DRAME EN TROIS ACTES d’ Agatha Christie

CHAPITRE XIV

MISS MILRAY
Poirot ne put jouir complètement des vingt-quatre heures de réflexion qu’il s’était octroyées.
À onze heures vingt, le lendemain matin, Egg entra sans se faire annoncer. À sa stupéfaction, elle surprit le célèbre détective en train de construire un château de cartes. Le visage de la jeune fille trahit un tel mépris que Poirot dut se défendre.
— Ne croyez point, mademoiselle, que je sois tombé en enfance. Non, non ! Mais l’édification de châteaux de cartes constitue un stimulant pour mon esprit. C’est une de mes vieilles manies. Ce matin, à la première heure, je suis allé acheter ce paquet de cartes. Malheureusement, on s’est trompé. On m’a vendu des cartes pour bébés. Étant donné l’usage que j’en fais, elles valent les autres !
Egg regarda de plus près l’édifice de carton.
Elle éclata de rire.
— Bonté divine ! On vous a vendu les cartes de l’« Heureuse Famille ! »
— Qu’est-ce que c’est que cela, l’« Heureuse Famille » ?
— C’est un jeu pour les petits enfants.
— Bah ! On peut construire un château aussi bien avec ces cartes-là.
Egg prit quelques cartes sur la table et les contempla affectueusement.
— Voici M. Biscuit, le fils du boulanger… c’était mon préféré. Et voici Mme Mug, la femme du laitier. Oh ! mon Dieu, mais c’est moi !
— Pourquoi cette ridicule image vous représente-t-elle, mademoiselle ?
— À cause du nom.
Egg éclata de rire devant l’étonnement de Poirot, et lui fournit l’explication. Lorsqu’elle eut terminé, il dit :
— Ah ! c’est ce à quoi sir Charles faisait allusion hier soir. Aussi, je me demandais… Naturellement, vous changeriez votre nom… Vous ne voudriez tout de même pas être appelée : madame Mug, ou en français madame Gueule.
Egg lui dit en riant :
— Eh bien, souhaitez-moi beaucoup de bonheur.
— Je vous souhaite tout le bonheur possible, mademoiselle, non pas le bonheur fugitif de la jeunesse, mais celui qui dure… le bonheur construit sur le roc.
— Je vais dire à Charles que vous l’appelez un roc, dit Egg. Maintenant, arrivons-en à l’objet de ma visite. Je ne cesse de me tourmenter au sujet de cette coupure de journal qu’Oliver a laissé échapper de son portefeuille. Vous vous souvenez, ce papier que miss Wills a ramassé et lui a remis. Ou Oliver a menti effrontément en prétendant ne pas se rappeler la présence de ce papier sur lui, ou bien la coupure du journal n’a jamais été en sa possession. Il a dû perdre un morceau de journal quelconque et cette femme affirme que c’était un article sur la nicotine.
— Pourquoi aurait-elle agi ainsi, mademoiselle ?
— Pour égarer les soupçons.
— La croyez-vous donc coupable ?
— Oui.
— Quelle raison avait-elle à commettre ces crimes ?
— Ne me le demandez pas. Cette femme doit avoir un grain de folie. Souvent les gens intelligents frisent la démence. Je ne discerne pas le mobile qui l’aurait poussée…
— Décidément, nous ne sortirons pas de cette impasse. Je ne m’attends pas à ce que vous deviniez le mobile du crime. C’est à moi de le découvrir, et je me pose sans cesse cette question : « Quel motif se cache derrière la mort de M. Babbington ? » Lorsque j’y aurai répondu, le problème sera résolu.
— Ne supposez-vous pas qu’un simple dérangement du cerveau ?…
— Non, mademoiselle, pas dans le sens que vous l’imaginez. Il y a une raison, et je la trouverai.
— Eh bien, au revoir, dit Egg. Excusez-moi de vous avoir dérangé, mais je désirais vous faire part de mon tourment. Il faut que je me hâte. J’accompagne Charles à la répétition générale du « Petit chien qui rit », cette pièce écrite, vous le savez, par miss Wills pour Angela Sutcliffe. Demain, on donne la première.
— Grand Dieu ! s’exclama Poirot.
— Quoi ? Qu’avez-vous ?
— Il me vient une idée… une idée superbe ! Faut-il que je sois aveugle… aveugle !
Egg le dévisagea. Comme il se rendait compte de son excentricité, le détective se ressaisit et posa la main sur l’épaule de la jeune fille :
— Croyez-vous que je perde la tête ? Pas le moins du monde. J’ai parfaitement entendu ce que vous venez de me dire. Vous allez voir « Le Petit Chien qui rit », où miss Sutcliffe tient le grand rôle. Allez-y donc et oubliez notre conversation.
Perplexe, Egg sortit. Demeuré seul, Poirot se promena de long en large dans la pièce. Ses prunelles lançaient des reflets verts, comme celles d’un chat, et il murmura entre ses dents :
« Mais oui… cela explique tout. Un mobile étrange, tel que je n’en ai jamais vu jusqu’ici. Et, pourtant il est plausible et, vu les circonstances, naturel. N’empêche que cette affaire est curieuse. »
Il passa devant la table où se dressait encore son château de cartes et, d’un geste de la main, il le renversa.
« À présent, je n’ai que faire de l’« Heureuse Famille ». Le mystère est dissipé. Il ne reste qu’à agir. »
Il prit son chapeau, enfila son pardessus et descendit dans le hall. Le portier de l’hôtel lui héla un taxi. Poirot donna au chauffeur l’adresse de l’appartement de sir Charles.
