DRAME EN TROIS ACTES d’ Agatha Christie

CHAPITRE II

LADY MARY
M. Satterthwaite séjournait au Nid de Corneilles avec sir Charles. Tandis que son hôte et Egg Lytton Gore faisaient leur visite à Mme Baddington, M. Satterthwaite prenait le thé en compagnie de lady Mary.
Lady Mary aimait beaucoup M. Satterthwaite. Malgré toute sa douceur et sa gentillesse, cette femme savait réserver sa sympathie aux gens qu’elle en jugeait dignes.
Tout en buvant son thé de Chine dans une tasse de Dresde et en grignotant un minuscule sandwich, M. Satterthwaite bavardait. Depuis la soirée où ils s’étaient rencontrés chez sir Charles, lady Mary et son visiteur s’étaient découvert des amis communs.
Leur conversation débuta sur ce sujet, puis dériva peu à peu vers des questions plus familières. M. Satterthwaite était la délicatesse même… Il prêtait une oreille complaisante aux ennuis des autres sans jamais leur imposer les siens, et lady Mary avait trouvé tout naturel de lui faire part de ses préoccupations concernant l’avenir de sa fille. Déjà, elle lui parlait comme à un vieil ami.
— Egg est une entêtée, dit-elle. Elle se donne entièrement aux choses qui lui tiennent à cœur. À vrai dire, monsieur Satterthwaite, je n’aime pas la voir se passionner ainsi pour cet effroyable drame. Egg se moquerait de moi si elle m’entendait, mais ces sortes d’enquêtes ne conviennent pas à une jeune fille de notre monde.
Elle rougit. Ses yeux bruns, doux et ingénus, se tournèrent vers M. Satterthwaite avec une expression suppliante.
— Je vous approuve, chère madame. Peut-être est-ce un préjugé démodé de ma part, mais je partage votre façon de voir. Tout de même, ajouta-t-il avec un rire malicieux, à notre siècle de lumière, on ne peut exiger qu’une jeune fille reste à la maison pour broder et qu’elle tremble au récit d’un crime.
— Je frémis à la seule pensée de ces choses, dit lady Mary. Jamais je n’aurais cru être témoin d’un crime. C’est horrible.
Elle frissonna.
— Pauvre sir Bartholomé !
— Le connaissiez-vous bien ? risqua M. Satterthwaite.
— Je ne l’avais vu que deux fois avant d’aller à l’Abbaye. La première, voilà un an, lorsqu’il vint passer une fin de semaine chez sir Charles et la seconde, le soir de la mort du malheureux pasteur. Son invitation me surprit beaucoup. Je l’acceptai pour faire plaisir à ma fille. La chère petite n’a pas beaucoup de distractions. Depuis quelque temps, je la trouvais triste et je pensais qu’une grande réception mondaine lui changerait un peu les idées.
M. Satterthwaite approuva et dit :
— Parlez-moi d’Oliver Manders. Ce jeune garçon m’intéresse.
— Je le crois intelligent. La vie ne lui a guère souri jusqu’à présent. Vous comprenez, son père et sa mère n’étaient pas mariés.
— Tiens !
— Ici, tout le monde est au courant, sans quoi je me serais gardée de vous en parler. La vieille Mme Manders, la grand-mère d’Oliver, habite ici, à Dunboyne, cette magnifique propriété sur la route de Plymouth. Son mari était avocat à Loomouth et son fils occupe une haute situation dans la Cité. Il est d’ailleurs fort riche. La fille de Mme Manders, une très jolie personne, s’enticha d’un homme marié. Il était certes plus à blâmer qu’elle. Le scandale éclata et ils filèrent ensemble. L’épouse outragée refusa de divorcer. Mlle Manders mourut peu après la naissance d’Oliver. L’oncle et la tante de Londres n’ayant pas d’enfants, s’occupèrent du petit qui partageait son temps entre eux et sa grand-mère. Il venait tous les ans passer ses vacances à Loomouth.
Elle fit une pause, puis reprit :
— Le jeune Oliver m’a toujours inspiré une grande sympathie. À mon sens, on exagère beaucoup quand on parle de sa morgue.
— C’est là un phénomène assez commun, observa M. Satterthwaite. Si un individu affiche une haute opinion de lui-même et se vante à tout instant, je devine chez lui un complexe d’infériorité et cette faiblesse morbide est à l’origine de bien des crimes. Les hommes qui en sont atteints éprouvent le besoin d’affirmer leur personnalité.
— Voilà qui me surprend, murmura Lady Mary, tout émue.
— M. Satterthwaite lança vers elle un regard presque sentimental. Il admirait la courbe délicate de ses épaules, la douceur de ses yeux bruns et la grâce de son visage d’où le fard était absent. Il songea :
« Qu’elle a dû être belle dans sa jeunesse ! Elle ne possédait peut-être pas la beauté insolente de la rose… Non, mais celle de la modeste violette cachant ses charmes. »
Mentalement, il traduisait ses pensées dans la langue fleurie du romantisme… et évoquait certains incidents de sa propre jeunesse.
Bientôt, il se surprit à raconter à Lady Mary une intrigue amoureuse… la seule de sa vie. Une idylle plutôt mièvre, suivant le code de l’amour moderne, mais très chère au cœur de M. Satterthwaite.
Il lui parla de la jeune fille si jolie avec qui il était allé admirer les campanules aux jardins de Kew. Ce jour-là, il avait l’intention de lui demander sa main car il s’était imaginé qu’elle partageait ses sentiments. Hélas ! tandis que tous deux regardaient les fleurs, elle lui avait fait ses confidences… Elle en aimait un autre… Dissimulant son amer regret, il se contenta du rôle d’ami fidèle.
Ce n’était certes pas la grande aventure, mais elle s’harmonisait fort bien avec le décor de soieries légèrement fanées et de bibelots en porcelaine du salon de lady Mary.
Ensuite la mère d’Egg parla de sa propre vie et de son mariage qui n’avait pas été très heureux.
— J’étais une vraie sotte… les jeunes filles sont trop sûres d’elles-mêmes, monsieur Satterthwaite. Elles ne veulent suivre aucun conseil. On écrit et on discute à perte de vue sur l’instinct féminin. Moi, je n’y crois pas. Rien ne met en garde les jeunes filles contre certains individus. Les parents ont beau les avertir, elles font la sourde oreille. C’est triste à dire, mais une jeune fille se sent d’autant plus attirée vers un homme qu’on le prétend mauvais. Elle espère le réformer à force de tendresse.
M. Satterthwaite prononça d’une voix indulgente :
— Si jeunesse savait… Hélas ! on sait toujours trop tard !
Lady Mary poussa un soupir.
— Je ne puis m’en prendre qu’à moi-même. Mes parents n’approuvaient pas mon mariage avec Ronald. Il était de bonne famille, mais il avait une mauvaise réputation. Mon père me prévint que ce n’était pas l’homme qu’il me fallait. Je n’ai pas voulu le croire, persuadée que, pour me plaire, Ronald changerait de conduite.
— Pendant un instant, elle se tut pour songer au passé.
Ronald était un charmeur, dit-elle enfin. Cependant, mon père ne se trompait pas et je ne tardai pas à m’en rendre compte. Au risque d’employer une expression démodée, je dirai que mon mari m’a brisé le cœur. Je tremblais toujours en pensant à ce qui allait m’arriver.
M. Satterthwaite, toujours intéressé par la vie des autres, la considéra d’un air compatissant.
— Je vais vous faire un aveu terrible, monsieur Satterthwaite : je fus soulagée lorsqu’il contracta une pneumonie et mourut… Non pas qu’il me fût indifférent, car je l’ai aimé jusqu’au bout… mais je ne conservais plus aucune illusion sur son compte. Et puis j’avais ma fille, Egg…
Sa voix s’attendrit.
— C’était un bébé si amusant, un vrai petit diable, qui essayait de se tenir debout et roulait tout comme un œuf. Voilà l’origine de son ridicule prénom… Au cours de ces dernières années, j’ai lu plusieurs livres qui m’ont procuré une grande consolation… des ouvrages traitant de psychologie. J’y ai appris que les êtres humains ne sont pas toujours responsables de leurs actes.
