DRAME EN TROIS ACTES d’ Agatha Christie

CHAPITRE VII

PLAN DE CAMPAGNE
Sir Charles et M. Satterthwaite rentrèrent à Londres le lendemain soir.
Il leur fallut user de beaucoup de tact au cours de leur entrevue avec le colonel Johnson. L’inspecteur Crossfield voyait d’un mauvais œil ces simples amateurs qui avaient découvert ce qui avait échappé à lui et à ses agents. Il eut de la difficulté à cacher son dépit.
— Permettez-moi de vous féliciter, sir Charles. J’avoue que l’idée ne m’est pas venue de fouiller sous le poêle à gaz. Votre perspicacité me déconcerte !
Les deux hommes n’entrèrent pas dans les détails et omirent à dessein de raconter qu’une tache d’encre était à l’origine de leur trouvaille.
— Nous avons cherché un peu dans tous les coins, se contenta de dire sir Charles.
— Quoi qu’il en soit, les résultats sont là, fit l’inspecteur. Non pas que j’en sois très surpris. Il tombe sous le sens que si Ellis n’est pas le meurtrier, il a une raison pour disparaître. Et dès le début, je l’ai soupçonné de se livrer au chantage.
Leur découverte décida cependant le colonel Johnson à faire intervenir la police de Loomouth. Une enquête s’imposait sur la mort de Stephen Babbington.
— Si les policiers démontrent que le pasteur est mort empoisonné par la nicotine, Crossfield devra admettre qu’il existe un lien entre les deux décès, déclara sir Charles tandis que l’auto roulait à toute vitesse vers Londres.
Il était plutôt ennuyé d’avoir dû communiquer ces derniers renseignements à la police.
M. Satterthwaite le calma en lui faisant remarquer qu’ils ne seraient pas rendus publics ni transmis à la presse.
— Le coupable ne se doutera donc de rien et on continuera à chercher Ellis.
Sir Charles admit le bien-fondé de ce point de vue.
Dès leur arrivée à Londres, il avait fait part à M. Satterthwaite de son intention d’aller rendre visite à Egg Lytton Gore. Le papier à lettres de la jeune fille portait une adresse de Balgrave Square, où il espérait la rencontrer.
M. Satterthwaite approuva cette initiative. Lui-même désirait voir Egg. On convint que sir Charles téléphonerait à la jeune fille.
Egg n’avait pas quitté Londres. Elle et sa mère séjournaient chez des parents et ne regagneraient Loomouth que dans une semaine. Elle accepta volontiers de dîner avec les deux amis.
— On ne peut tout de même pas la recevoir ici, dit sir Charles en jetant un coup d’œil dans sa luxueuse garçonnière. Sa mère le trouverait peut-être incorrect. Assurément, nous pourrions inviter aussi miss Milray, mais je préfère m’en passer. La seule présence de cette femme me crispe. Elle est si intelligente que, devant elle, je me sens en infériorité.
M. Satterthwaite proposa sa maison. En fin de compte, il fut convenu qu’on dînerait au Berkeley. Ensuite, si Egg y tenait, on irait ailleurs.
M. Satterthwaite constata au premier coup d’œil que la jeune fille avait maigri. Ses yeux cernés semblaient agrandis et fiévreux ; elle était très pâle. Mais elle conservait toujours son charme et son enthousiasme juvéniles.
Elle dit à sir Charles :
— Je savais que vous viendriez…
Le ton de sa voix laissait entendre : « Maintenant que vous êtes là, tout s’arrangera… »
M. Satterthwaite songea en lui-même : « Au fond, elle n’était pas sûre qu’il viendrait… pas du tout sûre. Elle a vécu sur des charbons ardents et s’est fait du mauvais sang. Cet homme s’en rend-il compte ? D’ordinaire, les acteurs sont si vains… Ne voit-il pas que cette enfant l’aime à la folie ? »
La situation semblait pour le moins bizarre. Sir Charles était également très épris d’Egg, et il fallait ce double crime, d’une nature odieuse, pour réunir aujourd’hui ces deux êtres. Ainsi pensait M. Satterthwaite.
