Drames de Famille

Chapitre 6CHARLES HUGUENIN

C’est un des poètes dont Hector Le Prieuxavait fait aimer les vers à sa fille, le sensitif et subtilSully-Prudhomme qui a écrit cette ligne, d’une signification siforte sous la simplicité des mots :

«…  Et les heures arriventtoutes… »

formule profonde où tient la double douleurde l’attente : celle de la durée du temps et celle de sa rapidité.Reine avait connu le premier de ces supplices, tandis qu’ellesubissait la longueur du «mardi» de sa mère et de la corvée quisuivit. Elle avait dû, avec Mme Le Prieux, dîner en ville etparaître dans deux soirées. Une fois rentrée, et libre enfin derester seule avec elle-même, elle commença de connaîtrel’autre souffrance, celle de sentir si courts, si comptés, lesinstants qui la séparaient du rendez-vous fixé à Charles. Encoredouze fois, onze fois, dix fois, neuf fois soixante minutes, ilserait onze heures du matin, et elle serait en face de son cousin.Que lui dirait-elle? Couchée dans son petit lit, toute lumièreéteinte, elle écoutait le battement de la pendule remplir lachambre de cette sonorité implacable qui est comme le pasinvincible du Temps, et elle s’efforçait de prononcer en pensée lesphrases qu’elle prononcerait demain de vive voix dans ce péniblerendez-vous. Plus elle en cherchait les termes, plus elle setrouvait impuissante à y mettre ce qu’elle voulait y mettre : —tout son amour, et c’était un adieu, — toute sa fidélité, etc’était une rupture, — toute sa peine, et son devoir absolu étaitde cacher son sacrifice! Elle s’endormit, très tard, après avoirbeaucoup prié, d’un sommeil fiévreux d’où elle se réveilla pluscalme. La nécessité d’agir, en tendant ses nerfs, lui rendit, commeil arrive, momentanément, un peu de ton. Elle voulait donner soncoup d’œil du matin au cabinet de travail de son père, assez tôt etassez vite pour ne pas se rencontrer avec lui. Elle tremblait, s’illui parlait, de n’être pas maîtresse d’elle-même et de se trahir,avant que l’irréparable ne fût accompli. Elle s’arrangea pourpasser, en effet, sa revue quotidienne, si rapidement que Le Prieuxne la trouva pas, quand il vint s’asseoir à son bureau, un peuavant l’heure accoutumée. Oh ! les malentendus des cœursentre un père et son enfant, alors que tous deux n’ont l’un pourl’autre que respect, que dévouement, qu’adoration ! L’écrivains’était hâté d’arriver dans son cabinet, avec l’espoir desurprendre sa fille, comme si souvent, et de provoquer entre eux,sans en avoir l’air, une explication sur ce mariage Faucherot, quicontinuait de le troubler. L’ascendant souverain que sa femmeexerçait sur lui l’avait empêché, la veille, de prendre Reine àpart pour l’interroger. Il avait compté que la jeune fille auraitelle-même le désir de ce tête-à-tête, et ce lui fut une vraiedéception, lorsqu’il entra dans son atelier de copie et qu’il vitla table si bien rangée, son papier préparé, ses plumes disposées,le feu qui brûlait clair, et la douce fée déjà envolée, qui avaitprésidé à ce rangement.

— « Elle n’a pas voulu que nous causions dece mariage, » songea-t-il. « Pourquoi ? »

Pendant que le père se posait cette questionsans y répondre, et sans oser non plus aller dans la chambre de safille, par déférence pour ce qu’il croyait être son désir, Reine sedisait :

— « Il travaille tranquillement. Il estcontent… S’il savait à quel prix?… Qu’il ne le sache jamais!…»