« Il existe des déformations tant morales que physiques, et on les rencontre aussi bien dans les meilleures familles. Dès son enfance, Ronald volait de l’argent au collège… de l’argent dont il n’avait nul besoin. À présent, je comprends que c’était plus fort que lui. Il était né avec ce vice…
D’un geste discret, du coin de son petit mouchoir de linon brodé, lady Mary s’essuya les yeux.
— Je n’ai pourtant pas été élevée dans ces principes, ajouta-t-elle en manière d’excuse. On m’a enseigné que chacun savait discerner le bien et le mal. Mais… j’en doute à présent.
— L’âme humaine est une énigme, prononça M. Satterthwaite d’une voix douce. Nous ne sommes guère avancés dans le domaine moral et certains tempéraments manquent totalement de la volonté nécessaire pour refréner leur instinct. Si vous ou moi disions : « Je hais cette personne et je voudrais la voir morte », l’idée nous sortirait de l’esprit aussitôt énoncée par nos lèvres. Automatiquement, les freins fonctionneraient. Mais chez d’autres cette idée, ou cette obsession, si vous préférez, persiste. Ils ne songent qu’à satisfaire leurs désirs.
— Je crains bien de ne pas saisir tout à fait votre raisonnement.
— Excusez-moi. Je me suis peut-être mal exprimé.
— Insinuez-vous que la jeunesse moderne jouit d’une trop grande liberté ? Cette pensée m’effraie parfois.
— Non, non, ce n’est pas ce que je veux dire. Il faut savoir lâcher un peu la bride… c’est salutaire. Sans doute songez-vous à miss… euh… Egg ?
— Appelez-la donc Egg sans cérémonie, dit Lady Mary en souriant.
— Merci, car si Egg tout court est un peu familier, c’est amusant, tandis que Mlle Egg me semble irrespectueux.
— Ma fille est très impulsive et lorsqu’elle veut quelque chose, rien ne l’arrête. Comme je vous le disais tout à l’heure, je n’aime pas la voir se mêler de cette enquête, mais elle refuse de m’écouter.
M. Sa terthwaite sourit du ton angoissé de lady Mary et se demanda à part lui :
« Se rend-elle compte que la passion déployée par sa fille dans cette affaire n’est qu’une nouvelle variante de ce jeu vieux comme le monde : la poursuite du mâle par la femelle ? Non, elle frémirait à cette seule pensée. »
— Egg prétend que M. Babbington a été également empoisonné. Croyez-vous que ce soit vrai, monsieur Satterthwaite ? Ne serait-ce pas plutôt une affirmation légère de la part de ma fille ?
— Nous serons renseignés sur ce point après l’exhumation.
— On va donc procéder à une exhumation ? soupira lady Mary. Quelle épreuve pour la pauvre Mme Babbington ! Je ne puis imaginer de supplice plus cruel pour une femme.
— Connaissiez-vous intimement les Babbington, lady Mary ?
— Certes, oui. Ce sont… du moins c’étaient… de très bons amis à nous.
— Le pasteur avait-il des ennemis ?
— Non, aucun.
— Faisait-il bon ménage avec son épouse ?
— Ils étaient parfaitement assortis… heureux l’un par l’autre et par leurs enfants. Ils étaient pauvres et M. Babbington soutirait d’arthrite rhumatismale. C’étaient là leurs ennuis.
— Oliver Manders s’entendait-il bien avec le curé ?
Lady Mary hésita :
— Ma foi… ils ne s’accordaient pas beaucoup. Les Babbington avaient pitié de lui et l’invitaient souvent au presbytère pendant les vacances pour jouer avec leurs fils… mais les enfants se querellaient assez fréquemment. Oliver n’était pas un gamin sympathique. Il aimait à se vanter de sa fortune, des gâteries qu’il emportait au collège et des plaisirs qu’il prenait à Londres. Les garçons se montrent impitoyables pour les fanfarons.
— Et par la suite… devenu grand ?
— Je ne crois pas qu’il ait beaucoup fréquenté les gens du presbytère. Le fait est que voilà deux ans, Oliver traita un jour chez moi M. Babbington de façon assez cavalière.
— Que se passa-t-il ?
— Oliver se permit de tenir des propos scandaleux contre la religion. M. Babbington eut pour lui beaucoup de patience et de courtoisie, mais ne réussit qu’à l’exciter. Le jeune homme s’écria : « Tous vos paroissiens méprisaient mes parents parce qu’ils n’étaient pas mariés et sans doute allez-vous m’appeler l’enfant du péché ? Moi, j’admire les gens qui ont le courage de leurs convictions et se moquent de l’opinion des hypocrites et des pasteurs. » M. Babbington garda le silence et Oliver comprit : « Vous n’avez pas de réponse à cela. Le cléricalisme et la superstition ont jeté le monde dans le chaos actuel. Je voudrais abattre toutes les églises de l’univers ! » M. Babbington lui dit avec un sourire : « Et aussi le clergé ? » Ce sourire eut le don d’exaspérer Oliver. Il comprit qu’on ne le prenait pas au sérieux et éclata : « Je hais tout ce que représente l’Église : le bien-être, la sécurité et l’hypocrisie ! Qu’on nous débarrasse enfin de tous ces tartuffes ! » M. Babbington conserva son sourire et objecta : « Mon cher garçon, si vous parveniez à abattre toutes les églises du monde, il vous faudrait tout de même compter avec Dieu. »
— Quelle fut la réplique du jeune Manders ?
— Il parut décontenancé, se calma, puis prononça de son ton railleur : « Je crains d’avoir exposé devant vous des idées subversives, difficiles à assimiler par votre génération. »
— Aimez-vous le jeune Manders, lady Mary ?
— Je le plains, répondit-elle, se tenant sur la défensive.
— Vous ne voudriez pas le voir épouser Egg ?
— Ça, non.
— Pourquoi, au juste ?
— Parce que… il n’est pas aimable… et parce que…
— Eh bien ?
— Il y a chez ce jeune homme quelque chose que je ne comprends pas… il est froid…
M. Satterthwaite la considéra pensivement quelques instants et reprit :
— Que pensait de lui sir Bartholomé Strange ? Vous en a-t-il jamais parlé ?
— Autant que je m’en souvienne, il voyait en Oliver Manders un curieux sujet d’observation. Ce garçon offrait, parait-il, une certaine ressemblance physique avec un des malades de sa maison de santé. Je lui fis remarquer qu’Oliver paraissait plutôt fort et sain. Là-dessus, il me rétorqua : « Oui, sa santé est parfaite, mais il se prépare un triste avenir. »
Après une pause, elle ajouta :
— Si je ne me trompe, sir Bartholomé était un neurologue très compétent ?
— Ses collègues en disaient grand bien.
— Il me plaisait beaucoup, fit lady Mary.
— Vous a-t-il parlé de la mort de Babbington ?
— Non.
— Pas une seule fois ?
— Je ne m’en souviens pas.
— Croyez-vous… je sais que vous ne le connaissiez pas suffisamment pour lire dans sa pensée… mais avait-il l’air soucieux le jour du dîner à l’Abbaye ?
— Au contraire, il paraissait de très belle humeur… il m’avait promis une bonne surprise pour ce soir-là.
— Vraiment ?
En rentrant chez lui, M. Satterthwaite réfléchit longuement à ces derniers mots de lady Mary.
Quelle surprise sir Bartholomé réservait-il ce soir-là à ses invités ?
Aurait-elle été aussi amusante qu’il le prétendait ?
Ou bien, ces manières joviales dissimulaient-elles un piège redoutable ?
Le saurait-on jamais ?

CHAPITRE III

HERCULE POIROT RENTRE EN SCÈNE
— Franchement, dites-moi si notre enquête progresse, demanda sir Charles.