Peu de paroles furent échangées au cours du dîner ; sir Charles raconta ses aventures à l’étranger, et Egg parla de la vie courante à Loomouth. M. Satterthwaite les stimulait lorsque la conversation languissait. Le repas terminé, tous trois quittèrent le restaurant pour se rendre chez M. Satterthwaite.
La maison qu’habitait celui-ci se trouvait située sur le quai de Chelsea. Elle était spacieuse et contenait un nombre imposant d’œuvres d’art, tableaux, statues, porcelaines de Chine, vieilles poteries, ivoires miniatures et de très beaux meubles anciens ; on y respirait le calme et le bon goût.
Egg Lytton Gore ne vit rien, ne remarqua rien. Elle lança son manteau du soir sur un fauteuil et dit :
— Enfin, nous y voici ! Maintenant, racontez-moi tout.
Elle écouta avec un vif intérêt sir Charles lui narrer leur visite dans le Yorkshire et demeura haletante d’émotion de la lettre de chantage.
— Nous ne pouvons qu’imaginer la suite, conclut sir Charles. Sans doute Ellis a-t-il payé pour tenir sa langue et on a facilité sa fuite.
Egg le regarda fixement.
— Non, non ! Ne comprenez-vous pas qu’Ellis est mort ?
Les deux hommes sursautèrent, mais Egg insista :
— Bien sûr qu’il est mort ! Voilà pourquoi il a disparu sans laisser de traces. Il en connaissait trop long et on l’a tué. Ellis est la troisième victime.
Bien que ni l’un ni l’autre des deux hommes n’eût encore envisagé cette éventualité, ils durent en admettre la vraisemblance.
— Mais dites-moi, ma chère amie, fit sir Charles, c’est très joli de prétendre qu’Ellis est mort. Mais où se trouve son cadavre ? On n’escamote pas aisément les soixante-quinze kilos de chair d’un imposant maître d’hôtel.
— J’ignore où l’on a fourré le cadavre, répliqua Egg, mais les cachettes ne manquent pas.
— Voire ! murmura M. Satterthwaite.
— Il y en a partout. Dans une maison comme l’Abbaye, il y a de vastes soupentes où personne ne met jamais les pieds. Il doit être enfermé dans une malle au grenier.
— J’en doute, dit sir Charles, mais tout est possible. Sa découverte peut ainsi être retardée… mais pour combien de temps ?…
Il n’était pas dans la nature de la jeune Egg d’éluder les difficultés, et elle répondit tout de suite à l’objection encore non formulée de sir Charles.
— L’odeur monte et ne descend pas. La présence d’un corps en décomposition est plus vite remarquée dans la cave qu’au grenier. Pendant quelque temps les gens s’imagineront sentir un rat crevé.
— Si votre hypothèse se confirmait, tout indiquerait que c’est un homme qui a commis le crime. Une femme ne serait pas capable de trimballer un cadavre à travers une maison. Cet exploit constituerait un tour de force, même pour un homme.
— J’envisage d’autres façons de se défaire de cette encombrante dépouille. Vous savez qu’il existe un passage souterrain à l’Abbaye. Miss Sutcliffe m’en a parlé et sir Bartholomé m’avait promis de me le montrer. Le meurtrier a pu remettre à Ellis sa rançon, lui indiquer le moyen de fuir et l’entraîner dans le souterrain pour le tuer. Une telle prouesse peut être réalisée par une femme… elle l’aurait frappé par-derrière et, abandonnant le cadavre sur place, elle aurait regagné sa chambre à l’insu de tous.
Incrédule, sir Charles hocha la tête, mais il ne voulut pas discuter davantage le point de vue d’Egg.
M. Satterthwaite se rappela que le même soupçon lui avait traversé l’esprit dans la chambre d’Ellis lorsqu’ils avaient mis la main sur les brouillons de lettres et il se souvint que sir Charles avait eu un léger frisson. À cet instant, lui était venue l’idée qu’Ellis était peut-être mort…
M. Satterthwaite se dit : « S’il en est ainsi, nous avons affaire à forte partie… à un adversaire dangereux… » Soudain il éprouva un frisson de peur.
