Drames de Famille

LE TALISMAN

L’histoire que l’on va lire me fut racontéepar l’un des artistes célèbres de notre époque, l’un des plusennemis aussi de toute réclame, de tout étalage personnel, de touteconfidence intime. Je ne répéterai pas son nom, ne voulant pas luidemander la permission, qu’il me refuserait sans aucun doute, deredire cette anecdote, quoiqu’elle appartienne à sa plus lointainejeunesse. Je tairai aussi la nature de son talent. Est-il sculpteurou peintre, musicien ou architecte, poète ou dramaturge ? Lesilence absolu que je garderai sur ce point me semble autoriser unrécit qui porte avec lui un enseignement d’un ordre bien humain,car il intéresse la psychologie de l’enfance, par suite, del’éducation. Je me rappelle que ce fut là mon motif pour transcrireaussitôt cette confidence, par endroits puérile, par d’autres unpeu minutieuse, d’un homme qui d’habitude, ne se confesse guère. Jecrus y voir une preuve, saisissante, de ces deux vérités, égalementméconnues : l’une, que les mauvaises passions de l’âge mûr sontdéjà en germe et toutes prêtes à s’éveiller dans l’innocence del’enfant, l’autre, que la plus sûre guérison de ces vices précocesest dans la magnanimité de l’éducateur âgé… J’ajouterai, poursituer ce récit dans son cadre exact, que l’artiste qui nous lefit, venait d’obtenir un de ses plus éclatants succès. A cetteoccasion, un des compagnons de ses années de début l’avaitbassement diffamé dans un journal. Il nous avait parlé le premierde cet article. Puis la causerie s’était prolongée sur l’envie, surcette hideuse passion, qui est la tare professionnelle des amantsde la gloire. Nous nous défendions tous, plus ou moins sincèrement,de l’avoir jamais éprouvée, quand, à notre grand étonnement, notrecamarade, que nous savions si généreux dans sa renommée, sienthousiaste du talent de ses rivaux, si étranger aux mesquineriesdes rivalités de boutiques, nous interrompit pour nous dire : «Hébien! moi, j’étais né envieux, il faut que je vous l’avoue. C’estmême ce qui me rend indulgent pour des malheureux comme ***, » — etil nomma son diffamateur. « Lorsque je lis un morceau de cegenre, et que je suis sur le point de m’indigner, je me souviensd’avoir, moi-même, commis, par envie, une abominable action, et sije n’avais pas rencontré alors, pour m’en faire honte, un de cesJustes dont l’image vous suit toute la vie, — qui sait ? cehideux instinct de haine contre le bonheur d’autrui aurait, sansdoute, grandi en moi… Je ne me ferai pas meilleur que je ne suis.Je le retrouve encore dans les arrière-fonds de mon cœur, à devilaines minutes. Alors je rentre chez moi et je vais regarder untalisman que ce Juste m’a laissé… Le voici», ajouta-t-il en avisantsur son bureau une statuette de bronze, simplement posée sur despapiers. « C’est un Hermès, comme vous voyez, de ceux qu’on appelledes psychagogues, ou conducteurs d’âmes. Son geste et soncaducée l’indiquent. Vous verrez que pour moi, il est bien nomméainsi. Ce doit être une reproduction romaine d’une assez bellechose grecque… Depuis trente-neuf ans, ce bibelot ne m’a jamaisquitté, et j’en ai cinquante. Ce qui vous prouve que lascélératesse dont j’ai là l’inoubliable témoin remonte à ma onzièmeannée… » Nous nous récriâmes sur ce chiffre qui contrastait tropfortement avec la sévérité des termes employés par notre camarade.Il nous répondit par une confession que je transcris textuellement,je le répète, sans y rien changer, sinon deux ou trois détails quidésigneraient trop clairement le lieu et le héros de cette tragédieenfantine. Et que celui-ci pardonne cette indiscrétion à sonauditeur et ami!…

 

I

 

… Comme je vous le disais tout à l’heure,les souvenirs qu’évoque pour moi ce petit bronze se rattachent à malointaine enfance, et par conséquent aux toutes premières annéesqui suivirent l’avènement de l’Empire. J’habitais alors une petiteville du centre de la France, qui s’était signalée par sa ferveurrépublicaine en 1848. Elle se signalait en 1855 par sa ferveurbonapartiste, à la plus grande indignation de quelques personnesdont était l’oncle chargé de mon éducation. Ce frère de ma mèreenseignait les mathématiques à la Faculté de la ville. Il n’étaitpas marié, et mes parents, installés à la campagne, m’avaientconfié à lui, sous le prétexte avoué qu’il surveillât mes études,avec le secret désir, en réalité, qu’il m’instituât plus tard sonhéritier. Ce digne homme, qui n’aurait, comme on dit, pas fait dumal à une mouche, était un Jacobin passionné chez qui la révolutionde février avait excité une véritable folie d’espérance, et puis,le coup d’Etat du 2 décembre — cette salubre entreprise de voiriedont nous rêvons tous, — l’avait frappé comme un malheur personnel.Je souris, quand je me rappelle les étonnantes causeries auxquellesj’assistais, tout bambin, entre ce cher oncle et ses amis, debraves professeurs comme lui, pour la plupart, et qui, presque touschargés de famille, ou simplement épris de leur métier, avaient dûprêter serment au nouveau régime et jurer fidélité au tyran! Ils sevengeaient de cette inoffensive formalité, en traitant,classiquement, de Tibère et de Néron, le débonnaire César quirêvait alors aux Tuileries. Ils célébraient pêle-mêle comme desprophètes tous les dangereux ou grotesques utopistes du socialismerévolutionnaire : — les Fourier, les Saint-Simon, les Proudhon, lesLouis Blanc. Ces hommes d’études, ces fonctionnaires, ces bourgeoisdéploraient que le gouvernement de février eût manqué de l’énergieTerroriste, — le tout entre deux placides corrections de devoirs,s’ils enseignaient au lycée, entre deux examens de baccalauréat, sic’était à la Faculté. A cette époque-là, mon imagination d’enfant,nourrie du De Viris, me faisait trouver ces propossublimes et ces caractères grandioses. Leur comique attendrissantm’amuse à distance; et je revois, l’un après l’autre : — l’agrégéd’histoire, M. André, dit le Barbare, à cause de la thèse qu’ilpréparait sur Théodora; — son homonyme M. André, le physicien, ditAndré phi, pour le distinguer de l’autre ; — M.Martin, l’helléniste irrévérencieusement surnommé le Badaud. — Jerevois surtout l’alter ego de mon vieil oncle, le docteurLéon Pacotte, le professeur d’accouchement à la Faculté de médecine— celui de qui me vient ce talisman contre l’envie, ce petit HermèsSauveur.

Ce docteur, très âgé à cette date (il avaitdéjà soixante-dix ans), me reste dans la mémoire comme uneapparition fantastique, tant il était long et mince, avec un visageaiguisé en lame de couteau, qu’un nez infini, chevauché par desbésicles rondes, eût rendu caricatural, sans le regard des yeux,très noirs, sur une face très pâle, presque exsangue. Une tellevolonté en émanait, une telle intelligence aussi, et une tellebonté, que la seule rencontre de ces prunelles brillantes figeaitsur mes lèvres mon rire moqueur de gamin. Son teint décoloré, sesépaules étroites et pointues, la maigreur fluette de son tronc etde ses membres, dénonçaient, chez ce septuagénaire, un tempéramentdébile, préservé par un miracle de régime. Il se vantait volontiersde l’un et de l’autre. Que de fois je l’ai entendu qui disait : — «Dupuytren, mon maître, m’a condamné comme phtisique, quand il m’apris comme son interne, à vingt et un ans. Je l’ai enterré en 1835…Broussais, le grand Broussais, a confirmé ce diagnostic. Je l’aienterré en 1838… C’était aussi l’avis d’Orfila. Je l’ai enterré en1853… »

Et il riait d’un rire silencieux, le rireironique d’un vieux praticien qui triomphe des supériorités de sapropre méthode. Comment cet homme excellent conciliait-il satendresse de cœur, ses qualités de chaud dévouement, d’amitiéfidèle, avec cette étrange et macabre joie de survivre? Résolve quipourra ce problème. Moi, je sens encore, après des années, le petitfrisson que j’éprouvais, lorsque sa grande main d’accoucheur seposait sur ma tête tondue d’écolier. De ses doigts osseuxs’exhalait cette senteur chirurgicale qu’aucun savonnage ne dissipejamais entièrement : ce relent d’hôpital où se mélangent des odeursd’iode et de vin aromatique, de phénol et de chloroforme, et savieille expérience commençait d’endoctriner ma jeuneétourderie.