Arrivé là, il régla le taxi et entra dans le vestibule. Le concierge accompagnait quelqu’un dans l’ascenseur et Poirot monta à pied l’escalier. Comme il arrivait au deuxième étage, la porte de l’appartement de sir Charles s’ouvrit ; miss Milray sortait.
Elle sursauta à la vue du détective.
— Vous !
Poirot sourit.
— Moi !
Miss Milray lui dit :
— Je crains que vous ne trouviez pas sir Charles chez lui ; il est allé au théâtre de Babylone en compagnie de miss Lytton Gore.
— Je n’ai pas besoin de voir sir Charles. Je viens chercher ma canne, que j’ai oubliée l’autre jour.
— Oh ! je comprends. Veuillez donc sonner, Temple vous la remettra. Excusez-moi de vous quitter tout de suite. Je prends le train pour aller dans le Kent, chez ma mère.
— Je ne veux pas vous retarder, mademoiselle.
Il se rangea de côté pour laisser passer miss Milray qui descendit l’escalier, une petite mallette à la main.
Après le départ de la secrétaire, Poirot sembla oublier le but de sa visite. Au lieu de sonner à la porte de sir Charles, il fit demi-tour, et descendit. Comme il arrivait à la porte d’entrée, miss Milray montait dans un taxi. À cet instant même, un autre tournait lentement le coin de la rue. Poirot leva la main et la voiture s’arrêta. Il s’y installa et ordonna au chauffeur de suivre le premier taxi.
Il ne fut pas étonné de le voir se diriger vers le nord et stopper devant la gare de Paddington, bien que les trains pour le comté de Kent ne partent pas de cette station. Poirot alla au guichet des premières classes et demanda un aller et retour pour Loomouth. Le train allait quitter la station dans cinq minutes. Remontant le col de son pardessus jusqu’aux oreilles, car il faisait froid, Poirot se carra dans le coin d’un compartiment de première classe.
Le train entra en gare de Loomouth vers cinq heures. La nuit tombait déjà. Se tenant un peu à l’écart, Poirot entendit l’aimable porteur de la petite gare saluer miss Milray.
— Bonsoir, mademoiselle, nous ne vous attendions pas ce soir. Est-ce que sir Charles est là ?
Miss Milray répliqua :
— J’ai dû partir à l’improviste et je rentre à Londres demain matin. Je viens simplement chercher quelques objets. Non, merci, je n’ai pas besoin de voiture. Je monterai à la villa par le sentier de la falaise.
L’obscurité s’était épaissie. Miss Milray suivit d’un pas alerte le sentier sinueux et escarpé. À une bonne distance derrière elle, Hercule Poirot marchait d’un pas feutré. Parvenue au Nid de Corneilles, miss Milray tira une clef de son sac et l’inséra dans la serrure de la grille, qu’elle laissa entrouverte. Elle reparut quelques instants plus tard, tenant dans la main une clef toute rouillée et une lampe électrique de poche. Poirot se posta derrière un buisson voisin.
Miss Milray contourna la maison et gravit un raidillon envahi par les herbes. Hercule Poirot la suivit. Miss Milray atteignit une vieille tour de pierre, comme on en rencontre assez fréquemment sur cette côte. Celle-ci était presque en ruine. Il y avait cependant un rideau à la fenêtre, et miss Milray introduisit la clef dans l’épaisse porte de bois.
La clef grinça. La porte tourna sur ses gonds. Miss Milray en franchit le seuil, s’éclairant toujours de sa lampe électrique.
Pressant le pas, Poirot avança. Sans bruit, il entra à son tour. Le faisceau de lumière de la lampe tombait en plein sur des cornues de verre, un bec Bunsen et différents appareils…
Miss Milray saisit une barre de fer. Elle la levait au-dessus des appareils, lorsqu’une main lui saisit le bras. Elle poussa un cri et se retourna.
Les yeux verts de Poirot se vrillèrent dans ceux de la femme.
— Arrêtez, mademoiselle, car vous allez détruire les pièces à conviction.

CHAPITRE XV

RIDEAU
Hercule Poirot s’assit dans un vaste fauteuil. On avait éteint le lustre et seule une lampe à abat-jour rose projetait sa clarté sur la silhouette du détective. Cet éclairage paraissait symbolique… Poirot, seul, en pleine lumière, et les trois autres, sir Charles, M. Satterthwaite et Egg Lytton Gore – l’auditoire de Poirot – refoulés dans l’ombre.
D’une voix rêveuse, Poirot semblait s’adresser plutôt au vide qu’à ses auditeurs.
— Reconstituer un crime… tel est le but d’un détective. Pour y parvenir, il doit poser les pièces les unes au-dessus des autres, comme pour construire un château de cartes. Si les faits ne se juxtaposent pas, si les cartes ne tiennent pas en équilibre, il faut recommencer le château, ou il s’écroulera…
« Ainsi que je le disais l’autre jour, il existe différents genres d’esprit : l’esprit du dramaturge et l’esprit du metteur en scène capable de donner l’illusion du réel par des moyens mécaniques ; il y a aussi l’esprit qui réagit facilement devant le jeu des acteurs, puis le jeune esprit romanesque, et, enfin, mes amis, l’esprit prosaïque qui ne voit point la mer bleue et les mimosas, mais seulement la toile peinte des décors.