Une personne coupable de trois crimes ne s’arrêterait pas en si bon chemin.
Sir Charles, Egg et lui-même couraient un grand risque, car ils en savaient déjà trop long.
La voix de sir Charles le rappela à la réalité.
— Un point reste obscur dans votre lettre, Egg. Vous me dites qu’Oliver Manders avait éveillé les soupçons de la police. Je n’en discerne pas la raison.
M. Satterthwaite crut s’apercevoir de la confusion d’Egg ; il lui sembla même la voir rougir.
« Ah ! ah ! songea-t-il, voyons un peu comment vous allez vous en tirer, ma petite demoiselle ! »
— J’ai été sotte, reconnut Egg. Je me suis grossièrement trompée. Je m’imaginais que l’arrivée inopinée d’Oliver et sa chute à cet endroit… allaient intriguer les policiers.
Sir Charles accepta volontiers cette explication.
— Oui, dit-il, je comprends.
M. Satterthwaite prit la parole.
— Était-ce vraiment un prétexte fabriqué de toutes pièces ?
Egg se tourna vers lui.
— Qu’entendez-vous par là ?
— Son accident paraît plutôt bizarre, et s’il avait inventé cette histoire, vous seriez la première à le savoir.
— Je n’en sais rien. Je n’y avais pas encore pensé. Mais pourquoi aurait-il simulé un accident ?
— Il a pu avoir un motif d’ailleurs tout naturel, dit sir Charles, qui sourit en regardant Egg.
La jeune fille rougit.
— Oh ! non, dit-elle. Certes, non.
M. Satterthwaite jugea que son ami avait mal interprété la rougeur de la jeune fille. Sir Charles lui sembla plus triste et vieilli lorsqu’il dit à Egg :
— Eh bien ! si votre ami ne courait aucun danger, pourquoi m’avoir appelé ?
Egg s’avança vivement et le prit par la manche de son veston.
— Vous n’allez pas repartir, j’espère ? Songeriez-vous à abandonner l’affaire ? Il faut que vous découvriez la vérité… toute la vérité. Vous êtes seul capable de le faire, et vous le ferez.
Elle frémissait de passion. Toute sa vitalité remontait par vagues et submergeait le salon.
— Avez-vous donc une telle confiance en moi ? fit sir Charles, ému.
— Oui, oui, oui ! Nous allons, vous et moi, chercher la vérité.
— Et Satterthwaite ?
— Naturellement ! M. Satterthwaite nous y aidera, ajouta-t-elle, indifférente.
M. Satterthwaite sourit à part lui. Qu’elle le voulût ou non, il n’avait pas l’intention de rester à l’écart. Il raffolait des histoires mystérieuses, prenait plaisir à observer la nature humaine et avait un faible pour les amoureux. Quelle belle occasion de satisfaire ces trois goûts !
Sir Charles s’assit, la voix changée. À présent, il dirigeait la mise en scène d’une nouvelle production.
— Tout d’abord, songeons à éclaircir la situation. Oui ou non, sommes-nous d’accord sur ce point : est-ce le même individu qui a tué Babbington et Bartholomé Strange ?
Egg et Satterthwaite répondirent par l’affirmative.
— Maintenant : le deuxième meurtre est-il la conséquence du premier ? En d’autres termes, a-t-on supprimé Bartholomé Strange pour l’empêcher de révéler ce qu’il connaissait ou soupçonnait du premier crime ?
— Oui, répondirent en même temps Egg et M. Satterthwaite.
— En ce cas, commençons l’enquête par le premier crime.
Egg approuva.
— Selon moi, tant que nous n’aurons pas découvert le mobile du premier, n’espérons pas identifier le criminel. Mais ce mobile sera bien difficile à établir. Babbington était un homme inoffensif, agréable, sans aucun ennemi au monde. Pourtant, il a été empoisonné… et le meurtrier avait une raison. À nous de la déceler.