Sir Charles, M. Satterthwaite et Egg Lytton Gore tenaient un conseil de guerre, dans le salon cabine où brûlait un bon feu. Dehors, hurlait la bise d’équinoxe.
Egg et M. Satterthwaite répondirent simultanément à la question de leur hôte, mais de façon différente.
— Non ! répondit M. Satterthwaite.
— Oui ! répondit Egg.
Sir Charles les interrogea du regard et M. Satterthwaite, toujours courtois, invita la jeune fille à parler la première.
Après un instant de réflexion, Egg déclara :
— Nous avançons, car jusqu’ici nous n’avons rien découvert. Cette opinion doit vous paraître stupide, n’est-ce pas ? Mais voici ce que je veux vous faire comprendre : nous nous étions forgé certaines idées et nous savons pertinemment que plusieurs d’entre elles sont fausses.
— Il s’agit alors d’un progrès par élimination ! observa sir Charles.
— C’est cela même.
M. Satterthwaite s’éclaircit la voix :
— L’hypothèse d’un crime par intérêt doit être définitivement écartée. Selon toute apparence, personne (pour employer le langage des romans policiers) personne ne bénéficie de la mort de M. Babbington. Également le crime par vengeance semble hors de question. Outre son tempérament aimable et paisible, le pasteur n’occupait pas une situation assez importante pour se créer des ennemis. Nous revenons donc à notre chère hypothèse : la peur. Stephen Babbington a été supprimé pour assurer la tranquillité de quelqu’un.
— Votre raisonnement est très clair, dit Egg.
M. Satterthwaite, malgré sa modestie, parut satisfait du compliment. Sir Charles en ressentit quelque ennui : le premier rôle lui appartenait, et non à M. Satterthwaite.
— Il s’agit maintenant de savoir ce que nous allons faire, ajouta la jeune fille. Devrons-nous espionner les gens et nous déguiser pour les surveiller ?
— Ma chère petite, répliqua sir Charles, je me suis toujours refusé à jouer les vieux messieurs à barbe. Je ne commencerai pas aujourd’hui.
— Alors, quoi ?… commença Egg.
Elle fut interrompue par l’entrée de la femme de chambre Temple, qui annonça :
— M. Hercule Poirot !
M. Poirot s’avança, le visage rayonnant, et salua les trois personnes présentes, profondément étonnées.
— Me permettez-vous, dit-il, d’assister à cette conférence ? Sauf erreur de ma part… Vous tenez une conférence, n’est-ce pas ?
— Mon cher monsieur, dit sir Charles, nous sommes ravis de vous voir.
Revenu de sa surprise, il serra chaleureusement la main du détective, le conduisit vers un grand fauteuil et ajouta :
— À quoi devons-nous le plaisir de votre visite ?
— J’étais allé frapper à la porte de mon bon ami M. Satterthwaite à Londres et l’on m’a répondu qu’il était parti pour la Cornouailles. Devinant aussitôt où il s’était rendu, j’ai sauté dans le premier train pour Loomouth, et me voici !
— En effet, remarqua Egg, pourquoi cette visite ? Je veux dire, rectifia-t-elle, rougissant légèrement et comprenant l’impolitesse de ses paroles, aviez-vous une raison particulière pour venir ici ?
— J’ai accouru, dit Hercule Poirot, pour confesser mon erreur.
Avec un simple sourire, il se tourna vers sir Charles et étendit les mains en un geste spécifiquement latin.
— Monsieur, ici même dans cette pièce, vous avez déclaré que vous n’étiez pas satisfait de l’explication du médecin. Alors, je… alors j’ai pensé que c’était votre goût inné du théâtre… Je me suis dit : « Ce célèbre artiste a besoin coûte que coûte d’envisager les faits du point de vue dramatique. » Il me paraissait, je l’avoue, inouï, incroyable, que ce vieux monsieur, doux comme un agneau, pût succomber autrement que d’une mort naturelle. Même aujourd’hui, je ne vois pas comment le poison a pu lui être administré, pas plus que je ne conçois le mobile du meurtre. La chose semble absurde… fantastique. Et pourtant, depuis, une autre mort a eu lieu dans des circonstances identiques. On ne saurait l’attribuer à une pure coïncidence. Non, il existe un lien entre elles. Aussi, sir Charles, je viens vous présenter des excuses… vous avouer que moi, Hercule Poirot, je me suis trompé, et je sollicite la faveur d’assister à vos réunions.
Sir Charles toussota nerveusement, l’air embarrassé.
— Voilà un geste louable, monsieur Poirot, mais je crains d’empiéter sur votre temps…
Il s’interrompit, ne sachant comment poursuivre et consultant du regard M. Satterthwaite :
— Nous apprécions hautement votre bonté… commença M. Satterthwaite.
— Non, non, il n’y a là aucune bonté de ma part, simplement de la curiosité et aussi… une satisfaction d’amour-propre. Je veux réparer ma faute. Mon temps… peuh… ça ne compte pas ! Pourquoi voyager, après tout ? Les hommes emploient des langages différents suivant les pays, mais la nature humaine reste la même sous tous les climats. Naturellement, si ma présence vous gêne, si vous voyez en moi un intrus…
Les deux hommes répliquèrent à la fois :
— Mais non, pas du tout, monsieur Poirot !
Poirot se tourna alors vers la jeune fille.
— Et Mademoiselle ?
Pendant quelques instants, Egg garda le silence, et les trois hommes eurent la même impression : Egg ne tient nullement à l’intervention de M. Poirot…
M. Satterthwaite crut en deviner la raison : l’intimité entre elle et sir Charles. À la rigueur, elle tolérait sa présence à lui, Satterthwaite, qu’elle tenait pour quantité négligeable. Il en allait autrement d’Hercule Poirot. Celui-ci tiendrait le rôle principal. Peut-être même sir Charles lui céderait-il la place, et les plans échafaudés par Egg se réduiraient alors à néant.
Satterthwaite observa Egg avec compassion. Les autres étaient incapables de comprendre, mais lui, avec sa sensibilité quasi féminine, se rendait compte de l’embarras de la jeune fille, qui voulait défendre son bonheur…
Qu’allait-elle dire ? Comment exprimer les pensées qui la tourmentaient ? Allez-vous-en ! Allez-vous-en ! Votre présence ici va tout gâter… je ne veux pas de vous !…
Egg Lytton Gore fit entendre la seule réponse que lui permettait sa bonne éducation :
— Mais comment donc, monsieur Poirot, dit-elle avec un léger sourire, nous serons très heureux de vous avoir parmi nous !

CHAPITRE IV

POIROT SE CONTENTE D’OBSERVER
— Bien ! fit Poirot, nous devenons donc des confrères. Mettez-moi, je vous prie, au courant de la situation.
Il prêta une oreille attentive aux brèves explications fournies par M. Satterthwaite sur les démarches entreprises depuis leur retour en Angleterre. Excellent narrateur, M. Satterthwaite possédait le don de créer une atmosphère, de brosser un tableau. Sa description de l’Abbaye, des domestiques et du chef de police fut admirable. Poirot apprécia fort la découverte par sir Charles des brouillons de lettres sous le poêle à gaz.
— Ah ! mais c’est magnifique, ça ! s’exclama-t-il, extasié. La déduction, la reconstitution… parfaites ! Vous avez manqué votre vocation, sir Charles. Vous auriez dû être un grand détective.
Sir Charles accepta ces compliments avec toute la modestie désirable… ce genre de modestie qui lui appartenait en propre. Au cours de sa longue carrière, il avait tant reçu d’éloges sur ses talents dramatiques qu’il avait perfectionné sa façon de les accueillir.
— Je vous félicite de votre finesse d’observation, ajouta Poirot en se tournant vers M. Satterthwaite. Votre remarque au sujet de la soudaine familiarité de sir Bartholomé avec le maître d’hôtel m’impressionne.
— Faut-il voir quelque chose dans le message concernant Mme de Rushbridger ? s’empressa de demander sir Charles.
— Tiens, c’est une idée ! Ne le perdons pas de vue. Il peut nous réserver une surprise.