« J’en arrive donc au meurtre de Stephen Babbington. En ce soir du mois d’août, sir Charles Cartwright émit l’hypothèse de l’empoisonnement du vieux pasteur. Je n’étais nullement d’accord avec lui. Je me refusais à croire, primo, qu’un homme tel que Stephen Babbington avait été empoisonné, secundo, qu’il était possible d’administrer du poison à une personne donnée, lors de cette réception.
« Je vous concède que sir Charles avait raison et moi pas. Je me trompais, parce que je considérais le crime d’un point de vue entièrement faux. Depuis vingt-quatre heures seulement j’ai perçu l’affaire sous son angle véritable. Permettez-moi d’ajouter que, sous cet angle, le meurtre de Stephen Babbington est tout à fait plausible et réalisable.
« Pour le moment, je ne discuterai pas plus avant cette opinion, mais je vous conduirai pas à pas le long du sentier que j’ai moi-même gravi. J’appellerai la mort de Stephen Babbington le premier acte de notre drame. Le rideau tomba sur cet acte au moment de notre départ du Nid de Corneilles.
« Le deuxième acte débuta à Monte-Carlo, le jour où M. Satterthwaite me montra l’article de journal concernant la mort de sir Bartholomé. Il m’apparut clairement que je m’étais fourvoyé et que sir Charles avait vu juste. Stephen Babbington et sir Bartholomé Strange avaient été empoisonnés, et les deux meurtres faisaient partie d’un seul et même crime. Plus tard, un troisième meurtre compléta la série : celui de Mme de Rushbridger. Il nous fallut donc trouver le fil conducteur qui reliait ces trois crimes : en d’autres termes, tous trois ont été commis par une seule et même personne à qui ils profitaient uniquement.
« Je vous le dis tout de suite : ce qui m’intriguait surtout, c’est que la mort de sir Bartholomé Strange a suivi celle de Stephen Babbington. Si nous envisageons ces trois meurtres sans considération de temps et de lieu, tout indique que celui de sir Bartholomé Strange constitue ce qu’on pourrait appeler le crime principal et les deux autres les crimes secondaires, c’est-à-dire que ces deux derniers ont été commis en raison d’un lien existant entre les deux victimes et sir Bartholomé. Cependant, on n’a pas le crime qu’on souhaite. Stephen Babbington avait été d’abord empoisonné, puis sir Bartholomé Strange peu de temps après. Tout laissait supposer que le second crime devait être la conséquence nécessaire du premier, et qu’il importait d’étudier le premier crime pour connaître la clef du mystère.
« J’en arrivai à croire qu’il y avait eu méprise. Sir Bartholomé Strange devait sans doute être la première victime, mais, par suite d’une erreur, M. Babbington avait été empoisonné. J’ai dû, cependant, abandonner cette théorie. Tous ceux qui connaissaient un tant soit peu intimement sir Bartholomé savaient qu’il ne prenait jamais de cocktails.
« Autre supposition : Stephen Babbington a-t-il été empoisonné à la place d’un autre invité ? Impossible de le prouver. J’ai dû revenir à la conclusion que le meurtre de Stephen Babbington avait été accompli avec intention, mais je me suis heurté à un obstacle : l’impossibilité apparente d’un tel crime.
« On devrait toujours fonder une enquête sur les hypothèses les plus simples et les plus plausibles. En admettant que Stephen Babbington ait bu un cocktail empoisonné, qui avait pu lui verser le poison ? À première vue, seulement sir Charles et la femme de chambre, Temple. Si l’un ou l’autre avait introduit le poison dans le verre, aucun des deux n’avait eu la possibilité de faire prendre le verre en question à M. Babbington. Temple aurait pu présenter adroitement le dernier verre du plateau (c’était difficile, mais tout de même réalisable). Sir Charles aurait pu prendre ce verre et l’offrir à la victime, mais les choses se passèrent différemment. Il semble que le hasard, et le hasard seul, ait mis ce verre dans la main de Stephen Babbington.
« Sir Charles Cartwright et Temple s’étaient chargés des cocktails. Ces deux personnages se trouvaient-ils à l’Abbaye de Melfort ? Non. Qui avait eu l’occasion de toucher au verre de porto de sir Bartholomé ? L’introuvable maître d’hôtel, Ellis, et son aide, la femme de chambre. Mais, ici, on ne saurait écarter le fait qu’un des invités aurait pu verser le poison. Ce geste était risqué, mais l’un quelconque des invités pouvait s’être glissé dans la salle à manger pour introduire la nicotine dans le verre à porto.
« Lorsque je vous ai rejoints, au Nid de Corneilles, vous aviez déjà dressé la liste des invités présents à la fois à la réception de sir Charles et à celle de sir Bartholomé. Je vous rappelle que j’ai aussitôt éliminé quatre noms en tête de cette liste : le capitaine et Mme Dacres, miss Sutcliffe et miss Wills.
« Aucune de ces quatre personnes ne savait d’avance qu’elle devait rencontrer Stephen Babbington au dîner. Or, l’emploi de la nicotine comme poison laissait entrevoir un plan mûrement élaboré, et non un projet exécuté sous l’impulsion du moment. Trois autres noms figuraient sur la liste : Lady Mary Lytton Gore, miss Lytton Gore et Oliver Manders. Bien que leur culpabilité parût improbable, elle n’était pas impossible. Ces personnes, habitant le pays, pouvaient avoir certaines raisons, pour se débarrasser du pasteur et avoir choisi ce dîner pour mettre leur projet à exécution.
