sanatorium la tragique disparition de sir Bartholomé, dont elle vanta les qualités professionnelles. Sir Charles s’inquiéta de savoir ce que deviendrait le sanatorium. La directrice lui expliqua que sir Bartholomé avait deux associés, praticiens de tout premier ordre, et que l’un d’eux résidait au sanatorium.
— Je sais que sir Bartholomé était fier de son établissement, remarqua sir Charles.
— Certes, et ses guérisons étaient fameuses.
— Il soignait surtout les maladies nerveuses, n’est-ce pas ?
— Oui.
— Cela me rappelle… un de mes amis de Monte-Carlo qui avait envoyé ici une de ses parentes… je ne me souviens plus du nom de cette dame… Rushbridger… Rushbridger… quelque chose de ce goût.
— Vous voulez parler de Mme de Rushbridger ?
— C’est cela même. Est-elle toujours ici ?
— Oh ! oui. Mais je crains qu’elle ne puisse vous voir… d’ici longtemps encore. Elle fait une cure de repos très stricte.
La directrice eut un sourire malicieux.

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