DRAME EN TROIS ACTES d’ Agatha Christie

— Pas de lettres, pas de visites…
— Elle n’est tout de même pas malade à ce point ?
— Elle souffre d’une mauvaise crise nerveuse… perte de mémoire, épuisement… Oh ! avec le temps, nous la rétablirons, ajouta la directrice d’un ton rassurant.
— Voyons un peu… n’ai-je pas entendu Tollie… sir Bartholomé… parler d’elle ? Cette patiente était une de ses amies, n’est-ce pas ?
— Je ne crois pas, sir Charles. Du moins, le docteur n’en a jamais rien dit. Tout récemment, elle est arrivée des Antilles.
— Son mari l’accompagnait-il ?
— Non, il est resté là-bas.
— Alors… je dois confondre. Il s’agissait d’une malade à qui sir Bartholomé s’intéressait particulièrement.
— Les cas d’amnésie sont assez fréquents, mais un spécialiste s’intéresse toujours à eux ; il y a tant de degrés dans cette maladie !
— Merci de vos renseignements. J’ai été heureux de bavarder un peu avec vous. Je sais que mon ami vous tenait en haute estime. Il parlait souvent de vous, acheva sir Charles, sans la moindre sincérité.
— Oh ! j’en suis très flattée, répondit la directrice, épanouie d’orgueil. Un homme de tant de valeur ! Quelle perte pour nous tous ! Nous avons été atterrés à l’annonce de sa mort. Empoisonné ! Qui aurait commis un tel crime ? C’est incroyable ! Et pour quel motif ? J’espère que la police arrêtera cet immonde maître d’hôtel.
Sir Charles hocha tristement la tête, et les deux amis s’en allèrent, rejoignant la voiture par la route.
Afin de se rattraper de son silence forcé durant leur visite au sanatorium, M. Satterthwaite témoigna d’un vif intérêt pour l’accident d’Oliver Manders et assaillit de questions le gardien de la propriété, un homme d’âge mur, à l’esprit lent.
— Oui, c’est à cet endroit, répondit le bonhomme. Le jeune monsieur était à motocyclette. Je n’ai pas assisté à l’accident, mais j’ai entendu du bruit et je suis sorti pour voir ce qui se passait. Il se tenait debout et ne semblait pas blessé, mais il regardait d’un air dépité sa machine en morceaux. Quand il m’a demandé le nom du propriétaire et que je lui ai appris que l’Abbaye appartenait à sir Bartholomé Strange, il m’a dit : « En voilà de la veine », et il a couru vers la maison. Ce gentleman m’a paru très calme, mais un peu fatigué. Je ne vois pas comment un pareil accident a pu lui arriver.
— C’est la fatalité, sans doute, dit M. Satterthwaite.
Il observa la grande route : pas de tournants, pas de carrefours dangereux, rien qui obligeât un motocycliste à aller se jeter contre un mur de trois mètres de haut. En effet, un drôle d’accident.
— À quoi pensez-vous, Satterthwaite ? demanda sir Charles, intrigué.
— À rien.
— C’est bizarre, dit sir Charles en considérant le mur.
Les deux hommes remontèrent dans la voiture, qui s’éloigna.
M. Satterthwaite se plongea dans ses réflexions. Mme de Rushbridger… la version de Cartwright ne tenait plus… il ne s’agissait pas d’un message secret, puisque cette femme existait en réalité. Mais en quoi intéressait-elle particulièrement sir Bartholomé Strange ? Avait-elle été témoin de quelque chose, ou offrait-elle un cas tout à fait spécial de maladie nerveuse ? Ou alors était-elle séduisante ? Tomber amoureux à l’âge de cinquante-cinq ans (M. Satterthwaite en avait plus d’une fois fait l’observation) modifie du tout au tout le caractère d’un homme. L’amour peut rendre facétieux un homme grave.
Le cours de ses pensées fut interrompu par un geste de sir Charles.
— Satterthwaite ! dit celui-ci. Cela vous ennuierait-il que nous rebroussions chemin ?
