Drames de Famille

SENTIMENTS PRÉCOCES

J’ai retrouvé les pages suivantes parmicelles que m’a léguées mon défunt ami Claude Larcher. Ces feuilletsfaisaient sans doute partie des notes utilisables pour le grandouvrage sur l’Amour auquel Claude travaillait quand il est mort,car il les avait rangés, avec plusieurs autres, dans une chemisequi portait cette inscription : « Sentiments précoces. » J’ai gardéce titre en changeant seulement les noms des personnages, ayant su,après enquête, que l’histoire était strictement vraie. S’il eûtvécu, Claude eût lui-même exécuté cette correction et d’autresencore. Je ne me suis pas reconnu le droit de me les permettre.Excusez donc les fautes de ces pages intimes.

 

I

 

… Parmi mes souvenirs d’enfance, celui-làdemeure le plus troublant de tous. Mon expérience de la viel’éclaire aujourd’hui d’une lueur touchante, et le drame de cœurauquel j’ai assisté alors, sans tout à fait le comprendre, revêtpour moi, de par delà les années, une poésie de mystère, poignanteet tragique. Mon imagination était pourtant bien éveillée déjà, ences temps lointains, puisqu’elle m’a permis de sentir sur le momentmême qu’il y avait là un mystère. Mais comment mon innocenterêverie d’écolier de treize ans aurait-elle pu aller jusqu’à lavérité de certaines émotions? Je m’étonne moi-même d’avoir, malgrécette innocence, deviné ce que j’ai deviné. Et puis, pensant ausingulier enfant que j’ai été, je me dis quelquefois que la naturedonne, à ceux qu’elle destine à être des peintres des passions,comme un pouvoir prématuré d’intuition, comme un instinct de ladouleur, en avance sur leur âge et sur leur proprepensée.

J’avais donc treize ans, et j’habitais avecmon grand-père, l’ancien avocat, et avec ma grand’mère, quis’étaient chargés de mon éducation d’orphelin, une petite ville ducentre de la France. Je la vois, cette ville, comme si j’étaisencore le garçonnet aux cheveux ras qui, quatre fois par jour, soncartable sur le dos, faisait avec son aïeul le chemin de la maisonau collège et du collège à la maison. Elle était bâtie sur unepetite hauteur, dernier contrefort d’une chaîne de montagnes plusgrandes, en sorte que toutes les rues étaient en pente. Uncailloutis pointu les pavait, sur lequel les semelles de bois demes sabots avaient beaucoup de peine à ne pas glisser dans lesmauvais mois d’hiver. Ces rues étaient serrées et tortueuses, utileprécaution contre la bise qui arrivait tout droit de ces montagnescouvertes de neige et vous coupait le visage comme avec un couteau.Pour ce même motif, les hautes maisons de pierres noires étaientpressées, tassées les unes contre les autres. Dieu! la mélancoliqueet froide ville ! Et, pourtant, c’est ma ville, laseule où je ne sois pas un étranger, un passant qui pourrait ne pasrevenir. Ma ville, elle, fait partie de moi comme je fais partied’elle. Il n’est pas un tournant d’une de ses sombres ruelles où jen’aie un fantôme à évoquer, d’un homme ou d’une femme, plus oumoins mêlé à l’histoire de mon âme, et qui, le plus souvent, nes’en est jamais douté.

Je pense, en écrivant ces lignes, aupersonnage masculin qui jouait, à l’époque de ma treizième année,le premier rôle dans mes préoccupations imaginatives, et qui,certes, ne pouvait guère le soupçonner. C’était un homme d’environtrente ans, venu de Paris, l’année précédente, exercer dans notrepays une fonction bien peu romanesque, semble-t-il, et peu faitepour exalter la fantaisie enthousiaste d’un adolescent : M. deNorry, c’était son nom, était conseiller à la préfecture! Il estvrai qu’à cette époque, vers le début du second Empire, l’équipeadministrative se recrutait supérieurement. Le régime y voyait sapartie forte et il y attirait les jeunes gens distingués desmeilleures familles. Je comprends aujourd’hui que mon naïfengouement pour l’élégant conseiller fut, en réalité, unedivination. Je viens de dire qu’il arrivait de Paris, et c’est mapremière impression de Paris que je reçus, sans m’en rendre compte,à travers lui. Il était assez grand et mince, avec de beaux yeuxnoirs, très doux et comme veloutés, sur un teint trop pâle.Etait-ce cette pâleur qui me frappa, lors de sa première visitechez mon grand-père, et le contraste de ce teint lassé d’homme deplaisir avec les épaisses colorations des figures provinciales quim’entouraient? Etaient-ce d’autres particularités d’un ordre trèssimple? Mais il n’est rien de simple pour l’observation compliquéede certains enfants. Dès cette première rencontre, j’avaisremarqué, par exemple, que M. de Norry portait, au petit doigt dela main gauche, une bague comme je n’en avais jamais vu, composéede deux petits serpents enlacés, avec deux saphirs pour têtes.J’avais observé la finesse de sa chaussure et la fraîcheur de sonlinge. Je respire encore, de par delà un quart de siècle, l’arômefrais et léger de son mouchoir, et j’entends la voix de mongrand-père dire à ma grand’mère, avec un ricanement, quand leconseiller de préfecture impérial fut parti :