« Mais je ne découvris aucune preuve contre l’une d’elles.
« M. Satterthwaite, je crois, a tenu le même raisonnement que moi et fixé ses soupçons sur Oliver Manders. Ce jeune homme était de beaucoup le plus suspect. Il montrait des signes d’énervement à cette soirée au Nid de Corneilles… il professait sur la vie des opinions erronées dues à ses ennuis personnels… et souffrait d’un complexe d’infériorité prononcé, qu’on rencontre assez fréquemment chez les criminels. En outre, il s’était querellé avec M. Babbington, ou, disons mieux, avait manifesté envers lui une certaine animosité. Ajoutons à cela les circonstances bizarres de son arrivée à l’Abbaye de Melfort. Ensuite, rappelons son histoire invraisemblable de la lettre qu’il disait avoir reçue de sir Bartholomé Strange, et le témoignage de miss Wills au sujet d’une coupure de journal en sa possession traitant de la nicotine comme poison mortel.
« Oliver Manders était donc tout désigné pour venir en tête sur la liste des sept suspects.
« Mais alors, mes amis, je fus en proie à une curieuse réaction. Il me semblait clair et logique que le coupable fût présent aux deux réceptions, en d’autres termes, qu’il se trouvât sur la liste des sept… J’eus l’impression que cette présence aux deux soirées avait été voulue à dessein. Je m’aperçus que je considérais non point les faits réels, mais une comédie habilement montée. Un criminel expérimenté eût compris que chacune des personnes de la liste serait nécessairement considérée comme suspecte, il importait donc de n’y point figurer.
« Autrement dit, le meurtrier de Stephen Babbington et de sir Bartholomé Strange était présent aux deux réceptions, mais pas de façon apparente.
« Qui avait pris part à la première réception, et pas à la seconde ? sir Charles Cartwright, M. Satterthwaite, miss Milray et Mme Babbington.
« Laquelle de ces quatre personnes se trouvait chez sir Bartholomé à un autre titre que celui d’invité ? Sir Charles et M. Satterthwaite voyageaient dans le midi de la France. Miss Milray était à Londres, Mme Babbington à Loomouth. Des quatre, miss Milray et Mme Babbington semblaient tout indiquées. Mais miss Milray ne pouvait être présente à l’Abbaye sans être reconnue d’un des invités. Cette demoiselle possède des traits caractéristiques inoubliables et impossibles à modifier. J’en conclus que miss Milray ne pouvait aller à l’Abbaye de Melfort sans se faire reconnaître. La même remarque s’applique à Mme Babbington.
« M. Satterthwaite et sir Charles auraient-ils été reconnus à l’Abbaye de Melfort ? Peut-être M. Satterthwaite. Quant à sir Charles, c’est un acteur habile, habitué à se transformer suivant les rôles à jouer. Mais quel rôle aurait-il pu jouer ce soir-là ?
« J’en arrivai alors à penser au maître d’hôtel.
« Personnage mystérieux, cet Ellis. Un individu qui vient on ne sait d’où une quinzaine de jours avant le crime, et disparaît sitôt après. Pourquoi Ellis a-t-il si bien réussi son coup ? Parce qu’en réalité Ellis n’existe pas. Ellis était un fantoche en carton-pâte, un accessoire de théâtre… Ellis n’était pas un personnage réel.
« Les domestiques de l’Abbaye connaissaient sir Charles Cartwright et sir Bartholomé Strange était son ami intime. La question des domestiques ne soulevait pas de difficultés. Si l’un d’eux identifiait le faux maître d’hôtel, le mal était réparable : il s’agissait d’une simple farce. D’autre part, si une quinzaine s’écoulait sans que les soupçons fussent éveillés, le pseudo-maître d’hôtel ne courait plus aucun risque. Je me rappelai les remarques des servantes que l’on m’avait rapportées : c’était un « homme bien élevé », il avait servi « dans de bonnes maisons » et connaissait plusieurs scandales mondains. La femme de chambre, Alice, fit une déclaration encore plus significative. Elle précisa « : Dans son service, il s’y prenait tout autrement que les maîtres d’hôtel que j’avais connus jusque-là. » Lorsqu’on me répéta ces paroles, mon hypothèse se confirma en tous points.
« Il n’en allait pas de même pour sir Bartholomé Strange. Celui-ci devait être au courant de la plaisanterie jouée par son ami. En voulez-vous la preuve ? La voici : les propos facétieux de sir Bartholomé à son maître d’hôtel au cours du dîner. Dès le début de l’enquête, M. Satterthwaite observa que d’ordinaire le médecin se montrait plutôt distant envers son personnel. « Vous êtes un brave garçon, Ellis, un maître d’hôtel hors ligne. C’est votre avis, n’est-ce pas, Béatrice ? » avait-il dit. Familiarité tout à fait compréhensible si le maître d’hôtel était sir Charles Cartwright et si sir Bartholomé était de connivence avec lui.
« Car c’est sûrement ainsi que sir Bartholomé accepta le déguisement de sir Charles, conséquence sans doute d’un pari. Cette mystification devait se terminer par des éclats de rire à la fin de la réception… d’où la bonne humeur de sir Bartholomé ce soir-là et la surprise promise à une de ses invitées. Si, par hasard, pendant le dîner, la farce était éventée, rien d’irréparable ne se serait encore produit et tous n’y auraient vu qu’une plaisanterie. Mais personne ne lit attention au maître d’hôtel voûté, aux yeux noirs agrandis par la belladone, aux favoris grisonnants et à son envie peinte sur le poignet. Ce dernier détail, destiné à égarer les soupçons, faillit passer inaperçu, la plupart des humains manquant d’esprit d’observation. Seuls, les regards fureteurs de miss Wills relevèrent cette tache rouge.