Certes elle était bien sincère en se parlantde la sorte. Cette idée de l’inconscience paternelle lui étaitpourtant si pénible qu’elle éprouva une sensation d’extraordinairesoulagement, — sa première sensation douce depuis le funesteentretien du matin précédent, — à voir apparaître, vers lesneuf heures et demie, le visage si laid, mais si dévoué, de FannyPerrin. La vieille demoiselle était une personne épaisse et courte,avec une tête beaucoup trop grosse. Ses lèvres fortes, son nezécrasé, lui donnaient une physionomie bougonne de dogue quecorrigeaient deux yeux bleus d’une fraîcheur, d’une suavité presquedélicieuse dans cette face mafflue. Le coloris fané du teint, jaunipar l’habitude de la mauvaise nourriture, était rendu plus flétriencore par la nuance décolorée des cheveux, restés blonds, maisd’un blond passé, comme lavé. Avec cela, Fanny qui, depuis desannées, ne mettait que les robes déjà portées par quelqueprotectrice plus riche, avait toujours les toilettes, à la foisvoyantes et caricaturales, des parentes pauvres. L’étoffe en étaittout ensemble somptueuse et défraîchie, la coupe recherchée etdémodée, l’ajustage compliqué et insuffisant. Il en était de mêmepour les chapeaux et pour les chaussures. Comme elle avait del’esprit, il lui arrivait de dire : «Je n’aurai vraiment de neuf etde fait pour moi que mon cercueil!… » La misère d’une telleexistence réside moins dans les privations que dans les cadeaux.L’insolence avec laquelle on oblige la plupart du temps cesdemi-parasites les contraint si souvent d’être ingrats qu’ilséprouvent une reconnaissance infinie pour le bienfaiteur délicatauquel ils peuvent dire un véritable «merci», non pas seulement deslèvres, mais du cœur. C’était le secret de l’affection exaltée quela pauvre Mlle Perrin avait vouée à Reine. Quoiqu’elle ne luifût de rien par le sang, cette affection lui donnait, pour leschoses qui intéressaient la jeune fille, ce pouvoir de double vue,privilège des mères très tendres. Elle en fournit une nouvelle ettouchante preuve, ce matin-là. Elle n’eut pas plutôt constaté lapâleur de sa petite amie et ses yeux lassés, qu’au lieu de laquestionner sur sa santé, elle lui demanda :

— « Qu’avez-vous, Reine? Il se passe quelquechose de grave, de très grave. Ne me dites pas le contraire. Je lesais. Je le sens… »

—« C’est vrai, » répondit la jeune fille, émue auxlarmes par cette divination de sa promeneuse, et elle ajouta : «Nem’interrogez pas. Ce que je peux vous raconter, je vous leraconterai, d’autant plus que j’attends de vous un service, ungrand service. Mais je veux que vous compreniez bien que je neserai pas froissée, si vous croyez ne pas devoir me le rendre…»

— « Je suis tranquille,» fit Mlle Perrin, «qu’est-ce quema gentille Reine peut me demander qui ne soit pas bien ?» —Puis, la jeune fille se taisant, elle continua, d’un accenttimidement inquisiteur, comme quelqu’un qui va au devant d’uneconfidence douloureuse et qui voudrait se faire pardonner sespropres intuitions : « Cette chose grave. Reine, avouez-le, c’estqu’on veut vous marier.»

— «  C’est qu’on veut me marier, » répondit Reine,presque à voix basse.

— « Et avec quelqu’un que vous n’aimez pas ? » osadire Fanny.

— « Et avec quelqu’un que je n’aime pas, » répétaReine.

Ce fut au tour de Fanny de se taire. Elle avait depuislongtemps deviné le sentiment de Reine pour son cousin, sans jamaisy faire allusion, et elle n’aurait pas osé en parler la première.De son côté, Reine se repentait déjà d’en avoir trop dit. Elle pritla main de son humble compagne, et suppliante :

— « Je viens de mal m’exprimer, Fanny. Ne croyez pas quepersonne veuille me forcer à ce mariage. On m’en a parlé, et c’estmoi qui trouve plus raisonnable de ne pas m’y refuser… Cela,d’ailleurs, n’a rien à voir avec la demande que j’ai à vous faire…J’ai besoin,» et elle mit dans ce mot qu’elle souligna en lerépétant, toute la douloureuse énergie d’un appel suprême :« J’ai besoin de parler à quelqu’un pendant quelques minutesen tête à tête. J’ai écrit à ce quelqu’un de se trouver sur laterrasse des Tuileries, au sortir du cours… Si vous me dites quevous ne voulez pas m’y accompagner, je n’irai pas. Quant au motifqui m’oblige à cette démarche, épargnez-moi toute questionlà-dessus, je vous en conjure, si vous m’aimez… Soyez sûreseulement que je vous estime trop pour vous associer à quoi que cesoit de mal !… »

— « Chère Reine ! » interrompit vivement la vieillefille, «je le sais… » et, sans répondre directement à la demande dela jeune fille : «Allons, il faut nous dépêcher. Nous serions enretard pour le cours… Heureusement, il fait si beau à marcher, cematin… »