Sir Charles prononça de sa voix habituelle :
— Mettons-nous donc à l’œuvre. Quels sont d’ordinaire les mobiles d’un crime ? D’abord la cupidité.
— La vengeance, dit Egg.
— La manie homicide et la peur, déclara M. Satterthwaite. Le crime passionnel ne saurait être évoqué en la circonstance.
Charles Cartwright griffonnait des notes sur une feuille de papier.
— Cela suffit pour le moment, dit-il. Prenons d’abord, la cupidité. Quelqu’un profite-t-il de la mort de Babbington ? Avait-il de l’argent ou des espérances ?
— Je ne pense pas que ce soit le cas, fit Egg.
— Moi non plus, mais nous ferions bien d’interroger Mme Babbington à ce sujet.
— Puis vient la vengeance. Babbington a-t-il causé un préjudice à quelqu’un… peut-être en sa jeunesse ? A-t-il épousé la femme convoitée par un autre ? Nous devrons également élucider ce point.
« Arrivons-en à la manie homicide. Babbington et Tollie ont-ils été victimes d’un fou ? Je ne crois pas à la valeur de cette hypothèse. Même un dément déploie un minimum de raisonnement dans ses crimes, autrement dit, il peut se croire désigné par Dieu pour supprimer les médecins ou les ecclésiastiques, mais pas les deux à la fois. Donc, écartons cette deuxième hypothèse. Reste la peur.
« À vous dire vrai, cette solution me semble la plus plausible. Babbington connaissait un secret redoutable et on l’a tué pour qu’il ne puisse le révéler.
— Je ne vois pas ce que M. Babbington aurait pu connaître de compromettant sur une des personnes présentes ce soir-là, observa M. Satterthwaite.
— Peut-être M. Babbington ignorait-il lui-même la portée de ce qu’il savait, hasarda sir Charles, qui poursuivit en essayant de préciser sa pensée :
« Il m’est difficile de me faire comprendre. Supposons, par exemple, que Babbington ait vu à un moment donné une certaine personne en un certain endroit. Admettons également que cette même personne se soit fabriqué un alibi pour prouver qu’à ce moment précis elle se trouvait à cent kilomètres de là. Babbington pouvait le plus innocemment du monde la trahir en présence de témoins.
— Je comprends, murmura Egg. Disons qu’un meurtre a été commis à Londres et que Babbington a vu le criminel à la gare Victoria ; mais l’homme a certifié qu’il ne se trouvait pas à Londres ce jour-là et a fourni un alibi démontrant qu’il se promenait à Leeds. Babbington aurait pu le vendre à son insu.
— Voilà exactement ce que je veux dire. Ce n’est là qu’une hypothèse ; il s’agit peut-être de tout autre chose. Ce soir-là, Babbington a pu se trouver en présence d’un personnage qu’il a connu sous un nom différent…
— … ou qu’il a déjà marié et qu’il a revu avec une épouse inconnue de lui, observa Egg. Les pasteurs marient beaucoup de gens. Il y avait peut-être un bigame parmi les invités.
— Le secret du pasteur pouvait avoir trait à une naissance ou une mort, suggéra M. Satterthwaite.
— Le champ est vaste, dit Egg en plissant le front. Il faudra nous y prendre d’une autre façon. Revenons à vos invités et dressons-en la liste. Qui était chez vous et chez sir Bartholomé ?
Elle prit le papier et le crayon des mains de sir Charles.
— Les Dacres assistaient aux deux réceptions, ainsi que cette femme aux cheveux couleur de chou fané, comment s’appelle-t-elle ? Wills. Miss Angela Sutcliffe…
— Angela est hors de question. Je la connais de longue date.
Egg eut un sourire espiègle.
— Nous ne pouvons nous permettre ces exceptions. Soyons pratiques. Moi, je ne connais rien de la vie d’Angela Sutcliffe. À mes yeux, elle est aussi capable d’un crime que quiconque… peut-être davantage, car une actrice a un passé. À mon sens, elle est la personne la plus suspecte.
Egg lança un regard de défi à sir Charles, dont les yeux s’éclairèrent soudain.
— En ce cas, nous ne saurions écarter Oliver Manders.
— Comment Oliver pourrait-il être le criminel ? Il connaissait M. Babbington depuis si longtemps !
— Il était présent aux deux réceptions et son arrivée me semble sujette à caution.
— Fort bien, déclara Egg.
Elle fit une pause et ajouta :
— Alors, je vais aussi inscrire mère et moi-même… Cela nous donne six suspects.
— Croyez-vous que…
— Nous ferons les choses correctement ou pas du tout ! protesta Egg, les yeux fulgurants.
M. Satterthwaite rétablit la paix en offrant des rafraîchissements. Il sonna.
Sir Charles s’éloigna vers un coin de la pièce pour admirer de près un buste de nègre. Egg s’approcha de M. Satterthwaite et lui glissa la main sous le bras.
— Que je suis ridicule de m’emporter ainsi ! murmura-t-elle. C’est vrai, je suis sotte, mais pourquoi aussi éliminerait-on cette femme ? Il insiste vraiment trop. Oh ! Faut-il que je sois jalouse !
M. Satterthwaite sourit en lui caressant la main.
— La jalousie ne sert à rien, petite amie, dit-il. Si vous êtes jalouse, ne le montrez pas. À propos, croyez-vous réellement qu’on puisse suspecter le jeune Manders ?
Egg fit entendre un ricanement innocent.
— Bien sûr que non ! J’ai écrit cela à Charles pour qu’il ne prenne pas peur.
Elle regarda sir Charles toujours en contemplation devant le buste du nègre.
— Je ne tenais pas à lui donner l’impression de courir après lui. Mais je ne veux pas qu’il s’imagine que j’ai le béguin pour Oliver, parce que c’est faux. Comme la vie est difficile !
— Prenez patience, conseilla M. Satterthwaite, tout finira par s’arranger.
— Je ne suis pas patiente, protesta Egg. Je veux voir mes désirs se réaliser tout de suite… et même plus vite.
M. Satterthwaite éclata de rire, et sir Charles revint vers eux.
Tout en buvant leur liqueur, ils échafaudèrent un plan de campagne : sir Charles reviendrait habiter le Nid de Corneilles, pour lequel il n’avait pas encore trouvé d’acquéreur. Egg et sa mère retourneraient à Rose Cottage plus tôt qu’elles n’en avaient l’intention. Mme Babbington habitait toujours Loomouth et leur fournirait tous les renseignements possibles pour leur permettre d’agir.
— Nous triompherons ! s’écria Egg. Je pressens que le succès couronnera nos efforts.
Elle se pencha vers sir Charles. Les yeux brillants d’espoir, elle leva son verre et le choqua contre le sien.
— À notre succès ! s’exclama-t-elle.
Lentement, très lentement, les yeux fixés sur ceux d’Egg, il porta son verre à ses lèvres.
— À notre succès, dit-il et à l’avenir !

TROISIÈME ACTE

DÉCOUVERTE

CHAPITRE PREMIER

Mme BABBINGTON
Mme Babbington était allée habiter une maisonnette de pêcheurs à proximité du port. Elle attendait le retour de sa sœur, qui devait rentrer du Japon dans six mois, pour faire des projets : aussi n’avait-elle signé qu’un bail de six mois. Son deuil l’avait tellement bouleversée qu’elle ne pouvait se résigner à s’éloigner de Loomouth. Stephen Babbington avait été pasteur de la paroisse de Saint-Petroch, à Loomouth, pendant dix-sept ans et ils y avaient vécu des années heureuses et paisibles, malgré le chagrin que leur avait causé la mort de leur fils Robin.