« Que se passe-t-il ensuite ? Sir Bartholomé meurt. Cette fois, le décès n’est pas attribué à des causes naturelles. On alerte la police, qui interroge Ellis et les autres. Tard dans la nuit, Ellis s’enfuit par le passage souterrain, reprend sa personnalité et deux jours après il se promène dans les jardins de Monte-Carlo, prêt à manifester sa surprise et son indignation en apprenant, par les journaux, la mort de son ami.
« Cela n’était que supposition de ma part. Je ne possédais aucun témoignage formel, mais tout confirmait la vraisemblance de mon hypothèse. Mon château de cartes était bien construit. Les lettres de chantage découvertes dans la chambre d’Ellis, n’est-ce pas sir Charles lui-même qui les a trouvées ?
« Et la lettre écrite par sir Bartholomé au jeune Manders, le priant de simuler un accident ? Rien de plus facile pour sir Charles que de la rédiger et de l’adresser au nom de son ami. Si Manders ne l’avait pas détruite, sir Charles, dans le rôle d’Ellis, s’en serait chargé, car il avait accès aux chambres des invités en tant que valet. C’est même ainsi qu’il glissa la coupure de journal dans le portefeuille du jeune Manders.
« Maintenant, arrivons-en à la troisième victime, Mme de Rushbridger. Quand son nom a-t-il été prononcé pour la première fois ? Aussitôt qu’on nous a rapporté le propos aimable félicitant Ellis sur son service parfait… observation tout à fait exceptionnelle de la part du praticien. Tout de suite, sir Charles insiste pour savoir la nature du message remis par le maître d’hôtel. Sir Charles s’emploie ensuite à faire dévier l’enquête sur cette inconnue pour qu’on oublie le maître d’hôtel. Il se rend au sanatorium et interroge la directrice. Il se sert de Mme de Rushbridger pour mettre la police sur une fausse piste.
« Examinons à présent le rôle joué par miss Wills dans le drame. Malgré sa forte personnalité, elle est incapable de s’imposer dans le monde. Elle n’est ni jolie, ni spirituelle, ni intrigante, pas même sympathique. Mais elle possède un don réel d’observation, doublé d’une remarquable intelligence. Elle se venge des hommes à l’aide de sa plume, car elle excelle à peindre ses semblables dans ses pièces. J’ignore si le maître d’hôtel a, par quelque côté, capté l’attention de la femme auteur, mais, de tous les convives, elle est seule à l’avoir remarqué. Le lendemain du meurtre, son insatiable curiosité la pousse à « regarder partout », selon les termes de la femme de chambre. Elle se rend dans la chambre des Dacres, et, passant par la porte capitonnée, elle va dans les chambres des domestiques, conduite, semblerait-il, par son instinct fureteur de mangouste.
« Elle est la seule personne qui ait gêné sir Charles ; voilà pourquoi il veut se la réserver lors de la « distribution du travail ». Son entrevue avec cette femme le soulage d’un gros poids, elle a remarqué l’envie sur le poignet d’Ellis. Soudain, catastrophe ! Jusque-là, je ne crois pas que miss Wills avait associé la personnalité d’Ellis, le maître d’hôtel, à celle de sir Charles Cartwright. Peut-être l’allure du domestique lui rappelait-elle vaguement un homme de sa connaissance. Mais le regard de cette observatrice s’était porté machinalement sur les mains du maître d’hôtel lorsqu’il lui présentait les plats.
« Il ne lui était pas venu à l’idée qu’Ellis et sir Charles étaient le même individu. Mais lorsque Charles Cartwright lui parla, elle acquit la certitude que sir Charles était Ellis. Elle lui demanda de faire semblant de lui offrir un plat de légumes. Peu lui importait de savoir si l’envie se trouvait sur le poignet droit ou gauche : elle cherchait un prétexte pour étudier les mains de l’homme… vues dans la même position que celle d’Ellis, le maître d’hôtel.
« Alors, la vérité éclate à ses yeux. Mais cette femme étrange savoure le plaisir de connaître la vérité pour elle seule. En outre, elle n’est pas certaine que sir Charles ait tué son ami. Il s’est déguisé en maître d’hôtel, certes, mais ce fait ne prouve nullement qu’il soit l’assassin. Bien des gens ont préféré garder le silence parce qu’une parole imprudente les eût compromis.
« Voilà pourquoi miss Wills conserve jalousement son secret. N’empêche que sir Charles demeure inquiet. L’expression malicieuse qu’il a discernée sur le visage de cette femme au moment où il l’a quittée ne laisse pas de le tourmenter. Elle sait quelque chose. Quoi ? Est-il visé personnellement, ou s’agit-il seulement d’Ellis, le maître d’hôtel ? M. Satterthwaite… puis miss Wills se méfient. Il importait de détourner leur attention pour la fixer autre part. Sir Charles élabore donc un plan simple, audacieux et, de son point de vue génial.