Il y avait, dans cette dernière petite phrase, accompagnéed’un regard ému, toute la finesse féminine dont est capable unevieille demoiselle de cinquante-cinq ans, qui ne veut pas avoir ditun « oui » formel devant une requête trop évidemment liée à unehistoire d’amour, et qui pourtant dit «oui», et qui se sent bienbouleversée de cette complicité!… En fait, lorsque, deux heuresplus tard, les deux amies se retrouvèrent, le cours fini, sur letrottoir de la rue Royale, et qu’elles se dirigèrent, sans autreexplication entre elles, comme d’un tacite accord, vers la place dela Concorde et la grille des Tuileries, celle dont le cœur battaitle plus vite n’était pas Reine. A vingt reprises, durant les cinqminutes qu’elles mirent à franchir cette courte distance, lescrupule du « chaperon » faillit être plus fort chez Fanny Perrinque sa quasi-promesse, et puis, de regarder Reine et l’expressiontout ensemble fervente et souffrante de ce noble visage arrêtaitl’objection dans sa conscience et sur ses lèvres. Les deux femmesarrivèrent ainsi, sans avoir échangé une parole, sur la terrasse del’Orangerie, où elles reconnurent, et cette fois avec une émotionégale, quoique d’une nature si différente, la silhouette de CharlesHuguenin, qui les attendait, et c’était vraiment un cadre idéalpour un adieu, comme celui au-devant duquel venait Reine, que cecoin du peu idéal Paris, par cette matinée glacée et brumeused’hiver. Sur la place de la Concorde toute claire, les divinitésmarines des deux grandes fontaines se dressaient dans un revêtementde glace brillante. L’obélisque, entre elles, semblait rose, et, auloin, l’Arc-de-Triomphe se noyait dans une espèce de vapeur defroid. Un soleil blanc montait dans un ciel sans nuages et pourtantcomme tendu d’un voile de gel. Pas une feuille aux arbres. Sur lebassin des Tuileries, au pied de la terrasse, s’étendait une couchede glace, grise et rayée par les patineurs : trois garçonnets, donton entendait, dans le grand silence du jardin vide, les lamesd’acier écorcher le miroir poli, et, au centre du bassin, le jetqui continuait de monter, très bas, entretenait avec un sourdsanglot un morceau d’eau vivante et souple. Entre les fûts grêlesou robustes des marronniers jeunes ou vieux, les statues de pierresemblaient, elles aussi, immobilisées par le froid de ce jour.D’autres flaques d’eau, prises entre les bossuages des allées,luisaient par places, comme des fragments de métal brisé, tombéssur le fond terne du sable, et une immense rumeur, le frémissementde toute la ville, enveloppait la terrasse déserte. Il n’y avaitlà, outre les deux arrivantes et le jeune homme qui les attendait,qu’une femme âgée, en pelisse de martre, une étrangère, en train defaire courir après une boule deux énormes collies, au longpoil fauve, qui aboyaient sauvagement.

