Drames de Famille

Chapitre 4LE PRIX DU DÉCOR

Au lendemain de cet entretien, dont laseconde partie fut la répétition de la première, avec cettedifférence que les objections d’Hector étaient à la fin tombées unepar une, la délicate et jolie enfant qui en avait été l’objet sansle savoir, Reine Le Prieux, s’était levée comme d’habitude avanthuit heures. Il était convenu dans la famille qu’elle n’avait pasbesoin de beaucoup de sommeil. En réalité, la jeune fille,lorsqu’elle avait passé la soirée dehors et qu’elle se réveillait àcette heure matinale, se sentait bien épuisée, bien brisée. Ellen’avouait jamais ces lassitudes, qui pâlissaient son frais visage,cernaient de nacre ses beaux yeux bruns et quelquefois luienfonçaient à la tempe un lancinant point de migraine. Mais si ellen’avait pas laissé s’établir cette légende, aurait-elle pusurveiller elle-même, comme elle faisait chaque matin, les menusdétails du cabinet de travail de son père ? C’était elle quirangeait, de ses fines mains attentives, le papier à lettres et lesenveloppes dans le casier posé sur le bureau; elle qui mettait lecalendrier mobile à la date du mois et au nom du jour; ellequi renouvelait les plumes dans les porte-plumes; elle quivérifiait si le block dont le chroniqueur se servaitpour ses articles avait un nombre suffisant de feuilles à détacher.Tandis qu’elle vaquait à ces soins minutieux, une inexprimableémotion altérait parfois son visage. Quand elle avait fini cettepieuse tâche, il lui arrivait de regarder longuement un portrait deson père relégué là par Mme Le Prieux, et qui montrait l’écrivaintout jeune, dans une tenue assez bohémienne pour justifier cet exilhors du salon de réception. Un camarade du quartier Latin l’avaitpeint en vareuse rouge, un foulard autour du cou, les cheveuxlongs, en train d’écrire sur ses genoux. Cette pochade d’atelieravait cette heureuse qualité propre aux toiles brossées de verve :elle était vivante et donnait vraiment l’idée de ce qu’avait été lepetit paysan du Bourbonnais dans ses premières années de ferveurnaïve et d’enthousiasme, avec de la lumière sur son front et dansses prunelles. De quel attendrissement Reine était saisie, encomparant cette image lointaine de son père à ce père lui-même, telqu’il allait s’asseoir dans ce fauteuil, devant cette tablepréparée par elle, pour s’atteler à un labeur que l’attentiveAntigone pouvait mesurer matériellement d’après la rapidité aveclaquelle diminuait l’épaisseur du block! Elle allait alorsprendre dans la bibliothèque du journaliste trois volumes, plussoigneusement reliés que les autres, et qui contenaient les deuxrecueils de vers et le roman de Le Prieux, sur grand papier :ces Genêts desBrandes, ces RondesBourbonnaises et ce Rossigneu que la douce enfant était bienseule à jamais relire et admirer. Ce n’était pas un bas-bleu queReine, et elle n’était pas capable de juger ces faibles poèmes etce peu original roman. Elle les feuilletait, avec la partialitépassionnée d’un être qui aime. Elle ne savait rien au monde qui luiparût plus beau, — plus beau et plus poignant. Car, si elle nepossédait pas assez de sens critique pour discerner lesinsuffisances de ces premiers essais, son cœur lui faisait sentir,avec la plus douloureuse lucidité, quelles mutilations leur auteuravait dû exécuter sur lui-même pour devenir le tâcheron littérairequ’il était devenu. Par quel miracle d’affection la silencieusecréature, si naïve, si peu expérimentée, avait-elle deviné ce dramecaché de la vie de l’artiste déchu, que celui-ci ne se racontaitpas à lui-même ? Les ressemblances de sensibilité entre unpère et une fille produisent de ces phénomènes de double vuemorale. Le père éprouve d’avance les chagrins qui menacentseulement sa fille. La fille plaint son père de tristesses qu’ilsubit sans vouloir les admettre, et c’est bien pour cela que,durant ces visites matinales au laboratoire de copie, Reinedétournait toujours ses yeux d’un autre portrait, celui de sa mère,posé sur le bureau, et qui la représentait vraiment en « belleMme Le Prieux », dans un costume de princesse de la Renaissance,qu’elle avait porté avec un succès éclatant, à une fête parée. Lagrande photographie, qu’un verre protégeait et qu’encadrait unebordure d’argent ciselé, dominait le papier, les plumes,l’encrier, le buvard, tous ces humbles outils du patient labeur quiavait payé cette toilette, et combien d’autres ! La jeunefille jugeait-elle déjà sa mère, qu’elle semblait avoir l’horreurde ce portrait, ou bien appréhendait-elle de la juger, et, pareilleà son père sur ce point encore, ne voulait-elle pas s’avouercertaines impressions obscures et trop pénibles qui palpitaientpourtant, qui vivaient dans le fond de son êtreintime ?

