Drames de Famille

Chapitre 7RÉVÉLATIONS

Le remords de Charles Huguenin ne letrompait pas : la fuite de sa cousine, loin de lui, en ce moment,n’était pas une de ces brouilleries d’amoureuse et d’amoureux dontla première rencontre fera un retour délicieux. Non, le sentimentsoulevé chez Reine par ce manque de foi en elle était de ceux quiprécipitent un jeune cœur aux plus extrêmes résolutions. C’est lecharme et c’est le danger des sensibilités de vingt ans, lors deleur premier heurt avec la vie, que leur caractère entier lesprédispose à des partis pris intransigeants et trop aisémentirrévocables. Le même manque d’expérience qui leur donne une telleferveur vers l’Idéal les rend aussi incapables de mettre à un planexact leurs premières désillusions, dans cet élancement au bonheur.Ne s’étant pas encore usées à de diminuantes épreuves, elles rêventd’un absolu dans les émotions, qui n’est pas de ce monde; et de leconstater les désespère. Reine s’était acheminée vers cerendez-vous d’adieu, on se le rappelle, l’âme exaltée, même dans sadétresse, par cette idée qu’elle pourrait, en faisant appel àl’amour de son cousin, accomplir ce qu’elle considérait comme sonimpérieux devoir de fille, taire pourtant la nature de ses mobileset ne pas être méconnue. Le résultat était que Charles venait delui dire qu’il ne croyait pas en elle. La seule consolation qu’ellepût avoir, dans son mortel sacrifice, lui était enlevée du coup. Enmême temps, il lui semblait avoir découvert chez celui qu’elleaimait un homme qu’elle ne connaissait pas, et qui l’épouvantait.Quel regard de haine elle avait surpris dans ses yeux, quelfrémissement de cruauté sur sa bouche, quel accent mauvais dans savoix! Et ce qui achevait de l’affoler, plus que cette déception etque cette terreur, c’était le sursaut indigné au contact d’une tropdure iniquité. Ce frémissement de révolte grandissait en elle à laréflexion, tandis qu’elle marchait, aux côtés de la douce FannyPerrin, d’un pas toujours plus rapide et plus fiévreux, un vrai pasde fuite, loin, plus loin de cette terrasse où elle avait entenduces mots dont l’injuste brutalité la poursuivait, ce «non» entrésoudain jusqu’au fond de son cœur, comme une pointe de flèche,déchirante et brisée dans la plaie. Elle allait, littéralementhallucinée par l’intolérable douleur de cette pensée : « Il necroit pas en moi!… » ne voyant ni les rues, ni les passants, ni sasilencieuse compagne, qui n’osait pas l’interroger, et ce lui futcomme le réveil d’une transe de somnambulisme, lorsque, arrivées ausquare Delaborde, et sur le point de s’engager dans la rue duGénéral-Foy, la timide Fanny se décida enfin à lui parler:

— «Je ne vous questionne pas. Reine… Je n’enai pas le droit, et pourtant je voudrais, avant de nous quitter,vous faire deux demandes… Je vous ai prouvé, n’est-ce pas, combienje vous aimais, combien je vous estimais?… »

— «Chère Fanny!… » fit la jeune fille, etelle serra la main de son amie avec une reconnaissance qui enharditcelle-ci à continuer.

— «Puisque vous le sentez, vous devez êtresûre, bien sûre, que je vous parle dans votre intérêt, pour lemieux de ce que je devine… Même avant aujourd’hui, allez, j’avaiscompris bien des choses… Ma première demande, c’est que vous mepromettiez d’attendre un peu pour vous décider sur ce mariage quel’on veut vous faire faire… La seconde… »

— «La seconde?… » insista Reine.

— « La seconde, » et la pauvre promeneuseeut la pourpre de tout son sang aux joues pour achever sa phrase,«c’est de ne pas être injuste pour votre cousin… »

Les deux femmes étaient arrivées devant laporte de la maison qu’habitaient les Le Prieux, sans que Reine eûtrelevé ni l’une ni l’autre des supplications de son humble amie.Cette allusion à Charles lui avait arraché un petit geste, aussitôtarrêté. Quand elles furent toutes deux sur le palier del’appartement, et avant de sonner, elle dit d’une voix oùfrémissait son trouble intime :

 

— «Pardonnez-moi de ne pas vous avoirrépondu, Fanny… Pour la première des deux demandes, je ne peux rienvous promettre… Quant à la seconde, vous ne savez pas combien vousvous trompez sur moi et sur… » Elle eut le nom de Charles sur seslèvres tremblantes, mais elle ne l’articula pas. «Non,»insista-t-elle, «ce n’est pas moi qui suis injuste. » Elle répéta :Ce n’est pas moi… » Puis, faisant signe à sa confidente de ne pluscontinuer cet entretien, et tandis que son doigt pressait le timbre: Merci de ce que vous avez fait pour moi… » Et elle l’embrassa, aumoment où la porte s’ouvrit, en ajoutant tout bas, mais d’un tonqui traduisait une résolution très arrêtée : «Adieu… il faut melaisser… C’est là ce qui sera pour le mieux… »

Un dernier regard pour y empreindre, avec unmerci encore pour tant d’affection montrée, une suprême prière del’abandonner à son destin, et déjà Reine avait disparu dansl’antichambre. La porte s’était refermée, et Fanny Perrincommençait de redescendre l’escalier somptueux de la maison, unsilencieux escalier avec une cage de bois sculpté, des vitraux, desplantes vertes, un tapis rouge, la tiède atmosphère partoutd’invisibles bouches de calorifère, de quoi donner l’impressiond’hôtel privé qui faisait nécessairement partie du programmemondain d’une «belle madame Le Prieux». D’ordinaire, ces splendeursde pacotille en imposaient à la maîtresse de piano, qui subissait,elle aussi, à sa manière, le prestige du luxe des autres. Mais, encet instant, tout entière à la scène dont elle venait d’être letémoin, elle ne songeait plus à comparer mentalement les froidscarreaux de son cinquième des Batignolles aux moelleuses épaisseursdes marches, où ses pieds posaient avec respect, presque aveccomponction. Elle se disait : «Avec qui peut-on vouloir marierReine?… » Elle repassait, en esprit, les divers jeunes gens dusalon Le Prieux qu’elle connaissait, soit par les récits de lajeune fille, soit pour avoir plus ou moins rempli des fonctions depromeneuse ou de donneuse de leçons dans cette société. L’image deCharles se peignait entre vingt autres dans sa pensée, pour finirpar se superposer à toutes. Elle le revoyait tel qu’il s’étaitavancé au-devant de Reine sur la terrasse du bord de l’eau, tout àl’heure, le visage ému et rayonnant, les yeux clairs, puis, à lafin de l’entretien, son profil irrité, ses prunelles dures, songeste menaçant, et elle raisonnait :

— « Séparés ? Ces deux beaux enfants sibien faits l’un pour l’autre? Il l’aime et elle l’aime. C’est tropévident… Ah! si M. Le Prieux savait les sentiments de Reine! C’estun si brave homme, lui… Serait-ce mal de lui dire la vérité?…»