— «Tu ressembles à ton grand-père… »disait-il. « Je l’ai beaucoup connu. Il était taillé pourvivre cent ans. Il n’a jamais voulu m’écouter… Je lui répétais :l’estomac est la place d’armes du corps. Mangez à des heuresrégulières. Ne lisez pas après avoir mangé. Faites de l’exercice…Il se moquait de moi. Je l’ai enterré en 1847. Prends exemple…Regarde-moi. Je n’ai qu’un poumon, j’ai été considéré comme perdu,et j’étais perdu. Je vis, parce que je l’ai voulu et que j’airaisonné… J’ai mesuré la capacité de mon thorax, et voilàcinquante-cinq ans, tu m’écoutes, que je prends, à chaque repas,juste le poids d’aliments qu’il faut pour que la digestion ne fassepas travailler mes muscles avec excès… Et ainsi de suite…»

Et c’était vrai que cette étonnanterégularité d’habitudes faisait de lui une figure de la pluspittoresque originalité. Je revois la salle à manger ensoleillée,où nous allions, mon oncle et moi, le surprendre, après sondéjeuner ou son dîner. Sur le dressoir étaient rangées sept petitesfioles, bouchées à l’émeri, où il renfermait, chaque lundi, levieux Bordeaux, exactement dosé, jour par jour, qui devait suffireà sa consommation de la semaine. Je le revois lui-même, croisantses interminables jambes, et, sous le bas de son pantalon relevé,les renflements du cuir épais des grosses bottes, qu’il ne quittaitjamais, par crainte de l’humidité. En hiver il portait, par-dessus,des socques dont les semelles de bois claquaient sur les marches enpierre de notre escalier, quand il venait nous rendre visite.J’entends, après des années, ce pas automatique du vieux médecin.Je revois sa longue redingote marron, à col de velours, dont laforme et la couleur n’ont pas varié durant toute mon enfance, sonéternelle cravate blanche, roulée deux fois autour de son long cou,et que dépassaient les deux coins arrondis de son col de chemise,son chapeau de haute forme en drap mat, avec de larges ailes, etles mitaines tricotées qu’il portait sur ses gants de peau. Et jerevois surtout le salon où, le dimanche, dans l’après-midi, setenait un véritable club de libres penseurs et de Jacobins,constitué par mon oncle, par les professeurs ennemis de l’Empire etpar quelques avocats, propriétaires ou rentiers, qui partageaientle radicalisme du maître du logis. Par quel mystère encore, cejudicieux hygiéniste, tout observation et tout réalisme,professait-il, en politique, les doctrines les plus contraires àl’expérience ? J’ai constaté tant de fois ce phénomène chezd’autres médecins que je ne devrais plus m’en étonner, et je m’enétonne toujours. Cette anomalie était d’autant plus frappante chezle docteur Pacotte que cet irréconciliable haïsseur des rois et desprêtres, cet admirateur forcené des énergumènes de la Convention etqui parlait de Danton, de Saint-Just et de Robespierre, cetriumvirat de sanguinaires brigands, avec idolâtrie, était, en mêmetemps, un passionné de la vieille France, un amateur et uncollectionneur infatigable de tous les précieux débris des ancienstemps épars de notre province. Son salon regorgeait de trésorsqu’il a légués à la ville, et qui font du musée de cette pauvrecité de province, un des plus riches de notre pays. C’est là quemes yeux d’adolescent se sont pour la première fois caressés auxvives et chaudes couleurs des émaux de Limoges. Le docteur en avaitquinze plaques, représentant les scènes de la Passion, toutes de lameilleure époque, celle du maître-autel de Grandmont, avec cesbeaux fonds couleur de lapis, ces draperies d’un suave vert d’eau,ce rouge-brun des chevelures et des barbes encadrant le rose tendredes visages. Où avait-il découvert ce trésor? Nul ne l’a su. Où cesmagnifiques cathèdres d’églises, sculptées par quelque génialartiste bourguignon du quinzième siècle ? Où les panneaux debois peint que la piété de quelque seigneur du temps de CharlesVIII avait dû rapporter d’Italie ? Où cette tapisserie, quiavait peut-être décoré la tente d’un des suivants duTéméraire ? Il était secret sur ses achats, comme un véritableamoureux sur ses bonnes fortunes. Avec cela, des recherches sur uncamp de César, situé dans notre voisinage, l’avaient amené às’intéresser aux choses romaines, et une vitrine montrait quantitéde menus objets en bronze, verdis par le temps, des bijoux d’or,friables et comme pâlis par l’usure, des poteries décolorées, desbagues, sur la pierre desquelles se voyaient des combats gravés,des têtes de statuettes en terre cuite, enfin un pêle-mêle debibelots, tous curieux, quelques-uns extrêmement rares, parmilesquels a figuré un jour cet Hermès, — vous allez savoir dansquelles circonstances, et aussi pourquoi il n’y est pasresté.

 

II

 

C’est dans ce salon familier, et par uneaprès-midi d’un magnifique dimanche du mois d’octobre, que jerencontrai pour la première fois l’être qui devait m’inspirer danstoute son injuste frénésie cette passion d’envie, plus monstrueuseencore, semble-t-il, chez un enfant. Elle s’explique, elle s’excusepresque, dans un malheureux qui vieillit et qui se venge deshumiliations du sort en outrageant la félicité des autres. Mais unenfant?… Hé bien! Je crois, par ma propre expérience, qu’un enfantpeut être envieux d’un autre enfant, comme un homme fait estenvieux d’un homme fait, avec la même sauvage crispation de colèredevant des supériorités qu’il n’a pas. Vous en jugerez… Ce radieuxdimanche d’octobre où je commençai d’être possédé par ce mauvaissentiment, j’en ai encore dans les yeux le coloris automnal. J’engarde une vision, toute bleue et fauve, à cause de l’azur profonddu ciel sur lequel se détachaient, en masses chaudement rousses,les feuillages, déjà fanés mais encore intacts, des marronniers dela promenade.

Mon oncle m’avait amené chez le docteurPacotte suivant son habitude. Je savais qu’il s’y passerait, cetteaprès-midi là, un événement que ces messieurs considéraient commesolennel : la présentation, dans ce milieu, d’un personnage, dont,même aujourd’hui, le nom ne vous est sans doute pas tout à faitinconnu, un M. Montescot, qui a écrit deux ou trois recueilsd’articles solidement documentés sur l’instruction publique sousl’ancien régime. A cette époque, cet homme jouissait d’une espècede gloire, dans le petit monde universitaire où je grandissais. Ilavait, lors du coup d’Etat, démissionné d’une manièreretentissante, et quitté la chaire de philosophie qu’il occupait,tout jeune, à Paris, au lycée Louis-le-Grand, sur un discours deprotestation débité à ses élèves. Cette algarade lui aurait méritéla prison, si le gouvernement impérial avait été la tyrannie quemon oncle et ses amis flétrissaient hebdomadairement parmi lesbibelots du médecin radical. Au lieu de cela, on s’était contentéde le révoquer. Montescot était originaire de notre ville. Il ygardait quelques parents éloignés, du même nom que lui. Il étaitdonc très naturel qu’il s’y retirât. Mais pour les maniaques depersécution qu’étaient les habitués du salon Pacotte, cette arrivéedu philosophe démissionnaire était devenue aussitôt une ténébreusemachination des oppresseurs de la nation :

— «Ils l’ont empêché de gagner sa vie àParis,» avait dit solennellement M. André, le Barbare : «  Ah!les brigands!» Puis il avait ajouté, d’un ton de mystère : «Heureusement Tacite est déjà né dans l’Empire… » Cette citation,qui passait sans cesse à travers les discours du bonhomme,signifiait que le professeur d’histoire préparait un essai sur lesdouze Césars, rempli des plus cruelles allusions au présentrégime.