Oui, quel paysage d’adieu et de mélancolie ! MaisCharles Huguenin était un amoureux, et, pour un amoureux qui sesait aimé, il n’y a de mélancolique paysage que celui où manque sonamie. Il avait vu Reine apparaître, sur le trottoir de la rueRoyale, à l’angle de la place, frêle et svelte dans sa jaquetted’astrakan, et,  pour lui, l’air était devenuchaud, le ciel voilé s’était empli de rayonnements, cet horizon deramures nues et d’eaux gelées s’était paré des joyeuses couleurs duprintemps. Elle approchait, sa délicieuse fiancée, — il y avait silongtemps qu’il souhaitait de lui donner ce nom, sans même oserl’espérer! — celle qui avait, par ses conseils, par sa douce etpersuasive influence, empêché qu’il ne se laissât prendre à la viefactice de Paris, qui avait réchauffé en lui l’amour du pays natal,le sentiment de la vie simple et vraie; et elle serait bientôt safemme; il l’emmènerait là-bas, bien loin, dans la maisonpaternelle, claire parmi les cyprès noirs, et ce visage idolâtrédont la minceur un peu creusée le tourmentait parfois, s’emplirait,se roserait, se dorerait dans l’air embaumé du Midi. Charles avaitbien eu, la veille, à lire la dépêche de sa cousine, un mouvementde surprise et d’inquiétude, mais qui n’avait pas duré. Soncaractère possédait un des traits charmants de la natureméridionale, cette nature complexe et contradictoire, dont le durréalisme peut être si implacable, — on l’a vu à propos de Mme LePrieux, — dont la sensibilité souple peut être si gracieuse, — etc’était le cas de Charles. L’héritier des Huguenin, de ces vieuxvignerons provençaux, si profondément, si absolument terriens,avait cette patience optimiste où il entre un peu de la paressed’un climat trop doux, mais aussi un peu de cetteeurythmie dont les Méditerranéens par excellence, lesvieux Hellènes, avaient fait une vertu. Il s’était dit : «Lacousine Mathilde fait des difficultés, et ma pauvre Reine se lesexagère… » Et il avait souri tendrement à l’idée des enfantinesimaginations qu’il prêtait à sa fiancée. Comment eût-il douté uneminute du succès final, ayant pour lui l’amour de Reine, d’abord etsurtout, puis la sympathie de Le Prieux, dont il était sûr, enfinune parenté avec Mme Le Prieux qui ne permettait pas que lesobjections de celle-ci fussent bien graves? Charles avait beau êtreun garçon nativement spirituel, comme l’indiquaient la distinctionspontanée de ses manières, l’extrême délicatesse de ses traits, lesourire avisé de ses lèvres, la vivacité et la douceur de ses yeuxnoirs, de grands yeux d’Arabe sur un teint brun, presque ambré, —tous ces signes d’un tempérament nerveux, d’une finesseinstinctive, n’empêchaient pas qu’il n’eût gardé, à travers sesquatre années de quartier Latin, les œillères d’un provincial danssa vision de certaines choses de Paris. La situation vraie de sescousins Le Prieux, par exemple, lui échappait absolument. Il lesconsidérait comme riches, partageant sur les gains fantastiques desjournalistes l’habituelle opinion bourgeoise, sans d’ailleurss’être jamais demandé quelle serait ou ne serait pas la dot deReine, ni si elle en aurait une. Fils unique lui-même et assuréd’une large indépendance s’il se décidait à vivre sur le domainepaternel, — dans cette belle terre de vignobles et d’oliviers,étalée à quelques lieues des Martigues, sur le bord du golfe deFos, — l’argent ne lui semblait pas plus devoir jouer un rôle dansce mariage qu’il ne jouait un rôle dans son cœur. Il n’avait pasréfléchi davantage aux anomalies qu’un jeune Parisien eûtdiscernées dans les relations mondaines des parents de sa cousine.Le Monde — tout court — lui représentait, comme à la plupart desgarçons de sa classe, quelque chose d’indéterminé etd’indéfinissable, une espèce de lieu vague où les «arrivistes»,dont il n’était pas, se livraient à de savantes intrigues,matrimoniales ou autres, tandis que les simples, comme lui, ysubissaient des corvées intimidantes, à la fois frivoles etnécessaires, quand le hasard voulait qu’ils y fussent apparentés.Pour Charles Huguenin, M. et Mme Le Prieux étaient des gens dumonde, comme son père et sa mère à lui étaient des propriétaires decampagne, par une conformation originelle qu’il admettait sans encaractériser ni les conditions ni les causes. C’était ainsi, voilàtout. Avec ce tour d’esprit et ces idées, pouvait-il mêmesoupçonner les réalités contre lesquelles Reine se débattait depuisla veille, et les motifs de la décision inattendue qu’elle venaitlui signifier? Pauvre et romanesque Reine et qui ne soupçonnaitguère elle-même quelle interprétation elle risquait de soulever parsa démarche de rupture, si complètement inexplicable au jeunehomme !… Mais déjà ils s’étaient abordés. Charles balbutiait,très gauchement, disons-le à son honneur, quelques mots destinés àjouer devant le chaperon l’étonnement d’une rencontre inattendue,et Reine l’interrompait, afin d’épargner et à lui ce petitmensonge, et à sa compagne l’équivoque d’une situation fausse:

— «Non, mon cousin, ne dites pas cela… Mademoiselle Fannysait que je vous avais demandé de vous trouver ici… Elle m’estimeet elle m’aime assez pour comprendre que si j’ai voulu avoir unentretien avec vous, c’est que je le devais… Elle a eu foi en moi,n’est-ce pas, Fanny?… »

— «C’est vrai,» répondit celle-ci, qui, s’arrêtant demarcher, fit signe aux jeunes gens de la précéder de quelques pas.L’humble vieille fille avait mis tant de sérieux ému, de dignitémême, dans ce geste qui eût pu être si servile, le sérieux del’accent de Reine avait été si solennel que Charles devina ce qu’iln’avait pas su lire entre les lignes de la dépêche : cerendez-vous, qu’il avait trouvé tout naturel, après leursfiançailles secrètes, était d’une gravité exceptionnelle. Sonmobile visage cessa d’exprimer sa gaieté tendre de tout à l’heure,et il interrogea :

— «Mais que se passe-t-il, ma cousine?… Vous semblez sitroublée, si bouleversée… Vous avez dit que vous deviez avoir cetentretien avec moi, comme s’il vous coûtait. Pourtantnotre dernière conversation et la lettre de ma mère… »

— « Votre mère a écrit la lettre ? » interrompitReine avec une vivacité qui déconcerta Charles.

— «Mais de quel air vous me demandez cela?» reprit-il.«Ah! Reine, vous avez donc oublié tout ce que nous nous sommes ditl’autre soir, et ce que vous m’aviez permis d’espérer?… Avez-vouspu douter que je n’aie tenu ma promesse, et tout de suite? J’aiécrit à ma mère le soir même, et elle m’a répondu courrier parcourrier, avec quelle joie de penser qu’elle allait vous avoir pourfille, avec quelle tendresse pour vous, je vous assure que vous enserez touchée!… Sa lettre à votre mère est partie par la mêmeposte. On a donc dû l’avoir chez vous lundi matin au plus tard…Quand j’ai reçu votre dépêche, j’ai pensé que Mme Le Prieux faisaitquelque objection et que vous vouliez m’en avertir… Maisqu’avez-vous ?… »

Tandis qu’il parlait, une pâleur de mort avait envahi lesjoues de Reine. Elle venait d’éprouver une peine d’une acuitésurprenante, à soudain apprendre que sa mère avait reçu cettelettre demandant sa main. Et cette mère ne lui en avait riendit ! Elle ne l’avait pas laissée libre de choisir entre lebonheur et le sacrifice! La dureté de cœur de Mme Le Prieux, dontelle avait tant souffert, sans se l’avouer jamais, lui avait étéune fois de plus rendue sensible, et, douleur pire, l’évidence desa duplicité. Elle se domina pourtant, et elle répondit, en ayantsoin de passer vite sur cette dangereuse question :

— «Je ne suis pas très bien ce matin… J’ai été troubléedavantage quand vous m’avez parlé de la joie de Mme Huguenin et deson indulgence à mon égard… » Puis, implorante et résolue toutensemble : « Ecoutez, Charles,» continua-t-elle, «croyez-vous queje sois capable de mentir?… »

— « Vous ? » répondit-il, plus étonné encore, « jesais que je ne vous ai jamais entendu dire une parole qui ne fût lavérité même… »

— « Ah ! merci ! » dit-elle, « répétez-le-moi.Cela me fait tant de bien. Répétez que vous croyez en moi, que vousy croirez toujours?… »

— «Je crois en vous, j’y croirai toujours,» reditdocilement le jeune homme, qui ajouta, inquiété tout à fait par lavisible exaltation de Reine : « Mais pourquoi?… »

— « Pourquoi ? » interrompit-elle, « mais parce quej’ai besoin de sentir que, vous aussi, vous avez foi en moi. Sanscela, je n’aurais pas la force de vous parler comme je dois… Oui,je le dois,» insista-t-elle, et, comme s’arrachant les phrases dufond du cœur : « Ecoutez, Charles, si je vous ai donné cerendez-vous ce matin, au risque de vous faire me mal juger, c’estque je n’ai pas voulu que vous apprissiez, par une autre personneque par moi, une chose qui ne vous fera pas plus de chagrin qu’ellene m’en fait à moi-même, je vous le jure… Mon cousin, laissez-moifinir,» fit-elle, sur un geste de Charles, «j’ai voulu vous ladire, cette chose, pour pouvoir vous dire cela aussi, et pour vousdemander de savoir qu’en vous montrant que je partageais vossentiments, cet autre soir, je ne vous ai pas trompé… Oui, Charles,porter votre nom, vous dévouer ma vie, être votre femme, vivrelà-bas, avec vous, c’était, ce serait pour moi le bonheur… Je vousdemande de me croire… » En répétant, pour la quatrième fois, ce motde croire, où se résumait toute son imploration, sa voixse faisait plus pénétrante, comme si elle espérait communiquer aujeune homme qui l’écoutait, pâle à son tour, la ferveur derenoncement dont elle était possédée. « Et je vous demande de mecroire encore quand je vous dis que je dois renoncer à ce bonheurpour une raison telle que je ne peux ni m’y soustraire, ni vous larévéler, et que vous, vous ne devez pas m’interroger… »

Jamais ce charmant visage, d’ordinaire si réservé, sifermé par la délicate pudeur de ses propres sentiments, n’avaitlaissé transparaître davantage l’ardeur un peu farouche de sesaffections intimes. Jamais ces doux yeux bruns n’avaient étééclairés d’une flamme plus intense, et les notes étouffées quipassaient dans son accent dénonçaient le vif émoi de son cœur, dontCharles pouvait deviner les battements, à travers l’épaissefourrure du corsage, tant son sein virginal se soulevait, palpitaitde tendresse. En tout autre moment, il eût eu pitié de ce troublesi douloureux, mais il était lui-même en proie à une surprise tropcruelle et trop violente pour ne point passer outre, et, quandReine se fut tue, cette surprise éclata en un cri de révoltepresque brutale :

— «Il ne me semble pas possible que je vous aie biencomprise… » fit-il. «Voyons,» et il promena sa main sur son frontpour retrouver la conscience de sa pensée. « C’est pourtant vrai.Je ne rêve pas tout éveillé. Vous êtes là, Reine, et vous me ditesque vous ne voulez plus m’épouser?… »

— « Que je ne peux plus, » interrompit la jeune filled’une voix si faible que son cousin l’entendit à peine, emportémaintenant qu’il était par la vague de sa proprepassion.

— « Et vous voulez, » continua-t-il, « que j’acceptecette résolution sans même essayer de savoir d’où elle vous vient,qui vous l’a inspirée, pourquoi vous avez changé?… »

— «Je n’ai pas changé,» interrompit-elleencore.

— « Vous me dites que vous avez été sincère avec moil’autre soir, » continua l’amoureux blessé, sans relever ce mot, «et que vous êtes aujourd’hui dans les mêmes sentiments… Si c’estvrai, qu’y a-t-il alors? Que s’est-il passé? On n’enlève pas àquelqu’un toute sa joie de vivre, toute son espérance, sans qu’ilait le droit de défendre ce bonheur et cette espérance… Non, Reine,ce n’est pas possible… Pour que vous me parliez comme vous venez defaire, après m’avoir parlé comme vous m’avez parlé mercredi, ilfaut, je vous le répète, qu’il se soit passé quelque chose, etquelque chose de très grave… Mais quoi? Mon Dieu? Mais quoi?…Est-ce que votre père s’oppose à ce mariage, ou votre mère ?Non. Puisqu’ils ne vous ont pas dit qu’ils avaient reçu la lettrede maman. A moins que vous ne leur en ayez, vous, parlé lapremière? Je vous en conjure. Reine, est-ce cela ?»

— «Non,» eut-elle la force de répondre.

— «  Alors, » insista-t-il, « si l’obstacle ne vientni de votre père ni de votre mère, il ne peut venir que de vous…C’est donc une idée que vous vous êtes faite, et qui vous aconduite à revenir sur votre décision… Ce ne peut pas être autrechose… » Et, déjà, si l’innocente Reine avait eu quelqueconnaissance des arrière-fonds du cœur de l’homme, elle auraitdeviné que cette phrase révélait un recul devant une certainepensée, et la soudaine apparition de la jalousie : «Hé bien,»supplia-t-il, «quelle que soit cette idée, dites-la-moi, Reine… Jevous crois. Je crois que vous m’aimez comme je vous aime… Ce n’estdonc pas seulement de mon bonheur qu’il s’agit, c’est de notrebonheur à tous deux… Ne le jouez pas sur une chimère, car ce nepeut être qu’une chimère, j’en suis sûr… Dites-moi votre raison.Nous la discuterons ensemble… Si c’est un secret, vous me devez decroire que je suis capable de garder un secret, quand il est àvous. Quand vous m’aurez parlé, vous en serez étonnée vous-même,tout se dissipera, comme un cauchemar. Allons, vous aussi, ayezconfiance en moi, parlez-moi… »