Et déjà un vague projet s’ébauchait dansl’imagination de la vieille demoiselle, aussi romanesque, malgré salaideur, que pouvait l’être Reine elle-même, — l’insensé projet deprévenir le père. Oui, si elle allait lui dire qu’en empêchantl’union de Charles Huguenin et de sa fille, il faisait le malheurde celle-ci, trahirait-elle la confiance de Reine?… Le prévenir?…Mais quand et comment, pour que ce ne fût pas trop tard? Toutes lesfemmes, si naïves puissent-elles être, et si peu féminines, ont uneintuition, infaillible comme un instinct, lorsqu’il s’agit d’uneaventure d’amour. Mlle Perrin ne savait ni le nom d’EdgardFaucherot, ni les paroles échangées entre Reine et sa mère, ni ladémarche de Mme Huguenin. Elle ignorait toutes les données secrètesde ce drame de famille, et les ambitions de Mme Faucherot, et lesdettes de Mme Le Prieux, et les courtages de Crucé. Pourtant elledevinait, au point d’en éprouver une anxiété presque insupportable,que non seulement les journées, mais les heures, mais les minutesétaient comptées… Et c’était trop vrai qu’à cet instant même où,arrêtée sur le trottoir, elle regardait les fenêtres à menuscarreaux Louis XVI des Le Prieux, déjà un événement tout voisind’être irrémissible s’accomplissait dans une des pièces éclairéespar une de ces fenêtres à petits rideaux de foulard incrusté deguipure; et cette pièce était cette même chambre à coucher de styleEmpire, aux tapis vert tendre, aux tentures de soie jaune, où, laveille, Reine avait été initiée au coût du décor dans lequel sajeunesse avait grandi. Aussitôt la porte fermée, et avant mêmed’aller chez elle ôter son chapeau et sa jaquette, la malheureuseenfant avait demandé où était sa mère, et sur la réponse du groom :« Madame est dans sa chambre, » elle s’y était dirigée toutdroit. Elle avait trouvé Mme Le Prieux assise à son bureau, touteprête pour la sortie de l’après-midi, — elles devaient se rendreensemble à une exposition de cercle, — et en train d’écrire deslettres. Elle portait une robe de drap épais, d’un gris d’argent,avec des panneaux de velours brodés de grandes fleurs ton sur tonet une bordure de chinchilla. La perfection d’ajustage de cettetoilette lui donnait comme un air d’uniforme et de parade, en mêmetemps que l’ordre et la complication des objets rangés sur latablette du bureau attestaient la besogne d’une immensecorrespondance, celle d’une femme qui n’a jamais commis la pluslégère faute d’orthographe en politesse. Que «d’expressions de sesdouloureuses condoléances», que de «sympathies émues», que«d’affectueux compliments» elle avait tracés de sa grande écriture,si banale dans ses hautes allures aristocratiques, et sur despapiers tous du format et de la couleur voulus! Au bas de combiende réponses à des invitations avait-elle mis ce Durel-LePrieux qu’elle avait adopté comme signature, à l’imitation del’étiquette du faubourg Saint-Germain, qui accole la noblesse de lafemme à celle du mari! A voir sa mère ainsi, pareille à ce qu’ellel’avait toujours connue, continuant de pratiquer les moindres ritesde son rôle mondain avec la rigueur automatique d’une machinemontée, et sans rien soupçonner des catastrophes morales accompliesautour d’elle, Reine eut de nouveau l’impression du froid au cœurqu’elle avait tant subie, — d’autant plus forte qu’elle savaitmaintenant l’existence de la lettre de la mère de Charles… Mais,qu’était ce frisson de sa sensibilité froissée, auprès del’affreuse douleur dont elle était encore bouleversée, et quivenait, dans cette courte demi-heure, entre les Tuileries et la ruedu Général-Foy, de provoquer en elle une véritable crise de délireintime ? De quel autre nom appeler la frénésie de chagrin quil’avait fait, durant ces trente minutes, prendre la follerésolution — devinée par Fanny Perrin — d’en finir, pour toujourset tout de suite, avec ce cruel, cet injuste Charles, et de mettreentre eux quelque chose d’à jamais irréparable? Le langage familiera créé la très exacte formule de « coups de tête » pour cesviolentes poussées en avant de la volonté, si fréquentes dans lajeunesse, à l’âge où les énergies de la passion étant plus intacteset plus intenses, l’âme dévie, quand elle se heurte à certainsobstacles, tout d’une pièce. Et trop souvent, hélas ! c’estbien à jamais, c’est pour toujours. Ce quelque chose d’irréparable,le mauvais sort de Reine voulait qu’elle l’eût à sa portée. Ilsuffisait qu’au lieu d’attendre le samedi, comme il était convenu,elle acceptât dès maintenant le projet de mariage avec EdgardFaucherot. Ce qui caractérise les coups de tête, c’est la rapiditéavec laquelle nous usons, pour les exécuter, de l’énergie que noussentons disponible, comme si nous n’étions pas sûrs de la retrouverplus tard à notre service. Plus tard, en effet, et sortie de sonpremier accès de souffrance aiguë et d’indignation. Reineaurait-elle eu la force de prononcer la phrase qu’elle dit à samère aussitôt :

— « Maman, j’ai bien réfléchi à notreconversation d’hier, et je peux vous donner ma réponse dèsaujourd’hui. Si M. Edgard Faucherot me demande en mariage, jel’accepterai… »

Elle avait, en parlant, la voix saccadée etcomme métallique, ses yeux brillaient d’un éclat de douleur, et labrûlure de ses joues achevait de révéler sa fièvre intérieure. Tousces signes, et la promptitude de cette volte-face dans unerésolution si grave, auraient dû éclairer Mme Le Prieux, d’autantplus qu’elle avait pu lire, entre les lignes de la lettre de lamère de Charles, le secret du roman des deux jeunes gens. Mais,d’une part, elle était trop persuadée qu’elle assurait le bonheurfutur de sa fille pour éprouver le moindre remords, et, de l’autre,elle avait trop de sens pratique pour chercher les causes d’unconsentement qu’elle n’espérait ni si prompt ni si facile. Le plussage n’était-il pas de profiter de cette favorable disposition,d’où qu’elle vînt ? Et qui sait ? Le contentement decette femme affolée de mondanités, à l’idée de la réussite socialeque lui représentait ce mariage Faucherot, était si vif qu’il y eutpeut-être autant d’inconscience qu’une créature aussi volontairepouvait en avoir, dans le mouvement d’affection émue par lequelelle pressa Reine entre ses bras en lui disant :

— «Ah! mon enfant! Je n’attendais pas moinsde toi, et je tiens à te le déclarer, maintenant que tu t’esdécidée, bien librement, et que je ne risque pas de t’influencer,tu ne pouvais rien faire qui me prouvât mieux combien tu m’aimes…Rien non plus qui fût plus raisonnable… Tu me béniras un jour det’avoir proposé ce mariage. Ce n’est pas d’aujourd’hui que j’ypense, tu dois le croire… Mais allons avertir ton père. Le pauvrecher homme va-t-il être heureux aussi !… »

Et, prenant Reine par la main, ellel’entraîna jusqu’à l’étroit cabinet du journaliste, qui achevaitjustement — il était midi — de numéroter les feuillets de sontroisième et dernier article du matin. La tension du travail avaitrayé son front de rides, enflé les poches de ses paupières rougieset accentué encore le pli lassé de sa bouche. Avec cela, sescheveux, un peu dépeignés par la pression de ses mains, surlesquelles il avait appuyé sa tête pour méditer, montraient leursdessous grisonnants. Le misérable ouvrier littéraire portait, ainsisurpris, dix ans de plus que son âge. Quoique Reine fût, à cetteminute, dans cet état de demi-insensibilité dont s’accompagnel’accomplissement de certaines résolutions, qui sont de véritablessuicides moraux, cette vision de la vieillesse anticipée de sonpère lui toucha le cœur, à une place bien profonde, et plus encorele regard par lequel ce père accueillit l’annonce de ses prochainesfiançailles. Mais l’une et l’autre impression était pour laraffermir encore dans sa funeste volonté.