Sans attendre la réponse, Cartwright saisit le tuyau acoustique et lança un ordre au chauffeur. L’auto ralentit et fit demi-tour.
— Qu’y a-t-il ? demanda Satterthwaite.
— Je me souviens à présent de ce qui a attiré mon attention à l’Abbaye : la tache d’encre sur le parquet dans la chambre du maître d’hôtel.

CHAPITRE VI

LA TACHE D’ENCRE
M. Satterthwaite regarda fixement son ami.
— La tache d’encre ? Que voulez-vous dire, Cartwright ?
— Vous en souvenez-vous ?
— Oui, je me souviens d’avoir remarqué une tache d’encre.
— Vous rappelez-vous à quel endroit ?
— Pas précisément.
— Elle se trouvait placée tout près de la plinthe à côté de la cheminée.
— Oui, c’est bien cela.
— À votre avis, comment cette tache a-t-elle été faite, Satterthwaite ?
L’interpellé réfléchit un instant et prononça enfin :
— Ce n’était pas une grosse tache, comme si on avait renversé une bouteille d’encre. Je croirais plutôt que notre homme a laissé tomber son stylo… car il n’y avait pas de plume dans la chambre. Si Ellis a écrit, il s’est servi d’un stylo, mais rien ne prouve qu’il ait écrit.
— Pardon, Satterthwaite… il y a la tache d’encre.
— Pourquoi aurait-il écrit ? Il a pu simplement laisser tomber sa plume par terre.
— Mais il n’aurait pas fait de tache si le capuchon du stylo n’avait été enlevé.
— Tiens, c’est vrai, admit M. Satterthwaite. Mais je ne discerne pas ce que vous voyez là de curieux.
— Je vous le dirai lorsque nous nous retrouverons dans cette chambre.
Au bout de quelques minutes ils arrivèrent à l’Abbaye, et sir Charles, afin de dépister la curiosité des servantes, prétexta l’oubli de son porte-mine en argent dans la chambre du maître d’hôtel.
— À présent, dit sir Charles, refermant la porte derrière eux après avoir habilement évincé l’obligeante Mme Leckie, voyons si je suis un imbécile ou si mon idée tient debout.
Dans l’esprit de M. Satterthwaite, la première de ces deux hypothèses était la bonne, mais il était trop poli pour le dire. Assis au bord du lit, il observa son compagnon.
— Voici la tache ! annonça sir Charles, la désignant du bout du pied. Tout près de la plinthe, de l’autre côté de la table. En quelles circonstances un homme laisserait-il échapper sa plume en cet endroit ?
— Une plume peut tomber n’importe où, dit M. Satterthwaite.
— On peut aussi la lancer à l’autre bout de la pièce, mais on ne procède pas ainsi d’habitude. Après tout, je n’en sais rien. Les stylos sont parfois bien ennuyeux. La plume sèche et refuse tout service lorsqu’on en a le plus besoin. Peut-être est-ce là l’explication de cette tache. Ellis, plein de rage, a dû s’écrier : « Au diable cette plume ! » en jetant l’objet à l’autre extrémité de sa chambre.
— Les suppositions ne manquent pas, dit M. Satterthwaite. Il a pu poser sa plume sur le manteau de la cheminée, d’où elle aura roulé à terre.
Sir Charles en fit l’expérience à l’aide d’un crayon qui vint frapper le parquet à une trentaine de centimètres de la tache et roula vers le poêle à gaz.
— Eh ! bien demanda M. Satterthwaite, quelle est votre explication ?
— Je la cherche.
Toujours assis sur le lit, M. Satterthwaite assista à une scène divertissante.
Sir Charles laissa échapper le crayon de sa main en se dirigeant vers la cheminée, ensuite il essaya d’écrire, assis sur le bord du lit, et lâcha son crayon. Pour que celui-ci tombât à l’endroit voulu, il fallut que sir Charles se tint appuyé contre le mur dans une position invraisemblable.