Personne ne discernait le genre de cette surprise, mais aucun des trois auditeurs n’aurait voulu l’admettre ; aussi répondirent-ils à la réflexion de Poirot par un murmure approbateur.
Ensuite, sir Charles reprit le fil de l’histoire et parla de sa visite, en compagnie d’Egg, à Mme Babbington et du résultat plutôt négatif de cette démarche.
— Maintenant, vous êtes aussi avancé que nous, conclut-il. Vous savez exactement où nous en sommes. Dites-moi quelle est votre impression générale ?
Sir Charles se pencha en avant, avec une impatience juvénile.
Poirot réfléchit une minute et les autres l’observèrent.
Enfin, il prit la parole :
— Vous rappelez-vous, mademoiselle, quel genre de verres à porto se trouvaient sur la table de sir Bartholomé ?
Prise au dépourvu, Egg secoua la tête. Sir Charles intervint :
— Je puis vous le dire, moi.
Il se leva et alla vers un buffet où il prit quelques verres à sherry en épais cristal taillé.
— Ils n’avaient pas tout à fait la même forme, expliqua-t-il. Ils étaient plus ronds… de vrais verres à porto. Mon ami avait acheté à la vente du vieux Lammersfield un service complet de verres. Comme je les admirais et qu’il en avait plus qu’il ne lui en fallait, il m’en céda quelques-uns. Ils sont beaux, n’est-ce pas ?
Poirot prit un des verres, le tourna et le retourna dans sa main.
— En effet, le modèle en est artistique. Je pensais bien qu’on s’était servi d’un verre de ce genre.
— Pourquoi ? demanda Egg, surprise.
Poirot se contenta de sourire.
— La mort de sir Bartholomé Strange s’explique facilement, reprit-il, mais je comprends moins celle de Stephen Babbington. Si seulement l’ordre des décès avait été interverti !
— Qu’entendez-vous par là ? demanda M. Satterthwaite.
Poirot se tourna vers lui.
— Réfléchissez, mon ami. Sir Bartholomé est un médecin célèbre. Or, un grand spécialiste connaît des secrets importants. Il dispose aussi d’une certaine puissance. Imaginez un patient sur les confins de la folie. Un mot du médecin et il sera supprimé du monde des vivants… Quelle tentation pour un homme amoral ! Un médecin peut, en outre, concevoir des soupçons sur la mort subite d’un de ses malades… Oh ! oui, il existe bien des motifs de supprimer un médecin.
« Comme je viens de le dire, si seulement les morts s’étaient produites dans un ordre différent ! Si sir Bartholomé Strange avait disparu le premier et ensuite Stephen Babbington ! Stephen Babbington aurait pu en effet remarquer un détail suspect lors du premier crime.
Il poussa un soupir et reprit :
— Mais on n’a pas le choix. Il faut prendre les crimes comme ils se présentent. Cependant, j’aimerais vous suggérer une toute petite idée. Est-il possible d’attribuer la mort de Stephen Babbington à un accident ?… Le poison (si poison il y avait) destiné à sir Bartholomé Strange aurait-il été administré par erreur à une autre personne ?
— Voilà une idée ingénieuse ! s’exclama sir Charles.
Son visage, qui s’était un moment éclairé, s’assombrit de nouveau.
— Mais je crains que vous ne fassiez fausse route. Babbington entre dans cette pièce quatre minutes environ avant de se trouver mal. Pendant ce court laps de temps, il n’a rien bu d’autre qu’un demi-verre de cocktail et il n’y avait rien d’anormal dans ce cocktail…
Poirot l’interrompit.
— Vous me l’avez déjà dit… mais supposons, histoire de discuter, que ce cocktail contenait quelque chose de suspect. Le poison était-il destiné à sir Bartholomé Strange et M. Babbington l’a-t-il bu par erreur ?
Sir Charles hocha la tête.
— Quelqu’un qui connaissait un tant soit peu Tollie n’aurait point songé à l’empoisonner par un cocktail.
— Pourquoi ?
— Parce qu’il n’en buvait jamais.
— Jamais ?
— Jamais.
Poirot esquissa un geste désabusé.
— Ah ! Je ne comprends rien à cette affaire. Elle est dépourvue de sens…
— En outre, continua sir Charles, Temple distribua les verres à la ronde sur un plateau et chacun prit celui qu’il voulait.
— C’est juste, murmura Poirot. On ne peut vous faire prendre de force un cocktail comme on vous impose une carte à jouer. À quoi ressemble votre Temple ? Est-ce la servante qui m’a introduit ce soir ?
— Oui. C’est elle. Temple est à mon service depuis trois ou quatre ans. Une domestique parfaite… et qui connaît son travail. Je ne sais pas d’où elle vient… Miss Milray vous renseignerait sur ce point.
— Miss Milray est votre secrétaire ? Cette grande femme… qui marche comme un grenadier ?
— En effet, elle a l’allure d’un grenadier, convint sir Charles.
— J’ai plusieurs fois dîné chez vous, mais je n’avais pas vu cette secrétaire avant le soir du crime.
— D’habitude, elle ne dîne pas avec les invités. Mais nous étions treize à table, vous comprenez ?
Poirot écouta attentivement les explications de sir Charles.
— Alors, c’est elle-même qui s’est invitée ?
Poirot demeura un instant perdu dans ses pensées, puis il demanda :
— Pourrais-je parler à votre femme de chambre, la jeune Temple ?
— Certes, oui, mon cher.
Sir Charles pressa un bouton. Une servante parut aussitôt.
— Monsieur a sonné ?
Temple était une femme élancée de trente-deux ou trente-trois ans. Elle avait une certaine élégance et une chevelure bien soignée, mais elle n’était pas jolie. Cette personne calme et discrète excellait dans ses fonctions.
— M. Poirot désirerait vous poser quelques questions, lui dit sir Charles.
Temple porta son regard supérieur sur Poirot.
— Nous parlons de cette soirée où mourut M. Babbington. Vous en souvenez-vous ?
— Oh ! oui, monsieur.
— Je voudrais savoir exactement de quelle manière ont été servis les cocktails ? Est-ce vous qui les avez préparés ?
— Non, sir Charles préfère s’en charger lui-même. Je lui ai apporté les bouteilles… du vermouth, du genièvre… et tout le reste.
— Et où les aviez-vous placées ?
— Là, sur la table, monsieur.
Elle indiqua une table près du mur.
— Le plateau sur lequel étaient les verres se trouvait à côté, monsieur. Sir Charles, lorsqu’il eut mélangé et secoué les cocktails, les versa dans les verres. Ensuite, je fis le tour du salon et présentai le plateau aux dames et aux messieurs.
— Les cocktails étaient-ils tous sur le plateau quand vous les avez offerts ?
— Sir Charles en a donné un à miss Lytton Gore ; à ce moment-là, il lui parlait, et il a pris aussi le sien. Et M. Satterthwaite est venu en chercher un pour une dame… Miss Wills, je crois.
— C’est exact, approuva M. Satterthwaite.
— J’ai ensuite tendu le plateau aux autres invités, monsieur. Tous ont pris un verre, sauf sir Bartholomé.
— Temple, voulez-vous avoir l’obligeance de répéter l’opération ? demanda Poirot. Nous mettrons des coussins à la place des personnes manquantes. J’étais ici, je m’en souviens, et miss Sutcliffe là.
La scène fut reconstituée grâce à M. Satterthwaite qui se souvenait de la place de chacun dans le salon.
Temple fit sa tournée en commençant par Mme Dacres, pour se diriger ensuite vers miss Sutcliffe et Poirot, puis vers M. Babbington, et enfin lady Mary et M. Satterthwaite, assis l’un près de l’autre.
Les gestes de la servante concordaient avec les souvenirs de M. Satterthwaite.
On pria enfin Temple de se retirer.
— Bah ! soupira Poirot, cela n’a aucun sens. Temple est la dernière personne qui a touché ces cocktails, mais il lui était impossible d’y introduire un poison et, comme je le disais tout à l’heure, on ne peut imposer de force un cocktail à quiconque.