Ils avaient trois autres enfants : Edouard qui était à Ceylan, Lloyd, en Afrique du Sud et Stephen, officier de marine à bord de l’Angolia. Mme Babbington recevait d’eux de longues lettres pleines d’affection, mais aucun d’eux ne pouvait offrir un foyer à sa mère ni être pour elle une société.
Aussi Margaret Babbington souffrait-elle de la solitude…
Non pas qu’elle s’accordât beaucoup de loisir pour penser à son chagrin. Elle continuait ses activités charitables dans la paroisse, le nouveau curé étant célibataire. Elle passait aussi une grande partie de son temps à jardiner dans le petit lopin de terre attenant à sa maisonnette, car les fleurs faisaient partie intégrante de sa vie.
Un après-midi qu’elle travaillait dans son jardinet, entendant le bruit du loquet à sa barrière, elle leva les yeux : sir Charles Cartwright entrait, suivi d’Egg Lytton Gore.
Mme Babbington ne fut point surprise de la visite d’Egg. Elle savait que la jeune fille et sa mère devaient revenir prochainement à Loomouth, mais elle fut étonnée de voir sir Charles. On disait qu’il avait quitté définitivement le pays et les journaux locaux avaient reproduit des entrefilets des quotidiens de Londres relatant les déplacements de l’ancien acteur dans le midi de la France. Un écriteau portant les mots « À vendre » était accroché à la grille de la propriété du Nid de Corneilles. Personne ne s’attendait au retour de sir Charles, et cependant c’était bien lui.
Mme Babbington releva ses cheveux en désordre sur son front moite et considéra avec gêne ses mains souillées de terre.
— Je n’ose vous serrer la main, dit-elle. Je devrais mettre des gants pour jardiner. J’en prends parfois, mais je m’en débarrasse au bout d’un instant. On se sent beaucoup plus à l’aise les mains nues.
Elle accompagna ses visiteurs dans la maison. Le petit salon avait été gaiement décoré de cretonnes aux couleurs vives. Des photographies ornaient les murs et sur la table il y avait un vase de chrysanthèmes.
— Quelle surprise de vous revoir au pays, sir Charles ! Je croyais que vous aviez quitté pour toujours le Nid de Corneilles.
— C’était bien mon idée, répondit franchement l’acteur, mais parfois, madame Babbington, le destin nous commande.
La veuve du pasteur se tourna alors vers Egg, qui devina les paroles prêtes à sortir de ses lèvres.
— Madame Babbington, nous ne vous faisons pas une simple visite ; sir Charles et moi avons quelque chose de très sérieux à vous dire mais… excusez-nous si nous venons raviver votre douleur.
Mme Babbington, l’air angoissé, regarda tour à tour ses deux visiteurs.
— D’abord, déclara sir Charles, je voudrais savoir si vous avez reçu des nouvelles du ministère de l’Intérieur.
Mme Babbington inclina la tête.
— Voilà qui facilitera notre mission, remarqua sir Charles.
— Vous désirez me voir sans doute au sujet de l’exhumation ?
— Oui. Je comprends tout le chagrin qu’une pareille formalité va vous causer.
La voix de sir Charles, empreinte de sympathie, la toucha.
— Ne croyez pas que j’y attache tant d’importance. Certaines personnes sont terrifiées à l’idée d’une exhumation. Pas moi. À mes yeux, la dépouille mortelle compte peu. Mon cher mari revit quelque part… en paix, et nul ne peut troubler son repos. Ce qui me tourmente plutôt, c’est la pensée que Stephen n’a pas succombé à une mort naturelle. Cela me paraît tellement impossible !
— Je comprends vos sentiments. Nous aussi… nous avons éprouvé le même doute… tout d’abord…
— Que voulez-vous dire par « tout d’abord », sir Charles ?
— C’est que, madame Babbington, j’ai conçu des soupçons le soir même de la mort de votre mari. Comme vous, cependant, l’idée d’un crime me paraissait tellement invraisemblable que je l’ai chassée de mon esprit.
— J’ai eu également cette impression, déclara Egg.
— Vous avez cru tous deux qu’on avait tué… Stephen ? interrogea Mme Babbington, stupéfaite.