— Impossible ! s’écria-t-il, tout en considérant le mur, la tache d’encre et le petit poêle à gaz. S’il était occupé à brûler des papiers ?… ajouta-t-il, pensif. Mais d’habitude on ne brûle point de papiers dans un poêle à gaz.
Soudain, il aspira longuement.
L’instant d’après, Satterthwaite admira sir Charles dans la plus belle création de sa carrière d’acteur.
Charles Cartwright était devenu Ellis, le maître d’hôtel. Assis à la petite table, il jetait des regards furtifs autour de lui. Puis, on eût juré qu’il entendait un bruit… M. Satterthwaite devina même de quoi il s’agissait… des pas dans le couloir. L’homme à la conscience tourmentée redoutait l’arrivée d’un visiteur. Se levant d’un bond, le papier dans une main et la plume dans l’autre, il se précipita vers la cheminée, la tête à demi tournée et, alarmé, prêta l’oreille. Il essaya de fourrer les papiers sous le poêle à gaz… Pour se servir des deux mains, il se débarrassa de sa plume d’un geste brusque. Le crayon de sir Charles (le stylo du drame) tomba exactement sur la tache d’encre.
— Bravo ! s’exclama M. Satterthwaite.
L’acteur avait si bien joué cette scène que son compagnon eut l’impression qu’EIlis ne pouvait avoir agi autrement.
— Voyez-vous ! dit sir Charles, reprenant sa propre personnalité et dissimulant sa joie. Si cet individu a entendu ou cru entendre l’arrivée des policiers, il a songé à cacher ce qu’il était en train d’écrire… et où le mettre ? Pas dans un tiroir ni sous le matelas… les policiers l’auraient tout de suite découvert. Le temps lui manquait pour soulever une lame du parquet. Il ne lui restait que le poêle à gaz.
— Maintenant, proposa M. Satterthwaite, voyons s’il y a quelque chose sous cet appareil.
— Très bien. Mais ce n’était peut-être qu’une fausse alerte, et Ellis peut avoir retiré ce papier plus tard. Rien ne coûte d’essayer.
Enlevant son veston et remontant ses manches de chemise, sir Charles s’étendit sur le parquet et appliqua son œil devant l’étroite fente sous le poêle.
— Il y a quelque chose là-dessous, annonça-t-il, quelque chose de blanc. Comment le retirer de là ? Il nous faudrait une longue épingle à chapeau.
— Les femmes ne se servent plus d’épingles à chapeau, soupira tristement M. Satterthwaite. Si nous prenions un canif ?
Mais le canif était trop court.
En fin de compte, M. Satterthwaite sortit et emprunta à Béatrice une aiguille à tricoter. Malgré son extrême curiosité, la femme de chambre était trop bien stylée pour oser demander au visiteur l’usage qu’il comptait faire de cet objet.
À l’aide de l’aiguille, sir Charles ramena un paquet de feuilles de papier froissées, fourrées là en hâte.
Avec une émotion croissante, les deux hommes étalèrent les feuilles sur la table et virent plusieurs brouillons de lettres griffonnées d’une écriture petite, nette et régulière.
« L’auteur de ce billet, disait le brouillon, ne veut causer d’ennuis à personne. Il peut avoir mal interprété la scène dont il a été témoin ce soir. Cependant…
Ici, le scripteur, mécontent de son texte, s’était interrompu et avait commencé un autre brouillon.
John Ellis, maître d’hôtel, a l’honneur de solliciter une brève entrevue concernant le drame de ce soir avant de se rendre à la police, muni de certains renseignements…
Pas davantage satisfait, l’homme avait essayé une troisième fois.
John Ellis, maître d’hôtel, connaît certains faits touchant la mort du docteur. Il ne les a pas encore révélés à la police…
Dans le brouillon suivant, il renonçait à écrire à la troisième personne.