— « Mon ami, » avait dit Mme Le Prieux, avecle mélange de solennité et de familiarité où elle excellait, »je vous présente la future Mme Edgard Faucherot,» et, sur un gestede son mari : «Mais oui,» avait-elle insisté, «Reine m’a donné saréponse. Elle accepte, et, du moment qu’elle accepte, nous avonspensé, elle a pensé que le plus raisonnable était de le fairesavoir tout de suite à l’excellent ami qui s’est chargé de cetteambassade… Je vais écrire à Crucé… »

— « Elle accepte ? » avait répétél’écrivain, et c’est en prononçant ces mots, d’une voix tremblanted’émotion, qu’il avait regardé Reine. Celle-ci vit dans les yeux dupauvre homme cette expression indéfinissable d’étonnement et depitié qu’elle avait déjà discernée la veille, et qui l’avait tanttroublée. Elle avait cru y lire le remords du sacrifice demandé.Ses yeux, à elle, se détournèrent, et, mentalement, le pèreattribua cette visible gêne de sa fille à une espèce de honte. Nesachant rien de la conversation que les deux femmes avaient eueensemble, comment n’aurait-il pas cru que Reine consentait à faireun mariage riche, simplement parce que c’était un mariage riche?Quelque chose pourtant protestait en lui contre une hypothèse quicontrariait, à ce degré, toutes ses idées sur elle. Puis, comme MmeLe Prieux était là, rayonnante, et qu’une autorité si impérativeémanait d’elle, à peine cet homme faible trouva-t-il l’audace derépondre : « Mais est-elle bien sûre d’avoir assez réfléchi?Voyons, Reine, tu ne désires pas t’interroger encore ?»

— « Je me suis interrogée, » dit Reine, « etj’ai bien réfléchi… »

— «Tu ne veux vraiment pas quelques jours deplus?… » insista-t-il.

— «Je les lui ai offerts,» fit Mme LePrieux, qui ajouta, en s’adressant à la jeune fille : «Ton père araison. Nous serions encore plus rassurés si tu prenais cesquelques jours de plus. » La perspicace femme était trop certainede la réponse de Reine, qui secoua sa tête et répliqua fermement:

— « A quoi bon ? Vous l’avez ditvous-même, maman, le plus tôt sera le mieux… »

Jamais un père et une enfant qui s’aiment detout leur cœur n’échangèrent plus froid baiser que celui par lequelHector Le Prieux et Reine scellèrent cette espèce de pacte, siémouvant d’ordinaire, lorsqu’une fille, pressentie sur une demandeen mariage, répond à ses parents qu’elle consentira ! Jamaisrepas de famille, pris dans des circonstances qui doivent être siheureuses, ne fut plus taciturne, plus pénible, plus chargé d’unindéfinissable malaise que celui qui suivit ! Jamais, depuisqu’il traînait le poids de toutes ses ambitions écrasées, de sonIdéal déçu, de sa destinée manquée, le journaliste ne s’était sentil’âme plus lourde qu’en passant, après ce morose déjeuner, le seuilde la porte de sa maison, devant laquelle stationnait déjà le coupéde Mme Le Prieux. Le mari allait se rendre, lui, à pied ou enfiacre, à l’une des innombrables commissions de fêtes charitablesdont les relations de sa femme le faisaient sans cesse membre ouprésident. Il s’agissait, cette fois, d’une représentation àorganiser pour les victimes d’un tremblement de terre dans les îlesIoniennes. Ah! par instants, — et ces instants se multipliaient àmesure que la vie avançait, — comme l’époux envié de «la bellemadame Le Prieux», comme le chroniqueur aux appointements jalousés,comme le servile manœuvre de copie, se trouvait incapable deplaindre d’autres misères que la sienne, tant son existence luiparaissait lamentable d’avortement ! D’habitude l’image de safemme et de sa fille lui rendait l’énergie nécessaire. En cemoment, de penser à toutes deux, lui était une étrange douleur.L’une, d’abord, sa femme, lui était apparue, depuis leurconversation à la sortie du théâtre, comme si peu semblable àl’image qu’il voulait se faire d’elle, et qu’il arrivait à s’enfaire ! Il y arrivait, mais, pareil en cela à tous ceux quiaiment et qui ne veulent pas juger ce qu’ils aiment, par un effortdont il était, malgré tout conscient. Il conservait, au fond de sapensée, une place obscure où il ne regardait jamais. Là,s’accumulaient, dans le silence, les preuves du féroce égoïsme deMathilde, qu’il ne s’avouait pas, et que les susceptibilités de satendresse enregistraient, en dépit de cet aveuglement systématique.Certes, il l’aimait aussi passionnément qu’autrefois. Elle étaittoujours, à ses yeux, celle qu’il avait connue si malheureuse, aulendemain de la catastrophe paternelle, l’orpheline qu’il n’avaitjamais cru pouvoir assez combler, par compensation, en bien-être,en élégance, en luxe et, s’il l’avait pu, en faste. Mais toutes lesindulgences, toutes les complaisances de cette passion, que vingtans de mariage n’avaient pas usée, n’empêchaient pas qu’il n’eûtcruellement souffert des horribles défauts de caractère de sacompagne d’existence, même sans consentir à les reconnaître. Pourla première fois, depuis ces vingt ans, cette reconnaissances’imposait à lui, quoiqu’il en eût, parce que, pour la premièrefois aussi, un sentiment égal à celui qu’il portait à sa femmeentrait en jeu. Ce que le mari n’avait jamais osé pour son proprecompte, le père allait l’oser pour celui de sa fille. Quedis-je ? Il l’osait déjà. Hector n’avait jamais jugé sa femme.Il jugeait la mère de son enfant. Depuis la minute où elle avaitprononcé le nom d’Edgard Faucherot, il se débattait en vain contrecette indiscutable évidence : non, une mère qui aime sa fille ne lamarie pas ainsi! Elle n’accepte pas, du premier coup et avec joie,l’idée de donner une créature comme Reine, une fleur de délicatesseet de pureté, à un jeune homme tel que ce Faucherot, si médiocre,si vulgaire d’intelligence et de sensibilité, simplement parcequ’il est riche! Il est vrai que Mme Le Prieux aurait pu arguer,pour sa défense, du consentement de Reine elle-même. C’était icique le père se soulevait et parlait plus haut que le mari. Quoiquece consentement fût certain, qu’il eût entendu Reine prononcerd’une voix nette et ferme la phrase fatale, ce «j’ai bien réfléchi» qui excluait toute idée d’une surprise et d’une tyrannie, quelquechose en lui protestait, invinciblement. Ses relations avec safille, depuis la plus tendre enfance de celle-ci, avaient étéexactement l’inverse de celles qui l’unissaient à sa femme. Ilavait toujours senti que Reine lui était transparente tout entière.En pensant à elle, il n’avait jamais eu cette impression de secrètecontrainte, qu’il éprouvait si souvent vis-à-vis de l’autre. Lepoint mystérieux du caractère de sa fille n’était même que tropclair pour lui. Ce qu’il avait lu dans ces doux et tristes yeuxbruns, c’était la pitié pour son existence de tâcheron,l’intelligence de ses détresses cachées, le regret de ses ambitionsd’artiste sacrifiées, c’était autre chose encore… Il n’avait pasvoulu y lire cette autre chose, cette condamnation de l’égoïsmematernel, et il l’y avait lue pourtant. Qu’un jeune cœur, de cettefinesse d’impression et de cette ardeur aimante, eût, du premiercoup, accepté l’idée la plus odieuse à vingt ans, le plus brutalmariage d’argent, le moins justifiable par l’apparence d’unprétexte romanesque, voilà ce que le père n’admettait pas. Ilentrevoyait, par derrière cette soumission de sa fille, une énigmedont les données lui échappaient. Il pressentait que sa femme nelui avait pas dit toute la vérité, qu’entre elle et Reine ils’était échangé des paroles qu’il ne connaissait pas. Un drameclandestin se jouait chez lui, autour de lui, dont les éléments luiéchappaient, et cette impression lui était deux fois cruelle. Enpremier lieu tout l’avenir de bonheur de sa Reine s’y trouvaitintéressé. Puis, admettre ce drame secret dans son ménage, c’étaitadmettre chez sa femme la duplicité de l’épouse et la dureté de lamère. — Et comment continuer à entretenir le mensonge intime dontson amour avait besoin?