— « Ils ont eu peur de son éloquence, »avait répondu André phi, ancien camarade de Montescot àl’Ecole Normale. Cette confraternité avec le martyr lui donnait uneimportance : « Si vous l’aviez entendu parler!… A l’Ecole,nous n’étions pas suspects, nous autres scientifiques, d’indulgencepour les littérateurs, et en particulier pour les philosophes. Nousles appelions volontiers des bavards. Mais celui-là!… Ah!celui-là!… » et, cherchant un terme de comparaison, le physicienqui, dans toute l’histoire ne connaissait que la Révolution, avaitajouté, croyant décerner une couronne à son ami : «  C’est unVergniaud… »

— « Ils seront punis, » avaitinterrompu mon oncle, chez lequel les convictions républicaines, unspiritualisme exalté, et de constantes études astronomiques sefondaient dans la conception, étonnamment fantaisiste, d’unemigration des âmes à travers les astres. Chacun habiterait desétoiles inférieures ou supérieures, selon ses vertus, et,consciencieusement, le doux savant peuplait de vertueux Jacobinsles  plaines de Jupiter, où règne unéternel printemps, et d’infâmes réactionnaires les régions,torrides ou glacées, de Vénus, qui n’a pas de zonetempérée. « Oui, » avait-il continué, « ils seront punis dans cetteplanète ou dans une autre, et Montescot sera récompensé… L’Absolune peut pas ne pas avoir raison… »

— « En attendant,» avait conclu ledocteur Pacotte, qui, s’il était bon républicain, était encoremeilleur matérialiste, «comme nous ne sommes ni dansJupiter ni dans Saturne, et que l’Absolu nes’occuperait pas à nourrir Montescot, je vais, dès demain, luichercher des leçons dans ma clientèle… Est-il marié, votreami ? » Et, sur la réponse négative de M. André phi,«alors nous lui rendrons sa vie ici très facile, en dépit dupréfet, du recteur et de la police… Vous me l’amenez aussitôtarrivé, n’est-ce pas, André?… S’ils ont cru le réduire par lapersécution, ils vont rire jaune… »

Après de tels discours, ai-je besoind’expliquer quelle place avait prise aussitôt, dans mes rêvesd’enfant, ce Caton moderne, ce Thraséas contemporain, ce Sénèque deLouis-le-Grand, pourchassé par ces tortionnaires mystérieux que jeme figurais présidés par le bourreau en chef, ce pauvre NapoléonIII, dont la bénigne physionomie, contemplée sur les pièces demonnaie, me déroutait certes un peu, tout enfant que jefusse ! Mais j’avais, pour mon oncle et pour ses amis, unrespect follement crédule, plus fort que les évidences. Et puis, siétrange qu’une telle aberration puisse paraître, ces braves gensétaient de bonne foi, en se croyant écrasés par un régime qui leurlaissait cette liberté d’opinion et de parole! Comme la bonne foides grandes personnes agit de la façon la plus contagieuse sur lesadolescents, quand l’arrivée du proscrit Montescot fut annoncéepour le prochain dimanche, je passai ma semaine dans une véritablefièvre d’attente imaginative. Il faut croire que c’était là untrait profond de ma nature, car je l’ai ressentie, cette fièvre,aussi ardente, aussi impatiente presque, chaque fois que j’ai dû,plus tard, connaître quelqu’un dont j’admirais le talent, et,presque chaque fois, j’ai ressenti la soudaine déception quem’infligea l’entrée chez le docteur Pacotte du personnage au frontduquel j’avais vu distinctement une auréole de martyr.

M. Montescot était un homme de trente-cinqans, qui en paraissait quarante-cinq, avec un pauvre visage pensifet chétif, où se lisait la détresse d’une santé délabrée. Il étaitpetit, avec les épaules voûtées, déjà chauve; et, quand ilsouriait, un grand trou noir s’ouvrait dans sa bouche, à laquellemanquaient presque toutes les dents du haut. Une invincibletimidité donnait à ses moindres gestes une gaucherie, qu’augmentaitencore une myopie très accusée. Il portait un lorgnon toujoursinstable sur son nez trop court. J’ai su depuis qu’un peu de sangrusse courait dans ses veines, et il avait en effet ce type devisage à demi asiatique, large et comme aplati, qui se retrouvechez tant de Slaves. Mais le physicien, qui lui servaitd’introducteur après lui avoir servi d’annonciateur, n’avait pasmenti : cette physionomie quasi minable se transfigurait quand cethomme parlait. La nature, si capricieuse dans la répartition de sespuissances, lui avait donné un organe de grand orateur, une de cesvoix enchanteresses, qui sont une musique pour l’oreille, et dontla séduction persuasive est irrésistible. C’était la supérioritéabsolue de cet homme incomplet. Ce devait être aussi la raison deson inefficacité. Il aura passé les longues années de son exil enprovince, qui auraient pu être fécondes, à causer, au lieud’écrire, à s’épancher en d’interminables discours, chez mon oncle,chez le docteur Pacotte, partout où son auditoire vibrait d’accord,au lieu de se préparer, par de fortes études, au retour tropcertain de son parti aux affaires. Mais, encore un coup, c’est plustard que la personnalité de Montescot s’est dessinée ainsi dans mapensée. Sur le moment je n’eus qu’une impression confuse dedésappointement, aussitôt dominée et chassée par une autre,d’étonnement, d’intérêt et de curiosité : le nouveau venu amenaitpar la main un petit garçon, qui devait avoir exactement mon âge,et dont l’existence n’avait jamais été mentionnée, dans les proposéchangés autour de moi ces jours derniers.

— « Je me suis permis de prendre avecmoi mon pupille, » dit-il simplement à M. Pacotte, « pourne pas le laisser seul à la maison… »

— « Et vous avez bien fait, » réponditle docteur, « il aura un petit camarade. Comments’appelle-t-il?»

— «Je m’appelle Octave,» dit le petit garçonlui-même.

— « Hé bien, Octave,» reprit notre hôteen mettant le bras de l’étranger sur mon bras, «voici un petitgarçon avec qui vous ferez une paire d’amis. Allez jouer dans lejardin… »

 

III

 

Quelle relation de parenté unissait lecharmant enfant avec lequel je descendis aussitôt vers le grandjardin du docteur, et le professeur démissionnaire qui l’avaitprésenté comme son pupille ? Des détails me reviennentaujourd’hui, qui me portent à croire que ce soi-disant parrainagecachait une paternité réelle. Quoique Octave fût aussi élégant etsouple que M. Montescot était gauche et maladroit, il y avait entreeux des ressemblances évidentes : la couleur des yeux, que l’un etl’autre avaient bleus, d’un bleu tout pâle, presque gris; celle descheveux, d’un blond tirant sur le roux; la forme un peu aplatie duvisage; et la voix surtout, une similitude, presque une identitéd’intonation. Seulement, si le petit Octave était, comme je lepense, le fils du philosophe, c’était un fils de l’amour, et, unefois de plus, la passion avait fait ce miracle d’une héréditétransfigurée. Toute la grâce de la mère avait dû passer dansl’enfant. Quelle mère ? Comment cet homme supérieur, mais sipeu séduisant, avait-il rencontré une maîtresse, capable de luidonner un fils de cette beauté ? Qu’était-elle devenue etpourquoi ce Kantien ne l’avait-il pas épousée ? Autantd’énigmes dont je n’ai jamais eu le mot. Il est probable que lamort de cette femme avait coïncidé avec ce retour en province,complaisamment attribué par mon oncle et ses amis à la tyrannieimpériale. Je dois rendre justice à ces braves gens, chez qui lefanatisme politique était une forme de la naïveté : s’ilssoupçonnèrent que M. Montescot ne leur disait pas la vérité, enprésentant son pupille comme un orphelin, lié à lui par unelointaine parenté, ils ne se permirent jamais d’en parler, mêmeentre eux. Oui. Que c’étaient de braves gens, et comme, en mesouvenant d’eux, je comprends quelle forte et solide France nousferait encore cette vieille bourgeoisie provinciale, si, depuiscent ans, l’erreur révolutionnaire n’avait pas faussé la mise enœuvre de tant de vertus !

