Drames de Famille

Chapitre 9ÉPILOGUE

… Voici près de trois ans que ce secondvolume des Œuvres complètes d’Hector Le Prieux, — pourcontinuer l’innocente et technique plaisanterie du vieux tâcheronlittéraire, — a été publié sous la forme des bans de mariage deMademoiselle Reine-Marie-Thérèse Le Prieux avec MonsieurCharles-Photius Huguenin, et voici presque deux ans que lanaissance d’une petite-fille, baptisée sous l’invocation de sainteMathilde, est venue convier la mère de Reine à se réconcilier avecce joli ménage d’amoureux, installé là-bas au bord de la mercouleur de saphir, sous le ciel clair du Midi, parmi les olivierset les pins d’Alep, entre la pauvre Fanny Perrin, promue au rang degouvernante, et les parents Huguenin, dans le mas héréditaire, quedéfend du mistral un rideau noir d’antiques cyprès où frissonnentdes roses. Mais il faut croire, — et c’est l’excuse de «la belleMme Le Prieux», — que cette inintelligence de la sensibilitéd’autrui, dont son mari et sa fille ont tant souffert, constitueréellement, dans certaines natures, une infirmité rebelle à touteexpérience. Il faut croire aussi, — et c’est la condamnation de cebrillant et factice milieu parisien dont cette femme est la vivanteincarnation, — que cette existence, avec son éréthisme de vanité etson obsession du luxe du voisin, n’est pas seulement féconde enridicules. Elle finit par devenir un vice du cœur, qui se dessècheet se fane, comme fait le teint le plus éclatant au régimequotidien des dîners en ville et des sorties du soir. La preuve enest que la mère de Reine a tenu parole. Par une de ces anomalies deconscience que l’on doit constater, en renonçant à les expliquer,elle ne pardonne pas à sa fille un bonheur qu’elle continue deconsidérer comme la plus abominable ingratitude. Dans cette espècede campagne sociale, entreprise en vue de conquérir et de maintenirce qu’elle appelle toujours « une position de monde », elle pense àsa fille avec les sentiments que put éprouver Napoléon, lorsqu’ilvit les Saxons tourner sur le champ de bataille de Leipzig. Maiselle n’est pas plus que l’Empereur de ces volontés qui se rendent,et vous la verrez, si vous êtes vous-même esclave des mortellescorvées du Tout-Paris, continuer seule à en subir les moindresexigences, à en accomplir les moindres rites, sans but, maintenantque l’établissement de sa fille n’est plus en question, sansespérance, — pour l’honneur! Son nom figurait ce matin dans les«Mondanités» des divers moniteurs du snobisme, parmi les donatricesd’un mariage comme celui qu’elle aurait voulu faire faire à Reine :« Monsieur et Madame Hector Le Prieux, boîte en cristal etor…  » Il figurait hier, sous la même rubrique et à lamême place des mêmes journaux parmi ceux des convives d’un : «Très élégant dîner chez Madame de Bonnivet, dans son bel hôtelde la rue d’Artois. L’escalier de bois sculpté (une merveille), lesalon et la salle à manger (autre merveille) étaient garnis defleurs et de plantes vertes, les serviteurs poudrés en livrée à lafrançaise… » Vous l’avez retrouvé, ce même nom, avant-hier,toujours à la même place des mêmes gazettes, dans le compte rendud’un concert donné au bénéfice d’une œuvre à laquelle s’intéressel’excellente duchesse de Contay, et après la formule sacramentelle: « Reconnu dans l’assistance… » Et l’autre soir, sivous avez assisté à la première représentation, auThéâtre-Français, du drame en vers de René Vincy, de cet Hannibalsi passionnément discuté, vous avez vu Mme Le Prieux trônerelle-même dans la baignoire de droite, qui appartient, depuis desannées, au « service » du célèbre chroniqueur. Elle s’y tenait surle devant, avec la jeune comtesse de Bec-Crespin, et elle étaitplus attifée et plus sanglée, plus astiquée et plus ondulée,« plus «belle Mme Le Prieux» enfin, que jamais. Et si lehasard vous avait permis d’écouter les propos qu’échangeaient, dansune baignoire placée précisément en face, les Molan et les Fauriel,venus là aussi tenir leur rang parmi les «personnalités parisiennes», vous eussiez entendu ce monde de tousles artifices et de toutes les parades juger, par la bouche de deuxtrès jolies femmes et des deux madrés artistes, leurs maris,l’héroïque labeur de cette vétérane du bataillon sacré :

 

— « Elle est étonnante, Mme Le Prieux»,disait Laurence Fauriel, «je ne l’ai jamais vue plus belle que cesoir. Mme de Bec-Crespin a l’air d’être son aînée… Il y a tout demême des maris qui ont de la chance. Voilà ce Le Prieux, qui estcommun à pleurer, et raseur, et pas de talent!… Il épouse la Vénusde Milo, et c’est une honnête femme qui n’a jamais fait parlerd’elle… »

— « Et qui trouvera le moyen avec cela de lefaire arriver à l’Académie… » dit Marie Molan : «N’est-ce pas,Jacques?… »