— « Les bandits nous ont envoyé leur fleurdes pois. Mais ce joli garçon perdra son temps chez nous… Ce doitêtre une idée de R… Nos dames ne s’y laisseront pas prendre…»

J’étais bien incapable de traduire dans sabrutalité vraie la phrase du vieil avocat orléaniste, et je douteencore à présent que le ministre de l’Intérieur de 1859 ait eu lemachiavélique et naïf projet d’envoyer dans notre département unséducteur professionnel, pour rallier l’opinion féminine au régimenouveau. Une bonne distribution de bureaux de tabac et de rubansrouges suffisait ! Mais ce commentaire énigmatique de mongrand-père soulignait trop le caractère d’exception comme répandusur toute la personne de M. de Norry, pour que le nouveau venu dansnotre ville ne devînt pas aussitôt l’objet de ma curiositépassionnée. Jusqu’à ce terme inusité de « Fleur des Pois » irritaitencore cette curiosité. Quel rapport pouvait-il bien y avoir entrecette fleur que je connaissais si bien pour l’avoir tant vublanchir les lignes vertes de notre potager et ce jeune homme auxbelles mains, au sourire charmeur? Qui étaient ces « bandits»dont mon aïeul parlait avec une si visible rancune et qui auraientenvoyé M. de Norry chez nous, pourquoi?… Comment R… s’y trouvait-ilmêlé, un ancien avocat d’ici, jadis partisan de la monarchie deJuillet, comme mon oncle, aujourd’hui brouillé avec lui etministre ! Si je n’avais pas « cristallisé » autour deces premières sensations avec toute la force imaginative de mestreize ans, il est probable que la petite tragédie à laquellej’arrive aurait passé pour moi inaperçue, et si j’avais été unenfant plus calme, moins emporté par la folle du logis sur deschemins dangereux pour son âge, il est bien probable aussi que mavie d’homme plus tard eût été plus heureuse et moins meurtrie. Maisil était écrit que, tout jeune et dans ce coin paisible deprovince, la poésie des sentiments coupables me serait révéléeavant l’heure. On va voir comment.

 

II

 

Nous habitions dans la vieille ville, lesecond étage d’une antique maison construite, je ne saurais dire àquelle époque, sans beaucoup de style. Les pièces en étaient trèshautes, et, sur le derrière, s’étendait un jardin très beau et trèsgrand, dont nous partagions la jouissance avec le propriétaire quihabitait le premier. C’était un M. François Real, un des trois ouquatre gros seigneurs terriens du pays, de ceux à propos desquelsles petits rentiers de notre société prononçaient avec respect lemot de «millionnaire», et lui-même avait cette forte carrure, cettefaçon de marcher, de saluer, de rire, de parler, qui révèle l’hommeconsidérable. Quand je me le représente, à distance, avec sa grosseface aux larges traits qu’encadraient des favoris roussâtres etcoupés courts, avec le luisant jaune de son œil finaud etgouailleur, avec la moue de sa lippe  insolente,je me rends compte que j’ai connu en lui un type accompli du butorprovincial, qui n’a que trois goûts passionnés : la chasse, latable et son argent. Comment ce détestable manant se trouvait-ilavoir épousé une femme aussi délicate qu’il était commun, aussijolie et fine qu’il était malotru? C’était la banale histoire dumariage d’un richard, fils et petit-fils d’usuriers, acheteurs debiens nationaux, avec une demoiselle noble et ruinée. Mme Réalétait, par son père, une Visigniers — de ces Visigniers, dont lechâteau écroulé, demeure une des curiosités du pays. De cetteunion, que ce grossier Real avait évidemment voulue par brutalorgueil plébéien, une fille était née, plus âgée que moi de quatreans, une adorable enfant toute pareille à sa mère, et ma naturellecompagne de jeu pendant toute mon enfance. Mais, depuis quelquesannées, je ne la voyais plus guère. Elle achevait son éducationdans un couvent réputé comme aristocratique, — ce qui faisait direà mon grand-père qui avait un peu les préjugés voltairiens d’ungrand bourgeois admirateur de Louis-Philippe, cette autre phrase,plus énigmatique encore pour moi que celle sur la Fleur des Pois:

— « Si ce faraud de Réal voulait que safemme tournât mal, il ne s’y prendrait pas autrement… Il avait lachance d’avoir cette fille. C’était le salut de sa mère… Et il lamet au Sacré-Cœur, par vanité!… Vous verrez ce qui arrivera. Seule,pas heureuse, — il sera de la confrérie, c’est inévitable… Et cettecharmante créature! Quel dommage!… »

Que de fois ces mots inexplicables m’étaientrevenus à l’esprit, tandis qu’au lieu de faire mes devoirs, jeregardais, caché sous le rideau, par les vitres de la fenêtre, lajolie Mme Réal, — de son prénom Marguerite, — se promener, un livreà la main, sur le sable des allées. Je voyais sa silhouette, restéesi souple et si jeune, de femme de trente-cinq ans. Son délicatprofil se détachait sur un fond de verdures et de fleurs, sic’était l’été, et si c’était l’automne, sur les épaisseurs fauvesdes feuillages fanés. La soie d’or de ses cheveux luisait sous sonchapeau de jardin. Ses mains, toutes blanches, à travers ladentelle de ses mitaines noires, ouvraient, refermaient le livre.Ses pieds minces dépassaient, au rythme de sa marche, le bord de sarobe, et ses yeux se relevaient de leur lecture pour s’égarer surl’horizon des montagnes qui dentelaient le ciel, pardessus lesmurailles du clos, revêtues d’un lierre, où le vent faisait courirun frisson. Je me répétais la phrase de mon grand-père, sans enrien comprendre, sinon qu’un danger menaçait cette idéale et doucetête, et les mots inexplicables, les uns comiques et vulgaires, lesautres attendrissants, me faisaient rêver indéfiniment : —Tourner mal? J avais entendu dire d’un de mes cousins,qu’il avait mal tourné. Il s’était engagé dans les dragons commesimple cavalier!… — Confrérie? Je connaissais uneconfrérie, celle du Scapulaire, dont faisait partie ma grand’mère,aussi pieuse que mon grand-père l’était peu… — Queldommage! Cette exclamation me touchait d’une pitié quis’étendait, par une émotion inintelligible à moi-même, de la mère àma petite amie, à la jolie Isabelle, avec qui j’avais tant courusur le sable de ces mêmes allées, avant que la vanité paternelleincriminée par le vieil avocat libre penseur ne l’eût emprisonnéeau couvent, et quand je me remettais à mon travail, l’angoisse dece mystérieux danger, suspendu sur ces deux êtres, me saisissaitquelquefois si fortement que j’avais envie de pleurer…

 

III

 

Quel fut le jour exact où mon espritd’enfant observateur commença d’associer l’image de l’homme quim’avait produit une si forte impression, lors de sa premièrevisite, et celle de la mère mal mariée de mon amie absente ?Je ne saurais le dire. Il était trop naturel que M. de Norry, en saqualité de fonctionnaire, fût en relations avec les notables de laville, et sa présence plus ou moins fréquente dans la maison oùhabitaient deux de ces notables, mon grand-père, Maître GaspardLarcher, et M. François Réal, ne m’aurait certainement pas frappé,si, de nouveau, ce brave grand-père, qui, décidément, ne se défiaitpas assez de mon précoce éveil d’intelligence, n’eût prononcédevant moi une autre parole imprudente. Nous revenions depromenade, vers quatre heures de l’après-midi. Il n’y avait pas eude classe ce jour-là. Ce devait donc être un dimanche ou un jeudide l’automne de 1859. Devant la porte de notre maison, stationnaitune voiture, que je reconnus aussitôt. C’était un buggy à deuxroues, le seul de la ville, et qui appartenait précisément aupersonnage, objet de mon admiration. Il y attelait un poney trèsdoublé, d’un modèle unique aussi dans notre pays de bidets demontagnes, taillés en chèvres. La bête du conseiller de préfectureavait le garrot énorme, la poitrine large, des reins et une croupede cob. Elle était très velue, avec des pattes courtes toutesnoires sous le corps d’un gris pommelé. La crinière était coupée auras de l’encolure, et dans son harnais d’un cuir verni, sur lequelse détachait, aux places voulues, une couronne de comte en argent,cet animal m’émerveillait autant que son maître. Ou plutôt mes deuxébahissements se confondaient l’un avec l’autre, quand le jeunehomme passait dans cette légère voiture, au trot allongé de cetagile poney. Je le contemplais comme j’aurais fait du Phaéton desMétamorphoses d’Ovide, que je traduisais alors, s’il eûtpromené le char du Soleil sur le pavé pointu des rues de notreville. Je n’eus pas plutôt aperçu cet attelage, de l’extrémité dela place, que je m’écriai vivement :

— « Mais c’est la voiture de M. deNorry!… »

— « Où cela ? » me demanda mongrand-père, dont la vue commençait de baisser, dès cetteépoque.

— « Mais devant la porte de notremaison. »

— « Ah ! » reprit mon oncle, « il estencore venu la voir aujourd’hui !… »

Il n’ajouta pas un mot à cette exclamation.Il l’avait jetée, comme se parlant à lui-même, avec un accent siparticulier que j’en demeurai tout saisi. Je n’eus pas besoin delui demander quelle était la personne que le possesseur du chevalmiraculeux venait voir «encore aujourd’hui.» J’avais rencontré M.de Norry, la veille, à la même heure, comme je revenais du collège,mais sans sa voiture, cette fois, et se dirigeant vers notremaison. Je l’y avais vu entrer, et il n’avait pu rendre visite qu’àMme Réal puisqu’il n’était pas monté chez ma grand’mère. Pourquoices deux visites si rapprochées l’une de l’autre,préoccupaient-elles mon aïeul à un tel degré? Sa voix avait changé,son visage s’était soudain assombri, et il eut un geste presquebrusque pour m’empêcher de m’arrêter, fasciné devant le poney quidevait stationner là depuis assez longtemps déjà, car il avait, deson sabot impatient, creusé une large place dans le sol, et soncocher, debout devant lui, frappait lui-même des pieds contre laterre, comme un homme qui se sent glacé par l’immobilité del’attente. Tout ce tableau, éclairé par la lueur triste d’une finde jour de novembre, est présent devant mes regards à cette minute,et les petites roses qui remuaient aux oreilles du cheval à chaqueébrouement de sa grosse tête, et la haute taille de mon grand-pères’engouffrant sous la haute porte cochère, et m’y entraînant aveclui, et je retrouve non moins présente ma sensation qu’entre MmeRéal et M. de Norry, il se passait, ou allait se passer, quelquechose qui le contrariait prodigieusement.

 

IV

 

Quelque chose ? Mais quoi ? Encherchant à reconstituer, avec mon intelligence d’homme fait, lespénombres de ma conscience d’enfant, je n’arrive pas à bienconcilier deux faits, absolument certains et contradictoires :d’une part, l’ignorance entière où j’étais des réalités de la vie,le trouble profond, d’autre part, où me jeta cette parolesoupçonneuse, qui aurait dû n’avoir pour moi aucune espèce de sens.Mon grand-père n’avait pas dit que M. de Norry courtisait Mme Réal,ni qu’il en était amoureux. Pourtant, c’était cela que j’avaiscompris. Comment l’avais-je compris ? De quel prestige étaitdéjà revêtu, pour mon imagination, ce sentiment de l’amour, qui neme représentait que la plus chimérique et la plus indéterminée desexaltations? Je n’en sais rien. Mais ce dont je suis sûr, c’est queje n’avais rien connu de pareil à ce trouble éveillé en moi, — à lafièvre de dévorante curiosité dont je fus soudain consumé, — à monanxiété de savoir ce que M. de Norry et Mme Real éprouvaient àl’égard l’un de l’autre. — Trouble, fièvre et anxiété qui eurentpour plus clair résultat — je n’étais qu’un enfant, — de me faireobtenir au collège quantité de mauvaises notes, car, au lieu detravailler soigneusement, comme jadis, à mes devoirs, ma principaleoccupation consista, pendant plusieurs semaines, à pratiquer leplus enfantin aussi et le plus inefficace des espionnages. Tantôtc’était un prétexte que j’imaginais pour descendre, au milieu d’uneversion latine; et je dégringolais le grand escalier de pierre,quatre marches par quatre marches, pour voir si le buggy, attelé duponey pommelé aux jambes noires, stationnait devant notre porte.Tantôt je collais mon front, infatigablement, aux carreaux de mafenêtre, pour suivre des yeux Mme Réal en train de se promener dansle jardin; et ces promenades se multipliaient, se prolongeaient,quoique la saison avancée les rendît de moins en moins agréables.La jeune femme n’y emportait plus de livres maintenant. Ses mincesépaules drapées dans un châle de cachemire, elle allait, nu-tête,les bras croisés, foulant du pied les feuilles mortes que le ventsoulevait parfois autour d’elle, et il arrivait, par les heures desoleil, qu’une de ces feuilles blondes, tombant d’un arbre,tournait, tournait dans la lumière, pour se poser sur ses cheveuxd’un blond plus doré encore. Elle ne s’en apercevait même pas,abîmée dans des pensées que j’avais comme un appétit physique deconnaître. Aujourd’hui, l’énigme de ces longues promenades m’est siclaire! La romanesque provinciale en était, dans la cour que luifaisait le spirituel Parisien, à la période des combats intimes,des révoltes secrètes, des désirs tour à tour élancés et comprimés.Mes pauvres treize ans n’avaient jamais connu encore cettedouloureuse invasion du cœur par un désir criminel. Commentdevinai-je la tragédie silencieuse dont la songeuse de ce jardind’automne était la victime ? Et je la devinais… Oui, jedevinais que seule, en fait, le long de ces allées, elle n’étaitpas seule en pensée. Je devinais quelle image l’accompagnait durantces longues heures de méditation, qui elle évoquait et repoussaittour à tour, et la preuve en est dans mon absence d’étonnement,lorsqu’une après-midi, m’étant mis comme d’habitude à mon posted’observation, je vis que cette fois elle avait auprès d’elle, dansla visite au paisible jardin, M. de Norry lui-même.

Mon Dieu! que cette scène m’est présenteencore, et fallait-il que ce mystère mordît sur mon imagination àune profondeur extraordinaire, pour qu’aucun détail d’un épisodeaussi simple ne se soit aboli de ma mémoire?… Voici que de nouveaule ciel natal m’apparaît tout voilé, tout ouaté, ce jour-là, d’unebrume douce, et les bordures de buis des allées, et les chênes avecleur ramure couleur de rouille, et les platanes avec leurs grandesfeuilles couleur de cuivre, et l’amoureux et l’amoureuse, et lecarreau de la fenêtre que mon haleine embuait par instants, etvoici que de nouveau j’éprouve un sursaut d’épouvante, celui d’unvoleur pris sur le coup. La main de mon grand-père est sur monépaule, et j’entends sa voix qui me dit :

— « Que fais-tu là?… Puisque tu netravailles pas, va jouer dans le jardin… Va jouer!» répéta-t-il.Pourquoi avait-il, en me donnant cet ordre, si contraire à toutediscipline, cet impérieux regard ? Pourquoi, affranchi soudainde mon travail, au lieu de descendre l’escalier avec l’allégressequi eût été naturelle, tremblais-je de tous mes membres? Pourquoiavais-je une épouvante de timidité maintenant, à l’idée de mêlermes jeux d’enfant à la promenade de Mme Réal et de M. de Norry?… Etdéjà j’étais dans le jardin, sûr que, derrière la vitre où je medissimulais tout à l’heure, mon terrible aïeul se tenait debout, àme surveiller. Pour me donner une contenance, je me mets à courirdans une allée, droit devant moi, sans but, puis dans une autre.J’arrive ainsi dans le fond du jardin, à la porte d’une espèce depavillon, — une tonnelle rustique plutôt, où nous allionsquelquefois prendre le frais en été, — et je vois, devant la porte,les deux promeneurs, à la poursuite desquels mon oncle m’avait siévidemment envoyé. Leur attitude disait trop, même à des regardsinnocents comme les miens, la lutte qui se livrait entre eux : lui,tenant la jeune femme par la main et l’attirant vers le pavillon, —elle essayant de retirer sa main et se refusant à le suivre… Ilsm’aperçurent. M. de Norry devint tout pâle et laissa tomber la mainde Mme Réal… Ah! toute ma vie je verrai ce sourire frémissant dejeune femme, ses beaux yeux, où passait un éclair d’effroi toutensemble et de délivrance, et j’entendrai sa voix m’appeler et medire, étouffée et implorante : — «C’est toi, Claude… Quel bonheur!…Quel bonheur!… Ne t’en va pas. Nous allons nous promener, et tum’aideras à cueillir un bouquet de houx… » Et elle répétait :« Ah! mon petit Claude! Ah! quel bonheur!… »

 

V

 

… Ici mes souvenirs se brouillent, sansdoute parce qu’à la suite de cette scène, comme il est probable,Mme Réal et M. de Norry me considérèrent, pour des raisonsdifférentes, comme un témoin dangereux. Peut-être cette scène lesavait-elle simplement rendus plus prudents. Peut-être aussi despensées plus conformes à mon âge absorbèrent-elles mon attention.Nous approchions de Noël et du jour de l’An, et la curiosité de mesétrennes toutes voisines l’emporta, j’imagine, sur tout autresentiment. Ce que je me rappelle très nettement, avant l’autrescène à laquelle j’arrive, c’est que mon grand-père m’interrogea endétail sur l’emploi de mon temps dans le jardin, au retour de mapromenade avec M. de Norry et Mme Real. Je lui racontai, non moinsen détail, notre cueillette de branches de houx le long du mur dufond, et je ne lui mentionnai même pas le pavillon!… Une invinciblepudeur, je ne trouve pas d’autre mot, me ferma la bouche. Je merappelle aussi que ledit grand-père s’absenta, vers cette époque,pour quatre ou cinq jours. Il fit un voyage à Paris, dont le motifm’est rendu aujourd’hui intelligible par le nom du ministre del’Empereur dont j’ai déjà parlé. M. Larcher avait trop souventstigmatisé la trahison de l’infâme R… , passé au bonapartisme, pourque je ne fusse pas bien étonné de l’entendre, à son retour, dire àsa femme, après lui avoir nommé le personnage :

— « Hé bien ! Je l’ai vu, et çasera fait au prochain mouvement… Il me l’a promis… Nous avonspleuré comme deux vieilles bêtes quand nous nous sommes revus…C’est un vieil ami tout de même. Et puis c’était le seul moyen…Mais est-il temps encore?… Ca m’a coûté, tu sais… »

Le brave homme était allé demander à sonancien ami le changement du conseiller de préfecture!… Cettedémarche-là, aucun instinct romanesque ne pouvait me la fairedeviner. Je pressentis bien, à l’accent des deux vieilles gens,qu’il devait s’agir encore de M. de Norry, mais d’une manière tropindécise pour que je me souvienne des pensées que ce voyage à Parisdut me suggérer, au lieu que toutes les ténèbres du passé sedissipent, et que je revis avec une acuité presque douloureuse,tant elle est intense, les sentiments que j’éprouvai pour ce mêmeM. de Norry, deux semaines environ après ce retour de mon oncle…C’était le soir du 6  janvier 1860. J’ai uneraison de nouveau pour savoir la date avec exactitude, puisque nousétions tous réunis chez Mme Réal au dîner du jour desRois…

La salle à manger de province était touteremplie du tumulte de la fin d’un long repas. La vaste table étaitéclairée par une vieille lampe carcel suspendue au centre d’unlustre parmi vingt bougies. Je vois encore le trou carré, par où onintroduisait la clef indépendante qui la remontait. M. FrançoisRéal présidait, haut en couleur, échauffé par les vins, ayant à sadroite ma grand’mère, très digne avec ses longues anglaisesblanches. Mon grand-père était à la droite de Mme Réal, qui avait àsa gauche M. de Norry. La physionomie de la jeune femme, altéréepar la lutte qu’elle soutenait contre elle-même depuis plusieursmois, faisait ce soir-là mal à voir. Ses grands yeux bleusbrûlaient d’une espèce de clarté fiévreuse, et la pâleur de sonteint avait un éclat de porcelaine. Quelque chose de douloureuxémanait de sa personne, qui contrastait de la manière la plussaisissante avec la joie singulière des yeux et du visage de sonvoisin. Le conseiller de préfecture ne m’était jamais apparu dansun tel rayonnement de beauté virile et dans un tel prestige desupériorité. Une certitude de triomphe était comme répandue surtout son être, et ses moindres mouvements, ses gestes, ses regards,ses sourires, étaient empreints de cette grâce conquérante, quel’homme peut avoir aussi bien que la femme, à de certains moments.Je n’étais pas seul à constater cette transformation de l’amoureuxqui se croyait à la veille de devenir l’amant (car je suis bien sûrqu’il ne l’était pas encore. Non. Mme Réal n’aurait pas eu, si ellelui eût cédé déjà, cet égarement de souffrance autour de sa boucheet dans ses prunelles.) La visible préoccupation de M. Larcherattestait qu’il trouvait que le déplacement, promis par son renégatd’ami, tardait beaucoup, et, plus que cette préoccupation de mongrand-père, plus que cette fièvre de Mme Réal, ce qui me frappaitdurant ce dîner, ce qui me poignait, au point de me faire, pour lapremière fois, haïr cette beauté de M. de Norry, cette élégance,cette supériorité, tout ce qui le mettait à part des provinciauxréunis là, c’était qu’une autre personne fût hypnotisée par lui; —et cette personne était ma voisine à moi, la charmante IsabelleRéal, venue de son couvent pour passer les fêtes dans sa famille.Je l’avais retrouvée plus jolie que jamais, plus pareille à sa mèrepar l’aristocratique finesse de ses traits et de ses manières; maissi grandie, si changée, si perdue pour moi! Les quatre ans qui nousséparaient en semblaient six, en semblaient dix. J’étais encore unpetit garçon. Elle était déjà une jeune fille. Ses cheveux blondsne tombaient plus, comme autrefois, en longs anneaux ondulés surses épaules. Ils étaient relevés en un chignon serré. Sa robelongue allongeait sa faille. Ses gestes, un peu brusques etmasculins jadis, s’étaient comme assouplis, comme affinés. Elleavait eu, pour me dire bonjour, quand nous nous étions revus, unefamiliarité à la fois affectueuse et distante, qui m’avait d’autantplus peiné que je m’étais senti moi-même si étrangement intimidédevant elle, et voici qu’à cette table de dîner, cette sensationd’un abîme, tout d’un coup creusé entre nous, ne faisait que sepréciser. En même temps, une autre douleur naissait en moi, unejalousie soudaine, animale, irrésistible, à l’égard du jeune hommeassis à côté de Mme Réal, et vers qui allaient tous les regards,tous les intérêts, toutes les impressions, toutes les pensées de mavoisine. Pure comme elle était, et transparente d’âme autant que deregard, Isabelle ne songeait même pas à cacher l’admiration naïveque lui inspirait le voisin de sa mère :

— « M. de Norry est beau, ne trouves-tupas ?… » m’avait-elle dit, au moment où nous nous mettions àtable, et je lui avais répondu, par un instinct de contradictionqui prouve que l’homme est déjà tout entier dans l’adolescent:

— «  Mais non, je ne trouve pas. Il esttrop pâle d’abord… »

— « Ah ! » m’avait-elle répondu :« c’est si distingué!… »

J’avais pu, tandis qu’elle me prononçaitcette phrase enfantine de pensionnaire, m’apercevoir moi-même dansune des glaces qui garnissaient le mur, avec mes joues rougeaudeset hâlées de galopin toujours à l’air. Je n’avais pas répliqué,mais j’avais commencé de souffrir, et, tout de suite, une idées’était emparée de mon esprit : «On va tirer le gâteau des Rois.Pourvu qu’Isabelle n’ait pas la fève!… Je suis sûr que c’estlui qu’elle choisirait… » Je n’eus pas plutôt conçu cettepossibilité qu’elle fit certitude dans ma pensée. Ma gorge seserra. Une insupportable angoisse d’attente m’étreignit le cœur,qui ne fit que s’accroître et s’accroître encore, à travers lesinterminables services d’un succulent festin de province, jusqu’àla minute où l’on déposa devant Mme Réal l’énorme galette dorée,déjà divisée en autant de parts que nous étions de convives… Lesdomestiques vont, remettant à chacun un mince morceau. Les couteauxet les fourchettes dépiautent gaiement la pâte feuilletée quiexhale sa cordiale odeur de beurre frais et d’épices… Un petit cride joie éclate à côté de moi. Mon pressentiment se réalisait :Isabelle avait la fève.

— « C’est moi la Reine », disait-elle, et,pour une seconde, l’enfant qu’elle était hier reparaissait sous lademoiselle d’aujourd’hui. Elle battait des mains, en répétant : «Je suis la Reine », et aussitôt une voix lui répondit, qui la fitdevenir toute grave et toute rouge, celle de son père qui luicriait :

— «Tu es Reine. Il faut te choisir un Roi… »Elle regardait autour de la table, comme hésitante, et tous lesvisages des hommes étaient tendus de son côté, les uns avec malice,les autres avec curiosité. Le visage de M. de Norry se tournaitaussi vers elle, avec cette expression de condescendance qu’ildevait avoir pour une petite fille. Elle était pour lui ce quej’étais pour elle, l’être qui ne compte pas. Et je percevais celaavec le reste, cette indifférence amusée qui m’irritait davantageencore. Isabelle semblait toujours hésitante. Un instant sesprunelles bleues se fixèrent sur moi. J’eus l’illusion qu’elleallait me choisir. Ces claires prunelles passèrent de nouveau ducôté de celui que j’avais prévu, et, plus rougissante encore, ellebalbutia plutôt qu’elle ne dit :

— «Je prends M. de Norry pour mon Roi…»

— «Alors», reprit M. Réal, «remplis tonverre de Champagne et va trinquer avec ton Roi… »

Isabelle prit dans sa main la flûte demousseline, où le domestique versa le vin pétillant qui se couronnade sa mousse légère, et elle se leva pour marcher vers M. de Norry.Là, comme elle lui tendait son verre avec un sourire ému pour lechoquer avec le sien, le jeune homme, par un geste de câlineaffection qui prouvait combien il la considérait comme une enfant,lui prit la main, et, l’attirant à lui, posa ses lèvres sur sonfront… A peine eus-je le temps de sentir la morsure de la jalousie,devant cet innocent baiser, car j’entendis tout d’un coup la voixde mon grand-père, cette fois, qui disait :

— « Mais, madame Réal, qu’avez-vous ?Qu’avez-vous?… Elle se trouve mal… Vite de l’air… »

— « Ce ne sera rien,» répondit la mèred’Isabelle. «C’est la chaleur sans doute… Messieurs, je vousdemande pardon… » Elle fit un effort, pour sourire et pour selever, puis elle retomba en arrière, évanouie.

 

VI

 

— «Hé bien!» disait mon grand-père à safemme en lui tendant le journal une semaine après ce dîner desRois, si étrangement interrompu, « R… a tenu sa parole, notreoiseau s’envole, il est nommé à Marseille. C’est encore unavancement.»

— « Est-ce que Mme Réal lesait ? »demandait ma grand’mère.

— « Je suppose que Réal le lui aura dit» répondit mon oncle. « Elle ne s’est pas levée depuis sonévanouissement. En voilà un, ce Réal, qui me devra une fièrechandelle», conclut-il après un silence «mais il n’en saura jamaisrien. D’ailleurs, ce que j’ai fait, je ne l’ai pas fait pour lui…Enfin, elle est sauvée… »

M. de Norry quitta en effet la ville pourgagner son nouveau poste, sans avoir revu Mme Réal qui mit bien desjours à se relever de ce que les médecins qualifièrent du nom defièvre nerveuse. Et elle fut sauvée du séducteur. — Par cettefièvre ou par mon grand-père ? Le digne avocat est mortpersuadé qu’il était l’auteur de ce sauvetage. Aujourd’hui quel’enfant qui écoutait, tapi dans un coin, les propos des deuxvieilles gens, sans qu’ils y prissent garde, est devenu un homme,il n’est pas tout à fait de l’avis de son aïeul, et il ne croit pasdavantage à la vérité de cette fièvre. Il se rappelle la mèreregardant sa grande fille, toute troublée, presque amoureuse et quioffrait son front au baiser de celui qu’elle allait prendre pouramant — Et il croit que c’est cette vision-là qui a empêché cettefemme d’aller plus loin sur la dangereuse route…

 

Janvier 1900.

 

 

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