Mais j’en reviens à cette après-midid’octobre, et au jardin du docteur. C’était une espèce de parc, àdemi sauvage et clos de murs. Il avait appartenu autrefois, ainsique la maison, à un couvent de Capucins, supprimé vers la fin dusiècle dernier. Le vieux médecin gardait ce terrain, comme ilfaisait tout, par hygiène, à cause de l’exposition au soleil, etdes beaux grands arbres, dont les feuillages fanés étalaient, cedimanche-là, une féerie de pourpre et d’or. J’étais assez leste àcette époque, et passablement fier de cette agilité. Au moment oùnous arrivâmes. Octave et moi, au perron, j’eus un petit mouvementd’ostentation vaniteuse, et je lui dis : « Voulez-vous voircombien de marches je saute?… » Puis, j’en descendis trois ouquatre, et je franchis d’un bond celles qui restaient. Je meretournai vers mon nouveau camarade, demeuré sur le haut du perron.Je m’attendais de sa part à quelque phrase d’étonnement; car jen’avais pas hasardé ce saut sans un léger frisson de peur, et je meconsidérais comme très brave de l’avoir osé. Octave cependant netraduisit son admiration par aucun mot, par aucun geste, mais je levis avec stupeur, les pieds joints, les bras en avant, dans laclassique attitude que le maître de gymnase nous recommandait,prendre son élan, fléchir deux fois sur les jambes, et, à latroisième, franchir toutes les marches de cet escalier. Il n’avaitpas, comme moi, diminué la distance en descendant les trois ouquatre degrés du haut. Quand il eut accompli ce tour de force, quien était vraiment un pour un enfant de son âge et de sa taille, sonorgueil se manifesta simplement par un regard. J’y répondis parl’irrésistible cri de tous les amours-propres froissés : «J’enferai bien autant… » Je remontai en haut du perron. Ah! Que la filedes marches me paraissait longue! Mais je rencontrai derechef leregard de mon compagnon, et je m’élançai à mon tour… Fut-ce lamaladresse, produite par la crainte de l’insuccès? Ou bien, la tropgrande distance dépassait-elle réellement mes forces de sauteur?Toujours est-il que mes pieds portèrent à faux sur les derniersdegrés. Au lieu de retomber d’aplomb, j’allai rouler sur le gravierde l’allée, les genoux ensanglantés, mon pantalon déchiré, l’épaulemeurtrie, enfin une de ces chutes à se casser les deux jambes, etdont les enfants se relèvent, comme les ivrognes, contusionnés,mais intacts. Octave était auprès de moi, pâle de terreur. Sa voixtremblait pour me demander :

— «Vous ne vous êtes pas fait mal?…»

— « Pas du tout, » répondis-je, en meredressant, et, pour démontrer la véracité de ce mensonge héroïque,je me mis à courir dans le jardin, quoique mes membres fussentcruellement endoloris… Mais l’humiliation avait été trop forte, etun frémissement de véritable haine palpitait en moi contre monjeune compagnon, de qui la gentille nature se montra cependant, ausilence qu’il garda sur le caractère de ma chute, lorsque nousrevînmes au salon après avoir joué dans le jardin, et que je dis,pour expliquer mes écorchures et l’état de mes vêtements:

— «J’ai fait un faux pas sur l’escalier…»

— « Comment trouves-tu ton nouveaucamarade?» me demanda mon oncle, quand nous fûmes restés seuls,lui, le docteur Pacotte et moi, après le départ de tous lesvisiteurs. C’était encore là une des coutumes du dimanche. Les deuxvieux garçons, le mathématicien et le médecin, dînaient, ou, pourprendre l’expression du pays, soupaient en tête-à-tête, à cinqheures et demie, et ils m’asseyaient à table entre eux, comme unpetit animal apprivoisé, de la présence duquel ils ne se doutaientmême plus. Quelles causeries j’ai entendues ainsi entre ces deuxhommes qui vivaient uniquement pour les idées, — admirables quandils ne parlaient pas politique ! Je n’étais pas d’âge àcomprendre leur supériorité. Je la sentais, je la respirais, commeune atmosphère, et ce fut le meilleur, le plus efficace desenseignements. Quand un de mes deux grands amis m’adressait laparole, je répondais d’ordinaire en pleine confiance, avec cetteentière ouverture du cœur, si naturelle à un enfant bien traité. Ilfaut croire que le mauvais germe d’antipathie, déposé dans mon cœurd’écolier par cette première mésaventure avec le pupille de M.Montescot, y remuait déjà, et aussi que je m’en rendais vaguementcompte, car j’éprouvai pour la première fois un instinctif embarrasà dire ce que je pensais. Je balbutiai une phrase évasive, où jecritiquais Octave, tandis que la chaleur me montait aux joues, etil me sembla, — était-ce une illusion? — que le regard du médecin,cet étrange regard du diagnostiqueur, si aigu, si réfléchi, seposait sur moi avec une pénétration qui me gêna… Ce ne fut qu’unéclair, et tout de suite, à la nouvelle interpellation de mon oncle:

— «Tu seras gentil avec lui au collège, tume le promets?… »

— « Oh ! Oui ! »répliquai-je, avec une vivacité soudaine et sincère. Qu’elles sontcomplexes et contradictoires, ces sensibilités d’enfant, que lepréjugé croit si simples! J’éprouvais un besoin, presque physique,de ne plus voir, dans les prunelles du docteur Pacotte, cetteexpression que je n’aurais su définir. C’était comme s’il eût lu enmoi distinctement quelque chose de honteux que je n’y lisais pasmoi-même.

IV

Si j’ai insisté sur ce premier épisode de marencontre avec Octave, c’est qu’il enferme le type complet de soncaractère et du mien, à cette date de notre existence. Le petitdrame qui s’était joué entre nous, sur ces dix marches du perron,était comme l’image, toute puérile, — mais nous avions vingt-quatreans à nous deux, — des rapports de rivalité qui s’établirentaussitôt entre nous. Se développe-t-il, chez les enfants qui sesentent dans une situation exceptionnelle et qui ont de l’orgueil,des énergies exceptionnelles aussi? Je l’ai souvent pensé, àconstater les efforts dont certains adolescents très pauvres sontcapables. Chez aucun, cette tension de tout l’être vers la primauténe m’est apparue plus forte, plus constante que chez celui-là.Octave était un enfant d’une intelligence assez ordinaire et devigueur moyenne. Mais il avait, dès cet âge si tendre, unepuissance d’appliquer sa volonté à l’action présente et une espèced’obstination froide, qui devaient l’emporter sur touteconcurrence, dans l’ordre des études comme dans l’ordre des jeux.C’était, dès cette époque, une créature faite, au lieu quenos autres camarades et moi-même nous étions encore des ébauchesd’individus. Je ne sais pas ce qu’il serait devenu, s’il avaitvécu. Cette hypothèse d’ailleurs est-elle discutable? Il ne pouvaitpas vivre. Toute maturité est une fin, et Octave était, dès laonzième année, une âme mûrie. Nous nous en rendîmes compte, dès sonentrée dans notre classe, et aux premières réponses qu’il fit aumaître. Certes ses connaissances en grec et en latin ne dépassaientguère les nôtres, mais elles avaient dans  sonesprit et dans sa parole une netteté, une précision, et, pour toutdire, une certitude qui le mirent aussitôt à part. Il en fut demême dès la première composition. On nous avait donné à traduire,du latin en français, une page de Tite-Live, assez difficile pourdes écoliers de cinquième. J’avais obtenu l’année précédente leprix de version latine, et je considérais la première place danscette partie comme une espèce de droit acquis. Je me souviens.Quand nous sortîmes du lycée, après avoir composé, un mardi matin,je demandai à Octave de me laisser lire son travail afin de lecomparer au mien. Il me tendit un cahier de brouillons, dont leseul aspect révélait cette virilité précoce du petit garçon.L’écriture en était si ferme, si claire, si achevée !L’absence de ratures attestait une capacité de travailler de tête,si différente de notre procédé à nous, qui travaillions à coups deretouches écrites! Je sentis, à simplement voir cette page, qu’ildevait avoir mieux réussi sa version que moi. Je lus ce qu’il avaitécrit, et, s’il n’avait pas été là, j’aurais pleuré de dépit, àconstater qu’en effet son devoir était de beaucoup supérieur aumien. Ce dépit me crispa le cœur toute la semaine, jusqu’au samedi.C’était le jour où le proviseur venait dans les classes, proclamerle résultat des compositions. J’attendais à l’habitude l’entrée dece redoutable magistrat, avec une anxiété singulière. Cette anxiétéallait, ce samedi-là, jusqu’à la douleur, et quand il déplia laliste et commença de la lire, j’aurais voulu me sauver de la vastepièce où nous étions debout à écouter, Octave, son triomphe, car ilétait le premier, moi, ma défaite, car je n’avais obtenu que latroisième place; et, signe évident que déjà c’était bien Octave quiexcitait mon antipathie, luipersonnellement, je n’éprouvais pas lemoindre mouvement de rancune contre celui de mes condisciples qui,classé le second, m’avait battu aussi. Que devins-je, lorsque lelendemain de ce funeste jour, le dimanche, je meretrouvai avec mon heureux rival dans le salon du docteurPacotte ? J’entends encore la voix de mon oncle complimentantM. Montescot sur le brillant début de son pupille, et disant:

— «Mon neveu va avoir affaire à fortepartie, paraît-il… »

— « C’est ce qu’il faut, » répondait M.André, le Physicien, « les collèges de Paris ne sont ce qu’ilssont qu’à cause de cette concurrence des bons élèves… »

— «Ils seront Nisus et Euryale, « repritM.André, le Barbare, qui ne dédaignait pas la citationlatine.