« Le matin de ma réception à l’hôtel Ritz, j’imagine sir Charles se levant de bonne heure. Il se rend dans le Yorkshire et, vêtu de haillons, confie le télégramme à un gamin pour le faire expédier. Il revient à Londres en temps voulu pour jouer le rôle que je lui avais assigné dans ma petite comédie. Il fit encore davantage : il envoya par la poste une boîte de bonbons au chocolat à une femme qu’il n’avait jamais vue, et dont il ignorait tout.
« Vous savez ce qui survint ce soir-là. L’embarras de sir Charles m’avait averti que miss Wills concevait certains soupçons. Quand Sir Charles exécuta sa « scène macabre », j’observai le visage de miss Wills et j’y lus un profond étonnement. J’eus alors la conviction que miss Wills suspectait sir Charles d’être le meurtrier, mais lorsqu’elle le crut empoisonné comme les deux autres, elle en déduisit qu’elle s’était trompée.
« Mais, miss Wills courait un sérieux danger. Un homme capable de commettre deux meurtres ne s’arrête pas en si beau chemin. J’adressai donc à tous un solennel avertissement. Dans le courant de la soirée, je m’entretins avec miss Wills au téléphone et, suivant mon conseil, elle quitta brusquement son domicile le lendemain. Depuis lors, elle habite ici, dans cet hôtel. J’ai eu raison, car sir Charles s’est rendu à Tooting le lendemain soir, après son retour de Gilling ; mais il arriva trop tard : l’oiseau s’était envolé.
« En attendant, selon son point de vue, son plan se déroulait comme il le souhaitait. Mme de Rushbridger avait une communication importante à nous faire. Elle fut tuée avant de pouvoir nous parler. Quel drame ! Comme tout cela ressemble aux romans policiers, aux pièces de théâtre, au cinéma ! Nous nous retrouvons dans les décors en carton-pâte et les toiles peintes !
« Mais, moi, Hercule Poirot, je n’étais pas dupe. M. Satterthwaite me laissa entendre qu’on avait supprimé Mme de Rushbridger pour la réduire au silence. J’acceptai sa version. Il ajouta qu’elle avait été tuée avant de pouvoir nous confier ce qu’elle savait. Je lui répliquai : « Ou ce qu’elle ne savait pas ». M. Satterthwaite demeura intrigué, mais il aurait dû mieux discerner la vérité. Mme de Rushbridger fut supprimée parce qu’elle ne pouvait effectivement rien nous révéler… parce qu’elle n’avait rien à voir dans ces crimes. Si elle devait dérouter les policiers, ce n’était qu’une fois morte. Et voilà pourquoi Mme de Rushbridger, une inoffensive inconnue, fut empoisonnée.
« Sir Charles paraissait triompher, mais il avait commis une erreur impardonnable, digne d’un gamin. Le télégramme était adressé à moi, Hercule Poirot, à l’hôtel Ritz. Or, Mme de Rushbridger et son entourage ignoraient totalement que je suivais cette affaire. Ce fut, je le répète, une bourde colossale.
« Jusque-là, j’avais obtenu des résultats indiscutables : je connaissais l’identité du meurtrier, mais j’ignorais le mobile de son crime.
« Je me plongeai dans mes réflexions.
« De nouveau, je considérai la mort de sir Bartholomé comme le crime principal dont il importait de découvrir les raisons. Pourquoi sir Charles Cartwright avait-il tué son ami ? Je fis travailler mes petites cellules grises.
On entendit un profond soupir. Sir Charles se leva lentement et se dirigea vers la cheminée. Les mains sur les hanches, il tournait vers Poirot un œil méprisant. Dans son attitude fière et dédaigneuse, il personnifiait l’aristocrate foudroyant la canaille du regard.
— Vous avez, monsieur Poirot, une imagination extraordinaire, dit-il. Toute cette histoire ne renferme pas un mot de vérité ! Quel tissu de mensonges ! Mais, continuez ! Cela m’intéresse. Pour quelle raison aurais-je tué un homme que je connaissais depuis l’enfance ?
Poirot, le petit bourgeois, leva les yeux vers l’aristocrate. Il s’exprima rapidement, mais d’un ton ferme.
— Sir Charles, vous connaissez sans doute un de nos dictons : « Cherchez la femme » ? J’avais remarqué votre attitude envers Mlle Lytton Gore. Il était visible que vous l’aimiez… de cette passion absorbante qui s’empare de l’homme mûr et qui est souvent inspirée par une jeune fille.
« Vous l’aimiez. Elle, je suis certain, professait pour vous le culte des héros. Un mot de vous et elle tombait dans vos bras. Mais vous gardiez le silence. Pourquoi ?
« Devant votre ami Satterthwaite, vous avez joué l’amoureux stupide, incapable de discerner si ses sentiments sont ou non partagés. Vous sembliez croire miss Lytton Gore éprise d’Oliver Manders. Or, sir Charles, vous êtes un homme averti et vous possédez une grande expérience des femmes. On ne pouvait vous tromper. Vous saviez pertinemment que miss Lytton Gore vous adorait. Pourquoi ne pas l’avoir épousée ? Vous en mouriez d’envie.
« Un obstacle vous barrait la route. Lequel ? Je n’en voyais qu’un : vous étiez déjà marié. Cependant, tout le monde vous prenait pour un célibataire. Votre mariage avait donc eu lieu lorsque vous étiez très jeune, avant vos premiers succès au théâtre.
« Qu’était-il arrivé à votre femme ? Si elle était encore de ce monde, pourquoi demeurait-elle dans l’ombre ? Si vous viviez séparés, il y avait un remède : le divorce. Si votre femme était catholique, ou désapprouvait le divorce, on aurait tout de même connu son existence.