Hector était donc sorti de la maison parmices pensées, et il commençait de descendre sur le trottoir degauche vers l’église Saint-Augustin, lorsqu’il vit se détacher dela rue de Lisbonne, et se précipiter au-devant de lui, presque encourant, une femme, dans laquelle il reconnut, avec stupeur, la«promeneuse» habituelle de sa fille : Fanny Perrin elle-même. Lavieille demoiselle s’était embusquée là, depuis qu’elle avaitquitté Reine, ne se décidant ni à monter dans l’appartement où elleaurait demandé M. Le Prieux, ni à s’en aller. Elle avait laissépasser les minutes, oubliant et l’heure de son déjeuner, et,distraction beaucoup plus extraordinaire chez une personne aussiponctuelle et aussi pauvre, l’heure d’une leçon de piano qu’elleavait à donner aux Batignolles. Elle attendait la sortie de LePrieux, sans même avoir pu prendre une résolution précise sur cequ’elle lui dirait. Mais elle l’attendait, le cœur battant, lagorge serrée, comme contrainte à cette action par une forceétrangère à sa volonté, avec un remords de trahir la confiance deReine si elle parlait, et cependant une impossibilité de laisserfaire le mariage que celle-ci lui avait annoncé. Du moins ellevoulait avoir crié au père la vérité. Comment? Dans quels termes?Pour la brave créature, dont l’existence s’était écoulée, simonotonement calme, entre des occupations si étroites, si réglées,ces quelques heures contenaient plus d’événements qu’elle n’enavait jamais traversés. Elle avait accepté d’accompagner une de sesélèves à un rendez-vous! Elle était dépositaire d’un secret, duqueldépendait la destinée de cette élève, qu’elle aimait au point des’être décidée à ce compromis avec sa conscienceprofessionnelle ! Et ce secret, elle se préparait à lerévéler! Aussi tous les gros traits de son visage bonasse étaientcomme décomposés par l’émotion, au moment où elle aborda le père deReine. Ses lèvres fortes, où flottait d’ordinaire le sourired’amabilité banale d’une inférieure toujours exposée auxrebuffades, exprimaient une véritable angoisse; et les mots s’ypressaient, presque incohérents, tout mêlés de formules quitrahissaient les habitudes de parler propres à son humble métier,et d’exclamations suppliantes où se révélait, avec son affolementintérieur, son scrupule de manquer à ses engagements vis-à-vis deReine. Son passionné désir de la sauver emportait tout :

— «Monsieur Le Prieux, » disait-elle, «vousm’excuserez de la liberté… J’ai absolument besoin de vous parler…Je suis une pauvre fille, monsieur Le Prieux, et je sais que cettedémarche n’est pas dans ma position… » Puis, comme pour prévenirtoute enquête : « Ne m’interrogez pas, je ne pourrais pas vousrépondre… Je ne le devrais pas. Je ne devrais déjà pas être ici.Mais il s’agit de mademoiselle Reine, qui a toujours été si bonnepour moi et que j’aime tant… Il y a une chose qu’il faut que voussachiez, monsieur Le Prieux, il le faut, » répéta-t-elle. « SiReine fait le mariage que vous voulez lui faire faire, elle mourrade chagrin… Elle aime quelqu’un. Ne me demandez pas le nom,»reprit-elle, avec plus de volubilité encore : «je ne vous le diraispas… Mais ne la forcez pas à se marier contre son cœur… Je vousrépète qu’elle en mourra de chagrin… Ah! mon Dieu! Ce sont cesdames!… Elles vont me voir!… Monsieur Le Prieux, que jamais Reinene sache que je vous ai parlé !… Jamais, jamais !…»

Et laissant son interlocuteur littéralementparalysé de surprise sur l’angle du trottoir, elle s’enfuit sans seretourner, par la rue de Lisbonne, comme une personne qui viendraitde commettre une abominable action. Elle avait aperçu le coupé,tout à l’heure immobile, se mettre en branle devant la portecochère de la maison, à cinquante pas, et venir dans leurdirection, et avant que le père de Reine, qui s’était retourné versle haut de la rue à cette exclamation : « Ce sont ces dames!… »,eût entièrement repris ses esprits, la voiture passait en effetdevant lui. Le cheval allait au pas. Le Prieux vit que le coupéétait vide, et il interpella le cocher qui s’arrêta pour répondre àsa question :

— «Ces dames sortiront dans une demi-heure…Madame m’a donné une lettre à porter chez M. Crucé… »

— «Je vais justement de ce côté», fitHector, qui, en se penchant, avait aperçu l’enveloppe dans lecasier de devant. Il ouvrit la portière, et prit la lettre enajoutant : «Vous pouvez retourner aux ordres. Vous direz à Madameque je me suis chargé de la commission… »

Ces deux courtes scènes, — la survenue deFanny Perrin, son discours, sa fuite d’une part; de l’autre, ladescente de la voiture, son arrêt, la prise du billet destiné àCrucé, — avaient été si rapides, elles s’étaientsuccédé d’une façon tellement inattendue, qu’Hector Le Prieuxaurait pu croire qu’il avait rêvé, s’il ne s’étaitretrouvé sur le coin du trottoir, à l’angle des ruesdu Général-Foy et de Lisbonne, cette lettre de sa femme à la main.En la saisissant comme il avait fait, dans le casier du coupé, etdisant au cocher ce qu’il lui avait dit, il avait obéi au mouvementle plus impulsif, lui, l’homme pondéré par excellence, au plusirraisonné aussi. Il savait trop bien ce que contenait cetteenveloppe, dont il regardait la suscription avec une espèced’hébétement : « A Monsieur, Monsieur Crucé, 96, ruede La Boëtie, » et, au bas : « A porter,pressée. » Mathilde s’était retirée avant le déjeunerpour écrire ce mot, d’accord avec lui. Pourquoi donc l’avait-ilintercepté?

Pourquoi s’engageait-il maintenant, d’un pashâtif, dans la rue de Lisbonne, puis sur le boulevard Malesherbes,avec l’espérance que Fanny Perrin l’aurait attendu, qu’elle allaitréapparaître et lui parler de nouveau? Qu’avait-elle pourtant à luiapprendre, qu’il ne sût déjà? Les quelques paroles qu’elle avaitprononcées correspondaient trop intimement à ses propressentiments, leur accent était trop évidemment sincère, pour qu’ilen suspectât la vérité. Quant au nom, que la vieille demoiselleavait déclaré ne pas pouvoir révéler, le père avait-il besoin de cecomplément de confidence pour le connaître? Aussi certainement quesi Fanny Perrin fût allée jusqu’au bout de sa confidence, il savaitque le jeune homme aimé par Reine était Charles Huguenin. Maistoutes les passions se ressemblent par ce double et contradictoirecaractère : la certitude dans l’intuition, et l’appétit, lafrénésie de tenir la preuve positive de ce dont elles ne se doutentpas. Quand il se fut bien convaincu que l’institutrice nereviendrait plus, Hector héla un fiacre, et il donna au cocher uneadresse qui n’était ni celle de Crucé, ni celle de l’endroit où seréunissait le comité qu’il aurait dû présider. Il allait rued’Assas, chez Charles Huguenin! Quant à la lettre de Mme Le Prieux,il l’avait déchirée déjà en cinquante morceaux, presquerageusement, et le vent emportait ces parcelles de papier parfumésous les pieds des passants, sous les sabots des chevaux, danstoutes les poussières du pavé, derrière la voiture où Hector étaitassis, en proie aux plus violentes émotions qu’il eût éprouvéesdepuis des années :

— « Non, » se disait-il, tandis que lefiacre allait, descendant le boulevard Haussmann, pour gagnerensuite la Seine par la rue Auber, l’avenue de l’Opéra et la placedu Carrousel, «non. Elle ne se mariera pas contre son cœur. Elle nesera pas Mme Faucherot. Je ne le veux pas. Je ne le veuxpas…  » Contre qui les plus intimes résistances de sonêtre se tendaient-elles donc, dans ce sursaut de résolution? Et sonmonologue intérieur continuait, les idées s’appelant l’une l’autreavec cette logique involontaire qui déconcerte tous nos partispris, toutes nos affections quelquefois : «Je savais bien que cen’était pas possible qu’elle épousât ce Faucherot autrement queforcée… Forcée? Elle s’est crue forcée? Mais par qui et par quoi?…Nous l’avons laissée libre pourtant. Tout à l’heure encore, nouslui avons demandé d’attendre… » Contre quelle idée le père sedéfendait-il, en se répétant mentalement ce «nous» mensonger? Ilreprenait : « Et ce n’est pas à nous qu’elle a confié sessentiments? C’est à une étrangère?… Elle ne sait donc pas que sonbonheur est notre seul souci, que nous ne vivons que pourelle ? Quand elle a dû aller causer avec sa mère de ce projetde mariage, je lui ai parlé cependant. Elle m’a compris. Du moins,elle en avait l’air. Je l’entends encore me dire : « Que vous êtesbon et que je vous aime!» Et puis, ce silence, cette défiance?…C’est inconcevable… Peut-être a-t-elle cru que la personne qui lademandait en mariage était Charles, et, voyant qu’elle s’étaittrompée, a-t-elle eu un accès de dépit, qui sait? de désespoir…Elle aura pensé que son cousin ne l’aimait pas… » Et puis, ils’efforçait de se faire à lui-même des objections : «Mais est-cebien Charles qu’elle aime?… Ah! je vais le savoir… Comment?…J’aurais dû plutôt chercher à revoir Mlle Perrin, la faire parler,lui arracher le secret de Reine, tout entier. Que vais-je dire à cejeune homme? Si ce n’est pas lui, pourtant, qu’aime Reine, et si,de son côté, il n’a jamais pensé à sa cousine?… En tout cas, je neveux pas que ce mariage se fasse. Je ne le veux pas. »

A l’instant où Le Prieux se répétait ceserment, à voix haute cette fois, le fiacre roulait sur les pavésde cette étroite et longue rue des Saints-Pères, une des raresartères de Paris qui n’ait pas changé depuis trente ans, sauf dansla portion entaillée par la percée du boulevard Saint-Germain. Lessurcharges de travail du journaliste ne lui permettant guère queles courses strictement utiles, il venait rarement dans cesparages, étroitement associés aux lointains souvenirs de son exodede Chevagnes à Paris. Il était descendu, à cette époque, dans unpetit hôtel meublé de la rue des Beaux-Arts, — ô naïveté d’unadolescent provincial en mal de gloire! — à cause du nom de la rueet de celui de la maison, qui s’appelait : « Hôtel Michel-Ange. »Par quel détour secret de sa sensibilité malade l’aspect duquartier, où il avait promené les ambitions déçues de sa jeunesse,donna-t-il au père de Reine un irrésistible besoin de revoir cetterue des Beaux-Arts, toute voisine, il est vrai; mais quel rapport yavait-il, entre l’asile de ses vingt ans, à lui, et la démarchequ’il se proposait de faire, pour sauver d’un mariage détestableles vingt ans de sa fille? Voulait-il, apercevant soudain lesextraordinaires difficultés de cette démarche, en mieux calculer ledétail à l’avance, et se donner un peu de temps pour la réflexion?Ou bien, appréhendant d’avoir, à son retour chez lui, une lutteredoutable à soutenir, allait-il, poussé comme par un instinct,demander un surcroît d’énergie au fantôme du Le Prieux qu’il avaitété, passionnément épris d’Idéal et d’art, et profondément,absolument étranger à la misère des compromis sociaux? Plussimplement encore, les émotions éprouvées, depuis ces quarante-huitheures, au sujet de sa fille, avaient-elles achevé de donner uneforme aiguë à certaines idées qu’il refusait de s’avouer depuis silongtemps, et un maladif désir le dominait-il, de constater d’où ilétait parti, pour arriver où, et à cause de qui ? Toujoursest-il qu’à la hauteur de la rue Jacob, il frappa contre le carreaude sa voiture, fébrilement, pour l’arrêter, et, au lieu decontinuer dans la direction de la rue d’Assas, il descendit, payale cocher, et s’achemina à pied vers son ancienne demeure. Il étaitdans une de ces minutes singulières, durant lesquelles laressemblance, l’identité plutôt, entre notre destinée et ladestinée de ceux dont nous sortons ou qui sortent de nous, éveille,dans les arrière-fonds de notre être, un sentiment intense etpresque obsédant de la race. Venant de subir un malheur qu’a subinotre père dans des circonstances analogues, ou voyant notre enfantsur le point de recevoir un coup que nous avons reçu nous-mêmes, laprofonde unité du sang se révèle à nous, et trouble étrangementnotre cœur. Appliquée au passé, à ceux qui nous ont légué leursvertus et leurs faiblesses, cette impression aboutit à une espècede mélancolie presque pieuse, qui pardonne toutes les fautes etremercie de tous les bienfaits. Tournée vers l’avenir, vers ceux àqui nous avons transmis cette âme de la famille dont nous ne sommesqu’un moment, cette impression se transforme en un profond etpoignant désir d’atténuer pour eux, de leur épargner, si nous lepouvons, les épreuves héréditaires. Cela fait des heuresindéfinissables où nous ne savons pas s’il s’agit de nous, de notrepère ou de notre enfant. C’est ainsi qu’en évoquant, le long destrottoirs de ces vieilles rues parisiennes et devant la façade,restée la même, de son hôtel d’étudiant, les images de sa lointainejeunesse, Hector n’aurait pu dire s’il pensait à lui-même ou à safille, tant il percevait avec une évidence presque insupportablel’analogie de son sort et de celui qui menaçait Reine. Que luidisait cette façade de l’hôtel Michel-Ange, devant laquelle il setenait immobile maintenant, sinon qu’il y avait eu là, autrefois,dans une des chambres de cette pauvre maison meublée, — la seconde,au troisième étage, en comptant par la droite, — un jeune hommed’une sensibilité pareille à celle de Reine, capable, comme Reine,des émotions les plus exaltées et les plus fines, et puis ce jeunehomme avait été incapable de maintenir contre la vie l’Idéal d’artqui avait été le roman de sa jeunesse, comme Reine, dès la premièrerencontre, se trouvait incapable de maintenir l’Idéal d’amour quiétait le roman de sa jeunesse à elle. Quel élément de débilité secachait dans leur intime nature, à tous deux, pour qu’ils fussent àla fois si délicats dans leurs façons de sentir et si impuissants àmodeler leur existence d’après leur cœur? Mais cette débilitéétait-elle en eux? N’avaient-ils pas eu à lutter, simplement,contre une volonté plus forte que la leur ? Non. Le jeunehomme venu de Chevagnes, pour conquérir la gloire en écrivant deschefs-d’œuvre, sous les combles du misérable hôtel Michel-Ange,n’était pas un faible. C’était un naïf sans doute, et qui nemesurait pas quelle effrayante distance le séparait de son rêve,mais Hector s’en rendait compte de par delà les années, c’étaitaussi un patient, un acharné travailleur, et qui eût réalisé, sinonle tout, au moins une partie de ce rêve, si… Et une figure de femmeapparaissait, dont les yeux noirs dardaient le despotisme, dont labouche fière avait un pli implacable de domination, dont la beautéd’idole commandait l’hommage. Etait-ce donc elle qui vraiment luiavait fait manquer sa destinée? Etait-ce donc elle, de quil’autorité impérieuse contraignait Reine à plier aussi devant sondésir? Cette double vision fut si pénible à l’artiste déchu, aupère inquiet, qu’il la repoussa de toutes les forces de son vieuxet toujours vivace amour pour cette femme, si passionnément obéieet servie depuis tant d’années, et, recommençant de marcher dans ladirection de la rue d’Assas, il raisonnait :

—«  La faute n’en est pas à ma pauvreMathilde. A-t-elle jamais pu savoir que j’aurais désiré une autrevie ? Lui en ai-je jamais parlé ? C’est une âme si vraie,si droite, si dévouée. Elle a cru que tout était pour le mieuxainsi, comme elle croit que tout est pour le mieux, dans ce mariageavec le jeune Faucherot. La faute en a été à mes silences, à cettetimidité qui m’a toujours empêché de me montrer, même à elle, dansla vérité complète de mes aspirations… Reine me ressemble, par làencore. Même à moi, elle ne m’a pas dit qu’elle aimait quelqu’un…Quand nous avons parlé du projet Faucherot, l’autre soir, sa mèreet moi, si j’avais su ce que je sais! Mais je ne savais rien, quepar divination… Ah! il faut que j’aie des faits positifs, un aveu…Mathilde alors sera la première à ne pas vouloir ce mariage, dontj’avais l’horreur, d’instinct… Mon Dieu! Pourvu que Charles soitlà!… Mais est-ce Charles qu’elle aime? Hé! Comment ne serait-ce paslui? De tous les jeunes gens que nous recevons, c’est le seul quila mérite… Et là-bas, qu’ils seraient heureux!… »

Hector entrait dans le jardin du Luxembourg,comme il se prononçait à lui-même ces mots. Il avait remonté de larue des Beaux-Arts, par les rues de Seine et de Tournon, perdu dansses pensées, et laissant ses pas suivre machinalement le cheminsuivi jadis si souvent, alors qu’en proie à l’inconscientenostalgie des chênaies de Chevagnes, il venait, au jardin duLuxembourg, chercher une sensation de nature, regarder des arbreset songer. Il franchit la grille qui ouvre à côté du musée, et ilse trouva tout de suite à l’extrémité de cette allée de vieuxplatanes où se voit le monument du pathétique et puissant EugèneDelacroix. Ces beaux arbres, ses préférés autrefois, érigeaient,sur le ciel glacé de cette après-midi, leurs énormes branchesdépouillées. Et comme si, au contact de ces muets témoins de sajeunesse, le poète mort jeune se réveillait en lui, le journalistese prit à penser avec un attendrissement indicible à la fuiteininterrompue du temps, à cette succession des étés et des hivers,des feuillages et des hommes. Des vers de Sainte-Beuve, oubliésdepuis longtemps, et dont il avait raffolé, lui revinrent à lamémoire et aux lèvres :

«  Simonide l’a dit, aprèsl’antique Homère :

Les générations, dansleur presse éphémère,

Sont pareilles,hélas ! aux feuilles des forêts

Qui verdissent uneheure et jaunissent après,

Qu’enlève l’Aquilon, et d’autres, toutesfraîches,

Les remplacent déjà, bientôt mortes etsèches… »

Il l’avait récitée à cette place, cettedivine élégie du plus méconnu de nos grands lyriques, quand ilétait lui-même dans la verdeur de la vie, dans cet âge des fraîchesespérances et des radieux commencements, où étaient à présent Reineet Charles, — âge si court, espérances si vite passées,commencements sitôt finis! Que du moins, ces enfants lui dussent dene pas perdre, sans en avoir joui, ce point et ce moment de leurjeunesse et de leur amour! Car c’était bien Charles que Reineaimait. Le père n’avait plus aucun doute maintenant. Il venait dese rappeler, une fois de plus, le regard du jeune homme posé sur safille, l’agitation de Reine quand il devait venir, cent petitssignes qu’il avait résumés d’un mot, quand il avait dit à sa femme,en parlant des rapports des deux cousins : « J’ai des impressions.» A ce souvenir, tout son sang courut d’un mouvement plus rapide,comme si l’idée de cet amour des jeunes gens l’un pour l’autrel’avait réchauffé en lui communiquant de leur flamme. Il reprit samarche dans la direction de la rue d’Assas, d’un pas redevenu vifet alerte, et il eut un battement de cœur pour demander auconcierge de la maison si M. Huguenin était chez lui? Il y était.L’émotion du père avait grandi encore, tandis qu’il gravissaitl’escalier, au point qu’il fut obligé de s’arrêter, avant desonner, devant la porte sur laquelle était fixée, par quatre clous,la carte modeste de « Charles Huguenin, avocat à la Cour»… Enfin, il a sonné. Des pas s’approchent. La porte s’ouvre. Ilvoit apparaître Charles, qui, en le reconnaissant, s’appuie contrele mur, tout pâle, et balbutie, avec un saisissement qui est unaveu :

— «Vous, monsieur Le Prieux… Vous! Ah! mercid’être venu !… »

En prononçant ce mot de « merci, » le jeunehomme était dans la logique des pensées qui se succédaient en luidepuis sa cruelle conversation avec Reine. Une fois passée lapremière crise de désespoir, qui l’avait jeté gémissant sur le bancde la terrasse des Tuileries, il avait eu le sursaut d’énergie del’amour qui, malgré tout, se sait partagé. Il s’était relevé en sedisant : «Je l’aime. Elle m’aime. Je ne peux pas la perdre ainsi… »Et il était revenu rue d’Assas, précipitamment, comme s’il espéraity trouver une lettre de Reine. Espoir insensé qui prouvait à queldegré il était, même après ses dénégations, sûr du cœur de sacousine! Aucun message ne l’attendait. Il avait pleuré de cettedéception, seul, enfermé dans son petit logement d’étudiant. Puisil avait essuyé ses larmes courageusement, et il avait commencé deréfléchir, en se demandant quelle démarche il allait tenter. Lespassions des Méridionaux de pure race, comme lui, s’accompagnentpresque toujours d’une lucidité dans l’ardeur qui rappelle laclarté brûlante de leurs horizons et aussi l’hérédité latine.Celui-ci avait eu, même dans son chagrin, besoin d’y voir clair, etil s’était efforcé de dégager, dans la situation présente, lesfaits indiscutables. — Le premier, le plus évident, celui auquel ilvenait de se cramponner aussitôt, comme on a vu, par cet instinctde conservation que nos passions possèdent, comme des créatures,c’était que Reine l’aimait.

— Le second, et non moins évident, c’étaitqu’un obstacle avait surgi. Charles en pouvait fixer l’apparition àquarante-huit heures près. Cet obstacle n’existait pas, lors de lasoirée où sa cousine et lui s’étaient tacitement fiancés. L’accèsde demi-folie qui lui avait, deux heures auparavant, sous lesarbres des Tuileries, arraché son injuste insulte à la sincérité deReine, s’était dissipé. Il croyait qu’elle avait été sincère ens’engageant, et sincère en lui demandant, avec cette supplicationpassionnée, qu’il ne cherchât pas à deviner la nature del’empêchement mystérieux devant lequel elle tremblait, épouvantée.— C’était là un troisième fait positif. — Et un quatrième, qu’ils’agissait d’un mariage avec un autre. Que ce projet de mariagedatât de ces tout derniers jours, Charles, encore une fois, n’endoutait pas. Sans cela Reine, au bal, n’eût pas été avec lui cequ’elle avait été. — Que, d’autre part, ses parents à elle fussentmêlés étroitement au projet soudain de ce mariage, Charles leconcluait de ce cinquième fait : Mme Le Prieux n’avait pas parlé àsa fille de la lettre de Mme Huguenin. Sur le moment, et emportépar la colère de la jalousie, il n’avait pas accordé à ce singulierdétail sa capitale importance. Il comprenait maintenant que cesilence de la mère de Reine signifiait une volonté, très réfléchie,de ne pas mettre la jeune fille à même de choisir entre l’unionavec son cousin et l’autre union, — avec qui? Présentée avec quelsarguments à l’appui? Là, l’imagination de Charles s’arrêtait. Il serendait compte que Mme Le Prieux avait trouvé le moyen deconvaincre Reine, en la terrorisant. Il ne pouvait deviner desraisons qui tenaient à l’histoire profonde de cette famille de «nonclassés» (pour prendre le mot si heureusement créé par un des plusgénéreux historiens de la vie difficile à Paris). Il avait tournéet retourné cette énigme indéfiniment, durant ces premières heuresde méditation passionnée, et il avait seulement démêlé, dans cemystère, un autre mystère encore : pourquoi les parents de Reinen’avaient-ils pas eu du moins la charité de lui donner, à lui,Charles, une explication, à présent qu’ils savaient et sessentiments et ses espérances par la lettre de sa mère?… Il en étaitlà de son impuissante analyse, lorsque le coup de sonnette duvisiteur lui avait fait sauter le cœur dans la poitrine. Il avaitouvert, avec une folle espérance derechef, qu’un message luiarrivât de Reine. Et, de se trouver vis-à-vis d’Hector Le Prieuxlui avait arraché ce « merci», inintelligible pour le nouveauvenu. Mais ce qui était trop intelligible au père, après lediscours de Mlle Perrin et ses propres réflexions, c’était la causedu trouble où il voyait Charles. Cette évidence de l’amour du jeunehomme pour sa fille correspondait si bien à son secret désir, qu’ilavait dans la voix toutes les indulgences, toutes les tendressespour lui dire :

—« Allons, Charles, remettez-vous. Reprenezcourage. Vous n’avez pas à me remercier. Je remplis mon devoir depère, voilà tout. Mon Dieu! Dans quel état je vous trouve!… Ah! Monpauvre enfant!… »

Charles venait, en effet, dans la stupeur deces paroles et de cette attitude, si complètement inattendues pourlui, d’éclater de nouveau en sanglots, et de se jeter dans les brasde Le Prieux, en répétant ces seuls mots : — « Oh !si ! Merci, mon cousin, merci, que vous êtes bon !… Quevous êtes bon !… » Le père était lui-même remué jusqu’au fonddu cœur par cette explosion de désespoir. Mais il avait un intérêttrop essentiel à savoir toute la vérité sur les relations des deuxjeunes gens, pour ne pas essayer d’arracher cette vérité à cetaffolement. Il avait entraîné Charles hors de l’antichambre, dansle petit cabinet de travail qui servait aussi de salon à l’avocatsans causes, encore incertain sur son définitif établissement,charmant asile de rêverie où Le Prieux n’était venu qu’une fois;mais cette visite avait suffi pour conquérir au jeune homme lasympathie de l’écrivain, tant cette pièce, — avec le noyervermiculé de ses vieux meubles provençaux, — avec le choix desgravures sur les murs, représentant toutes quelque beau monumentd’Arles, de Nîmes ou d’Aigues-Mortes, — avec l’ordre des livres,tous évidemment lus, dans la bibliothèque et celui des papiers surla table, — avec l’horizon des arbres du Luxembourg derrière sonétroit balcon, dégageait une atmosphère de jeunesse recueillie etromanesque. Il s’y respirait comme un parfum de la poésie duterroir natal, conservée à Paris, malgré les tentations contraires.Cette chambre était l’image fidèle du petit drame moral dont lejeune homme avait été le théâtre, partagé entre la nostalgie de saProvence et l’attrait de la vie de Paris, et c’était cettephysionomie des choses autour de lui qui avait éveillé jadis dansHector l’idée que Charles serait pour Reine le mari souhaité.Peut-être y avait-il un ressouvenir de cette impression déjàlointaine, dans l’affectueuse insistance avec laquelle ils’efforçait de lui faire avouer le secret entier de sessentiments.

— « Non, je ne suis pas bon, » avait-ilcommencé, « et, encore une fois, il ne faut pas me remercier.Je vous répète que je suis simplement un père qui fait son devoir.Mais vous devez faire le vôtre, vous aussi, et répondre à madémarche par une absolue sincérité. Voyons, parlez-moi à cœurouvert, librement, et dites-moi tout. »

— « Mais, » avait répliqué Charles, « quepuis-je vous dire que ne vous ait dit, à Mme Le Prieux et à vous,la lettre de ma mère ? J’ai compris, rien qu’à vous voirentrer, que vous veniez me répéter ce que je sais déjà par macousine, que ce mariage est impossible. J’aurais dû le comprendreplus tôt, puisque vous ne m’avez pas fait venir, dès cette lettrereçue… Et pourtant, monsieur Le Prieux, je vous jure que j’auraistout fait pour rendre Reine heureuse, je lui aurais voué toute mavie. Je suis un bien petit personnage, mais ce peu que je suis, jele lui aurais donné sans réserve, et ma mère vous a dit aussi danssa lettre, j’en suis sûr, qu’elle et mon père pensaient comme moi…»

Si la révélation du silence gardé par Mme LePrieux sur la démarche de Mme Huguenin avait bouleversé Reine,avertie pourtant de cette demande en mariage, quel coup en pleincœur pour le père que rien n’avait préparé à cette nouvelle! Dansl’éclair d’une illumination subite, il entrevit la vérité. Etait-ilpossible que sa femme eût ainsi manqué de franchise à son égard,qu’elle lui eût répondu, l’autre soir, comme elle lui avaitrépondu, si cette lettre avait été réellement envoyée etreçue ? Mais oui. Cette nuance d’inquiétude qu’elle avaitmontrée pour lui demander : « On vous a pressenti aussi ?» ilen avait l’explication. D’ailleurs, l’accent du jeune homme nelaissait aucune place au doute, et le père de Reine le comprit sibien, qu’il détourna les yeux pour que son interlocuteur n’y lûtpas la souffrance qu’il éprouvait à cette découverte. Il voulutpourtant l’interroger, et il lui posa une de ces questions, à côté,comme on en pose dans certains entretiens où l’on n’a pas la forcede formuler toute sa pensée :

— « Vous me dites que vous avez été avertipar Reine d’une difficulté subite ? Elle était donc au courantde la démarche de votre mère ? »

— «Ah! monsieur Le Prieux,» dit le jeunehomme, «je vous en supplie, ne la jugez pas mal, et ne me jugez pasmal… Ma cousine n’a rien à se reprocher. Je vous en donne maparole. Je ne lui avais jamais parlé de mes sentiments, jamais,jusqu’à la semaine dernière, c’est vrai, où je lui ai demandé cequ’elle répondrait si ma mère vous écrivait ce qu’elle vous aécrit… Je le sais. Ce n’était pas bien de ma part. J’aurais dûm’adresser à vous et à Mme Le Prieux d’abord. C’est trop naturelpourtant que je n’aie pas voulu, l’aimant comme je l’aime, demeurerdans l’incertitude et que j’aie essayé de savoir du moins cequ’elle pensait. »

— « Alors, elle vous a autorisé à nous faireécrire la lettre ? » reprit le père.

— « J’ai compris qu’elle ne me le défendaitpas. » Le Prieux s’arrêta une minute dans cet interrogatoire, oùchaque mot, en projetant une lumière cruelle sur certains incidentsde ces derniers jours, épaississait l’ombre sur d’autres.L’attitude de sa fille à son égard, au moment d’aller causer avecMme Le Prieux, qui lui était si incompréhensible tout à l’heure,lui devenait claire. Elle avait cru, évidemment, que sa mère lafaisait venir pour lui parler de la lettre de Mme Huguenin. Enrevanche, ce qui s’était dit entre les deux femmes était rendu plusénigmatique encore, par cet accord de Reine avec son cousin.Comment et pourquoi celle-ci avait-elle, dans ces conditions-là,soudain changé de volonté ? Reine avait donc vu son cousindans l’intervalle, ou bien elle lui avait écrit? Venant dedécouvrir chez sa femme un manque si complet de sincérité, Hectortressaillit à l’idée que sa fille pouvait donner des rendez-voussecrets, ou entretenir une correspondance clandestine. Cette penséelui fut si insupportable qu’il saisit avec violence le bras dujeune homme, en reprenant :

— « Charles, vous ne m’avouez pas toute lavérité, et ce n’est pas bien… Non, vous ne me l’avouez pas,»insista-t-il. «Ne m’interrompez plus… Vous convenez que vous étiezd’accord avec Reine pour l’envoi de la lettre de madame votre mère.C’est donc que Reine acceptait ce projet d’un mariage avec vous.Vous en convenez. Vous convenez aussi qu’elle vous a prévenu que ceprojet devenait impossible? Elle vous a donc parlé ou écrit. Vousl’avez donc vue ? Où ? Comment ? Et vous voulez queje croie que vous n’avez rien à vous reprocher, ni elle non plus?…»

— « Hé bien ! Je vous dirai tout, »répondit le jeune homme avec un véritable effort, «et pour elle etpour moi. Du moins vous, vous ne la soupçonnerez pas,»continua-t-il, d’un accent altéré où frémissait le remords del’injustice qu’il avait commise lui-même. « Oui, j’ai vu macousine, ce matin, à onze heures, aux Tuileries. Il y avait uneautre personne en tiers. Je vous donne ma parole d’honneur quec’était la première fois que nous avions un rendez-vous. La preuveque je vous dis la vérité, la voici.» Et il tira de sonportefeuille la petite dépêche bleue de Reine qu’il tendit à LePrieux : «Ma cousine avait voulu me parler… Par pitié, je lecomprends à présent, pour que je n’apprisse pas brutalement, et dequelqu’un d’autre, le désastre de ma plus chère espérance… Et ceque nous nous sommes dit dans cette entrevue, je peux vous lerépéter aussi, quand ce ne serait, encore une fois, que pourempêcher qu’à votre tour, vous ne soyiez injuste avec elle… » Et ilcommença de raconter, pêle-mêle, les incidents de ce douloureuxrendez-vous de la matinée : et l’impression que lui avait faite lebillet de Reine, et l’arrivée de celle-ci, et comment il avaitdeviné la gravité de sa démarche à sa pâleur, et les parolesqu’elle avait prononcées, et celles qu’il avait répondues, et sonaccès de jalousie, et le reste. Le père écoutait le récit de cessimples et poignants épisodes, la lettre de sa fille à la main. Ilen regardait l’écriture, dont il reconnaissait l’agitation, avecune pitié passionnée pour la douce et délicate enfant, qui avaittracé ces caractères et noirci ce papier, dans un instant dedétresse. Il s’expliquait maintenant, et l’espèce d’éclat fiévreuxqu’elle avait dans ses yeux à son retour de ce cruel entretien, etla décision de sa voix refusant le délai que ses parents luioffraient, et aussi la démarche de la pauvre Fanny Perrin, quiavait certainement été la personne en tiers, indiquée par Charles,l’innocent témoin de cet innocent rendez-vous entre les deuxcousins. Et, à travers ces pensées, un point demeurait plus obscurque jamais : quel motif avait eu Reine de vouloir ce mariage avecFaucherot, quand elle était libre de son choix? Le mot de cetteénigme, hélas! le père savait déjà trop de quel côté le chercher.Mais l’honneur lui commandait de le trouver seul. Il ne devait pasassocier à cette enquête, au terme de laquelle il devinait, malgrélui, des machinations peu scrupuleuses et un rôle équivoque de safemme, celui qu’il considérait, dès cette minute, comme leurgendre. Il s’était levé, une fois la confession du jeune hommeachevée, et il marchait, à travers la chambre, de long en large,dans un silence que l’autre n’osait pas troubler. Quoique Charles,lui aussi, trouvât plus inexplicable que jamais l’attitude deReine, en constatant combien le père lui était favorable, ilcomprenait, avec son tact naturel, affiné par l’amour, qu’ilfallait respecter ce silence… Son cœur battit bien fort dans sapoitrine lorsque Le Prieux s’arrêta tout d’un coup devant lui, et,l’ayant regardé longtemps, lui dit enfin, avec la solennité, sur levisage et dans le geste, de quelqu’un qui a pris un grand parti etqui dicte à un autre une décision irrévocable :

— «Vous venez de me répondre en honnêtehomme, Charles, loyalement, bravement, et moi je vous parlerai demême… Vous aimez Reine, et vous la méritez. Elle vous aime, et ilne dépendra que d’elle qu’elle soit votre femme, vous entendez,que d’elle. Il a été question d’un autre mariage, cesjours derniers, c’est vrai. J’ai peine à m’imaginer que ce soit làl’obstacle auquel elle a fait allusion. Il doit y avoir unmalentendu que je ne démêle pas. Je le démêlerai… Je vous répètequ’elle sera votre femme, le jour où elle le voudra. Dèsaujourd’hui, vous avez mon consentement. J’ai cru à votre paroled’honneur, tout à l’heure, cela me donne le droit d’exiger que vousme la donniez une autre fois. J’exige que vous me promettiez de nepas essayer de la revoir, avant que je ne vous y aie autorisé… Il ya une grande sagesse, vous l’éprouvez vous-même, dans notre vieuxpréjugé français qui veut que les enfants ne se marient que parl’entremise des parents. Si vous y aviez strictement obéi, si vousétiez venu à moi, ces temps derniers, me parler, avant de luiparler à elle, vous lui auriez épargné des émotions bien inutiles,et vous ne l’auriez pas froissée, d’une manière peut-êtreirréparable. C’est une sensibilité très vive et très profonde, etvotre doute sur elle a dû lui faire un mal horrible. Laissez-moi lesoin de sonder sa plaie, et, encore une fois, puisqu’il y a unmalentendu à dissiper, de le dissiper… J’ai votre parole que vousne ferez plus rien que par mes indications?… »

— «Vous l’avez,» répondit le jeune homme,qui, dans un élan de reconnaissance, prit entre ses mains les deuxmains de son interlocuteur.

— «Et que vous m’obéirez en tout?…»

— «Et que je vous obéirai en tout… Ah!monsieur Le Prieux, je vous aimais déjà beaucoup, mais maintenant…»

— « Maintenant, » interrompit le père, qui,visiblement, redoutait sa propre émotion, «vous allez commencer àtenir votre parole, en vous asseyant à cette table, et en écrivantune lettre à Reine où vous lui demanderez pardon de vos paroles dece matin… Cela vous étonne? Mais j’ai mon plan. J’ai mon plan…Allons,» ajouta-t-il, avec cette ironie attendrie, que les hommesqui vieillissent ont volontiers pour les jeunes gens, des amoursdesquels ils sourient, en les enviant secrètement : « Faut-il queje vous la dicte, cette lettre? Ecrivez et mettez dedans tout ceque vous voudrez. Je la donnerai à Reine, sans la lire… Etes-vouscontent?… »

 

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