« His amor unus erat, pariterque inbella ruebant… »

Je savais assez de latin pour traduire cevers sur l’amitié des deux jeunes héros Virgiliens et sur leurfraternité dans la lutte. Mais les sentiments que m’inspiraientl’Euryale scolaire dont le naïf professeur me faisait le Nisusétaient d’un ordre bien différent. A peine si je pouvais supporterle concert d’éloges dont il était l’objet, et voici que de nouveau,je rencontrai, posé sur moi, le regard du docteur Pacotte. Il yavait dans les yeux du médecin la même acuité chirurgicale, qui medescendit jusqu’au fond de la conscience et me fit honte une foisencore. Puis, comme s’il eût vraiment possédé le don de déchiffrerma jeune sensibilité à livre ouvert, il me dit :

— «Tu vas aller montrer mes papillons à tonami. Je suis sûr qu’il n’a jamais appris à les connaître à Paris… »Et, sur la réponse négative du petit Octave : « Explique-les-lui, »ajouta l’excellent homme en se tournant vers moi, « tu le peux, cartu es aussi fort que moi là-dessus… » Il avait compris qu’il mefallait, en ce moment, une preuve de ma supériorité, pour que je netombasse pas dans une véritable crise de rage envieuse, et il m’enoffrait l’occasion.

V

 

Hélas! La petite satisfaction donnée parl’intelligente bonté du vieux médecin à mon maladif amour-propredevait être toute passagère, et mon malheur voulait que mon oncle,en sa qualité de mathématicien, joignît, à d’admirables vertus decœur, la plus complète méconnaissance des réalités humaines.Lorsque je me reporte en pensée à cet hiver de 1855 à 1856, oùcette vilaine passion d’envie développa si étrangement en moi savégétation funeste, je reconnais toujours que la maladresse de monpauvre oncle en fut, à son insu, le plus puissant auxiliaire.L’habitude des sciences abstraites lui avait donné en éducation lemême défaut qu’en politique : il raisonnait au lieu d’observer. Ilne s’est jamais douté qu’il commença aussitôt de m’être unbourreau, par un éloge quotidien des perfections d’Octave opposéesà mes défauts. Il croyait ainsi me corriger, et il ne s’apercevaitpas qu’en me proposant, pour modèle, précisément l’enfant dont lanature volontaire et méthodique était la plus opposée à la mienne,il m’enfonçait dans ces défauts. Je n’ai jamais été plusdésordonné, plus inégal, moins soigneux, que dans cette période,par une instinctive réaction contre ces phrases, sans cesserépétées : « Regarde Octave… Pourquoi tes cahiers ne sont-ils pastenus comme les siens?… Pourquoi n’es-tu pas exact commelui !… Vois comme il garde ses vêtements propres… » Mon oncleaugmentait l’effet désastreux de cette constante comparaison, entémoignant à mon petit camarade une affection qui achevaitd’exaspérer ma jalousie. Il s’était lié d’une grande amitié avec M.Montescot. Un philosophe et un géomètre sont tout naturellementfaits pour penser faux de compagnie, et les deux chimériques envinrent très vite à ne plus pouvoir se passer l’un de l’autre. Tousdeux travaillaient le matin et se promenaient après le déjeuner.C’était aussi le moment où mon oncle me prenait avec lui pour mefaire faire un peu d’exercice. Ces promenades et sa compagniem’avaient été un délice dans leur tête-à-tête. Elles setransformèrent en une véritable et douloureuse corvée quand ilfallut toutes les partager avec M. Montescot et son pupille. Nousallions le plus souvent les chercher chez eux, parce qu’ilshabitaient plus près que nous du Jardin Botanique, théâtre habituelde ces promenades d’avant la classe de l’après-midi. Le professeurdémissionnaire avait choisi, pour s’y loger, un petit appartement,tristement meublé avec les débris d’une installation parisiennedéjà très pauvre. Les chaises étaient peu nombreuses dans lesquatre chambres, dont le carreau, passé jadis au rouge, encadraitun tapis de feutre, usé et rapiécé. Pourtant l’ordre et la propretéde ce réduit contrastaient avec la tenue volontiers négligée dumétaphysicien. Ce fut mon oncle qui me fit remarquer cette propretéet qui m’en donna le secret. Il le tenait de notre domestique, liéeelle-même avec la femme de charge des Montescot.

— «Ce petit Octave,» m’avait-il dit,« c’est vraiment une merveille de brave enfant… Tu as vu commel’appartement de son tuteur est tenu? Hé bien ! Tous lesmatins, quand vient leur servante, il l’aide lui-même à toutranger, avant d’aller au collège. Il a trouvé le moyen d’acheverses devoirs et d’apprendre ses leçons auparavant… Cela ne te faitpas un peu de honte, toi qui as tant de mal à te lever et quin’arrives pas à ranger ta table?… » Nous entrions donc dans cepetit appartement, que je détestais. Cet ordre seul des meublesfaisait un reproche muet à mon désordre, et le geste complaisantpar lequel mon oncle flattait les sombres boucles fines de « sonpetit ami, » comme il disait encore, m’était d’autant plusintolérable qu’il contrastait avec la parfaite froideur que memontrait M. Montescot. Le philosophe avait concentré toute satendresse sur son prétendu pupille. C’était trop naturel que jen’existasse pas pour lui. Une conversation commençait entre lesdeux hommes, où le soi-disant tuteur ne manquait jamais de glisserun éloge d’Octave, auquel mon oncle faisait écho, et je voyais unenaïve reconnaissance illuminer le joli visage de mon camarade, àqui j’en venais à envier et cet éloge et cet appartement. Que touty respirait la pauvreté cependant ! M. Montescot n’avait guèretrouvé de leçons, malgré les démarches du docteur Pacotte. Ilvivotait de petites rentes, six ou sept cents francs, je ne saisplus, et de travaux, mal payés, dans quelques-unes des vastesentreprises de librairie qui abondèrent durant ces années-là.Là-dessus, il fallait manger à deux, s’habiller, payer la pensiondu lycée. Le seul luxe de ce logis était une petite bibliothèquevitrée, sur les tablettes de laquelle se voyaient quelques livresrares, et cinq ou six objets que le maître du lieu avait rapportésd’une mission en Italie à l’époque de sa faveur universitaire. Il yavait là deux têtes de marbre, une Junon et un Bacchus, un trèsbeau vase étrusque avec des figures noires sur fond rouge,représentant le Sphinx entre deux Thébains, et ce bronze, cetHermès Psychagogue, auquel j’arrive vraiment par le chemin desécoliers. Mais tout le petit drame auquel il est associé vous eûtété inintelligible sans ces multiples détails. Ces quelquesbibelots antiques étaient la seule parure de cet intérieur et lagrande joie de leur maître. M. Montescot en était très fier, et illui arrivait, au cours des discussions interminables qu’ilengageait avec mon oncle sur le principe de l’esthétique, de dire :« Si vous avez regardé mon Sphinx… On peut constater celadans ma Junon… Vous pouvez en avoir la preuve dansmon Bacchus… C’est ainsi dans mon Hermès… » Et ilsouriait d’un orgueil presque aussi ravi que le dimanche, lorsqu’ilarrivait chez le docteur Pacotte et qu’on lui disait :

— «Hé bien? Octave a encore été premier?…»

— «Oui,» répondait-il.

— «Et combien cela fait-il de fois desuite?… » Et le tuteur radieux répondait par un chiffre qui allaiten grossissant chaque semaine, jusqu’à ce qu’arrivèrent lesvacances de Pâques, et, avec elles, la proclamation des prix quel’on appelait les prix d’excellence. J’avais toujours eu lepremier, depuis les quatre années que je suivais les cours ducollège. Cette année-ci, je ne pouvais compter que sur le second,et à quelle distance, après les succès continus qu’Octave avait eusdans toutes les compositions! Il n’avait manqué qu’une fois àobtenir la première place. Quoique ce résultat, qui n’était qu’uneaddition de points, fût mathématique, et que, par conséquent, jel’attendisse, aussi certainement que mon oncle lui-même attendaitune éclipse de lune annoncée par l’Observatoire, je ne pouvais m’yhabituer, ni accepter cette constante défaite. Ce mauvais sentimentde révolte fut si fort en moi que je feignis une maladie, pour nepas me rendre à la classe du Samedi Saint, où le proviseur devaitlire la liste des lauréats. Je sentais que je n’aurais pas la forcede me contenir. Je passai toute la matinée dans mon lit, meplaignant de douleurs à la tête, qui guérirent comme parenchantement lorsque mon oncle parla d’envoyer chercher le docteurPacotte. Je redoutais la pénétration de ce vieillard qui,maintenant et à mesure que grandissait en moi l’odieuse passion, memontrait un visage presque toujours sévère… Cette scène m’estprésente comme si elle datait d’hier, car elle allait donner lieu àla vilaine action dont je vous ai parlé, et qui, dans le naïfdomaine des sensations enfantines, équivalait à une véritablescélératesse. Je me vois donc, aussitôt que mon oncle eut prononcéle nom du docteur, disant que ce n’était pas la peine, et que déjàje me trouvais mieux. Le peu perspicace mathématicien n’eut mêmepas le temps de s’étonner de cette guérison subite, car, juste à laseconde où je me mettais sur mon séant pour me lever, un coup desonnette se fit entendre, joyeux et précipité.

— « Qui cela peut-il être ? » dit mononcle. « Il est dix heures et demie. Je suis sûr qu’Octave vientsavoir de tes nouvelles en sortant de sa classe. Il a tant de cœuret il t’aime tant… Oui, c’est lui, et il t’apporte ton prix… On n’apas plus de gentillesse… » Octave entrait en effet dans la chambre,avec un livre à la main, — le maigre volume qui représentait monsecond prix d’excellence, et dont il s’était chargé! Il n’avaitpris que le temps de passer chez lui, pour annoncer son succès à M.Montescot. Il portait sous le bras les deux gros bouquins dorés surtranche qui représentaient son premier prix, à lui, et dont sa bienexcusable vanité n’avait pas voulu se séparer. Mais ce ne fut pascette antithèse qui surexcita mon envie jusqu’au paroxysme. Ce futde le voir, qui détachait de son gilet une chaîne que je ne luiconnaissais pas, et, de sa poche, un bijou que je ne luiconnaissais pas davantage, et c’était, à l’extrémité d’une chaîne,en or comme elle, une montre à son chiffre, qu’il me mit dans lamain, en me disant :

— «Regarde le cadeau que m’a donné monparrain, pour mon prix. »

Je tenais le précieux objet. Pour bien vousfaire comprendre les sentiments qui m’agitaient à cet instant, ilfaut vous dire que je ne possédais comme montre qu’un très ancienoignon d’argent. D’avoir une montre comme celle dont le fauve métalbrillait, pour une minute, entre mes doigts, était un de mespassionnés désirs, vous savez, une de ces fantaisies secrètes danslesquelles une imagination de onze ans enveloppe par avanced’infinies félicités. Mon oncle, à qui j’avais quelquefois faitpart de ce désir, m’avait toujours dit : «Tu auras une montre d’orle jour de ton baccalauréat… Je n’en ai une, moi, que depuisl’Ecole Normale… C’est un grand luxe, et il faut le mériter… » Lemodeste universitaire avait, dans ses mœurs, ce fonds dejansénisme, si fréquent alors chez nos bourgeois provinciaux. Quandil avait prononcé ce mot de luxe, sa décision était irrévocable, jele savais… Et ce joyau, promis à ma dix-huitième année, enrécompense d’un examen que j’entrevoyais comme une épreuve presqueterrible, mon heureux camarade le possédait, dès aujourd’hui !Il me fut impossible de lui dire merci pour le livre qu’il avait lacomplaisance de m’apporter, impossible de même le féliciter de sonsuccès. Je lui rendis la montre, avec un visage si profondémentaltéré que cet aimable garçon en oublia sa propre joie. Il ne pritmême pas le temps de remettre cette montre dans sa poche, mais, laposant sur la table de nuit, pour me serrer plus tôt la main, il medemanda : « Tu souffres ? Ou’as-tu?» avec un accent qui auraitdû fondre ma misérable et honteuse rancune en affection. Hélas!J’ai souvent constaté, depuis, chez les autres, que les noblesprocédés d’un ennemi ont presque toujours pour résultat d’exaspérerla haine qu’il inspire. J’ai pu le constater chez moi, dans cettecrise à la fois puérile et tragique. L’évidente affection d’Octaveme fut insupportable, et, me rejetant dans mes oreillers, je dis:

— «Je me croyais bien. Mais non… Je me sensencore un peu fatigué… »

— « Veux-tu essayer de dormir ? » medemanda mon oncle, et, comme j’avais fait signe que oui, le cherhomme et Octave me dirent adieu. Ils s’en allèrent en étouffantleur pas, après avoir fermé les volets de la fenêtre et baissé lesrideaux, pour que l’obscurité m’aidât à trouver le sommeilréparateur.

J’étais donc seul, couché dans cette nuitfactice, que rayait seule une ligne de soleil apparue àl’interstice de ces rideaux, et j’avais mal, ah ! que j’avaismal ! La morsure empoisonnée de l’envie m’écorchait l’âme, ettous les épisodes où mon rival m’avait humilié à son insu merevenaient à la fois. Je le voyais, dans un même regard de macolère impuissante : assis en classe au pupitre d’honneur où lespremiers avaient leur place et qu’il ne quittait plus jamais,courant dans le préau du lycée d’une course qui toujours dépassaitla mienne, saluant mon oncle avec une grâce de manières quicontrastait avec ma gaucherie, lançant sa toupie avec une adresseque je n’arrivais jamais à égaler, et enfin, tirant de sa pochecette montre d’or qui achevait d’exaspérer ma fureur de jalousie…Et voici que, dans le silence de la chambre close, un bruit,presque imperceptible d’abord, tant il se confondait avec un autre,me fit relever la tête. J’écoutai. Cela venait du marbre de matable de nuit, où je plaçais d’habitude mon vieil oignon d’argent.Je reconnaissais son tic-tac un peu gros, mais comme doublé d’untic-tac plus sonore, plus net, plus aigu aussi. On eût dit que deuxinsectes de métal couraient invisibles, à côté de mon oreille,chacun avec son pas… Je fis craquer une allumette, et je regardai :la montre d’or d’Octave était là avec sa chaîne. Dans son troublede me voir souffrant, et quoiqu’il fût d’habitude si ordonné, letendre enfant l’avait oubliée là.

Oui, la montre était là. D’un gesteinstinctif je la saisis dans ma main. Je la sentis qui palpitaitentre mes doigts comme une bête vivante, et un accès de violences’empara de moi, comme si elle eût été vivante en effet, et quedans son existence fussent amassées toutes les supériorités decelui à qui elle appartenait. Brutalement, instinctivement,follement, avec le plus étrange assouvissement de haine, je lançaila montre de toute ma force contre le marbre de la table de nuit,et j’écoutai. Du parquet où elle était tombée, le même tic-tacmonta vers moi, ironique cette fois et comme un défi. Le chocn’avait pas cassé le ressort. Je me levai. J’ouvris les rideauxpour y voir clair. Je ramassai le pauvre bijou dont le verre avaitsauté en éclats. Je le posai sur la pierre de la cheminée, et,prenant la pelle à feu, je commençai à battre le fragile objet decoups frénétiques. Je vis, tour à tour, les aiguilles sauter,l’émail du cadran se fendre, la boîte se bosseler et se briser. Jem’acharnai à ce sauvage vandalisme, jusqu’à ce qu’il ne restâtplus, à l’extrémité de la chaîne, qu’un informe débris. Puis,hâtivement, fiévreusement, comme un malfaiteur que talonnel’épouvante d’être surpris, je roulai, dans un morceau de papier,et ces débris et cette chaîne… J’écoutai de nouveau… Je tremblaisd’entendre le pas de mon oncle ou de la servante. Mais rien… Jepassai à la hâte mon pantalon et ma veste. Ma fenêtre donnait surune petite terrasse, à l’extrémité de laquelle se trouvaitl’ouverture d’un vaste tuyau de zinc, qui ramassait les eaux depluie et les déversait dans une citerne construite, suivant la modede ce pays sans rivière, sous les fondations mêmes de la maison. Jeme glissai jusqu’à cet orifice, et j’y lançai le petit paquet quiaurait pu me dénoncer. Après tant de jours, j’entends encore leclapotement qui m’annonça la chute, dans la citerne, de la montrebrisée et de la chaîne. Je revins en hâte dans ma chambre. J’eusencore la présence d’esprit de ramasser les fragments de verre quiavaient éclaté autour de la table de nuit. Je les jetai toutsimplement sur la terrasse. Je refermai la fenêtre, les voletsintérieurs, les rideaux, et je me glissai dans mon lit… J’étaissauvé.

 

VI

 

Il y a certainement dans le mal une espècede force qui soutient tout notre être intime et nous insuffle desénergies que nous ne nous soupçonnions pas. Chaque mauvaise actionnous rend capable d’une pire. Presque tous les crimes s’expliquent,par cette sinistre loi de progression dans la faute, où leschrétiens voient l’œuvre du malin esprit, et que les psychologuesmécanistes d’aujourd’hui compareraient volontiers à l’accélérationde la chute des graves. Pour ma part, j’en ignore le principe, maisje l’ai toujours subie au cours des défaillances de ma moralitéd’homme, et, pour la première fois, d’une manière saisissante, danscette défaillance de ma moralité d’enfant. J’étais, par nature, unpetit garçon véridique. Mes moindres mensonges se découvraientaussitôt, rien qu’à ma gaucherie en les énonçant. Hé bien! Je necrois pas qu’aucun grand acteur ait mieux joué la comédie del’innocence et de l’étonnement que je ne la jouai, vingt minutespeut-être après que l’envie m’eût fait commettre l’acte barbare queje vous ai raconté. La préoccupation de ma santé, qui avait empêchéOctave de penser à remettre sa montre dans son gousset, l’empêchade constater qu’il ne l’avait plus sur lui, tandis qu’il prenaitcongé de mon oncle, et qu’il descendait notre escalier. Le hasardvoulut qu’à la porte il rencontrât M. André le Barbare, et qu’ill’accompagnât quelques pas. Quand l’historien et l’enfant seséparèrent, celui-ci s’avisa qu’il arriverait en retard chez sontuteur. Il voulut regarder l’heure. Alors seulement il s’aperçutque sa poche était vide. Cette découverte le terrorisa.Fiévreusement, et en examinant une par une toutes les pierres dutrottoir, il reprit le chemin qu’il venait de faire avec M. André.Arrivé devant notre porte, il se rappela qu’il avait tiré sa montrepour me la donner à regarder. Il gravit notre escalier, quatre àquatre, avec l’espoir, avec la certitude presque de retrouveraussitôt le précieux objet. Le remords commença de naître en moi, àvoir cette charmante physionomie se décomposer, lorsque, mon oncleet lui étant entrés dans ma chambre, je fis semblant de meréveiller, et qu’une fois la croisée ouverte, le marbre de la tablede nuit apparut, chargé d’un seul oignon d’argent, le mien. Je vousparlais tout à l’heure de la force du mal. Croiriez-vous que j’eusl’hypocrisie de me lever, de regarder dans et sous mon lit, desecouer les couvertures, l’oreiller, et de dire après cesrecherches :

— « Il me semble bien que tu as remis lamontre dans la poche de ton gilet. Peut-être as-tu mal accroché lachaîne? En tous cas, elle n’est pas ici… »

— «Oui, c’est cela,» répondit Octave,«j’aurai mal accroché la chaîne » ; puis, avec un accent quifaillit du coup m’arracher l’aveu de mon indigne action : « Et montuteur, que vais-je lui dire ? Lui qui avait eu tant deplaisir à me faire cette surprise ce matin!… Non, jamais jen’oserai paraître devant lui… Il n’y avait pas deux heures quej’avais cette montre, et je l’ai perdue… Ah! mon Dieu! mon Dieu!…»

Il se mit à pleurer de grosses larmes dontchacune retombait sur mon cœur à moi en me le brûlant. Je vous aiassez dit mes mauvais sentiments p0ur avoir le droit de vousaffirmer que je ne connus pas, devant cette douleur, la hideusesatisfaction de l’envie triomphante qui regarde souffrir savictime. En assouvissant ma colère, je l’avais épuisée, etmaintenant je demeurais épouvanté de mon œuvre. Pourtant lamauvaise honte fut, encore une fois, plus forte que le repentir, etje n’avais rien avoué quand Octave partit, accompagné de mon oncle:

— «Il faut nous dépêcher d’aller à lapolice,» avait dit le brave homme, «faire ta déclaration… Ensuiteje te conduirai chez M. Montescot, et je te promets que tu ne seraspas grondé… Tu es le premier puni de ton étourderie… Mais c’estincroyable. La rue est dallée. Si la montre est tombée, elle a dûfaire du bruit en tombant… Enfin tu sais où tu l’as perdue, puisquetu l’avais encore chez nous. C’est entre notre maison et celle deM. André… A moins qu’on ne te l’ait volée? Mais qui?… »

— «On la lui a volée, sans nul doute,»disait le lendemain le docteur Pacotte, comme on parlait chez luide cette aventure, devenue un événement pour le petit groupe desamis de M. Montescot. C’était à la réunion du dimanche, mais lephilosophe et son pupille y manquaient. Ils avaient dû s’absenterpour huit jours durant la semaine de Pâques, et aller dans lamontagne chez des parents. Ils avaient exécuté leur projet, malgréla perte de la montre, en confiant à mon oncle le soin de les tenirau courant des recherches. Cet éloignement m’avait soulagé d’unedouloureuse appréhension. 11 m’eût été trop pénible de me retrouveren face de mon camarade devant le docteur. Je savais ce dernier siperspicace que j’étais toujours gêné par son regard, devant lequelje tremblais, même innocent. Que serait-ce, coupable ? Tandisqu’il répétait ces mots : « On la lui a volée, » j’étais sûr queces pénétrantes prunelles étaient posées sur moi, quoique, absorbéen apparence dans un livre de gravures, je détournasse la tête. Jel’écoutais qui continuait : « Voler ces pauvres gens, c’est deuxfois abominable. Pour donner à Octave cette montre d’or, Montescota tant dû se priver. Et vous savez s’il y a du superflu àretrancher dans son existence… Celui qui a volé la montre n’aqu’une excuse, c’est d’ignorer cela. S’il ne l’ignorait point, ceserait un monstre… »

Non. Il n’était pas possible que le vieuxmédecin pensât à moi en prononçant ces paroles. Pourquoi cependantallaient-elles chercher, au fond de ma conscience, précisément laplace malade, pour redoubler le remords qui grandissait,grandissait dans mon âme ? Pourquoi son visage exprimait-il,quand je le rencontrai des yeux, une sévérité plus mécontenteencore que d’habitude ? Avait-il suffi à cet observateur de mevoir entrer dans son salon, ce dimanche, pour deviner que jeportais le poids d’un secret sur mon cœur? M’avait-il examiné à ladérobée, tandis que mon oncle racontait la disparition de lamontre, et s’était-il aperçu que mes doigts tournaient plusfiévreusement les pages de l’album, à mesure que ce récit avançait?Ce récit même de mon oncle, en mentionnant le fait qu’Octave avaittiré la montre de sa poche pour que je pusse l’examiner, avait-ilaussitôt suggéré à cette judicieuse pensée la véritableexplication ? Toujours est-il qu’à l’accent seul de la voix duvieillard je compris qu’il avait déjà l’idée que c’était moi lecoupable. Je l’entends encore insistant :

— «D’ailleurs, ce coquin n’est pas seulementun monstre. C’est un imbécile, comme tous les coquins. Il ignoresans doute qu’il y a un numéro dans le boîtier de toutes lesmontres, et par conséquent, le jour où il voudra la vendre, il serapris… » Ainsi le meilleur ami de mon oncle me croyait unvoleur ! Explique qui pourra les étranges détours de l’orgueilhumain, toujours pareils, même chez un gamin de onze ans. Certes,j’étais bien criminel d’avoir, par envie, brisé, comme j’avaisfait, la précieuse montre où le professeur démissionnaire avait dûengloutir ses pauvres économies d’une année. Je n’étais pascoupable de cela. Je n’avais pas volé cette montre pour la vendre,et que le docteur me crût capable de cette infamie me fit redresserla tête, avec indignation, et le regarder. Un cri de protestationfut sur mes lèvres, qui ne s’en échappa point. Il y avait dans lesalon tous les habitués, et comment aurais-je pu supporter deparler devant eux? Mais non. J’avais dû me tromper, car M. Pacotteavait déjà changé de sujet de conversation, et, ni dans la suite del’après-midi, ni dans le souper où j’étais assis auprès de lui, ilne fit une seule allusion à la disparition de la montre d’Octave.Il fut, au contraire, particulièrement affectueux pour moi, commes’il m’avait réellement calomnié et qu’il me dût une espèce deréparation. Expliquez cela encore. Sa sévérité depuis des moism’était très pénible; l’injurieux soupçon, deviné dans ses parolesm’avait révolté, et sa gâterie m’était presque insupportable! Jesentais trop que je ne la méritais pas. En sortant, j’étouffaislittéralement de honte…