— «  Ah ! » gémit-elle, avec un accent desouffrance qui, cette fois, atteignit Charles jusqu’au cœur: « Si j’avais pu, est-ce que je ne vous aurais pas parlétout de suite?… Je vous ai demandé d’avoir foi en moi,»continua-t-elle en joignant ses mains qui tremblaient, « J’espérais de vous que vous me croiriez… Je vous le demande encore: croyez-moi, croyez que si je suis venue vous dire que jene peux pas être votre femme, c’est que Je ne le peux pas, et quesi je ne vous en dis pas la raison, c’est que je ne le peux pasdavantage… Non,» répéta-t-elle avec une force presque sauvage, « jene peux pas ! »

II y a, dans les entretiens comme celui-là, engagés avecle fond même de la personne, des moments où l’une des deux volontéss’affirme avec une si imbrisable vigueur que la discussion s’arrêtedu coup. Quand Reine eut ainsi prononcé son dernier «je ne peuxpas», Charles se sentit devant l’irréductible. Les jeunes gensfirent quelques pas en silence, — elle, épuisée par l’énergiequ’elle venait de déployer; lui, comme affolé de se heurter, pourla première fois de sa vie, contre cet impénétrable du cœur de lafemme, la pire des tortures en amour. Il la regardait, avec desémotions qu’il eût juré ne devoir jamais éprouver auprès d’elle,irritées jusqu’à en être haineuses. L’honnête et simple garçon nesavait pas à quelles irrésistibles frénésies l’élancement aigu dela passion emporte une âme masculine, soudain aliénée d’elle-mêmepar l’excès de la douleur impuissante. Il la regardait, et lesdouces prunelles brunes de la jeune fille, l’idéale noblesse de sonprofil, la grâce de ses joues minces, les fines lignes de sa bouchefrémissante avec ses lèvres un peu renflées, la soie souple de sescheveux châtains, sa taille frêle, tout ce charme de jeunesse, quil’attendrissait d’habitude, soulevait maintenant en lui un cruelappétit de la meurtrir, de la briser, tant l’invincible résistanceémanée d’elle exaspérait tout son être. Quel était ce mystérieuxmotif de rupture, assez puissant pour que cette fragile créaturequ’il avait vue si à lui, si touchante d’abandon, l’autre soir, sefût soudain reprise ainsi? A la première minute, il avait penséqu’il s’agissait de quelque scrupule religieux. Quoique chez Reine,nature tout équilibre, toute mesure, la piété ne se fût jamaisexaltée jusqu’à la dévotion, qui sait si elle n’avait pas, dans laferveur de la quinzième année, fait quelque vœu, dont elle s’étaittout d’un coup souvenue? Mais non. Elle n’aurait pas eu, àconfesser un motif pareil, cette évidente terreur… Charlescontinuait de la regarder, et voici que l’affreux soupçon, quis’était présenté à lui dans un éclair et qu’il avait repoussé,recommença de l’assiéger : « Si elle en aimait un autre?… » Soupçoninsensé, car elle venait de lui dire le contraire, et tout en elleattestait la véracité : ses paroles, sa voix, son regard; — soupçonabominable, car si Reine en aimait un autre, son attitude avec soncousin, l’autre soir et maintenant, était la plus scélérate descoquetteries, et quand lui avait-elle donné le droit de la croiremême capable d’un mauvais sentiment ? Hélas ! Lesimaginations insensées et abominables sont celles que la jalousieéveille en nous le plus instinctivement, et sa funeste ivresse nenous permet d’en reconnaître ni la folie ni l’injustice. Que cesoit l’excuse de Charles Huguenin pour avoir, ne fût-ce qu’uneheure, méconnu l’adorable enfant qui marchait auprès de lui surcette terrasse du bord de l’eau! Le gravier glacé criait sous leurspieds. Le sifflet des remorqueurs leur arrivait par-dessus lesberges de la Seine, toute proche et verte entre ses quais depierre, et ces bruits ne paraissaient pas plus étrangers au jeunehomme que le son des mots que sa propre bouche prononçaitmaintenant. Etait-ce vraiment lui qui parlait ainsi, et à Reine, àsa chère Reine, entourée jusque-là d’un amour respectueux comme unculte, idolâtre comme une piété?