Sa voix trahissait une telle incrédulité que ni l’un ni l’autre ne surent comment reprendre la conversation. Enfin, sir Charles dit :
— Comme vous le savez, madame Babbington, j’ai voyagé en France. Je me trouvais sur la Riviera lorsque j’appris par les journaux la mort de mon ami Bartholomé Strange qui s’est produite à peu près dans les mêmes circonstances que celle de votre mari. En même temps m’est parvenue une lettre de miss Lytton Gore.
Egg acquiesça de la tête et dit :
— J’étais invitée à l’Abbaye lorsque survint la mort de sir Bartholomé. Et je vous affirme, madame Babbington, que tout s’est passé exactement de la même manière. Le docteur est mort en quelques minutes.
Mme Babbington hocha lentement la tête.
— Je n’y comprends rien. Stephen et sir Bartholomé, ce médecin si bon et si capable ! Qui pouvait souhaiter leur disparition ? Il y a sûrement eu méprise.
— Sachez qu’on possède la preuve de l’empoisonnement de sir Bartholomé, fit sir Charles.
— Alors, c’est l’œuvre d’un fou.
Sir Charles continua :
— Madame Babbington, je veux aller au fond des choses et découvrir la vérité. Il n’y a pas de temps à perdre : une fois connu le résultat de l’exhumation, notre criminel va sûrement se tenir sur ses gardes. Afin de gagner du temps, je n’attendrai même pas que l’autopsie ait eu lieu pour avancer que votre mari a été, lui aussi, victime d’un empoisonnement par la nicotine. M. Babbington ou vous-même connaissiez-vous les divers usages de la nicotine pure ?
— D’habitude, j’emploie une solution de nicotine pour asperger mes roses, sans me douter que c’est là un poison.
— J’ai l’impression que dans les deux cas on s’est servi de l’alcaloïde pur. Hier soir, j’ai lu un article à ce sujet dans une revue scientifique. Les cas d’empoisonnement par la nicotine sont extrêmement rares.
— J’ignore tout de l’empoisonnement par la nicotine, déclara Mme Babbington, sauf qu’il peut se produire chez des fumeurs invétérés.
— Votre mari fumait-il ?
— Oui.
— Voyons, madame Babbington, vous avez manifesté tout à l’heure une vive surprise à la pensée que quelqu’un aurait songé à supprimer votre mari. Faut-il en déduire que vous ne lui connaissiez pas d’ennemis ?
— Aucun. Les gens le taquinaient parfois sur ses conceptions rétrogrades, ajouta-t-elle avec un triste sourire. Il prenait de l’âge et s’effrayait des innovations, mais tout le monde l’aimait. On ne pouvait haïr Stephen, sir Charles !
— Je suppose que votre mari n’a pas laissé beaucoup d’argent, n’est-ce pas ?
— Non. Presque rien. Stephen ne savait pas économiser. Il donnait tout ce qu’il possédait et je devais souvent refréner sa générosité.
— Avait-il des espérances ? Devait-il hériter d’un bien quelconque ?
— Non, Stephen n’avait pas beaucoup de parents. Sa sœur a épousé un pauvre pasteur du Northumberland et tous ses oncles et tantes sont morts.
— En sorte que la mort de M. Babbington ne devait profiter à personne ?
— À personne.
— Revenons une minute sur cette question des ennemis personnels de votre mari. Vous prétendez qu’il n’en avait point, mais il a pu en avoir dans sa jeunesse ?
Mme Babbington parut sceptique.
— C’est peu probable. Stephen n’avait pas un caractère querelleur et il s’entendait avec tout le monde.
— Excusez-moi de vous poser une question indiscrète, dit sir Charles en toussotant nerveusement. Lors de vos fiançailles, M. Babbington ne prit-il pas la place d’un soupirant évincé ?
Mme Babbington baissa les yeux.