Cette sympathie, dont le lien caché unissaitainsi Hector Le Prieux à sa fille, devait être bien forte, car, demême qu’elle avait deviné son secret à lui, il se trouvait avoir,presque sans un indice, deviné son secret à elle. S’il avait pu,par ce matin de janvier, la suivre à travers les allées et venuesde sa pensée, il aurait constaté qu’en prononçant le nom de CharlesHuguenin, dans sa conversation de la veille, il ne s’était pastrompé sur les inclinations du cœur de Reine. Seulement il croyaitque la jeune fille ne faisait, comme il avait dit, que distinguerson cousin, au lieu qu’elle l’aimait. Cet amour était né, comme ilarrive à vingt ans, d’une réaction. Nous commençons presquetoujours par aimer quelqu’un contre quelqu’un d’autre ou contrequelque chose. Cette pitié que Reine Le Prieux éprouvait pour sonpère se traduisait par une aversion instinctive, irrésistible etpresque animale, envers le milieu dont ce père était la victime.Trop délicate et trop scrupuleuse pour rendre sa mère responsablede ce qu’elle considérait comme un désastre de destinée, elle s’enprenait involontairement à tout ce que cette mère aimait et qu’elledétestait aussitôt. N’osant pas la condamner dans sa personne, ellela condamnait dans ses goûts. Elle haïssait ainsi, de cette haineirraisonnée, et Paris, et le monde, et les dîners en ville, et lesbals, et les soirées, et les premières représentations, et lestoilettes, et le luxe, tout ce décor enfin dont elle connaissaittrop le prix. La vision du mas provençal qui, la veille,avait si étrangement traversé l’imagination du journaliste en trainde corriger son épreuve, ne la quittait plus, elle, depuis lajournée de septembre où ce coin de campagne méridionale lui étaitapparu. Elle s’était vue en pensée, habitant cette maison paisibleet y vivant d’une vie simple, avec quelqu’un qui l’aimeraitsimplement, et ce cousin Charles, ce timide garçon, aux troisquarts provincial, avait trouvé le chemin de son cœur par sagaucherie même. Elle s’était plue, dans l’innocente privauté de sonparentage, à combattre chez lui une certaine ambition d’uneexistence plus brillante, qui le poussait, élève très remarquableautrefois de son collège, lauréat aujourd’hui de l’école de droit,à faire sa carrière au barreau de Paris. Et de causeries encauseries, de conseils en conseils, le cousin et la cousine avaientfini par s’éprendre, l’un à l’égard de l’autre, d’un de cessentiments qui n’ont besoin, pour se communiquer et s’affirmer, nide déclarations ni de promesses, — sentiment tout composé derespect enthousiaste de la part du jeune homme, de pudeur confiantede la part de la jeune fille, et qui avait envahi leurs deuxâmes en les enveloppant comme d’une atmosphère, sans aucune paroletrop précise, aucun regard trop brûlant, aucune pression de maintrop vibrante. Et quand la minute était arrivée du définitif aveu,il leur avait semblé, tant ils étaient sûrs du cœur l’un del’autre, qu’ils s’étaient dit depuis longtemps, depuis toujoursqu’ils s’aimaient.

Cet inévitable aveu, qui devait bouleverserles savantes combinaisons de ces deux Machiavels en jupon, Mme LePrieux et Mme Faucherot, et de ce troisième Machiavel en habitnoir, le subtil Crucé, s’était échangé la semaine précédenteseulement. La chose s’était faite dans ces conditions dedemi-badinage que comportait l’amicale, la fraternelle familiaritédes rapports entre les deux cousins. C’était dans un grand bal,chez le directeur d’une banque, où Mme Le Prieux avait fait inviterle jeune homme, qui, depuis quelque temps, devenait moins sauvage.La mère aveuglée, comme le sont souvent les parents, par ses idéespréconçues sur le caractère de sa fille, s’en était félicitée lesoir même auprès de celle-ci. Et Reine, en s’appuyant au bras deson cousin pour aller au buffet, après une contredanse, lui avaitrapporté cet éloge maternel :

— « Alors, » avait demandé Charles tout d’uncoup «vous croyez que je ne lui suis plus antipathique?…»

— « Vous ne le lui avez jamais été,» avaitrépondu vivement Reine, « mais à présent, vous êtes tout à faitgrand favori. Je vais devoir implorer votre protection auprèsd’elle, quand j’aurai quelque difficulté. »

— « Je vous l’accorderai, cousine, » avaitrepris le jeune homme, en souriant et rougissant à la fois. « Et ceserait peut-être le moment d’écrire à ma mère, à moi, pour luidemander ce que j’ai tant envie de lui demander, et puis je n’osepas? »

— « Quoi donc ? » avait interrogéReine, avec un sourire, elle aussi, sur ses lèvres entr’ouvertes etun tressaillement intérieur. Elle avait retiré son bras, et elles’était arrêtée une seconde, comme pour s’éventer. Quoique ce nefût guère l’endroit, ce coin de bal, avec son buffet dressé, auprèsduquel ils arrivaient, pour prononcer certaines parolessolennelles, la jeune fille les attendait, ces paroles. En tête àtête, sa modestie ne lui eût pas permis de les écouter, et Charlesn’eût pas eu le courage de les proférer, au lieu qu’ici, les nerfsremués par le rythme adouci de la musique, si protégés toutensemble et si isolés parmi ces couples de robes claires etd’habits noirs qui glissaient, revenaient, tournaient, à quelquespas d’eux, il n’avait pas craint de lui dire :

— « C’est que je ne le ferai que si vous mele permettez, ma cousine?… Je voudrais donc demander à ma mèrequ’elle-même écrivît à la vôtre, pour savoir si elle peut venir àParis faire elle-même une certaine démarche… Enfin, ma cousine, sije vous priais de changer ce nom contre un autre et d’accepter dedevenir Mme Charles Huguenin, que répondriez-vous ?…»

Tandis que Charles parlait, Reine pouvaitvoir que lui aussi tremblait un peu. Une extraordinaire émotions’était emparée d’elle, et, avec un frémissement dans la voix, elleavait dit :

— « Si mon père et ma mère répondent oui, jerépondrai comme eux… Epargnez-moi,» avait-elle ajouté, et il avaitsimplement repris d’un accent étouffé :

— « J’écrirai demain… Votre mère aura lalettre de la mienne dans quatre jours. Qu’ils me sembleront longs,et pourtant, cousine, il y a deux ans que je vous aime…»

Comme une autre personne s’approchait d’eux,qui n’était rien moins que le seigneur Crucé lui-même, Reine avaitété dispensée de répondre à cette trop douce phrase. Combien elleavait su gré, à celui qui venait de parler ainsi, de la délicatesseavec laquelle il avait disparu aussitôt! Il l’avait épargnée, commeelle le lui avait demandé. Il avait compris quel trouble c’étaitpour elle d’écouter des mots qu’une enfant scrupuleuse ne sauraitentendre, sans que son devoir soit de les répéter à sa mère.Combien elle lui avait su gré encore de ne plus reparaître rue duGénéral-Foy, durant ces quatre jours! Quoiqu’elle appréhendâtquelques objections de la part de Mme Le Prieux, la jeune fille nedoutait pas que ses parents ne la laissassent libre de répondreselon son cœur à la démarche des parents de Charles. Elle nedoutait pas non plus que ceux-ci ne la fissent, cette démarche quimarquerait pour elle le commencement d’une nouvelle vie. Cettepetite fièvre d’amour et d’espérance qui la soulevait depuis laconversation du bal n’allait pas, comme on pense, sans desimpressions contradictoires. C’étaient justement ces impressionsqui, par ce matin de janvier, rendaient la jeune fille si nerveusedevant le portrait de son père, tandis qu’elle achevait dedisposer, suivant son habitude, la table du martyr de la copie.Elle sentait trop, qu’elle partie, la solitude du journalisteserait bien complète, et, comme c’était le sixième jour maintenantdepuis le bal et que la lettre de Mme Huguenin à Mme Le Prieuxdevait être arrivée, elle songeait :

— « Pauvre cher Pée, » sedisait-elle, en employant, pour se parler à elle-même de son père,la jolie petite abréviation patoise qu’il lui avait apprise, «c’estmal pourtant de désirer le quitter. Qui lui arrangera ses papiersjuste comme il veut, quand je ne serai plus là? Maman ne sauraitpas. Et puis, elle ne peut pas se lever si matin. Avec quiparlera-t-il de ses projets ? Qui l’encouragera à écrire aumoins son livre sur la poésie du Bourbonnais?… » C’était, en effet,un des projets caressés par l’écrivain. Cette humble ambition étaitsa dernière rêverie d’artiste! N’espérant plus jamais trouver leloisir d’une œuvre d’imagination, ni cette élasticité intérieurenécessaire aux vers et au roman, il avait commencé de s’atteler àun minutieux ouvrage d’érudition, qui satisfaisait, à la fois, sonbesoin d’un travail non mercenaire et son goût ancien, et toujourspersistant, pour la littérature de terroir. Il s’était proposéd’écrire une étude sur les poètes de sa province : Jean Dupin,Pierre et Jeannette de Nesson, Henri Baude, Jean Robertet, Blaisede Vigenère, Etienne Bournier, Claude Billard, Jean de Lingendes.Ces noms, et d’autres encore, qui ne sont même pas connus desbibliophiles les plus fureteurs, lui étaient familiers, et, parlui, à la jeune fille qui avait transcrit de sa main tous lesextraits de ces auteurs, destinés à figurer dans le volume. Et ellecontinuait son monologue : «Mais non. Il finira ce livre chez nous…Il viendra y faire un séjour, en été, quand il n’y a plus depremières, au lieu d’aller dans ce Trouville, qui leur coûte sicher. Je lui installerai une chambre qui donne sur le bois de pins,et qui sait s’il n’aura pas là un retour d’inspiration?… » Et ellele voyait, assis près de la fenêtre ouverte. Le bruit du vent dansla pinède emplissait l’immense espace, mêlé à la lointaine rumeurdes lames sur la grève et au crépitement aigu des cigales. Reinevoyait la main de son père sur la table, et sa plume tracer deslignes inachevées, qui étaient des vers!… Puis une autre image seprésentait : « Et maman ?» se demandait-elle, « commentsupportera-t-elle cet exil à la campagne?… Bah! nous la promèneronschez des voisins. Nous organiserons des parties. Charles est sibon! Il a tant d’idées! Il trouvera bien le moyen de l’amuser.D’ailleurs, si Pée écrit ce volume, c’estl’Académie… » Ce désir qu’au terme de sa longue carrière, lejournaliste pût revêtir l’habit à palmes vertes et prononcer, sousla coupole, le discours de rigueur devant le public habituelde ces solennités parisiennes était le seul sentiment commun, on ledevine, à Mme Le Prieux et à sa fille. Celle-ci trouvait, danscette union de leurs pensées sur ce point, un apaisement secret auremords qu’elle subissait, chaque fois qu’elle était contrainte dereconnaître l’égoïsme de sa mère : « Mon Dieu ! » sedisait-elle encore, « on nous l’a répété bien souvent : si M. LePrieux voulait seulement faire un livre, il serait nommé. Là-bas,Charles et moi, nous le lui ferons faire, ce livre, Et nous auronsaussi la pauvre chère Fanny… »

La « pauvre chère Fanny » était une vieilledemoiselle, du nom de Perrin, qui avait donné à Reine ses premièresleçons de piano, et qui restait attachée à la famille, à titre dedemi-dame de compagnie et de promeneuse. Moyennant une faiblerétribution, elle venait du fond des Batignolles où elle habitait,tantôt prendre la jeune fille pour l’accompagner dans quelquecourse, tantôt partager son repas et sa soirée solitaires, lorsqueles parents dînaient en ville ou allaient au théâtre. Cette modesteet bonne créature était la seule vraie amie de Reine, malgré lessavants efforts de sa mère pour lui imposer les élégantescamaraderies des cours aristocratiques, des catéchismes select et des œuvres bien portées.Reine enveloppait toutes ces intimités distinguées dans sonirréductible antipathie pour la vie de luxe et de chic. C’étaitencore la fuite loin de ces corvées de fausse amitié qui luirendait si attirante l’idée de l’existence dans le maslointain de Provence, avec des êtres qu’elle aimerait réellement.Elle y comprenait la peu fortunée Fanny, vieille enfant du faubourgparisien, qu’elle imaginait heureuse, d’un bonheur un peu comiqueet tout désorienté, dans ce décor de nature méridionale. Reinesouriait à cette fantaisie, comme la Perrette de la fable souritaux espérances de son pot au lait, si complètement magnétisée parses visions d’avenir qu’elle n’avait pas entendu entrer son père,qui s’arrêta là, une minute, pour la contempler dans son immobilitésongeuse, avant de l’aborder…

C’est qu’elle était vraiment une adorableapparition de grâce et de jeunesse, dans cet étroit cabinet detravailleur, aux murs garnis de livres, et qu’une fenêtre, donnantsur une cour intérieure, éclairait, par ce froid matin de janvier,d’une lumière jaunâtre, brumeuse, comme appauvrie. Déjà habillée etcoiffée, avec les simples bandeaux de ses cheveux châtains, avecles gants qui protégeaient ses mains et le tablier de soie grise àépaulettes qui protégeait sa robe, elle avait l’air de la plusdélicieuse fée ménagère qui ait jamais donné aux menus soins de lavie familiale le charme d’une poésie. A la surprendre, si jolie, sifine, et qui venait de vaquer pour lui à des soins si modestes avectant d’application silencieuse, comment le père n’eût-il pas penséde nouveau à la conversation de la veille, où s’était joué toutl’avenir de cette créature exquise? Et comment de nouveau n’eût-ilpas éprouvé sa vive impression de froissement, quand Mme LePrieux avait prononcé le nom d’Edgard Faucherot ? Etait-cedonc le mari qu’il allait donner à son enfant ? Une tentationle saisit de l’interroger, là, tout de suite, et de lui faire dire« non, » pour que ce projet fût rompu dès maintenant. Et puis, ilse souvint de sa promesse, renouvelée le matin même au chevet dulit de sa femme, auprès de laquelle il venait de prendre le premierdéjeuner, — signe de délibération très grave! — Il s’y étaitformellement engagé à ne pas aborder cette question avec Reine. Iltint sa parole, avec un petit accommodement de consciencetoutefois, très exceptionnel chez lui, le scrupuleux de loyauté. Lajeune fille venait enfin de le voir et s’approchait en lui tendantson front :

— « Hé bien !Petite Moigne, » dit lepère, en employant, lui aussi, pour la nommer, un des jolis mots desa province. — Moineau a fait Moiniau, qui a fait Moigne, et c’estle terme de tendresse dont les paysans nomment les toutes petitesfilles : « Vous vous étiez envolée dans la lune. A quoi ou à quipensiez-vous ?… »

— « Mais à rien et à personne enparticulier, » dit Reine, à qui un peu de rose vint aux joues de sacachotterie, et tout de suite : « Comment allez-vous, cematin ? Vous n’avez pas eu à veiller trop tard hier aujournal? Etes-vous content de votre article?… »

— « Pas trop mécontent, sauf qu’il y avaitencore une grosse faute d’impression… Cartier se gâte… »

— « Ah ! » interrompitvivement Reine, « si je pouvais aller au journal,corriger pour vous vos épreuves… »

— « Il ne manquerait plus que cela, » repritgaiement le père, « mais je perds mon temps à bavarder. J’aibeaucoup de besogne aujourd’hui; » et, montrant un paquet dejournaux qu’il tenait à la main : « Je viens de lesparcourir tous, en faisant ma toilette. Il n’y a pas un sujetlà-dedans, et c’est mon jour de Clavaroche. » Puisavisant un paquet de lettres sur la table, son courrier du matin :« Heureusement, il y aura bien quelque brave correspondant pour mevenir en aide… Et toi,» continua-t-il, «mademoiselle Moigne, la mamant’attend. Elle a quelque chose de grave à te communiquer… Ne dispas que je te l’ai dit… Mais tâche, en lui répondant, de biensavoir ce que tu veux… Ne me demande rien. Souviens-toi seulementde ce beau mot de Gœthe que je t’ai souvent cité : — Nous sommeslibres de notre première action. Nous ne le sommes pas de laseconde… — Nous disons cela plus simplement à Chevagnes : Qui ne semêle ne se démêle. — Allons, embrasse-moi, ma chère, chère enfant…»

Quoique la douce et silencieuse Reine,habituée à vivre beaucoup sur elle-même et à endolorir sasensibilité par ses réflexions, n’eût pas cette légèreté d’âme sinaturelle à son âge, allègre et facile à l’espérance, commentn’eût-elle pas embrassé son père avec une infinie gratitude, etinterprété en une promesse heureuse cette allusion transparente àune demande en mariage? Sans nul doute la lettre de la mère deCharles était arrivée. Ses parents en avaient délibéré. On allaitla laisser maîtresse de la réponse. Elle entendit de nouveau, enimagination et pour une seconde, le bruit du vent dans les pins etla stridente rumeur des cigales. Elle revit le petit mas dans sonatmosphère de paix tant désirée, et elle se jeta sur le cœur de sonpère en lui disant :

— « Que vous êtes bon et que je vous aime!…»

— « Serait-ce vrai, comme le pensesa mère, qu’elle est toute disposée à ce mariage Faucherot?… » sedemandait Hector, en s’asseyant à sa table et commençant de compterles feuilles destinées à son Clavaroche. « Elle a biencompris qu’il s’agissait d’un mariage, et elle est trop fine pourne pas avoir deviné lequel, — à moins que… » Et le digne hommeappuya sa tête sur ses mains, dans l’attitude d’une méditationprofonde. Pour la première fois depuis des années, il demeurait,devant son papier préparé, sans songer à sa besogne. Pourtant iln’osait pas le traduire, cet «à moins que… » dans sa vérité, ni seformuler à lui-même l’idée, énoncée à sa femme la veille et rejetéepar celle-ci avec une si méprisante ironie. L’empire des caractèresforts sur les caractères faibles s’exerce dans le domaine de lapensée, avant de s’exercer dans le domaine de la volonté. L’énergieavec laquelle Mathilde s’était récriée contre l’hypothèse d’unsentiment de Reine pour Charles Huguenin suggestionnait encore LePrieux, et, doutant de sa propre intuition, il poussa unsoupir, ouvrit son encrier, et se mit en devoir d’écrire en sedisant :

— « Il n’y a qu’une mère pour connaître safille. Attendons qu’elles aient causé… »

Tandis que le papier grinçait sous sa plumeenfin lancée, les deux femmes causaient en effet, à quelques pas delui, dans la chambre à coucher de Mme Le Prieux, séparée del’étroit cabinet de travail par le cabinet de sommeil, plus étroitencore, du manœuvre littéraire. Certes, cette plume infatigable luifût tombée des mains de stupeur si, les minces cloisons s’abattantsoudain, il avait surpris, dans sa vérité cruelle, la conversationde la mère et de la fille. Celle-ci, pour la première fois depuisbien longtemps, depuis l’époque où sa pitié pour la servitude deson père avait commencé de s’éveiller, était entrée dans la chambrede Mme Le Prieux, confiante, l’âme ouverte, sa tendresse d’enfantreconnaissante au bord de ses yeux, prête à s’épancher en larmes dejoie, l’aveu de son naïf amour au bord de ses lèvres… Et, tout desuite, ce premier élan avait été, non pas brisé, mais comme arrêté,rien qu’à rencontrer le regard du despote domestique dont sonavenir de cœur dépendait. Au moment de la survenue de la jeunefille, Mme Le Prieux se trouvait dans son lit, s’étant recouchéecomme elle faisait chaque jour, pour ne se lever que tard dans lamatinée, après son bain, qu’elle prenait dans des conditions detempérature et de durée fixées par son médecin. L’esprit deréalisme particulier aux Méridionaux, gens si positifs pour toutce qu’ils veulent et comprennent, lui faisait observer avecune extrême rigueur les moindres précautions du régime qui devaitlui conserver sa santé, et, avec sa santé, sa beauté. Vingtdétails, dans cette chambre, attestaient d’ailleurs que le culte deMme Le Prieux pour cette beauté ne se relâchait jamais, fût-ce endehors de la représentation, ou mieux qu’elle était toujours enreprésentation, même quand son public se composait seulement de sonmari, de sa fille et de sa camériste. Elle avait ainsi, pourl’heure qu’elle passait à se reposer au sortir du bain, un jeucomplet de délicieuses vestes du matin, en foulard, en surah, encrêpe de Chine, en batiste, suivant la saison. Ce matin, elle enportait une en bengaline couleur vieux rose. Une écharpe dedentelle coiffait ses cheveux, qu’elle gardait la nuit en nattes,tressés très légèrement, pour les ménager, et des frisonsartificiels encadraient son front. Elle employait ces bouclespostiches, qu’elle quittait lors de sa toilette du soir, afind’épargner à ses vraies boucles une double ondulation. La tonalitégénérale de sa chambre, avec ses murs tendus d’une étoffe de soiejaune aux raies alternativement mates et brillantes, avec le sombreacajou de ses meubles de style Empire, avec son tapis d’un verttendre, avait été savamment combinée jadis pour s’harmoniser à sonteint de brune à la peau mate. Elle avait, devant elle, posée surun édredon de soie jaune, assorti à la nuance des murs, une largetable mobile, aux pieds courts, qui lui servait à placer le buvarddestiné à sa correspondance, à coté de la boîte contenant les menusobjets d’écaille pour se faire les mains. Elle était occupée, quandReine s’avança pour lui dire bonjour, à brosser avec le polissoirses ongles, lustrés comme de l’émail et taillés à côtes. Unecordiale et légère odeur d’ambre et de verveine avait été déjàvaporisée dans cette pièce, presque froide malgré la flamme souplequi brûlait dans la cheminée : les fenêtres sur lesquelles sedessinaient les fantastiques ramages du givre ayant étéhygiéniquement ouvertes pendant une grande demi-heure. Ainsisurprise, dans cette besogne et avec cette toilette, dans ce décoret parmi ces parfums, la «belle Mme Le Prieux» eût donné uneimpression d’inguérissable enfantillage si son masque, blanc depoudre, n’eût été rendu tragique par les traces de l’âge,empreintes malgré tout sur les paupières, autour des tempes, dansles lignes de la bouche et dans les plis du cou. Il n’était pasjusqu’au contraste cherché entre les chaudes couleurs de la chambreet cette pâleur qui ne fît ressortir la dureté singulière de sestraits, demeurés beaux, mais d’une beauté presque sinistrequ’augmentait encore l’éclat si noir des prunelles. Elle les fixaaussitôt sur celles de Reine, tandis que la bouche, d’un pli siimpérieux au repos, s’ouvrait pour dire, les premières questionssur leur sommeil et leur santé à toutes deux une fois échangées:

— « Ma chère fille, j’ai besoin que tum’accordes toute ton attention. Je dois avoir avec toi un entretiende la plus extrême importance… »

— « Je vous écoute, maman, je suis prête,»répondit Reine. Quoique sa chaude espérance de tout à l’heure sefût déjà changée, au simple son de cette voix, en une crainte quesa mère ne fît de grosses objections à son mariage avec leurcousin, elle ne doutait pas qu’il ne s’agît de ce mariage, et lapensée qu’elle allait avoir à lutter pour son amour mit un petitéclat de fierté sur son joli visage, tandis qu’elle ajoutait : «Mon père m’a déjà prévenue… »

— « Ah ! ton père m’a devancée ? »fit Mme Le Prieux. « Il m’avait pourtant bien promis de me laisserte parler la première… »

— « Il m’a dit seulement que vousm’attendiez, » interrompit la jeune fille, avec une rougeur à sesjoues à cause de ce demi-mensonge, qui ne trompa aussi qu’à demi lamère. Elle eut de nouveau, pour sonder jusqu’au fond du cœur de sonenfant, ce même regard aigu dont elle avait interrogé son mari dansle coupé, quand elle lui avait demandé : « Tu sais ce que penseReine?… » Elle tenait là, cachée dans son buvard, la lettre de MmeHuguenin, reçue la veille, et qui lui demandait, — ou presque, — lamain de Reine pour Charles. Cette lettre, Mme Le Prieux considéraitcomme un devoir de ne pas en parler du tout à sa fille, et ellevoulait n’en parler à son mari que plus tard, quand le mariageFaucherot serait déclaré. Elle se justifiait de ce double silencepar ce qu’il y avait encore d’imprécis dans la démarche de la mèrede Charles. Elle s’en justifiait surtout par la conviction oùelle était de travailler au bonheur de Reine. Au demeurant,était-elle coupable de concevoir ce bonheur d’après sa proprenature ? L’était-elle, considérant son mari comme unchimérique et comme un faible, qu’elle avait dû protéger, de ne pasle consulter dans une décision dont les vrais motifs ne pouvaient,ne devaient pas être connus de lui? Elle allait les dire à safille, ces vrais motifs, et cette part de franchise faisait, à sespropres yeux, une compensation au silence qu’elle gardait sur unautre point. — « Mon enfant, » commença-t-elle donc, après avoirconstaté que les prunelles brunes de Reine restaient, commed’habitude, impénétrables sous les siennes : « il faut que jereprenne les choses de loin. Tu comprendras tout à l’heurepourquoi… » Puis, sur un silence : «Lorsque j’ai épousé ton père,tu sais que nous n’étions pas riches, et tu sais aussi pourquoi.Nous l’aurions été, si ton grand-père avait fait comme tant definanciers d’aujourd’hui, qui se retrouvent un peu plusmillionnaires après chaque faillite. C’était un grand honnêtehomme, vois-tu, et, grâce à lui, grâce à ta grand’-mère aussi, nouspouvons regarder n’importe qui bien en face… Nous n’avons pas faittort d’un centime à qui que ce fût, dans notre désastre… Ton pèreet moi, nous sommes donc entrés en ménage avec juste de quoi ne pasmourir de faim. Oui, c’est de là que nous sommes partis pourarriver à la position de monde qui est la nôtre aujourd’hui, lanôtre, et par conséquent la tienne. Ah! Je peux me rendre lajustice que je n’ai travaillé qu’à cela depuis des années, et,quant à ton père, il n’a reculé, pour m’aider, devant aucunebesogne… Va, ce n’était pas facile. La Société a des préjugéscontre les gens de lettres, plus encore contre les journalistes. Etje conviens que ce sont des préjugés souvent mérités. Ton père aété parfait. Il n’a pas écrit un seul article sans se souvenirqu’il était un homme du monde. Je dois ajouter qu’on nous en a sugré. Je te dis cela, afin que tu aies toujours de la reconnaissancepour ce pauvre homme qui a tant travaillé ! »

L’inconsciente et orgueilleuse femmeaccompagna d’un nouveau silence et d’un soupir cet éloge, décernéau manœuvre conjugal qu’elle avait exploité, qu’elle exploitait siimplacablement encore. Reine avait éprouvé, en écoutant cet exorde,cette étrange sensation de froid au cœur qu’elle connaissait trop,pour la subir chaque fois qu’elle rencontrait certains sentimentsde sa mère. Cet obscur malaise s’augmentait encore de la solennitéque semblait mettre Mme Le Prieux à ce discours préparatoire. Oùtendait cette évocation des souvenirs de sa propre vie? Reine nevoulut pourtant pas avoir laissé sans réponse cet appel à sagratitude filiale, et elle dit :

— « Je sais combien mon père travaille et ceque je lui dois, maman. Je vous assure que je ne suis pas ingrate…Hélas! je trouve même qu’il travaille trop… »

Elle n’avait pas mesuré la portée de cesparoles, qui lui étaient échappées si involontairementqu’elle en demeura elle-même déconcertée. Elle le futdavantage encore de voir sa mère en prendre texte, pour passer àune nouvelle et très grave confidence :

— « Je constate avec tant de joie que tu mecomprends si bien, ma gentille Reine,» avait repris en effet cettemère : « Tu as les mêmes soucis que moi pour ce pauvre homme. C’estvrai. Il travaille trop pour son âge. Il se fatigue… Iltravaillerait plus encore, s’il savait ce que tu vas savoir… Mais,auparavant, il faut que tu me jures, tu m’entends bien, que tu mejures que ce secret mourra entre nous… »

— « Je vous le promets, maman, » répondit lajeune fille, qui n’ajouta pas un mot. Mais si Mme Le Prieux l’avaitde nouveau regardée de son regard scrutateur, elle aurait puconstater qu’elle tremblait. Pourquoi ces autres préambules avantla question qu’elle attendait, et qui lui semblait, à elle, sisimple à poser : « Ton cousin Charles veut t’épouser, que faut-ilrépondre?… » Et, au lieu de cela, voici les mots qu’elle écoutait:

— « Ce secret, ma fille, que tonpère ignore, c’est que, malgré ce travail acharné de sa part,malgré des prodiges d’économie de la mienne, nous n’avons pas punous faire cette position de monde dont je te parlais tout àl’heure, sans que notre budget de dépenses dépasse depuis dix ans,et chaque année davantage, notre budget de recettes… Tu connaisnotre intérieur pourtant, tu vois toi-même que nous économisons surtout — sur la table, quand nous sommes seuls, — surla toilette. Tu sais comme j’ai toujours soin d’éviter dans lamode ce qui est trop marqué, pour que nous puissions faire durernos robes. Tu sais combien de fois on les transforme, on lesrafraîchit à la maison. Nous n’allons chez les grands faiseurs quejuste autant qu’il faut. Nous avons une petite modiste, un petitbijoutier. Nous n’avons pas de chevaux. Quand nous voyageons, tonpère prend toujours un permis, et nous nous servons de son titre dejournaliste pour obtenir dans les hôtels les arrangements les plusavantageux. Tout cela, je ne m’en plains pas, quoique j’aie étéélevée à ne pas connaître ces misères. Ce qui m’est cruel, c’estqu’avec toute cette peine que je me suis donnée, pour lui, pourqu’il ait la situation sociale qu’il a, malgré sa profession, pourtoi, pour que tu aies, comme jeune fille, les relations que tu doisavoir, je n’ai pas réussi à éviter ce que ma chère mère m’avaitappris à avoir le plus en horreur. Un mot te dira tout, mon enfant: nous avons des dettes… »

— « Des dettes ? » répétaReine, que la phrase relative aux dépenses faites pour elle, avaitatteinte en plein cœur. C’était vrai pourtant que rien n’avaitjamais été ménagé ni pour son éducation, ni pour ses plaisirs, nipour sa parure. Elle ne pensa plus à se demander la raison desconfidences que lui faisait sa mère. Elle sentit seulement combiencelle-ci lui avait été dévouée, à sa façon sans doute, mais c’avaitété un dévouement tout de même, et la voix de la délicate enfant sefit basse pour répondre : « Des dettes? Vous avez fait desdettes et pour moi? Des dettes? Ah! maman, que vous avezraison de ne pas vouloir que mon père le sache. Mais commentallons-nous les payer sans qu’il travaille davantage?… Mon Dieu!… »ajoutât-elle timidement, « maintenant que notre position est faite,comme vous dites, est-ce qu’il n’y aurait pas moyen de nousrestreindre?… »

— « Et sur quoi ? » interrompit lamère, « et pourquoi?… Pour perdre de nouveau ce que nous avons sipéniblement conquis. Non, mon enfant, tu ne connais pas la vie. AParis, réduire son train, c’est un suicide social. J’ai fait unefois déjà, quand j’avais ton âge, l’expérience de la terriblefacilité avec laquelle le monde oublie les déchus… D’ailleurs, net’exagère pas les choses. Il ne s’agit que de retards. Nous sommesen arrière, avec nos fournisseurs, pour une quarantaine de millefrancs, pas davantage, et cette misère serait vite payée, même avecdu repos pour ton père, si… »

— « Si ? » interrogea la jeune fille,avec plus d’anxiété encore. Quoiqu’elle ne se permît pas de jugersa mère, elle ne pouvait s’empêcher de la connaître, et elle serendait compte, rien qu’à l’accent dont avait été prononcé ce « si» que c’était là le point essentiel de cet entretien. — Oui, ellel’avait compris à l’accent, altéré d’une manière presqueimperceptible, mais altéré cependant, avec le changement d’ordred’idées, — au regard aussi, qui, dans l’inquiétude de rencontrerune résistance, s’adoucissait, se faisait presque suppliant.Evidemment les confidences de tout à l’heure n’étaient qu’unpréliminaire, mais de quoi? Entre la vie modeste dans lepetit mas provençal, si elle devenaitMme Huguenin, et le règlement des quarante mille francs de dettes,cette somme énorme à ses yeux. Reine ne pouvait pas établir derapport. Son cœur battait de ce qu’elle appréhenda tout à coup,tandis qu’elle écoutait Mme Le Prieux commenter ce terrible « si».

— « Mon Dieu ! C’est bien simple. —Mais si,jolie et bien élevée comme tu l’es, il se rencontrait un bravegarçon qui eût de la fortune, une grosse fortune, et qui, parconséquent, n’eût pas besoin de chercher une dot… Si tu étaismariée de la sorte, bien mariée, quel soulagement d’esprit ceserait pour ton père! Et moi, j’aurais la récompense des sacrificesde toute ma vie. Qu’est-ce que j’ai voulu, je te le répète? Uneseule chose, c’est que ton père et toi vous eussiez une vraieposition de monde. Tu l’aurais et pour toujours. Le restedeviendrait facile… Nous pourrions alors faire des économies, payernos dettes, et, ton père se reposer… Mais oui. Quand une fille estunie à ses parents, comme tu nous l’es, il y a bien des petitescombinaisons commodes. Nous aurions les mêmes relations. Que tureçoives chaque semaine, par exemple, moi, je puis espacer messoirées et mes dîners. Les politesses que tu ferais compteraientpour nous deux… Tu aurais une terre en province, en Touraine, jesuppose, pas trop loin de Paris. Tout naturellement, nous ypasserions deux mois par an. Ton père pourrait aller et venir,tenir la main à son travail et jouir d’un peu de bon air, etnos frais de maison seraient soulagés d’autant… C’est un rêve,n’est-ce pas? Pourtant, il y a des rêves qui se réalisent… Ilsuffirait que ma charmante Reine eût rencontré au bal, à dîner, unpeu partout, même chez elle, un jeune homme qui appréciât le trésorqu’elle est, un jeune homme qui comprît aussi ce que nous sommes età qui nous apporterions ce qui lui manque : une vraie surfacesociale, et qui t’apporterait ce que nous ne pouvons te donner, tonpère et moi, à notre désespoir… »

— « Et ce jeune homme, vous le connaissez?»interrogea Reine : « Dites-moi son nom, maman, je vousprie… C’est?…

— « Ce jeune homme existe en effet,»répondit la mère, « et c’est Edgard Faucherot. »

— « Edgard Faucherot ! » s’écria Reine: « Ah ! c’est pour me parler d’Edgar Faucherot que… » Ellen’acheva pas. L’image de son père venait de se présenter à sapensée, et aussi le souvenir des paroles qu’il lui avait dites, enla quittant, une demi-heure auparavant, et leur commune émotion.Elle demanda : « Et mon père sait qu’Edgard Faucherot voudraitm’épouser ?… »

— « Naturellement, » fit la mère.

— « Et il approuve ce mariage ? »reprit Reine.

— « Comment veux-tu qu’il ne l’approuvepas ? » répondit Mme Le Prieux, qui ajouta : « Et pourtant lecher homme ne sait pas la vérité sur nos affaires d’argent…»

Une telle pâleur avait envahi les joues dela jeune fille, l’étouffement de sa voix trahissait une tellesecousse intérieure, que l’implacable femme en fut pourtant saisie.Ce n’était pas un monstre, que la « belle Mme Le Prieux », quoiqueson exploitation prolongée du travail de son mari, au profit de savaine passion de luxe, fût toute voisine d’être féroce, et bienprès aussi d’être féroce son présent procédé pour forcer sa fille àun mariage cruellement utilitaire. C’était simplement uneconscience viciée par les germes de corruption qui se respirentdans l’atmosphère du monde — corruption à laquelle la moralecourante, uniquement occupée des fautes de galanterie, prend àpeine garde. Mme Le Prieux se croyait une honnête femme, et ellel’était, au sens où l’on prend d’ordinaire ce mot. En revanche, lemonde avait complètement aboli chez elle, par l’abus quotidien descompromis, cette noble vertu de la véracité intransigeante, qui nelui eût pas permis de cacher à son mari et à sa fille la démarchede Mme Huguenin. Mais lorsqu’on a passé des années à bienaccueillir qui l’on méprise, à complimenter qui l’on hait, commentet pourquoi hésiterait-on à pratiquer, pour un motif que l’on jugebienfaisant à ses proches, la vieille et commode maxime que le butjustifie les moyens? Lorsqu’on a, pendant ces mêmes, années,rencontré sans cesse, derrière les moindres actes de la vie,l’argent et encore l’argent, que l’on a vu autour de soi cetout-puissant argent uniquement et constamment respecté, comment etpourquoi ne ferait-on pas de la fortune la condition suprêmedu bonheur? Le monde enseigne encore aux sensibilitésvulgaires, — et, ne vous y trompez pas, toute vanité suppose dansle caractère un coin grossier et brutal, — cette vérité triste quele besoin l’emporte toujours à la fin sur le sentiment, et, qu’enparticulier pour un mariage, la plus sûre chance d’harmonie résidedans l’association, non pas des cœurs, mais des intérêts. Aussifaut-il tenir compte à cette mère, qui se préparait à sisereinement sacrifier sa fille, du scrupule qui lui fit demander àcette enfant :

— « Mais qu’as-tu, Reine ? Tu es toutémue, toute pâle?… »

— « Ce n’est rien, maman, » fit lajeune fille, « J’étais si peu préparée à ce que vousvenez de me dire… J’ai été surprise, voilà tout… »

— « Réponds-moi bien franchement,» reprit la mère. « Tu n’aimes personne ? Si tu aimaisquelqu’un, je suis ta mère, il faudrait me le dire… S’il y avait unautre mariage qui te convînt mieux?… »

— « Mais, non, maman, » interrompit Reine,dont la voix se raffermit pour dire : « Il n’y a pasd’autre mariage qui me convienne mieux… Seulement, »ajouta-t-elle avec un demi-sourire où palpitait, malgré elle, larévolte de sa jeunesse, demandant, implorant un peu de répit avantle sacrifice, ce répit de la fille de Jephté retirée sur lamontagne pour y pleurer son adieu à la vie, à l’espérance, àl’amour. « Seulement, je voudrais avoir quelques jourspour m’habituer à cette perspective d’un si grand changement, àl’idée de vous quitter surtout… Nous sommes mardi. Voulez-vousme donner jusqu’au samedi pour répondre sur la démarche de M.Faucherot? Je crois bien que ce sera : oui, » eut-elle la force dedire encore. « Mais » elle eut à son tour un accent de solennité :« je veux répondre ce oui, après être descendue jusqu’au fond demoi-même… »

— « Hé bien ! Nous attendrons jusqu’àsamedi, » reprit la mère. Elle eût certes préféré une acceptationimmédiate qui lui eût permis de mettre Crucé en campagne aussitôt.Ce même demi-remords, qui venait de la pousser à interroger safille, l’empêcha encore de refuser à sa victime cet atermoiement dequelques jours. En répondant, comme elle fit, avec cettecondescendance, ne se donnait-elle pas à elle-même l’illusion derespecter la libre volonté de son enfant ? C’est, du moins, cequ’elle dit à Le Prieux quand, une fois Reine sortie de la chambre,il y entra, témoignant ainsi de la préoccupation dont il étaitpossédé, et comme il avait, malgré son travail, épié la fin decette entrevue :        — « Hébien? » demanda-t-il anxieusement.

— « Hé bien ! Elle a été trèstroublée, très touchée aussi, » repartit lamère ; « très troublée à l’idée de nous quitter.C’est trop naturel. Très touchée aussi du sentiment que révèle ladémarche d’Edgard… » Elle appelait déjà le jeune Faucherot par sonprénom, tant elle le considérait comme son gendre : « Je n’ai pasvoulu la presser. Je lui ai accordé jusqu’à samedi pour nous donnerune réponse définitive. Mais ce sera oui, elle me l’a ditelle-même… Ah! mon ami, si tu savais comme je suis heureuse !…»

 

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