Combien de temps aurait duré cet état, avecles alternatives de désir d’aveu et de silence ? Serais-jearrivé à prendre sur moi de révéler ma faute à mon oncle ? Oubien en aurais-je porté le poids — sur la pensée, indéfiniment —jusqu’à ma prochaine confession, qui serait arrivée, quand ?Mon brave oncle étant libre-penseur, je ne remplissais que leminimum de mes devoirs religieux. Qui sait ?N’aurais-je même pas menti au cours de cette confession, à force dem’être endurci dans ce silence, et peut-être dans une recrudescencede ma passion d’envie?… Heureusement j’avais, auprès de ma jeunesensibilité, dans la personne du vieux médecin, un de ces grandsconnaisseurs des misères du cœur qui cherchent à faire du bien àceux qui les entourent, moins par charité que par goût intellectuelde la loi, par amour de la santé, en eux et autour d’eux. Cefanatique d’hygiène avait un peu, pour ses malades, le sentimentque le poète antique prête à la Déesse de la Sagesse : «J’aime leshommes comme le jardinier aime ses plantes… » Il allait me traitercomme un des arbustes de son jardin, et donner le coup de serpejuste à l’endroit qu’il fallait pour que la nature morale, uninstant déviée en moi, reprît sa norme et guérit. Mais à quoi boncommenter cette belle et intelligente bienfaisance ? J’aimemieux vous la montrer, simplement.

… C’était le mercredi après déjeuner. Il yavait par conséquent plus de quatre fois vingt-quatre heures quej’avais commis ma mauvaise action, et, comme à toutes les minutesdepuis lors, j’y pensais, avec cette folie d’hypothèses qui obsèdele criminel. Si, en balayant la terrasse, on venait à ramasserquelque morceau de verre qui m’eût échappé et que l’on reconnûtpour avoir appartenu à la montre?… Si on était obligé de nettoyerla citerne et que l’on découvrît la montre elle-même?… Si?… Commentaurais-je imaginé parmi tant de possibilités celle qui allait seréaliser, et effacer la trace de ma détestable scélératesse. Ilpleuvait un peu et nous gardions la maison, mon oncle et moi : lui,travaillant, debout, à un tableau noir, sur lequel il traçait desx et des y, moi, lisant ou essayant de lire. Uncoup de sonnette annonce un visiteur. La bonne étant sortie, mononcle me dit d’aller ouvrir. Je vais ouvrir en effet, le cœurbattant. C’était encore une de mes terreurs que le docteur se fûtrendu à la police, pour communiquer ses soupçons à qui de droit…C’était lui, mais tout seul, avec un sourire de bonté où il y avaitde la malice. Il ôta ses socques, son cache-nez, ses mitaines,soigneusement, méticuleusement, comme d’habitude. Il essuya seslunettes que la pluie avait brouillées, en disant :

— «Voilà un mauvais temps pour lesrhumatismes… André phi m’a fait appeler ce matin. Il a lapatte prise. « Vous n’avez pas de maladie, » lui ai-je répété,«vous avez une cave… Plus de vin, plus d’alcool et plus dedouleurs… » Mais c’est comme ce pauvre Darian, le proviseur… Uncolosse. Il m’aurait tué d’un coup de poing. Nous étions nés lemême jour. Je l’ai enterré en 1845… .Sans son bon vin, il n’auraitpas eu la goutte, et, sans la goutte, il vivrait encore… Hé! Hé!… »Puis, après un rire silencieux, et quand mon oncle l’eût invité às’asseoir au coin du feu, il tira de la poche de son éternelleredingote marron, avec ses longs doigts, un objet enveloppé d’unpapier, et il commença de le défaire, en disant : « Devinez ce quec’est que cela ? C’est l’Hermès Psychagogue de notre amiMontescot. Et devinez où je l’ai trouvé… Cette montre d’or qui aété volée à son pupille, vous avez dû vous demander avec quelargent le pauvre homme l’avait achetée?… Moi aussi. Seulement moi,j’ai cherché. Je suis allé chez deux ou trois horlogers… Tu asl’air souffrant ?» me demanda-t-il, en s’interrompant, etc’était vrai que ce début de discours avait comme physiquementarrêté mon cœur. Puis, sur ma réponse négative, il reprit : «Enfinj’ai mis la main sur le père Courault, l’horloger-orfèvre de la ruedes Notaires… Celui-là n’a même pas attendu ma question… «Ah!monsieur le docteur,» m’a-t-il dit dès qu’il m’a vu, «j’ai quelquechose pour vous, un bronze antique, mais là! un chef-d’œuvre» — etil me sort d’un tiroir ceci… » Et le vieux collectionneur noustendit la statuette de bronze, à mon oncle et à moi, cet Hermès queje reconnus tout de suite. « J’ai confessé le père Courault,»continua-t-il, «et j’ai compris enfin comment Montescot avait pudonner ce bijou de prix à son pupille… Vous savez comme il tient àces objets qu’il a dans sa vitrine, à sa Junon, à son Apollon, àson vase grec, à cet Hermès?… Vous savez aussi comme il aimeOctave, et comme cet enfant a du mérite, quelle admirable existenceil mène, depuis qu’ils sont ici ? On dirait qu’il comprendqu’il doit rendre à son protecteur en contentement tout ce que cemartyr a sacrifié pour obéir à sa foi. Montescot a voulurécompenser tant de travail, de zèle, de perfection. Sans doutel’enfant, qui ne demande jamais rien, aura un jour, en passantdevant la boutique de Courault, regardé l’étalage et simplementdit : « Que j’aimerais à avoir une de ces montres!… » Et cebrave Montescot, au lieu de venir chez moi, qui lui aurais payé sonHermès ce qu’il vaut, est allé le troquer contre ce bijou, pourdonner à Octave un cadeau qui lui fît un vrai plaisir… Hébien ! c’est le plaisir de cet enfant si dénué, c’est lebonheur de ce pauvre homme si malheureux, que le voleur a volé avecla montre… Mais qu’as-tu?… »

— « Oui, » répéta mon oncle, en se tournantvers moi, «  mais qu’as-tu donc?»

Des sanglots convulsifs me secouaient eneffet, à travers lesquels je criais :

— «Non, docteur, je ne l’ai pas volée… Je nel’ai pas volée… »

— « Tu ne l’as pas volée, » dit le médecinen faisant signe à mon oncle de ne pas m’interroger : «alorsqu’as-tu fait? Voyons, dis-nous toute la vérité !…»

— «A son âge! Une pareille perversité!Est-ce possible? Est-ce possible?… » gémissait mon oncle, tandisque je confessais, à travers mes hoquets, toute ma folie, — tout ceque j’en savais du moins, — et comment j’avais été jaloux d’Octave,et pourquoi que n’avais pas pu supporter d’aller entendre laproclamation du prix d’excellence, et ma crise quand j’avais vu lebijou d’or, et le reste…

— « Ne le grondez pas, » dit doucement lemédecin, lorsque j’eus achevé ce récit de ma honte et de mesremords,… « il vient d’être assez puni. Et puis il a eu le couraged’avouer. C’est bien, c’est très bien, cela… D’ailleurs tout estréparé… Oui,» ajouta-t-il en tirant un petit paquet de son autrepoche, «je l’ai retrouvée, moi, cette montre, et demain elle seraréexpédiée à son légitime propriétaire, qui ne saura jamais, ni quila lui aura prise, ni qui la lui aura rendue. » Il nous fit voir unbijou, de tout point pareil à l’autre, qu’il avait acheté chezl’horloger : « Le père Courault ne nous trahira pas… N’en parlonsdonc plus… Mais j’exige de toi une promesse,» dit-il en mettant sagrande main sur ma tête et avec une étrange solennité : « tu vasprendre ce petit bronze, et me jurer que tu ne t’en séparerasjamais… Cache-le dans un tiroir de ta table, qu’Octave ne le voiepas, et dans ton existence, chaque fois que tu seras tenté d’envierle bonheur ou le succès d’autrui, regarde-le. Je n’ai pas peur quetu retombes… » Et le docteur Pacotte me tendait cet Hermès qui nem’a en effet jamais quitté. Dans ma dure destinée d’artiste,souvent bien discuté, il m’a été un talisman infaillible contre laplus hideuse des hideuses passions. Le vieillard m’avait guéri,comme je crois que l’on peut guérir les enfants, en me faisantsentir toute la vilenie de mon action, et en me lapardonnant.

 

Avril 1898.

 

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