— D’ordinaire, vous prenez celui qui se trouve le plus près de vous, dit sir Charles.
— On aurait pu à la rigueur présenter d’abord le plateau à la personne visée, mais le jeu eût été risqué. Les verres étant très rapprochés, l’un ne semble pas particulièrement plus près de vous que l’autre. Non, une méthode aussi hasardeuse n’a pu être adoptée. Dites-moi, monsieur Satterthwaite, M. Babbington a-t-il posé son cocktail, ou l’a-t-il tenu à la main ?
— Il l’a posé sur cette table.
— Quelqu’un est-il venu ensuite vers la table ?
— Non. J’étais tout près de lui, mais je vous assure que je n’ai pas touché à son verre.
M. Satterthwaite parlait d’un ton sec et Poirot s’empressa de protester :
— Non, non, je ne vous accuse point ! Quelle idée ! Je veux simplement aller au fond des choses. L’analyse a démontré que ce cocktail ne contenait rien d’anormal. Or, M. Babbington n’a mangé ni bu rien d’autre chose et l’empoisonnement par la nicotine pure provoque une mort foudroyante. Voyez-vous où cela conduit ?
— Nulle part, fichtre ! dit sir Charles.
— Je n’en dirais pas autant, non, je n’en dirais pas autant ! Ces faits me suggèrent une idée monstrueuse… mais j’espère me tromper. Non, ce ne peut être vrai… La mort de sir Bartholomé le prouve, et pourtant…
Perdu dans ses pensées, Poirot fronça le sourcil. Les autres l’observaient avec curiosité. Il leva les yeux.
— Voyez-vous où je veux en venir ? Mme Babbington n’est pas allée à l’Abbaye de Melfort : on ne saurait donc la soupçonner.
— Mme Babbington… mais personne n’a songé à l’accuser.
Poirot eut un sourire indulgent.
— Vraiment ? C’est bizarre. Moi, j’y ai pensé tout de suite. Si ce pauvre monsieur n’a pas été empoisonné par le cocktail, on a dû l’empoisonner quelques minutes avant son arrivée au Nid de Corneilles. Avec quoi ? Un cachet ou quelque remède pour lui faciliter la digestion. Mais qui aurait pu le lui donner sinon sa femme ? Et qui pouvait avoir un mobile inconnu des autres ? Encore sa femme !
— Ils s’aimaient beaucoup ! protesta Egg, indignée. Vous ne savez rien sur ces gens-là.
Poirot lui adressa un sourire bienveillant.
— Non, en effet, mais mon ignorance est précieuse. Vous savez, moi pas, donc j’étudie les faits sans idées préconçues. Laissez-moi vous apprendre quelque chose, mademoiselle : au cours de ma longue carrière, j’ai connu cinq cas de femmes tuées par leurs maris aimants et vingt-deux maris assassinés par leurs épouses toutes dévouées. Les femmes savent mieux cacher leur jeu.
— Vous êtes épouvantable ! s’exclama Egg. Moi je sais que les Babbington n’étaient pas de ce genre. Ce que vous dites là est tout simplement monstrueux.
— Le meurtre est monstrueux, mademoiselle, dit Poirot, une soudaine gravité dans la voix.
Il reprit d’un ton moins sérieux :
— Mais moi, qui ne m’attache qu’aux faits, je constate que Mme Babbington n’a pas tué son mari, car elle n’assistait pas au dîner de l’Abbaye de Melfort. Ainsi que l’a déjà dit sir Charles, le coupable devait être présent aux deux soirées… et son nom doit figurer parmi les sept personnes de votre liste.
Il y eut un silence.
— Et que nous conseillez-vous de faire ? demanda M. Satterthwaite.
— Sans doute avez-vous dressé vos plans ? observa Poirot.
Sir Charles toussa légèrement.
— Le plus pratique est de procéder par élimination, dit-il. Je propose de tenir pour suspecte chacune des personnes de ma liste jusqu’à ce que son innocence soit démontrée. En d’autres termes, nous devons être convaincus qu’il existe un rapport entre une de ces personnes et Stephen Babbington, et pour établir ce rapport nous devrons déployer toute notre ingéniosité.
— C’est de l’excellente psychologie, approuva Poirot. Et vos méthodes ?
— Nous n’avons pas encore eu le temps d’en discuter. Nous serions heureux d’avoir votre avis sur ce point, monsieur Poirot. Peut-être vous-même…
Poirot leva la main.
— Mon ami, ne me demandez pas de prendre une part active à vos travaux. Ma longue expérience m’a convaincu qu’on résout mieux un problème par la pensée. Moi, je surveillerai l’affaire, mais en me tenant à l’écart. Continuez votre enquête conduite par sir Charles avec tant d’habileté…
« Et moi ? songea M. Satterthwaite. Ces cabotins ! Toujours prêts à se mettre en vue et à choisir le beau rôle ! »
— De temps à autre, vous aurez peut-être besoin de consulter un homme compétent. Moi, je serai votre avocat-conseil, déclara Poirot.
Il regarda Egg en souriant.
— Est-ce logique, mademoiselle ?
— Tout à fait logique, dit Egg. Je suis persuadée que votre expérience nous sera bien utile.
Elle paraissait soulagée. Ayant regardé sa montre, elle poussa une exclamation.
— Il faut que je rentre tout de suite ! Mère va s’affoler.
— Je vous reconduis dans mon auto, dit sir Charles.
Ils sortirent ensemble.

CHAPITRE V

LA DIVISION DU TRAVAIL
— Voyez, le poisson a mordu, dit Hercule Poirot.
M. Satterthwaite, les yeux fixés sur la porte qui venait de se fermer derrière les deux autres, se retourna, surpris, vers Poirot qui, un sourire moqueur aux lèvres, ajouta :
— Si, si ! n’essayez pas de me prouver le contraire. De propos délibéré, vous m’avez tendu l’appât dans les jardins de Monte-Carlo. Vous m’avez montré l’entrefilet du journal en vue d’éveiller mon intérêt et de me voir m’occuper de cette enquête.
— Je le reconnais, avoua M. Satterthwaite, et, ma foi, je croyais avoir échoué.
— Loin de là ! Vous êtes un fin connaisseur de la nature humaine. Je souffrais de l’ennui… Je n’avais « rien à faire », suivant les paroles de l’enfant qui jouait près de nous… Vous avez surgi au moment psychologique. Entre parenthèses, la question psychologique joue un rôle important dans une affaire criminelle. Mais revenons à nos moutons. Je ne vous cacherai pas que ce crime compliqué m’intrigue fort.
— Lequel ? Le premier ou le second ?
— Pour moi, il n’en existe qu’un… Ce que vous appelez le premier et le deuxième ne sont que les deux moitiés d’un seul et même crime. La seconde moitié est simple… le mobile… les moyens employés.
M Satterthwaite l’interrompit.
— Les moyens employés dans les deux cas demeurent mystérieux. Il n’y avait pas de poison dans le porto et tout le monde a absorbé les mêmes aliments chez sir Bartholomé.
— Pardon, il y a une différence. Dans le premier cas, qui aurait pu empoisonner Stephen Babbington ? Sir Charles, s’il l’avait voulu, aurait pu administrer la drogue à un de ses invités… au hasard. Temple avait la possibilité d’introduire un poison dans le dernier verre sur le plateau… mais M. Babbington n’a pas pris le dernier verre. Le meurtre du pasteur semble à tel point inexplicable que je suis tenté d’attribuer sa mort à une cause naturelle. Mais nous serons bientôt fixés. Dans le second cas, n’importe lequel des invités présents, et aussi bien le maître d’hôtel et la femme de chambre, pouvaient empoisonner sir Bartholomé Strange. C’est clair comme le jour !
— Je ne saisis pas… commença M. Satterthwaite.
Poirot reprit aussitôt :
— Je vous le prouverai bientôt par une petite expérience. Passons à une question plus urgente. Il est essentiel (vous me comprendrez, car vous avez le cœur sensible et l’esprit raffiné), que je ne sois pas un trouble-fête.
— Autrement dit, fit Satterthwaite esquissant un sourire, il convient de laisser la vedette à sir Charles ! Il y est tellement habitué ! En outre, je craindrais de décevoir une autre personne en prenant la première place. Ai-je raison ?
— Mademoiselle semble mécontente de me voir fourrer le nez dans cette affaire.
— Vous avez la compréhension vive, monsieur Poirot.
— Ma foi, cela crève les yeux. Je suis une nature sentimentale. Il me plaît d’aider les amoureux et non de les gêner. Vous et moi, mon ami, nous devons travailler la main dans la main… pour l’honneur et la gloire de Charles Cartwright, n’est-ce pas ? Une fois le problème résolu…
— Si… risqua timidement M. Satterthwaite.
— Il n’y a pas de « si » ! Je ne connais point l’échec.
— Vous ne vous êtes jamais trompé ?
— Il m’est parfois arrivé, dit Poirot, très digne, de m’égarer pendant un court laps de temps, et d’avoir été un peu lent à saisir la vérité…
— Mais vous vous êtes toujours rattrapé à temps.
M. Satterthwaite insistait par simple curiosité. L’assurance du petit détective belge le surprenait.
— Une fois, dit Poirot, il y a de cela bien longtemps… en Belgique… mais mieux vaut n’en point parler.
M. Satterthwaite, ayant satisfait son envie de taquiner Poirot, s’empressa d’aborder un autre sujet.
— Vous disiez donc qu’une fois le problème résolu ?…
— C’est sir Charles qui aura tout fait. Il faut que je demeure une simple dent du rouage. De temps à autre, je placerai mon petit mot… une insinuation…rien de plus… Je ne cherche ni la célébrité, ni les honneurs. Sur ce point, je suis comblé.
M. Satterthwaite s’amusait de la vanité naïve et de l’immense égoïsme du petit homme. Cependant, il ne commit pas l’erreur grossière de croire à une simple fanfaronnade de la part de Poirot. Un Anglais ne crie pas sur les toits ses bonnes actions, mais il lui advient parfois d’être content de lui-même lorsqu’il fait mal. Un Latin, lui, a plus conscience de sa valeur personnelle, et s’il est habile, il ne voit pas la raison de s’en cacher.
— J’aimerais à savoir, dit M. Satterthwaite, quel avantage vous espérez tirer de cette affaire ? Est-ce le plaisir de la chasse à l’homme ?
Poirot hocha la tête.
— Non ! non ! ce n’est pas cela. Tel un bon limier, l’odeur du gibier m’excite et, une fois sur la piste, je la suis jusqu’au bout. Mais il y a autre chose… C’est… comment m’exprimer ? L’amour de la vérité. Il n’existe rien au monde d’aussi passionnant et d’aussi beau que la vérité…
Après un court silence, Poirot prit la feuille sur laquelle M. Satterthwaite avait inscrit les sept noms des invités et la lut à haute voix.
— Mme Dacres, le capitaine Dacres, miss Wills, miss Sutcliffe, lady Mary Lytton Gore, miss Lytton Gore, Oliver Manders. Voilà ajouta-t-il, qui me parait assez évocateur.
— Que voyez-vous d’évocateur là-dedans ?
— L’ordre dans lequel se présentent les noms.
— Je ne saisis pas. Nous avons dressé cette liste sans nous soucier de l’ordre à suivre.
— Très juste. Mme Dacres vient en tête : j’en déduis qu’elle est considérée comme la plus suspecte.
— Vous faites erreur. Elle nous paraît au contraire la moins suspecte.
— Disons plus exactement que c’est la personne que tous vous préféreriez savoir coupable.
M. Satterthwaite allait ouvrir la bouche pour riposter lorsque son regard rencontra les yeux de Poirot, pétillants de malice. Il se ravisa.
— Après tout, peut-être avez-vous raison, monsieur Poirot. À notre insu, nous pensions probablement ainsi.
— Me permettrez-vous de vous poser une question, monsieur Satterthwaite ?
— Volontiers, répondit aimablement l’autre.
— D’après ce que vous m’avez dit, sir Charles et miss Lytton Gore seraient allés ensemble faire une visite à Mme Babbington ?
— Oui.
— Vous ne les accompagniez pas ?
— Non. J’eusse été de trop.
Poirot sourit.
— Sans doute vos goûts vous conduisaient-ils ailleurs ? Vous aviez d’autres chats à fouetter. Que faisiez-vous pendant ce temps-là ?
— Je prenais le thé chez lady Mary Lytton Gore, répondit sèchement M. Satterthwaite.
— Et de quoi vous êtes-vous entretenus tous les deux ?
— Mise en confiance, elle m’a raconté les malheurs de sa brève vie conjugale.
Il répéta en substance l’histoire de lady Mary et Poirot l’écouta avec sympathie.
— C’est l’éternelle histoire de la jeune fille éprise d’idéal qui épouse un mauvais sujet et ne veut écouter personne. Mais votre conversation s’est-elle bornée là ? N’avez-vous point, par exemple, parlé de M. Oliver Manders ?
— Si fait.
— Et qu’avez-vous appris sur lui ?
M. Satterthwaite répéta les paroles de lady Mary, puis ajouta :
— Comment avez-vous deviné qu’il a été l’objet de notre entretien ?
— Parce que vous êtes allé chez cette dame pour vous renseigner sur le compte de Manders. Non, ne protestez pas ! Au fond, vous espérez que Mme Dacres ou son mari a commis le crime, mais vos soupçons visent plutôt le jeune Manders.
Poirot réduisit au silence les protestations de M. Satterthwaite.
— Si, si ! Vous avez un tempérament peu communicatif et vous aimez garder vos idées pour vous seul. Je vous approuve, car moi-même je vous ressemble sur ce point.
— Il est absurde de prétendre que je soupçonne ce garçon parce que je m’intéresse à lui.
— Comme je vous le disais, d’instinct vous voyez en lui un coupable. Moi aussi je m’intéresse à ce jeune homme depuis le soir du dîner dans cette maison, parce que j’ai remarqué…
— Quoi ? demanda vivement M. Satterthwaite.
— Deux personnes au moins, dont l’attitude n’était pas naturelle. D’abord sir Charles, dit-il en souriant. Il jouait le rôle d’un officier de marine, n’est-ce pas ? C’est assez compréhensible. Un grand acteur se croit toujours sur la scène. Oliver Manders jouait aussi la comédie. Il tenait le rôle du jeune premier blasé par l’existence alors qu’en réalité, il désirait ardemment vivre. Voilà pourquoi, mon ami, son attitude ne m’a pas échappé.
— Comment avez-vous su que ce jeune homme m’intriguait ?
— Grâce à plusieurs petits détails. Vous avez paru intéressé par cet accident qui l’a amené à l’Abbaye de Melfort le soir de la réception. En outre, vous n’avez pas accompagné sir Charles et miss Lytton Gore chez Mme Babbington. Pourquoi ? Parce que vous vouliez à l’insu des deux autres, suivre votre propre piste et vous rendre chez lady Mary pour la faire parler de quelqu’un. De qui ? Évidemment d’une personne du pays : Oliver Manders. Et, fait encore plus curieux, vous inscrivez son nom au bas de la liste. En votre esprit, quels sont les invités les moins suspects ? Lady Mary et Mlle Egg. N’empêche que vous placez le nom de Manders après le leur, parce que, le croyant coupable, vous voulez l’accaparer.
— Dieu du ciel ! Me croyez-vous capable d’un tel calcul ?
— Certainement. Vous êtes un fin psychologue, mais vous n’aimez pas communiquer le résultat de vos observations.
— Je crois que… commença M. Satterthwaite, interrompu soudain par le retour de sir Charles.
L’acteur entra d’un pas souple et vif.
— Brrr… Quel vent !
Il se versa un verre de whisky et d’eau de Seltz.