— « C’est bien, » avait-il commencé. « Je respecteraivotre volonté. Je ne chercherai pas à savoir le motif qui vous faitme briser le cœur… Il y a pourtant une question que j’ai le droitde vous poser, et à laquelle vous me devez de répondre : —Dites-moi que vous ne reprenez pas votre parole parce que vousvoulez vous marier avec un autre?… Dites-le-moi, et jem’inclinerai… Je quitterai Paris ce soir et vous n’entendrez plusparler de moi… Mais dites-le-moi. Je veux le savoir. »

Il vit qu’elle pâlissait et tremblait davantage encore,mais qu’elle continuait de se taire, et, son délire augmentant parce qu’il entrevoyait derrière ce silence, il reprit, d’un accentplus âpre et plus dur :

— « C’est donc vrai, puisque vous n’osez pas me dire quenon? C’est donc vrai?»

— « Je ne peux pas répondre, » fit-elle d’une voix quin’était plus qu’un souffle, tant l’émotion l’étouffait.

— « Ne pas répondre, c’est répondre,» dit-il. « Ainsi vousallez vous marier avec un autre !… » il répéta «avec unautre», puis, toute la fureur de la jalousie éclata dans ses yeux,et, ne mesurant plus ses mots : «Mais c’est infâme, ce que vousavez fait là! C’est abominable! Est-ce que je méritais que vous metraitiez de la sorte?… L’autre soir, c’était si simple, quand jevous ai parlé, pourquoi ne m’avez-vous pas arrêté tout desuite ? Et auparavant, vous aviez bien vu que je vous aimais.Pourquoi m’avez-vous laissé croire que vous partagiez monsentiment? Pourquoi venez-vous d’essayer de me le faire croireencore?… Ah! c’est abominable ! C’est abominable !…»

— « Charles, » interrompit-elle suppliante, «arrêtez-vous… Vous me faites trop mal… Par pitié… Vous ne savezpas… Vous m’aviez promis de croire en moi… »

— «Ah!» dit-il, «comment voulez-vous que j’y croiemaintenant!… »

—«Vous ne croyez plus en moi?» demandât-elle ens’arrêtant, comme si elle ne pouvait plus avancer.

— «Non,» répondit-il brutalement. Il n’eut pas plus tôtjeté ce terrible monosyllabe que déjà le remords de son blasphèmeentrait en lui, à constater la nouvelle décomposition des traits deReine. Les paupières de la jeune fille battirent, sa bouches’ouvrit pour chercher l’air qui lui manquait, et elle s’appuyacontre un arbre, comme si toutes les choses tournaient autourd’elle, et qu’elle-même fût sur le point de tomber. Il s’approchapour la soutenir, mais elle le repoussa d’un geste. Un afflux desang lui était revenu au visage. Elle avait rouvert les yeux, etl’indignation de sa sincérité méconnue perça dans son beau regard,qui se fixa sur lui avec une énergie étrange. Puis, au lieu deparler, elle tourna brusquement le dos à son cousin et se mit àcourir, comme quelqu’un qui fuit une insupportable chose, vers MllePerrin, qui se trouvait à quelques pas de là, et elle l’appelad’une voix redevenue ferme :

— « Fanny, Fanny. Il faut rentrer. Nous avons tout justele temps… Vite, vite… »

Le jeune homme n’essaya pas de lui parler non plus, iln’essaya pas de la retenir et pas davantage de la suivre. Il neprit même pas congé des deux femmes. Reine et Mlle Perrin avaientdéjà tourné l’angle du bâtiment de l’Orangerie qu’il était encorelà, près de l’arbre contre lequel la jeune fille s’appuyait tout àl’heure, comme hypnotisé de l’épouvante de ce qui venait de sepasser. Il écoutait les aboiements des collies en train dejouer avec la vieille dame étrangère, qui s’étaient éloignés versun autre coin, et dont les bonds se rapprochaient de nouveau… Ilregardait, à travers les branches nues des arbres, les patineursaller et venir sur le bassin gelé, les statues grises profilerleurs lignes, la place de la Concorde ondoyer de voitures,l’Obélisque dresser son aiguille rose entre les fontaines, à côtédes dieux cuirassés de glace brillante, — et la silhouette sombrede Reine s’en aller là-bas, là-bas… Tous ces détails du décor danslequel venait de se dérouler la scène de rupture entre sa cousineet lui étaient bien réels, bien vrais! La vérité des paroles qu’ilsavaient échangées se réalisa pour lui aussi brusquement, — decelles surtout qu’il avait prononcées, — et quand Reine eut disparutout à fait il se laissa tomber sur un banc en gémissant:

— «  Malheureux! Elle ne me pardonnera jamais.»

Il ne doutait déjà plus d’elle. Et c’étaitpire!

 

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