— «Mais oui», répondit leromancier-dramaturge, « il m’a sondé l’autre jour, sur mesintentions à moi, avec des finasseries qui signifiaient qu’il ypense. C’est bien pour cela qu’il vient de donner cette pauvretéqui s’appelle ses Souvenirs. Il lui fallait au moins unvolume pour que le travail de son énergique épouse eût l’ombre del’ombre d’un prétexte. Elle est capable de lui racoler unequinzaine de voix, et c’est un paquet!… Quelle brave femme tout demême, et quelle pitié qu’elle soit handicapée de cettefaçon-là. »

— « C’est pourtant vrai, qu’elle esttoujours fichtrement belle », dit à son tour Fauriel, que sa tenuede gentleman habillé à Londres n’a pas pu guérir de l’argotd’atelier, — à moins que ce ne soit un genre destiné à plaire à sesclientes du grand monde. Et, avec son œil de peintre, il analysaitMme Le Prieux à travers la lorgnette : « Quelle forme de tête!Quelle attache du cou! Quelle ligne de l’arcade sourcilière! Commec’est construit!…

A soixante ans, à soixante-dix ans, si ellene s’empâte pas, elle sera magnifique encore… C’est dans le sang :sa fille était si jolie! Que devient-elle?… »

— «Elle est toujours mariéedans le Midi», reprit Laurence Fauriel, « avec le petit cousinque l’on voyait quelquefois chez eux, — un mariageabsurde et qui a fait beaucoup de chagrin à sa mère. — Un coup detête et que la petite sotte doit joliment regretter aujourd’hui.Elle a passé quelques jours à Paris, l’automne dernier. Je l’airencontrée. Elle est toujours jolie. Mais on voit bien que ce n’estplus Mme Le Prieux qui l’habille… »

— « Reine a passé quelques jours àParis ? Tu ne m’en avais rien dit?» s’écria Mme Molan. «Etelle n’est pas venue me voir! Ce n’est pas gentil!… »

— « Ni moi non plus », dit Mme Fauriel :« Oh ! ce n’est pas le cœur qui l’étouffe. Je ne suis passûre qu’elle aime seulement sa mère. Si elle l’aimait, est-cequ’elle ne se serait pas mariée ici, dans son monde ? Et unemère comme celle-là, qui a tant de mérite ! »

— «La fille en était sans doute envieuse»,conclut Jacques Molan, d’un ton indifférent et détaché. Cetécrivain de toutes les imitations, ce type accompli de «l’arriviste » et du « profiteur », que nous avons successivementconnu, dans ses romans et dans ses comédies, naturaliste, puispsychologue, préoccupé de mondanités, puis d’érotisme, puis dequestions sociales, paraît avoir définitivement adopté ce ton del’ironiste supérieur qui constate avec tranquillité l’infamie de lanature humaine. Il n’insista pas sur son observation, comme si elleétait d’ordre courant, puis, ayant de nouveau regardé dans labaignoire des Le Prieux : « La petite avait d’ailleurs de quitenir. — Suivons la pièce, mesdames, elle doit être bien en cemoment, car cette rosse de Le Prieux fait semblant d’être ailleurs,et de ne pas écouter.»

Et il est ailleurs, en effet, le mari de la«belle Mme Le Prieux», si équitablement qualifié de « rosse»par un des maîtres de l’école de l’observation, lui-même simagnanime, si délicat, si indulgent au talent des autres ! Ilest à des centaines de kilomètres de la baignoire où triomphe safemme et de celle où s’échangent ces propos entre ces deux tristesmercantis d’art et leurs épouses, — à des lieues et des lieues dela scène où des acteurs sans âme détaillent, devant ce publicblasé, les vers savamment fabriqués du plus fameux d’entre lescharpentiers poétiques d’aujourd’hui. Le chroniqueur dramatique estassis en pensée dans le petit salon du mas, à regarder le sourirede Reine qui lui arrive à travers l’espace, si doux, si tendre, unpeu mélancolique à cause de leur séparation, mais sireconnaissant ! Cette vision suffit pour qu’une inexprimablefélicité circule dans les veines du vieux journaliste, d’autantplus qu’il a constaté tout à l’heure, à l’entrée de sa femme dansla salle de spectacle, qu’elle obtient encore un de ces succès debeauté dont elle reste si avide. Les yeux mi-clos, il oublie leschroniques innombrables qu’il a encore fallu multiplier pour payerles dettes, — et il reste dix-huit mille francs à régler! — Iloublie la volée de malveillants articles par lesquels a étéaccueilli son modeste volume de Souvenirs. Il oublie lefauteuil sous la coupole et la supputation des voix académiques àlaquelle Mathilde s’est livrée de nouveau dans la voiture qui lesamenait au théâtre. Il oublie les lassitudes devant la page inutileet la nostalgie inguérissable de l’art trahi. Il oublie tout, poursavourer la profonde volupté de sentir heureuses, chacune à samanière, les deux seules créatures qu’il ait jamais aimées, et deles sentir heureuses par lui. Non, il n’a pas manqué sa vie. Il aeu raison de dire à sa fille qu’il a réalisé son Idéal. Il est venuà Paris, comme il le disait, pour être un poète. Et qui donc en estun, s’il ne l’est pas?

 

Décembre 1899 — Février 1900.

 

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer