Drames de Famille

Chapitre 4

 

Il y a, dans tout grand médecin comme danstout grand auteur dramatique, et probablement dans tout grandcomédien, certaines facultés beaucoup plus voisines du type del’homme d’action que du type de l’homme de pensée. Ces métierscomplexes, et qui exigent tant d’animalisme, supposent aussi uneexceptionnelle capacité d’affirmation personnelle, de décisionimmédiate, de parti pris effectif. Ils comportent, si l’on peutdire, un empoignement direct de la réalité. Il y faut donc cettevigueur physiologique qui permet de dompter les nerfs. J’ai souventeu l’occasion de vérifier cette remarque dans mes rapports avec lesexemplaires supérieurs de ces trois espèces intellectuelles.Jamais, mieux que dans les instants qui suivirent l’entretiend’Eugène Corbières avec l’homme que ses parents avaient dépouillé,je n’ai constaté cette vertu presque militaire de la disciplinemédicale. Eugène était certes écrasé de chagrin par la révélationqu’il venait de subir. Il ne doutait point de sa vérité; je lereconnus aussitôt à ses yeux. Il n’eut pourtant pas un geste, pasun mot qui trahît, même vis-à-vis de moi, l’effroyable tempêteintérieure. Il me dit simplement : « Cela ne te fait rien de melaisser rue Amyot? La voiture te ramènera ensuite chez toi… » Et,sur ma réponse affirmative, il donna au cocher l’adresse deses parents d’une voix qui ne tremblait pas. Tandis que le fiacrenous emportait à travers ce vieux quartier du Val-de-Grâce, ilpouvait voir, par la vitre de la portière, défiler des coins derues de nous si connus, des faces de boutiques, des angles de murs,cent aspects familiers qui faisaient se lever devant lui, commedevant moi, les fantômes de tant d’heures de sa studieuse jeunesse.Avions-nous assez souvent erré ensemble sur ces trottoirs, lui serendant à un cours, moi l’accompagnant, ou bien moi l’entraînantvers le Luxembourg et lui me suivant, pour prolonger une de nosinnombrables causeries d’idées ? Toutes ces heures, oui,toutes, celles des ardents travaux, celles aussi des noblesplaisirs, était-il possible qu’elles fussent dues à un abominablecrime, que son père et sa mère en eussent volé pour lui le loisirau malheureux que nous quittions? Si cette évidence m’accablait demélancolie, moi, un simple témoin, de quel désespoir devait-il êtrepossédé, lui, l’acteur vivant de cet affreux drame, — un drame dontil était le héros et qu’il avait ignoré ? Il gardait pourtantcette absolue maîtrise de soi que je lui avais vue devant des litsd’hôpital. Il semblait assister à sa propre agonie mentale avec lamême fermeté d’esprit qu’il avait eue pour soigner tant d’autresagonies, moins douloureuses que la sienne. Son visage était commeserré de volonté, ses yeux secs, sa bouche fermée. Nousn’échangeâmes pas plus de paroles durant ce trajet que nous n’enavions échangé durant le précédent. A quoi bon? Ce fut moi,l’étranger, chez qui l’émotion triompha d’abord de cettevirile réserve. Lorsqu’il fut descendu devant la porte de sesparents, je ne pus me retenir, en lui prenant la main, de lui dired’un accent que l’angoisse étouffait :

— « Rappelle-toi comme ils t’ont aimé?…»

— « Ils eussent mieux fait de me haïr, »répondit-il, « je leur en voudrais moins. »

Ces sacrilèges paroles furent prononcéesavec un ton où frémissait un tel sursaut d’indignation, à la foisimplacable et froide, le regard d’Eugène était chargé d’une telleintensité de mépris, je le sentais arrivé à un tel état de frénésieintérieure, sous ses apparences calmes, que je le laissai entrerdans la maison et disparaître, sans lui avoir répondu. A quoi bonencore? Je me rejetai dans la voiture, en m’abandonnant enfin à lapitié dont je débordais, et je ne pouvais que répéter ces mots,toujours les mêmes :

— « Dieu! les pauvres gens! les pauvresgens!… »

L’image qui m’arrachait ce cri de terreur,c’était celle de mon ami apparaissant comme un justicier devant cevieil homme et cette vieille femme et les reniant, les outrageantpour avoir fait de lui le complice d’une infamie, de cet abus deconfiance envers un mort. Je voyais le fils arrivant dans cetappartement que je connaissais si bien, je les voyais, eux,j’entendais leurs voix : « Tu veux donc, ô mon enfant,égorger ta mère? — Ce n’est pas moi qui t’arrache la vie,c’est toi-même… » Ce dialogue de l’éternelle Clytemnestre et del’éternel Oreste me revenait à la mémoire, et j’avais peur. Quand,plus tard, Eugène me raconta par quelles sensations il avait passédurant cette heure qui fut vraiment l’heure de sa vie, celle oùtoute sa destinée d’homme s’est résolue, j’ai compris combienj’avais eu raison d’appréhender une scène tragique, et undénouement terrible à cette terrible aventure :

— « Ma résolution était prise,» me dit-il, «je voulais les interroger, savoir la vérité d’eux aussi, la leurfaire avouer, les maudire et me tuer ensuite… »

C’est le cœur remué par des sentiments decette violence que le malheureux garçon arriva devant la porte deses coupables parents. Dans cette crise aiguë de révolte intime,son existence passée lui causait une telle répulsion que cela luifit mal de sonner les deux coups habituels. Ce signal convenu,auquel il était sûr qu’on répondrait, lui représenta pour uninstant les longues années qu’ils avaient vécues ici, eux et lui, —eux les voleurs, lui leur complice. Nul doute que, si le pas de sonpère s’était approché en ce moment, et si, la porte une foisouverte, il avait eu en face de lui un visage d’homme, sa colère nese fût soulagée en un éclat irréparable. Par bonheur le vieuxCorbières n’était pas au logis. Eugène reconnut par delà cettemince cloison la démarche légère de sa mère, et quand le pêne eutglissé dans la serrure, il trouva pour l’accueillir les yeux et lesourire de la vieille femme, — ces yeux dont il comprenaitmaintenant pour la première fois la douloureuse fièvre, cesourire qui jouait sur des traits dont il suivait l’altérationdepuis des jours; il en savait aujourd’hui la cause. Et voici quetout d’un coup, devant cette malade qui l’avait porté dans sonsein, nourri de son lait, — malade du remords d’un crime qu’elleavait commis pour lui, — le fils sentit sa révolte indignées’arrêter, s’abattre, se fondre en un poignant attendrissement quile fit trembler tout entier. Cependant la vieille femme, dont lesyeux âgés, dans l’ombre de la petite antichambre n’avaient pas vuaussitôt le bouleversement de sa physionomie, refermait la porteavec les précautions accoutumées, et elle commençait, lui racontantcomme toujours l’humble chronique familiale de son intérieur:

— « Mon Dieu ! Si j’avais su que tuvenais ce matin, » disait-elle, «je t’aurais fait un vrai déjeuner,des œufs aux tomates comme tu les aimais. Il y en avait de fraîchesau marché de la rue Monge, où je suis allée. Et le père est sorti,justement. Il ne se sentait pas très bien ce matin. Il souffretoujours de ses étouffements. Il faudra que tu l’auscultes encore…Mais qu’as-tu toi-même, mon enfant?… »

Elle venait en effet, tout en lui parlant,d’entrer à sa suite dans la salle à manger. Elle l’avait regardé àla pleine lumière, et ce regard lui avait suffi pour deviner queson fils était sous le coup d’une émotion extraordinaire:

— « Mon enfant ! » répéta-t-elle. « Monenfant! Mon Eugène!… Ah!… »

Elle n’acheva pas. Ce cri que poussait soncœur de mère, éclairé par la plus foudroyante des intuitions,s’arrêta tout d’un coup devant l’explosion de désespoir de celui àqui elle l’adressait. Corbières s’était laissé tomber sur unechaise, et là, il avait éclaté en sanglots convulsifs. De seretrouver ainsi au milieu de ces objets parmi lesquels il avaitvécu, dans cette atmosphère qui avait été celle de toute sajeunesse, après qu’il savait ce qu’il savait, lui était trop dur,et il roulait sous la vague de sensibilité violente qui montait enlui. Peut-être cet accès de larmes le sauva-t-il du suicide et dela folie, en brisant l’effroyable tension où j’avais vu se crisperson être, et la mère écoutait avec épouvante gronder dans cettepetite chambre de famille, où tous les succès du lycéen et del’étudiant avaient été fêtés, cette rumeur, cet ouragan de soupirsdéchirants, de cris étouffés que jette une grande douleur d’homme.Celui-ci était secoué, et comme tordu par cet accès sur la causeduquel la malheureuse femme ne pouvait guère se tromper. Depuistant de jours, elle avait trop redouté la découverte par son filsdu crime qu’ils avaient commis, elle et son mari, commis pour lui,mais un crime tout de même ! Et elle disait, penchée surl’infortuné, le serrant dans ses bras, affolée elle-même:

— « Mon Eugène, c’est moi, c’est ta mère.Regarde-moi. Tu souffres ? Qu’as-tu ? Pourquoipleures-tu?… Ah! parle-moi… »

Puis sauvagement :

— « Mais parle donc. Quoi que tu aies à medire, dis-le moi. Tu me fais trop de mal… »

Elle avait mis dans ce dernier appel une sifarouche énergie d’amour maternel, qu’il en émana cetteirrésistible suggestion qui nous descend jusqu’au fond de l’âmepour y arracher l’aveu. L’homme qui pleurait releva la tête, et ildit, mettant dans cette phrase toute sa douleur, mais aussi toutela tendresse dont elle était mélangée maintenant :

— « Ma pauvre mère, je viens de larue du Faubourg-Saint-Jacques… »

Elle ne lui répondit rien. Malgré lui, aprèsavoir parlé, il l’avait regardée. Il la vit se reculer, sesvieilles mains se tendre en avant, comme pour écarter quelquechose, et une pâleur envahir son visage, si effrayante qu’il crutqu’elle allait mourir. Le médecin se réveilla dans le fils, et, àson tour, il s’élança vers elle en lui donnant le même nom qu’illui eût donné vingt ans auparavant, s’il l’eût vue pâlir ainsi:

— « Maman!… »

— « Laisse-moi, » lui dit-elle, en reculanttoujours jusqu’à ce qu’elle fût contre le mur de la chambre. Là,elle se retourna, prit sa tête dans ses mains et s’agenouilla pourprier, longuement. Lorsqu’elle se releva de cette prière, elleavait dans ses yeux, sur son front, autour de sa bouche, une espècede sérénité dans le désespoir qui contrastait, d’une manièresaisissante, avec l’expression de rongement intérieur qui avaittant inquiété son fils depuis des années.

— « C’est mieux ainsi ! » gémit-elleavec une étrange exaltation. « Cela m’étouffait depuistrop longtemps. Dieu a eu pitié de moi… Oui,» continua-t-elle,plus exaltée encore, « je savais que ce serait ladélivrance, si tu connaissais tout, si je pouvais te parler,t’expliquer, si j’avais cette douleur dans cette vie. Tu auraistoujours tout su, au jour du jugement dernier, quand on verra lefond des cœurs, et alors c’eût été trop horrible… » Puis, fermantles yeux, et avec un frémissement : «Je suis prête à boire lecalice. Le bon Dieu m’en donne la force… Eugène, dis-moi tout ceque tu sais, tout, et je te dirai ce qui est vrai, ce qui ne l’estpas… Tu dois m’obéir, mon enfant, puisque je suis ta mère, qui net’a que trop aimé… Interroge-moi, je te l’ordonne, pour qu’il n’yait plus rien entre nous que la vérité… »

— « J’essaierai, » dit Eugène après unsilence. Il éprouvait, devant l’attitude soudain si ferme de cettefemme qu’il connaissait si troublée, si hésitante, un sentiment derespect d’autant plus étrange qu’il était venu pour avoir uneexplication qui, par elle-même, était un outrage. Mais il y a, dansl’acceptation héroïque de certaines épreuves, une secrète grandeurdevant laquelle doit s’incliner même le juge qui condamne; et c’estavec cette émotion — la plus noble qu’il pût avoir à cette seconde,la seule qui le sauvât du parricide moral, dans cet interrogatoire— qu’il continuait : «Est-ce vrai que ce malheureux qui habitelà-bas, rue du Faubourg-Saint-Jacques, ce Pierre Robert, estl’enfant adultérin d’un protecteur de mon père ? »

— « C’est vrai,» répondit-elle, « de M.Pierre-Robert Haudric. C’est pour ce motif qu’il a été inscrit sousces deux prénoms. Ce monsieur Haudric était le frère de lait deCorbières. Ta grand’mère avait été sa nourrice à Péronne. C’est luiqui nous avait placés au ministère. »

— « Alors, » reprit le fils, à qui les motsmanquaient pour formuler la hideuse chose, « le reste estvrai aussi? »

— « Que M. Haudric nous avaitconfié une somme d’argent en dépôt pour cet enfant ? C’estvrai encore… »

— « Et que vous l’avez employéepour moi ? » demanda-t-il d’une voix éteinte, presque basse,comme s’il eût eu peur, en entendant ses propres paroles, d’êtrerepris de sa frénésie de révolte contre cette honte dont il sesentait couvert. Et ce fut d’une voix tout éteinte aussi, toutebasse, qu’elle lui répondit :

— « C’est vrai. » Puis, serrant ses mainsl’une contre l’autre, et suppliante : « Ecoute-moi,Eugène. Ecoute… Nous avons été bien coupables, mais pour nouscomprendre, il faudrait tout savoir, et d’abord que ce fils de M.Haudric lui avait déjà donné tant de soucis. Il était intelligent,mais si mauvais sujet, dès le collège. C’est pour cela que M.Haudric avait dit à Corbières : « Je ne veux pas qu’il ait rienavant trente ans, que juste la somme indispensable à ses études. »Cette somme, il l’avait fixée à douze cents francs par an. Lecapital tout entier était de trente-six mille francs. Nous nedevions pas nous faire connaître, parce que M. Haudric était marié.La mère de Pierre Robert était une proche parente de sa femme,une cousine germaine. Comment M. Haudric s’était-il laissé aller àcette aventure de séduction, lui un si brave homme? Je l’ai jugésévèrement alors. Je sais maintenant que j’avais tort et qu’il nefaut condamner personne. Il avait d’autres enfants. Il voulait quece secret mourût avec lui. Je t’explique ces choses pour que tucomprennes comment nous avons été tentés… Ton père devaitsurveiller de loin ce garçon. La première année, nous servîmes lapension, comme nous devions, et nous sûmes qu’il avait vécu auquartier Latin avec des filles, courant de café en café, sanssuivre aucun cours ni travailler d’un travail quelconque. Il buvaitdéjà, à dix-neuf ans! La seconde année, nous servîmes encore lapension, il fit de même, et pis encore : ton père prit desrenseignements et nous sûmes qu’il avait contracté de grossesdettes. La troisième année… » Elle s’arrêta une seconde, et, avecla ferveur de quelqu’un qui consomme son sacrifice…  « Latroisième année, c’était celle où tu devais faire ton servicemilitaire. Il fallait payer quinze cents francs, pour que tun’eusses qu’un an à être soldat. Nous ne les avions pas. Nospauvres petites économies, sept mille francs épargnés sou par sou,avaient été perdues dans un mauvais placement. Tu étais sitravailleur. Tu avais eu tant de mérite à devenir ce que tu étaisdéjà devenu… Qu’est-ce que tu veux ? Nous n’avons pas pusupporter l’idée que tes études fussent interrompues, d’autant plusque ce n’était pas seulement la question du service militaireà faire ou à ne pas faire. C’était tout l’avenir! Ah! si l’autreavait été comme toi, si nous avions pu penser que cet argent neserait pas perdu pour lui, qu’il l’emploierait à devenir quelqu’un,la tentation ne nous aurait pas saisis… Je sais, nous n’avions pasle droit. Cet argent était à lui, pas à nous… Mais tu en étais sidigne, Eugène, et lui si peu! Et nous avons succombé… »

— « Et vous n’avez pas pensé, »reprit Eugène, « que précisément à cause de sa faiblesse decaractère, cet autre avait plus besoin que moi de cet argent?… Vousne vous êtes pas dit que, lui enlever cette petite fortune, c’étaitle laisser plus désarmé devant la vie, qu’avec son manqued’énergie, une fois sans ressources, il tomberait de plus en plusbas, et que c’est moi, votre fils, qui en serais responsable?…»

— « Toi ? » s’écria la mère : « Toi,toi, responsable ? Ne dis pas cela, mon enfant, ne le pensepas… Ni toi, ni ton père… C’est moi qui ai tout fait,»continua-t-elle en se frappant la poitrine, comme elle faisait àl’église, « C’est moi qui prends tout sur moi… C’est moiqui ai eu l’idée d’employer une partie de l’argent, d’abord à tonvolontariat. C’est moi qui ai décidé Corbières. Il ne voulait pas.Je l’ai entraîné… Il voulait ensuite continuer tout de même lapension à l’autre, en prenant sur le capital. C’est moi qui l’aiempêché. J’ai eu peur que l’argent ne nous manquât pour la fin detes études. Et puis, c’était fait… Je te dis que je t’aimais trop,plus que mon salut éternel, plus que Dieu. Voilà mon péché. Lereste en est sorti tout naturellement. Je savais bien que je medamnais, mais c’était pour toi… Voilà dix ans, Eugène, entends-tu,dix ans, que je ne me confesse pas, pour que le prêtre ne me disepas qu’il faut rendre quelque chose du dépôt. Tu pouvais en avoirbesoin… Va! Je t’ai bien aimé, mon enfant, et c’est par toi queDieu m’a punie, dès les premiers jours. Non que tu m’aies jamaisfait souffrir, toi, la perfection sur la terre. Mais justement,quand je t’ai vu si parfait, j’ai commencé d’avoir une terreur, unpressentiment que cette vie ne durerait pas, que nous neréussirions pas, que tu nous serais ôté, là, tout d’un coup, enpleine jeunesse, en pleine espérance. Je t’assure, s’il y avait eudes difficultés, si tu avais moins bien travaillé, je n’aurais paseu cette impression d’une menace suspendue sur nous, à cause de ceque nous avions fait, toujours, toujours… J’ai voulu endormir cetteterreur, en me punissant volontairement, ton père aussi. Depuisqu’il s’était laissé persuader par moi, je voyais qu’il se privaitde tout. Il n’a plus fumé, plus bu de café, plus rien mangé que lestrict nécessaire. Nous pouvons nous rendre cette justice que nousn’avons rien pris pour nous… Mais j’avais beau jeûner, memortifier, m’atteindre dans ma chair, toujours cette idée merevenait que cela n’était rien, et qu’un jour viendrait où jeserais frappée en toi… Les années ont passé, mon Eugène, sans rienm’apporter que des raisons d’être plus fière de toi, de t’aimerdavantage… Et plus j’étais heureuse par toi, plus l’idéegrandissait que nous n’avions pas droit à ce bonheur. Je netrouve pas les mots pour m’exprimer… A chacun de tes succès, àchaque joie que tu nous donnais, c’était comme si la detteaugmentait. Tu vois bien que j’avais raison de penser qu’il nousfaudrait tout payer un jour, puisque j’en suis à te parler ainsi…Cette pensée était devenue si forte, si obsédante, qu’il y a deuxans, je voulus essayer de m’en délivrer un peu. Ton père et moi,nous savions que l’autre était entré au régiment, puisdans une école à Versailles, et qu’il en avait été chassé pourinconduite. Nous l’avions perdu de vue après. Je m’imaginai que, sinous pouvions le retrouver, lui rendre, non pas tout, mais quelquechose, lui faire du bien, je serais soulagée d’une partie de cepoids, que je n’aurais plus cette appréhension, ce battement decœur… Et Corbières a cherché ce garçon. Il l’a retrouvé en effet.Pourquoi ai-je voulu le voir, moi aussi? Je n’ai pas pu m’enempêcher. C’a été un besoin physique de l’avoir là, devant mesyeux… C’est alors que j’ai senti, que j’ai touché le châtiment.Quand j’ai constaté ce qu’il est devenu, le remords m’a prise, etj’ai eu peur, non plus pour nous, mais pour toi. Je me suis dit ceque tu me disais tout à l’heure, que peut-être, avec cet argentdont nous l’avions frustré, il ne serait pas tombé si bas. Je n’aiplus vu seulement dans cet abus du dépôt un emploi défendu. J’ai vule crime… Tu comprends le reste… Mon trouble a été si grand, quecet homme n’a pas pu ne pas le remarquer… Avant de mourir, M.Haudric lui avait écrit ses intentions pour lui, sans se nommer etsans nous nommer. Il savait qu’une petite somme lui avait étéléguée. Il avait touché les deux premières années. Puis rien… Il atout deviné, et, depuis quatorze mois, nous vivons avec l’idéequ’il fera ce qu’il a fait ce matin, qu’il te parlera, et que tunous jugeras, que tu nous condamneras, que tu nous mépriseras… Ah!»conclut-elle avec une supplication passionnée, «juge-moi,condamne-moi, méprise-moi, Eugène, mais pas ton père. Epargne-le.Il n’est pas coupable, je te le jure. C’est moi qui ai tout médité,tout voulu. Je suis la seule coupable, la seule. Le bon Dieu lesait bien, et la preuve, c’est qu’il a permis que tu ne trouves quemoi ici, maintenant… Je n’aurais pas osé lui demander cela. C’étaitplus que je ne méritais. Mais il m’a pardonné, je le sens. J’aitant souffert… Moi, ce n’est rien, je vais pouvoir me confesser,communier!… Ah! Eugène, aie pitié de ton père… »

— « Je n’ai le droit de vous juger ni toi,ni lui, » répondit-il. Cet homme, habitué pourtant par métier aucontact de la souffrance, demeurait anéanti devant l’abîme demisère qu’il avait côtoyé toute sa jeunesse, sans le voir, sansmême le soupçonner. Il n’avait pas soupçonné, non plus, le délired’amour de cette mère, qu’il était le seul à ne pouvoir condamner.Il avait devant lui une âme humaine, toute nue, toute saignante, etquelle âme, celle dont la sienne était issue! Qu’elle avaitsouffert en effet, cette pauvre âme, et comme le repentir et la foil’avaient marquée de leurs grandes touches ! Comme, àtravers son supplice intime, elle s’était lavée de sa faute! Elleen acceptait, elle en réclamait l’entier châtiment, prenant toutsur elle, avide seulement d’expier pour deux, anxieuse d’éviter àson complice, au vieux compagnon de toute sa vie, le coup suprêmedont elle venait d’être frappée. Dans quel repli de son cœur lefils aurait-il trouvé la force de la juger et d’agir autrementqu’il n’agit? Il vint à elle, et la serrant dans ses bras, il luidisait :

— « Maman, ma chère maman, ne souffre plus,ne pleure plus. Tout peut s’effacer, se réparer. Je serai riche. Jerendrai cet argent. Je guérirai ce malheureux… Regarde-moi…Souris-moi. Tu sais que je suis un honnête homme. Je te jure que jen’ai pour toi en moi que de la tendresse, de la vénération. Teslarmes ont tout effacé, et moi je ferai le reste. Et nous seronstous heureux, je te le promets… »

Elle avait posé son front sur l’épaule dujeune homme, et elle l’écoutait sans lui parler, en secouantseulement cette pauvre tête blanchie, d’un geste doux qui répondait: «Non» à ces promesses d’espérance, — le «non» résigné desmourants, à qui l’on décrit les promenades qu’ils savent bien nejamais devoir faire, les plaisirs qu’ils ne goûteront plus. Etcette dénégation muette exprimait tellement la vérité d’unedétresse sans remède qu’il finit par se taire, lui aussi, maisgardant toujours la vieille tête appuyée à son épaule, la berçant,la caressant, jusqu’à ce qu’un bruit trop connu les écartabrusquement l’un de l’autre. Une main introduisait une clef dans laserrure de la porte d’entrée. C’était le père qui revenait aulogis.

— « Du courage, maman,» dit Eugène. « Je tepromets qu’il ne saura rien… »

— « Et j’ai tenu ma parole, » me répétait-ilà moi, quand nous nous revîmes et qu’il me raconta cette scène, «avec quel effort, tu le devines. J’ai passé dans l’autre chambrepour me donner le temps d’essuyer mes yeux, de composer mes traits.Et j’écoutais la voix de mon père demander : « Tiens, Eugène estvenu, voici son chapeau? » — « Oui, » répondait ma mère, « ilcherche un livre dans la bibliothèque. C’est heureux qu’il soitmonté ce matin. Je me suis sentie si mal quand tu as été parti. Ilm’a examinée. Ce ne sera rien… » Elle venait de trouver un pieuxmensonge qui me permît de paraître, sans que mon père s’étonnât demes paupières rougies et de mon visage altéré. Malgré moi, sans ceprétexte, mon émotion m’eût trahi. Je les quittai aussitôt. Je n’enpouvais plus… Le croirais-tu ? C’est cette première heure, oùje me suis retrouvé seul, qui a été la plus dure. J’ai marchédevant moi, vite, indéfiniment. J’aurais voulu me fuir, m’en allerde moi, ne plus rencontrer ma pensée. Il me semblait que cettepensée même n’était plus à moi, que je l’avais volée, volé monintelligence, mes idées, le meilleur de moi. Ces années de travailqui m’avaient fait ce que j’étais, cette Science que j’avais tantaimée, cette culture dont j’étais si fier, je me répétais quec’était du vol, du vol, du vol, que j’avais eu tout cela aux dépensd’un autre, avec l’argent d’un autre, et cet autre, je le revoyaisdans cette ignoble chambre, avec son ignoble face, parlant cetignoble langage, et toute son abjection retombait sur moi. J’avaisbeau me dire ce que ma mère m’avait dit, que je n’en étais pasresponsable. Il y a des choses qui ne se discutent pas plus que lavie ou que la mort. Ça est ou ça n’est pas. Cette responsabilitéétait sur moi, en moi. Si tu te trouvais savoir qu’un bijou qui t’aété donné, une bague, provenait d’un assassinat, tu ne la porteraispas une seconde, tu l’arracherais, tu la jetterais, pour ne pasavoir de sang sur ta main. Moi, est-ce que je peux m’arracher moncerveau, et, avec lui, tout ce qui me vient du meurtre del’autre ? Car c’est un meurtre, ce qu’ils ont fait. Onassassine autrement qu’avec des armes à feu et des poisons. On tueun être en lui enlevant ce qui l’aurait fait vivre. C’était là, aupremier moment, ce qui me rendait fou de honte et de douleur : quecet argent volé ait passé dans mon esprit, que je ne puisse pasrendre ce dépôt, dont ces malheureux ont abusé à mon profit. Maisje le rendrai… Je le rendrai… » — « Te voilà dans le vrai, » luirépondis-je, « ta pauvre mère avait raison, quand elle te disaitque tu n’es pas responsable de ce qu’ils ont fait pour toi, tonpère et elle. Crois-moi, ton devoir est tout simple, et tu l’astrouvé du premier coup en écoutant ton cœur, qui t’a commandé deplaindre ta mère, d’épargner à la vieillesse de ton pèreune mortelle douleur, et de faire du bien au malheureux dufaubourg Saint-Jacques. Tu lui dois de lui restituer l’argent quiest à lui, d’abord, puis de l’aider à s’affranchir du terribleesclavage, à se guérir de cet alcoolisme où il est en train desombrer, où il aurait toujours sombré, sois-en sûr, aussi bienriche que pauvre. Et si tu l’en guéris, vous serez quittes, je m’enporte garant sur mon honneur… » — « Non, » répliqua-t-il, enregardant devant lui d’un regard où je retrouvai cette admirableardeur de vie spirituelle, qui m’avait fait son ami du coup, dansnotre rencontre au jardin du Luxembourg : « Non, » insista-t-il, «ce n’est pas assez… » Et comme si, par une mystérieusecommunication intérieure, dans cette minute d’une confidencesolennelle, le même souvenir nous était réapparu à tous deux : «Terappelles-tu,» continua-t-il, «quand nous nous sommes revus aprèsle collège, nos discussions d’idées, et les raisons qui m’ont faitcommencer mes études de médecine? Je te disais que j’avais soif etfaim de certitude. J’avais cru la trouver, cette certitude, dansune espèce de pari à la Pascal. Tu te rappelles encore ? Jerêvais d’un emploi d’existence justifiable dans l’une et dansl’autre hypothèse, que Dieu existe ou n’existe pas, qu’il y ait uneliberté ou qu’il n’y en ait pas, une autre vie ou le néant… Hébien! je suis arrivé à un moment où cette double hypothèse n’estplus possible. Je suis acculé à l’alternative. Tu me parlesd’argent à restituer, de soins à donner? Mais quand je paierais àce Robert vingt fois, trente fois, cent fois la somme; quandje l’arracherais à l’affreux vice, par quel moyen lui restituer sajeunesse, toutes les possibilités perdues, comment réparerl’irréparable ? S’il n’y a pas de Dieu, j’en suis là… S’il yen avait un pourtant, si l’action humaine avait un autre horizonque celui-ci, je pourrais mériter pour ce malheureux… Ce n’estpas d’aujourd’hui que ces idées me hantent. Depuis que j’ai vu dessœurs dans les hôpitaux faire le service des malades, sans autresoutien que l’idée qu’elles méritaient pourd’autres, j’ai beaucoup pensé à ce que les chrétiens appellent laréversibilité. Toute la question est de savoir si l’expérience nousmontre ou non ce phénomène dans la nature… Voici des années qu’ilm’apparaissait comme la seule interprétation de tant de choses, etje te défie d’expliquer autrement la dure épreuve qui m’accable.Oui ou non? Suis-je frappé pour la faute de mes parents ? Etce Robert lui-même, de quoi est-il la victime, sinon de la faute deson père ? Que j’en ai vu de ces répartitions, et, derrièreelles, il faut bien un pouvoir répartiteur. S’il y a uneréversibilité du mal, il doit y avoir une réversibilité du bien… Cene sont pas des théories, cela, c’est de l’expérience. Et c’est del’expérience aussi que cette justice inévitable, dont ma pauvremère a eu l’épouvante dix ans durant, et qui l’a frappée, commeelle a dit, à travers moi. Derrière la justice, il faut bien unjuge. Derrière l’échéance, il faut bien un créancier… »

— « Et tu conclus? » lui demandais-je, commeil se taisait.

— « Je conclus que si Dieu n’existe pas, jene peux pas rendre le dépôt. Je le peux s’il existe… Ah ! sije pouvais croire en lui ! » ajouta-t-il avec un soupir quej’entends encore après seize ans.

Oui. Il y a seize ans déjà qu’Eugène metenait, sous le coup immédiat des événements que j’ai racontés, cediscours dont je n’ai pas à discuter la logique, et depuis cesseize ans, il est arrivé, à travers quelles autres tempêtesintérieures, je ne l’ai jamais su, à la solution qu’il m’indiquaitdans cet entretien et qu’il désirait si passionnément sans que saraison se rendît tout à fait à ces raisons du cœur qui criaient enlui. Je répète ce que je disais en commençant, que je suis ici unsimple témoin et qui n’apprécie pas. Eugène n’a plus aujourd’hui nison père ni sa mère. Tous deux sont morts : elle, apaisée enfin parle pardon de leur fils; lui, n’ayant jamais soupçonné que ce filssavait tout. Pierre Robert est mort, lui aussi, quoique Corbièresl’ait disputé à la maladie avec acharnement. Et lui-même, sescollègues l’ont vu, avec une stupeur que les années n’ont pasdissipée, brusquement, peu de temps après ces trois morts survenuescoup sur coup, quitter sa place enviée de médecin des hôpitaux, samagnifique clientèle parisienne, la certitude de tous les honneurs,pour entrer dans la congrégation des Frères Saint-Jean de Dieu,vouée, comme on sait, au service des malades. J’étais loin deParis, lors de cette décision, et l’on comprendra de reste que jen’aie jamais osé l’interroger. Nous n’avons pas cessé de nous voircependant, et lorsque le hasard d’un voyage dans le Midi m’amène àMarseille, où ces religieux ont une importante maison, je ne manquejamais de rendre visite à leur hôpital, et de demander au parloirle père Saint-Robert. Je retrouve, sous la bure noire del’infirmier, mon ancien camarade de philosophie, le savant jadispromis à une renommée européenne, l’enfant des deux pauvres égarésque l’amour paternel entraîna au crime. Et, à chaque visite, je letrouve plus calme, plus éclairé de cette certitude qu’il a tantcherchée, avec une expression plus libre dans ses yeux, qui restentsi jeunes. Et je comprends deux choses : d’abord qu’il possèdeaujourd’hui une foi entière, absolue; ensuite qu’en faisant de sascience la chose de tous, une richesse qu’il prodigue parce qu’illa considère comme n’étant pas à lui, il a découvert le seul moyenpeut-être de résoudre le plus douloureux problème où j’aie jamaisvu pris un homme, il rend le dépôt dont ses parents ont abusé; etcomme il est resté, même sous son habit, épris de souvenirsclassiques, il me cite parfois, — ce serait son seul prosélytisme,s’il n’y avait pas son exemple, — le mot du marchand phénicien jetépar la tempête sur le rivage de l’Attique où il rencontra unphilosophe :

— « J’ai abordé au port, quand j’ai faitnaufrage… »

De tous les hommes de ma génération, je n’aijamais su si c’était celui que je plaignais ou que j’enviais leplus.

Décembre 1898.

 

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