M. Satterthwaite et Poirot refusèrent tous deux de boire.
— Eh bien ! dit sir Charles, si nous dressions notre plan de campagne ? Où est cette liste, monsieur Satterthwaite ? Ah ! merci. Maintenant, monsieur Poirot, votre avis en tant qu’avocat-conseil, je vous prie. Comment allons-nous entreprendre les recherches ?
— Que proposez-vous, sir Charles ?
— Nous pourrions répartir entre nous les différentes personnes de la liste… ce serait là une vraie division du travail… n’est-ce pas ? Commençons par Mme Dacres. Egg y tient particulièrement. D’après elle, un homme ne saurait juger avec impartialité une femme aussi élégante. Elle a l’excellente intention de l’aborder sous le prétexte de recourir à ses talents professionnels. Si Egg échoue, Satterthwaite et moi nous nous chargerons de cette personne. Vient ensuite le capitaine Dacres. Je connais plusieurs de ses amis du turf. Peut-être obtiendrai-je quelque résultat de ce côté. Puis il y a Angela Sutcliffe.
— Elle aussi vous appartient, Cartwright, dit M. Satterthwaite. Vous la connaissez assez bien, n’est-ce pas ?
— Oui. Voilà précisément pourquoi je préférerais la confier à quelqu’un d’autre… D’abord, dit-il en souriant, je crains de ne pas y apporter suffisamment de zèle. Ensuite, c’est une amie… Vous comprenez ?
— Parfaitement, parfaitement, nous apprécions vos scrupules. M. Satterthwaite prendra votre place.
— Lady Mary et Egg sont hors de question. Et le jeune Manders ? Il ne vint chez Tollie le soir du meurtre que par un simple hasard. Cependant, nous devrions le comprendre dans nos recherches.
— M. Satterthwaite s’occupera d’Oliver Manders, décida Poirot, mais il me semble, sir Charles, que vous avez omis un des noms de la liste : miss Muriel Wills.
— En effet. Puisque Satterthwaite se charge de Manders, moi je prends miss Wills. Cela va-t-il ainsi ? Vous n’avez aucune objection à formuler, monsieur Poirot ?
— Non, non, je ne vois rien ! J’attendrai avec impatience le résultat de votre enquête.
— Cela va sans dire. Autre chose : si nous nous procurions des photographies de ces personnes, elles pourraient nous servir lors de nos recherches à Gilling.
— Excellent ! approuva Poirot. Ah ! j’allais oublier. Votre ami, sir Bartholomé, n’aimait pas les cocktails, mais il buvait du porto, ce me semble ?
— En effet, il avait un faible pour le porto.
— Je trouve drôle qu’il n’ait rien remarqué d’anormal en buvant son porto. La nicotine pure a pourtant un goût âcre et désagréable.
— Ne perdons pas de vue, précisa sir Charles, qu’il n’y avait pas de nicotine dans le porto, du moins d’après l’analyse de ce qui restait dans le verre.
— Ah ! oui, que je suis sot ! Mais quelle que soit la façon dont elle a été administrée, la nicotine a un goût très désagréable.
— Cela n’aurait pas eu grande importance, prononça lentement sir Charles, Tollie avait contracté ce printemps dernier une forte grippe qui avait grandement affaibli ses sens olfactif et gustatif.
— Cette explication simplifie bien les choses, fit Poirot pensif.
Sir Charles alla vers la fenêtre et regarda dehors.
— La bise souffle toujours. Je vais faire prendre vos valises, monsieur Poirot. L’auberge de « La Rose et la Couronne » peut à la rigueur convenir à de jeunes artistes, mais vous préférerez, je crois, un peu plus de confort et un bon lit.
— Vous êtes extrêmement aimable, sir Charles.
— Pas du tout. Je m’en occupe à l’instant même.
Il quitta la pièce.
Poirot regarda M. Satterthwaite.
— Puis-je vous donner un conseil ?
— Oui, monsieur Poirot.
Le détective se pencha vers M. Satterthwaite et lui glissa dans le tuyau de l’oreille :
— Demandez au jeune Manders pourquoi il a simulé cet accident. Prévenez-le que la police le soupçonne et notez sa réponse.

CHAPITRE VI

CYNTHIA DACRES
Le salon d’exposition de la maison de couture Ambrosine Ltd. était d’un style très sobre. Les murs étaient d’un blanc crème et les épais tapis d’une nuance si neutre qu’ils semblaient incolores. On pouvait en dire autant des tentures. Le chrome luisait çà et là et sur un des murs était accroché un immense tableau géométrique aux couleurs bleu vif et jaune citron. La pièce avait été aménagée par M. Sydney Sandford, le plus jeune et le plus audacieux décorateur du moment.
Assise dans un fauteuil moderne évoquant le siège du dentiste, Egg Lytton Gore observait d’exquises jeunes femmes aux formes serpentines et aux beaux visages blasés qui glissaient devant elle. Egg s’évertuait à se donner l’apparence d’une cliente pour qui le prix d’une robe de cinquante ou soixante livres n’était qu’une bagatelle.
Mme Dacres, toujours aussi merveilleusement peinte, débitait son boniment :
— Et celle-ci vous plaît-elle, mademoiselle ? Les flots de rubans à l’épaule sont amusants, n’est-ce pas ? Et voyez comme cette teinte est heureuse ! Pour moi, je préférerais le rouge minium, mais je puis vous l’avoir en couleur espagnole, un jaune moutarde très attrayant avec une pointe de cayenne. Et ce rouge vin ordinaire ? Absurde, n’est-ce pas ? Tout à fait pénétrant et ridicule. De nos jours, on n’aime pas le sérieux.
— J’ai de la peine à me décider, dit Egg. Vous comprenez…
Elle prit un ton confidentiel :
— Jusqu’ici, je n’ai pas eu les moyens de m’offrir de belles toilettes. Nous étions si pauvres ! J’ai beaucoup admiré votre merveilleuse robe lors du dîner au Nid de Corneilles et je me suis dit : « Maintenant que tu as de l’argent à dépenser, va donc voir Mme Dacres pour lui demander conseil. » Vous étiez si belle ce soir-là !
— C’est charmant de votre part. J’adore habiller une jeune fille. Il ne faut pas qu’elle ait l’air d’une pensionnaire… si vous saisissez ma pensée… Vous possédez une telle personnalité ! Une toilette trop ordinaire ne vous conviendrait point. Il vous faut quelque chose de simple et de pénétrant… un tantinet voyant, néanmoins… si vous me comprenez. Désirez-vous plusieurs toilettes ?
— J’aurais besoin de quatre robes du soir, de deux toilettes de ville, d’un costume de sport ou deux…
Le ton mielleux de Mme Dacres se fit encore plus suave. Par bonheur, elle ignorait que le crédit en banque d’Egg s’élevait exactement à quinze livres douze shillings, et que cette somme devait lui durer jusqu’à fin décembre.
Plusieurs mannequins défilèrent devant Egg. Dans les intervalles de conversation technique, Egg glissait des questions d’une autre nature.
— Êtes-vous retournée depuis au Nid de Corneilles ?
— Non, ma chère, cela m’a été impossible. J’ai été si bouleversée, et, pour mon goût personnel, trop d’artistes vont en Cornouailles. J’ai horreur de ces femmes-là. Elles sont difformes.
— Quelle mort affreuse, n’est-ce pas ? dit Egg. Ce vieux M. Babbington était si charmant !
— Il était un peu vieux jeu, observa Mme Dacres.
— Vous l’aviez déjà rencontré, n’est-ce pas ?
— Cette chère vieille chose ? Moi ? Je ne m’en souviens pas.
— Si j’ai bonne mémoire, il m’a dit vous avoir été présenté… mais pas en Cornouailles. C’était il me semble, dans un petit village appelé Gilling.
— Tiens ! fit Mme Dacres, le regard vague. Non…Marcelle, montrez-nous donc le « Petit Scandale », le modèle de chez Jenny. Ensuite le bleu Patou…
— Cet empoisonnement de sir Bartholomé ne vous paraît pas étrange ?
— Ma chère, cette mort était trop pénétrante, et je ne trouve pas les mots pour traduire ma pensée. Mais elle m’a bien rendu service. Un tas d’horribles femmes viennent ici me commander des robes pour le simple plaisir de bavarder avec moi. Ce modèle de chez Patou conviendrait à votre genre de beauté. Admirez cette ruche, tout à fait inutile et amusante… cela donne un tel cachet à la robe ! Elle fait jeune, sans fatiguer la vue. Oui, je l’avoue, la mort du pauvre sir Bartholomé a été une manne pour moi. Il y avait une chance sur cent pour que je fusse la meurtrière. Je ne m’en défends point. D’énormes matrones viennent me lorgner tous les jours. C’est trop pénétrant ! Alors, vous comprenez…
Mme Dacres fut interrompue par l’arrivée d’une monumentale Américaine, de toute évidence une riche cliente.
Tandis que l’Américaine s’attardait à énumérer ses exigences à la fois multiples et coûteuses, Egg en profita pour opérer une sortie discrète, après avoir expliqué à la jeune vendeuse qui avait pris auprès d’elle la place de Mme Dacres qu’elle réfléchirait avant de fixer son choix.
En débouchant dans Bruton Street, Egg consulta sa montre : une heure moins vingt. Sous peu, elle serait en mesure de mettre son second projet à exécution.
Elle se rendit à Berkeley Square. Une jeune femme survint au bout d’un instant, sortant de chez Ambrosine. En arrivant sur la place, elle s’entendit interpeller :
— Pardon, mademoiselle, pourrais-je vous dire quelques mots ?
La jeune fille se retourna, surprise.
Egg lui demanda :
— Si je ne me trompe vous êtes mannequin chez Ambrosine, n’est-ce pas ? Je vous ai remarquée ce matin. J’espère ne pas trop vous offusquer en vous disant que vous avez une ligne superbe.
Doris n’en fut pas offusquée le moins du monde. Légèrement confuse, elle répondit :
— Vous êtes bien aimable, mademoiselle.
— Vous paraissez en outre avoir un excellent caractère, ajouta Egg. Voilà pourquoi je désirerais vous demander un petit service. Voulez-vous déjeuner avec moi au Kerkeley ou au Ritz ? Je vous apprendrai tout à l’heure de quoi il s’agit.
Après un moment d’hésitation, Doris accepta. Elle était curieuse et aimait la bonne chère.
Une fois installées à une table et le déjeuner commandé, Egg entra dans le vif du sujet.
— J’espère que vous serez discrète, dit-elle. Mon journal me charge d’un reportage concernant les professions féminines et je voudrais que vous me documentiez sur la couture.
Légèrement déçue, Doris accéda au désir de la soi-disant journaliste, et lui fournit des renseignements sur les heures de travail, les salaires, les avantages et inconvénients du métier. Egg nota ces détails dans un petit calepin.
— Je ne sais comment vous remercier de votre gentillesse, dit-elle. Je débute et me trouve plutôt embarrassée. En ce moment, j’ai besoin d’argent et cet emploi de journaliste m’aidera à boucler mon budget.
Elle continua sur un ton de confidence :
— J’ai eu bien de l’audace d’entrer chez Ambrosine sous prétexte d’acheter plusieurs de vos modèles. En réalité, il ne me reste que quelques livres pour m’habiller jusqu’à Noël et Mme Dacres m’en voudrait sûrement si elle connaissait la vérité.
Doris ricana :
— Je vous crois !
— Ai-je bien joué mon rôle ? demanda Egg. M’a-t-on prise pour une riche cliente ?
— Vous avez été admirable, miss Lytton Gore. Madame se figure que vous allez lui acheter des monceaux de toilettes.
— Elle sera certainement déçue.
Doris se mit à rire. Elle avait savouré son repas et se sentait attirée vers Egg. « C’est peut-être une jeune fille du grand monde, pensa-t-elle, mais elle n’est pas du tout poseuse. »
Ces relations agréables établies, Egg persuada facilement sa compagne de parler librement de sa patronne.
— Mme Dacres me fait l’effet d’une vraie tigresse. Est-ce que je la juge mal ?
— Toutes nous la détestons. Voilà la vérité. Mais elle est capable et possède la bosse du commerce. Il ne faudrait pas la confondre avec ces dames du monde qui se mettent dans la couture et font faillite parce que leurs amies ont commandé chez elles des toilettes qu’elles ne paient point. Mme Dacres est féroce, mais assez honnête en affaires. Elle a le goût sûr et sait imposer à ses clientes le genre qui leur sied le mieux.
— Elle doit gagner beaucoup d’argent ?
Le regard de Doris en dit suffisamment long.
— Ce n’est pas à moi de vous l’apprendre… ni de faire des commérages.
— Naturellement, fit Egg.
— Si vous tenez à le savoir, la maison ne bat que d’une aile. L’autre jour, un juif est venu voir Madame et elle a dû lui emprunter de l’argent pour renflouer un peu son commerce, car elle est fortement endettée. Elle en perd le sommeil. Parfois, le matin, elle est d’une humeur massacrante, je ne sais à quoi elle ressemblerait sans son maquillage.
— Et son mari ?
— C’est un drôle de coco… pas très recommandable, entre nous. Heureusement, il ne vient pas très souvent nous voir. Aucune de mes camarades ne partage mon avis, mais je crois que Madame est encore pas mal entichée de lui. Certains bruits circulent !…
— Lesquels ?
— Je n’aime pas à répéter ces histoires, car je ne suis pas une bavarde.
— Certes, non ! Vous disiez donc ?…
— On a beaucoup parlé d’un jeune gandin très riche et un peu maboul… pas tout à fait fou, mais il ne s’en faut guère. Madame ne cessait de le relancer et il aurait pu relever la maison de couture grâce à ses capitaux. Il allait tomber dans le panneau, lorsqu’un beau jour, on lui a prescrit une croisière pour sa santé…
— Qui ? Un médecin ?
— Oui, un spécialiste de Harley Street. Celui-là même qui a été empoisonné dans le Yorkshire.
— Sir Bartholomé Strange ?
— C’est bien cela. Madame assistait à la fameuse réception pendant laquelle eut lieu le drame et entre nous, histoire de rire, nous disions : « Et si Madame avait commis le crime… par vengeance ? » Naturellement, ce n’était qu’une plaisanterie de notre part.
— Je comprends… une plaisanterie bien innocente. Il est vrai que Mme Dacres a tout d’une meurtrière… elle, est dure et impitoyable.
— Ah ! oui, dure… et méchante ! Quand elle se met en colère, personne n’ose l’approcher. On prétend même que son mari a peur d’elle. Rien d’étonnant à cela.
— L’avez-vous entendue parler d’un certain M. Babbington et d’un village du Kent… appelé Gilling ?
— En vérité, je ne me souviens pas.
Doris regarda sa montre et poussa une exclamation.
— Oh ! mon Dieu, il faut que je me dépêche ou j’arriverai en retard.
— Au revoir et merci de votre gentillesse.
— Oh ! de rien. J’ai même eu beaucoup de plaisir en votre compagnie. Au revoir, miss Lytton Gore. J’espère que votre article aura un grand succès. Il me tarde de le lire.
« Tu l’attendras longtemps, ma petite ! » pensa Egg, en demandant l’addition.
Ensuite, barrant d’un trait les prétendues notes de son article, elle inscrivit dans son petit calepin :
« Cynthia Dacres. On la croit en difficultés financières. Paraît avoir un caractère exécrable. Un jeune homme riche, dont elle s’était entichée, fut envoyé en croisière par sir Bartholomé Strange. N’a trahi aucune réaction en entendant dire que Babbington l’avait connue autrefois à Gilling. »
« Ma récolte est mince, se dit Egg. Il y aurait évidemment là un mobile éventuel au meurtre de sir Bartholomé, mais si maigre ! M. Poirot pourra, j’espère, en tirer quelque chose. Moi pas. »

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