J’ai un pressant besoin d’argent. Mille livres me sauveraient la vie. Je pourrais faire connaître certaines choses à la police, mais je ne veux pas créer de difficultés…
Le dernier brouillon allait encore plus droit au fait :
Je sais comment est mort le docteur. Je n’ai encore rien dit à la police. Si vous voulez me rencontrer…
Cette lettre s’interrompait brusquement et les quelques mots qui suivaient le mot « rencontrer » étaient tachés d’encre et illisibles. De toute évidence, à l’instant où il rédigeait ce brouillon, Ellis avait été dérangé par un bruit, il avait froissé ces papiers et s’était empressé de les cacher.
M. Satterthwaite poussa un profond soupir.
— Je vous félicite, Cartwright. Vous avez vu juste en ce qui concerne cette tache d’encre. Voilà de la belle besogne. Voyons maintenant où nous en sommes exactement.
Il fit une pause avant de poursuivre :
— Ellis, comme nous le pensions, est un bandit. Ce n’est pas lui qui a empoisonné sir Bartholomé, mais il connaît le meurtrier et se disposait à le faire chanter…
— Ou à la faire chanter, observa sir Charles, car nous ignorons s’il s’agit d’un homme ou d’une femme. Si cet individu avait écrit en tête de ses billets doux « monsieur » ou « madame », cela nous eût un peu aidés. Ellis doit être un artiste en son genre, car il préparait avec un soin méticuleux sa lettre de chantage. Si seulement il nous avait mis sur la voie…
— Tant pis ! Nous avançons tout de même. Souvenez-vous que nous sommes venus ici simplement pour trouver la preuve de l’innocence d’Ellis. Or, nous la tenons : ses lettres montrent que ce n’est pas lui le meurtrier de sir Bartholomé. Le coupable a également empoisonné Baddington. La police devra à présent admettre notre façon de voir.
— Auriez-vous l’intention de lui faire part du résultat de nos investigations ? demanda sir Charles, irrité.
— Nous ne saurions faire autrement. Pourquoi cette question ?
— Ma foi… (Sir Charles s’assit sur le lit et se mit à réfléchir, le sourcil froncé.) Comment vous expliquer ? Pour l’instant, nous sommes seuls à connaître ces faits. Suspectant Ellis, la police est à ses trousses et tout le monde le considère comme le meurtrier. Ainsi le vrai criminel se croit en sûreté ; certes, il se tient sur ses gardes, mais il respire à l’aise. Il serait regrettable de bouleverser cet état de choses : nous avons là en effet, une occasion exceptionnelle de déceler le rapport entre Babbington et les invités de sir Bartholomé. Ils ignorent qu’on a établi une relation entre la mort de Tollie et celle de Babbington et ne se douteront de rien.
— Je saisis votre idée et je suis d’accord avec vous, dit Satterthwaite. Cependant, notre devoir de citoyen nous oblige à révéler sans retard notre découverte à la police. Nous n’avons pas le droit de la garder pour nous.
Sir Charles le regarda, surpris.
— Mon cher, vous êtes le modèle des bons citoyens. Nous devons certes nous plier à la loi… mais je ne suis pas aussi orthodoxe que vous et je n’aurai aucun scrupule à tenir secrète notre trouvaille un jour ou deux… seulement un jour ou deux… Hein ? Non ? Eh bien ! qu’à cela ne tienne ! Soyons donc les défenseurs de l’ordre et de la loi.
— Comprenez-moi, expliqua M. Satterthwaite, Johnson est mon ami. Il nous a reçus très aimablement, nous a fait connaître le rapport de l’inspecteur et nous a fourni tous les renseignements désirables.
— Vous avez raison, murmura sir Charles. Pourtant, moi seul ai eu l’idée de regarder sous le poêle à gaz. Cette pensée ne serait jamais venue à l’un de ces balourds de policiers… Enfin, faites comme vous l’entendrez. Mais dites-moi, Satterthwaite : où se trouve Ellis en ce moment ?
— Il a obtenu, je suppose, la somme qu’il exigeait. On l’a payé pour qu’il disparaisse et il court à présent.
— Cette explication doit être la bonne, dit sir Charles.
Il eut un léger frisson.
— Satterthwaite, je n’aime pas l’atmosphère de cette chambre. Sortons.

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