— Stephen était le vicaire de mon père. C’est le premier homme que je connus à ma sortie de pension. Nous tombâmes amoureux l’un de l’autre. Nos fiançailles durèrent quatre ans et, lorsqu’il eut un presbytère dans le comté de Kent, nous songeâmes au mariage. Notre idylle fut des plus calmes et des plus heureuses.
Sir Charles inclina la tête, charmé par la simplicité et la dignité de Mme Babbington.
Egg interrogea à son tour :
— Madame Babbington, savez-vous si votre mari connaissait quelques-uns des invités de sir Charles ?
Mme Babbington parut légèrement intriguée.
— Ma chère petite, seulement vous, votre maman et le jeune Oliver Manders.
— Aucun des autres ?
— Stephen et moi, nous avions vu jouer Angela Sutcliffe dans un théâtre de Londres cinq ans auparavant et nous nous réjouissions de la rencontrer ce soir-là.
— Ne lui aviez-vous pas été présentée avant cette réception chez sir Charles ?
— Non. Nous n’avons jamais eu l’occasion de fréquenter des artistes avant l’arrivée de sir Charles à Loomouth, et ce fut pour nous un grand événement. Sir Charles ne se doute sûrement pas du souffle romanesque qu’il a apporté dans nos existences.
— Ne connaissiez-vous pas non plus le capitaine et Mme Dacres ?
— Ce petit homme et cette femme si élégante ?
— Oui.
— Non, nous ne les connaissions pas, et pas davantage l’autre femme… celle qui écrit des pièces. La pauvre créature semblait bien déplacée dans ce salon !
— Êtes-vous bien sûre de n’avoir jamais rencontré autrefois aucun de mes invités ? demanda sir Charles.
— Je vous le certifie en ce qui me concerne et je pourrais être aussi affirmative quant à mon mari, car nous ne faisions jamais rien l’un sans l’autre.
— M. Babbington ne vous avait-il point parlé des gens que vous verriez ce soir-là ? insista Egg.
— Non, mais il s’attendait à passer une intéressante soirée. Et, une fois là… il n’en eut guère le temps, le malheureux…
Son visage se crispa.
Sir Charles se hâta de dire :
— Pardonnez-nous de vous tourmenter ainsi. Mais comprenez-moi : nous pressentons qu’un drame s’est passé et nous en cherchons les causes. Il doit y avoir une raison à ce meurtre brutal.
— Je saisis votre pensée. S’il s’agit d’un meurtre, il y a certainement un motif, mais lequel ?…
Après un court silence, sir Charles demanda :
— Pourriez-vous me retracer brièvement la carrière de votre mari ?
Mme Babbington avait la mémoire des dates.
Voici les notes que prit sir Charles :
« Stephen Babbington, né à Islington, Devon, en 1868. A fait ses études au collège de Saint-Paul, puis à Oxford. Fut ordonné diacre et nommé à la paroisse d’Oxton en 1891. Ordonné prêtre en 1892. Vicaire à Elsington, dans le Surrey, auprès du Révérend Vernon Lorrimer, 1894-1899. Épousa Margaret Lorrimer, 1899, et occupa la cure de Saint-Mary de Gilling, Kent, puis celle de Saint-Petroch, Loomouth, 1916. »
— Voilà des renseignements précieux, dit sir Charles. Nous devrons étudier particulièrement la période où M. Babbington remplissait les fonctions de curé à Saint-Mary de Gilling. Aucune des personnes présentes à ma réception n’a pu être mêlée à la vie du pasteur au cours des années précédentes.
Mme Babbington frémit.
— Croyez-vous vraiment… que l’une d’elles ?…
— Je ne sais que penser, dit sir Charles. Sir Bartholomé a dû voir ou deviner quelque chose, et Bartholomé Strange mourut de la même façon que M. Babbington, et cinq…
— Sept, rectifia Egg.
— … Sept personnes étaient présentes aux deux soirées. L’une d’elles doit être coupable.
— Mais pourquoi ? s’écria Mme Babbington. Pourquoi aurait-on empoisonné Stephen !
— C’est ce que nous allons découvrir, déclara sir Charles.

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