« Mais une loi cruelle refuse le divorce lorsque l’épouse est condamnée à la détention perpétuelle ou est enfermée dans un asile d’aliénés. Dans aucun de ces deux cas vous ne pouviez obtenir le divorce et cette réclusion de votre femme remontant à votre jeunesse, tout le monde l’ignorait.
« Vous pouviez donc impunément épouser miss Lytton Gore sans lui révéler la vérité. Admettons pourtant que quelqu’un ait connu cette vérité… un ami qui a suivi toute votre vie ? Sir Bartholomé Strange était un praticien intègre, un homme d’honneur. Il pouvait vous plaindre, tolérer une liaison ou une existence irrégulière, mais point vous laisser accomplir le crime de bigamie et, par son silence, souscrire à votre mariage avec une jeune fille innocente, qui plaçait en vous une confiance aveugle.
« Avant de songer à épouser miss Lytton Gore, il vous fallait vous débarrasser de sir Bartholomé Strange.
Sir Charles éclata de rire.
— Et aussi du cher vieux Babbington ! Était-il au courant, lui aussi ?
Au début, je le supposais. Mais je m’aperçus bientôt que mon hypothèse ne s’appuyait sur aucune preuve. De plus, un doute continuait à subsister en mon esprit : en admettant que vous ayez mis la nicotine dans le verre à cocktail, vous ne pouviez être sûr que ce verre irait à la personne visée.
« Tel était le problème que j’étudiais, quand soudain un mot prononcé par hasard par miss Lytton Gore éclaira ma lanterne.
« Le poison n’était pas destiné spécialement à Stephen Babbington, mais à n’importe lequel des invités présents, sauf trois : miss Lytton Gore, à qui vous avez eu soin d’offrir un verre inoffensif, vous-même et sir Bartholomé Strange, qui, vous le saviez, ne prenait pas de cocktails.
M. Satterthwaite s’écria :
— C’est ridicule, voyons. Pourquoi aurait-il agi ainsi ? Je n’en vois pas la raison.
Poirot se tourna vers lui et dit d’une voix triomphante :
— Oh ! si, elle existe ! Une raison bizarre… très bizarre. C’est l’unique fois dans ma profession que je rencontre un tel mobile chez un assassin. Le meurtre de Stephen Babbington n’était ni plus ni moins qu’une répétition générale.
— Vous dites ?
— Sir Charles est avant tout un acteur. Obéissant à son instinct, il voulut répéter son crime avant de le commettre. Aucune de ces morts ne paraissant lui profiter, nul soupçon ne l’atteindrait ; de plus, comment l’accuser d’avoir empoisonné tel ou tel convive ? Ainsi, mes amis, la répétition se déroule de façon parfaite. M. Babbington meurt et nul ne songe au crime. Sir Charles prend sur lui d’éveiller la méfiance et notre scepticisme comble ses vœux. La substitution des verres s’est effectuée sans accroc, en sorte qu’il est sûr, le jour de la première, de bien jouer son rôle.
« Comme vous le savez, les événements ont pris une tournure différente. Chez sir Bartholomé, un médecin, se trouvant parmi les invités, conclut à l’empoisonnement. À ce moment-là, sir Charles avait intérêt à affirmer que la mort de Babbington n’était pas naturelle et que celle de sir Bartholomé en était la conséquence. L’attention générale devait ainsi se concentrer sur le mobile du meurtre de Babbington, et non point sur le mobile éventuel de l’empoisonnement de sir Bartholomé.
« Mais sir Charles avait compté sans la vigilance efficace de miss Milray. La secrétaire savait que l’ancien acteur se livrait à des expériences chimiques dans la tour du jardin. Miss Milray réglait les factures ayant trait à un liquide à base de nicotine pour soigner les roses et elle s’aperçut qu’une forte quantité de cette solution disparaissait. Lorsqu’elle apprit par les journaux l’empoisonnement du vieux pasteur par la nicotine, son esprit vif en conclut immédiatement que sir Charles avait extrait l’alcaloïde de cette solution.
« Miss Milray se demandait quel parti prendre, car elle avait connu le vieux pasteur depuis sa tendre enfance et elle aimait son maître d’un amour profond et dévoué de femme laide.
« Enfin, elle décida de briser les appareils de sir Charles. Celui-ci comptait tellement sur l’impunité qu’il n’avait même pas songé à faire disparaître ces objets compromettants. Miss Milray prit le train pour la Cornouailles et je la suivis.
De nouveau, sir Charles éclata de rire. Plus que jamais, il ressemblait à un gentilhomme dégoûté par la vue d’une fripouille.
— Est-ce là toutes vos preuves… quelques vieux appareils de laboratoire ? demanda-t-il avec mépris.
— Non, dit Poirot. Il y a aussi votre passeport indiquant la date de votre départ d’Angleterre pour la Riviera et le fait qu’à l’asile d’aliénés du comté de Haverten est enfermée une femme, Gladys Mary Mug, épouse de Charles Mug.
Jusque-là, Egg était demeurée silencieuse et immobile. À cet instant, elle se leva et poussa un cri… presque un gémissement.
Superbe, sir Charles se tourna vers la jeune fille :
— Egg, vous ne croyez pas un mot de cette histoire de brigands, n’est-ce pas ?
Il riait et lui tendait les mains.
Egg s’avança lentement, comme en transe. Son regard suppliant, angoissé, se fixait sur celui de son amoureux. Au moment où elle allait se jeter dans ses bras, elle hésita, regarda à droite et à gauche, comme pour implorer du secours.
Laissant échapper un nouveau cri, elle tomba à genoux devant Poirot.
— Est-ce vrai ? Est-ce vrai ?
Il posa ses deux mains sur les épaules d’Egg, d’un geste ferme et plein de bonté.
— C’est vrai, mademoiselle.
On n’entendit plus que les sanglots de la jeune fille.
Sir Charles, soudain vieilli de plusieurs années, avait les traits d’un satyre ricanant.
— La peste vous emporte ! s’exclama-t-il.
Dans toute sa carrière dramatique, jamais imprécation n’était sortie de ses lèvres avec une telle violence.
Ensuite, il se retourna et quitta la pièce.
M. Satterthwaite sauta d’un bond de son fauteuil, mais Poirot hocha la tête, calmant toujours de la main la jeune fille en larmes.
— Il va s’enfuir ! s’écria M. Satterthwaite.
— Non, dit Poirot, il va seulement choisir lui-même sa sortie : ou affronter un long procès aux yeux du monde, ou quitter brusquement la scène.
La porte s’ouvrit lentement et Oliver Manders entra. Pâle et l’air défait, il avait perdu son expression moqueuse.
Poirot se pencha sur la jeune fille.
— Mademoiselle, lui dit-il d’une voix douce, voici un ami qui vient pour vous accompagner chez vous.
Egg se leva, regarda vaguement Oliver, puis alla vers lui, d’un pas hésitant.
— Oliver… reconduisez-moi chez ma mère. Je vous en prie, accompagnez-moi.
Lui glissant un bras autour de la taille, il l’attira vers la porte.
— Oui, chérie, je vous emmène. Venez !
Les jambes d’Egg tremblaient au point qu’elle pouvait à peine marcher. La soutenant de leur mieux, Oliver et M. Satterthwaite guidaient ses pas. Arrivés devant la porte, elle se ressaisit et releva la tête.
— Ça va mieux, merci.
Poirot appela d’un geste Oliver Manders, qui revint vers lui.
— Soyez bon pour elle, lui recommanda-t-il.
— Je vous le promets, monsieur. Je l’aime plus que tout au monde, vous le savez. Ma passion pour Egg m’avait rendu cruel et cynique. Mais tout va changer désormais. Je la protégerai. Et quelque jour, peut-être…
— Je n’en doute pas, dit Poirot. Je crois même qu’elle commençait à vous aimer lorsque l’autre a surgi. Que voulez-vous, elle s’est laissé éblouir. Le culte des héros constitue un sérieux danger pour la jeunesse. Tôt ou tard, Egg s’éprendra d’un brave garçon dévoué qui construira son bonheur sur le roc.
D’un œil bienveillant, il regarda le jeune homme s’éloigner.
Bientôt M. Satterthwaite fut de retour.
— Monsieur Poirot, lui dit-il, vous avez été admirable, tout à fait admirable !
Poirot prit son air modeste.
— Ce n’est rien… rien du tout ! Un drame en trois actes… sur lequel le rideau vient de tomber.
— Excusez-moi… commença M. Satterthwaite.
— Y a-t-il quelque point qui reste obscur en votre esprit ?
— Oh ! un simple détail.
— Je vous écoute.
— Pourquoi vous exprimez-vous parfois en un anglais impeccable, alors qu’à certains moments vous estropiez notre langue ?
Poirot se mit à rire.
— Je vais vous l’expliquer. Je puis, il est vrai, parler un anglais correct. Mais, mon cher ami, l’emploi du mauvais anglais offre cet avantage qu’il incite les gens à vous mépriser. Ils pensent… « Peuh ! un étranger qui n’est même pas fichu de parler convenablement l’anglais ! » Il n’entre pas dans mes vues de terrifier mon public… au contraire, je me prête volontiers à ses moqueries. J’affecte aussi des airs de fanfaron. Et voici ce que pense un Anglais : « Un type qui professe une si haute opinion de lui-même ne doit pas valoir grand chose ! » Telle est la façon de voir de vos compatriotes. Elle n’est pas toujours juste. Mais on se méfie moins de moi. Du reste, ajouta-t-il, c’est devenu chez moi une habitude.
— Dieu du ciel, Poirot, vous avez la ruse du serpent !
M. Satterthwaite se tut un moment, songeant à l’enquête.
— Je crains de n’avoir guère brillé dans cette affaire, dit-il, brusquement irrité.
— Au contraire, mon ami, vous avez su admirablement relever la remarque importante de sir Bartholomé au maître d’hôtel, et l’esprit observateur de miss Wills ne vous a point échappé. Le fait est que vous auriez pu résoudre tout seul le problème, n’eussent été vos réactions de spectateur devant les effets dramatiques.
M. Satterthwaite parut soulagé.
Soudain une idée lui traversa l’esprit. Sa mâchoire s’affaissa.
— Sapristi ! s’écria-t-il. J’y pense. N’importe lequel d’entre nous aurait pu boire le cocktail empoisonné de ce gredin ! Moi, par exemple.
— Une autre catastrophe plus terrible encore et à laquelle vous n’avez pas songé aurait pu se produire.
— Quoi donc ?
— Tiens, parbleu ! cela aurait pu être MOI ! répondit Hercule Poirot.

FIN

[1] En français : gueule (NdT.)

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer