Drames de Famille

Chapitre 3

 

C’est pour cela, — pour ne pas dénoncer lagravité de mon soupçon à ce fils tourmenté, — que j’acceptai laproposition, cependant très singulière, par laquelle se terminacette confidence. Il me sembla que le plus sûr moyen de le calmerétait d’entrer dans ses idées, même en les jugeant, à part moi, peuraisonnables.

— « Maintenant arrivons au but de ma visite,» reprit-il donc; « je ne t’ai rien caché de ce quime préoccupe, d’abord parce que je te sais mon ami, et puispour avoir le droit de te demander un service, vraiment en dehors,je m’en rends compte, de nos habitudes. Je te répète ce que je tedisais en commençant : tu répondras non, si tu veux répondre non…Voici… Je veux savoir à quoi m’en tenir sur ce Robert. Je le veux… » — et ilmit dans ce mot l’indomptable énergie de sa nature si concentrée. —« J’ai pensé à me rendre moi-même chez lui, pour le faire parler.Puis, j’ai raisonné. Il m’a vu chez mon père. Très probablement, ila deviné que j’étais l’enfant de la maison. Il se défiera… Hé bien!Toi qu’il ne connaît pas et dont il ne peut pas se défier, veux-tute charger de cette démarche?… Cet homme est un indigent. Il mendiechez mon père, ailleurs encore. Je l’ai compris aux renseignementsde la concierge. Tu viens chez lui, par charité. Tu lui laisserasune aumône. Comme cela ta conscience sera tranquille. Et tu leferas causer. Tu sauras sa vie, qui il est, d’où il vient, enfinquelque chose… »

— « Je saurai ce qu’il voudra bien me dire,»répliquai-je, «mais, pour toi, j’essaierai de le faire parler… Neme remercie pas,» continuai-je, comme il me prenait la main ànouveau, et me la serrait d’une de ces étreintes viriles, pluséloquentes que toutes les protestations, « c’est tropsimple… Et quand veux-tu que j’aille voir cet homme ?»

— « Tout de suite,» fit-ilvivement, « si c’était possible. Je viens du faubourgSaint-Jacques. Il est chez lui… »

Cette preuve que Corbières avait compté surmoi d’une façon absolue aurait vaincu mes dernières hésitations, sij’en avais gardé. Je lui répondis un : « Hé bien !allons ! » qui mit un sourire de gratitude sur son visagesoucieux, et nous descendîmes. Dans sa certitude de monacceptation, il n’avait pas renvoyé son fiacre. Du quartier desInvalides, où je vivais alors, à cette rue duFaubourg-Saint-Jacques, où habitait le personnage inconnu quej’allais tenter de confesser, nous mîmes un quart d’heure à peine.Le trajet me parut pourtant bien long. Si cette démarche étaitextraordinaire, son insuccès était aussi sans conséquence. Celan’empêchait pas que je n’eusse le cœur serré, comme à l’approche dequelque redoutable épreuve, tant est puissante la contagion decertaines anxiétés. C’est un phénomène tout physique dont j’ai euplusieurs exemples, — jamais comme dans cette voiture qui nousemportait, Eugène et moi, vers une scène que je ne pouvais pourtantpas prévoir si cruellement irréparable. Mon compagnon, lui, neprononça pas un mot, sinon pour arrêter le cocher un peu avant quenous ne fussions arrivés à la maison de Pierre Robert. Il me ladésigna et m’en dit le numéro, en ajoutant :

— « Je reste ici dans la voiture, àt’attendre… » Deux minutes plus tard, j’avais franchi le seuil dela grande bâtisse délabrée que Corbières m’avait si justementdéfinie une cité de miséreux. J’avais demandé à la concierge lachambre de M. Robert. Je m’étais engagé, sur les indications decette femme, dans une cour humide et puante, au-dessus delaquelle ouvraient six étages de croisées sans volets, et descordes tendues de l’une à l’autre supportaient un linge abominable,des haillons élimés, des culottes rapetassées, des loquesrapiécées, de quoi empoisonner de microbes plusieurs quartiers.J’avais commencé de gravir un escalier qui desservait quantité depetits logements numérotés, pour arriver, sous les combles, à uneporte de galetas, numérotée 63. Là clef était sur la serrure. Jefrappai. « Entrez ! » me cria une voix un peu sourde, mais quin’était pas celle que j’attendais. Elle n’avait ni l’accent éraillédu faubourg, ni la rude brutalité du peuple, et le personnage quim’apparut, une fois la porte ouverte, était vraiment l’homme decette voix. Certes, l’usure et le délabrement des guenilles dontPierre Robert était vêtu lui donnaient un aspect sordide, en accordavec l’ignominie de la chambre, presque sans meubles et répugnantede saleté. Mais cette infamie du costume et du décor faisait encoreressortir chez l’habitant de ce taudis la singulière délicatesse detraits qui avait tant frappé Corbières. L’extrême finesse descheveux, demeurés très blonds, et la couleur des yeux d’un bleutrès doux, sur un teint flétri, comme délavé par des remèdessecrets, accusaient encore la réelle élégance du dessin primitifdans cette tête aujourd’hui avilie. Les mains, ignoblement tenues,dont les ongles étaient rongés jusqu’au sang, n’étaient nicanailles ni communes. Les doigts en restaient minces et maigres.Et surtout l’expression attristée du visage racontait ladéchéance sociale et personnelle plus sincèrement que tous lesaveux.

Le réfractaire avait à peine dressé la têteà mon entrée. Quoiqu’il fût tard dans la matinée, toutes choses,dans ce taudis, étaient demeurées telles quelles. Une couverture delaine déchirée traînait sur une paillasse tassée dans un coin,véritable chenil que le dormeur avait dû quitter pour faire undéjeuner dont je pouvais voir sur une table en bois jadis blanc lestristes débris : un chanteau de pain dont il avait arraché la mieen laissant la croûte, faute de dents pour la mâcher, et un restede fromage d’Italie dans du papier graisseux. Cette charcuterie aurabais lui avait été ce que les poètes contemporains de Louis XIIIappelaient unéperon à boire d’autant, car un litre vide était auprès, quiavait dû contenir du vin blanc, à en juger, non point par le verre,— il n’y en avait pas, — mais par la couleur des ronds qu’avaittracés sur la table le fond de cette bouteille, humée à même legoulot. Deux chaises, un seau de zinc bossué et privé de son anse,une cuvette et un pot à eau égueulés, un peigne édenté, un morceaude glace brisée sur le mur complétaient l’ameublement. J’oubliaisune dizaine de volumes, rangés sur une planche, avec une apparencede soin. C’était le reliquat suprême d’une éducation que j’ai sudepuis avoir été brillante, pour aboutir, à quoi ? à cetalcoolique déjà troublé par la boisson avant même d’avoir quitté sachambre, et qui fumait une courte pipe de terre, insoucieusement.La provenance du tabac qui remplissait ce culot était révélée parla collection de bouts de cigares amoncelés sur un coin de latable. Le vagabond les avait ramassés le long des rues. Cephilosophe dépenaillé ne se dérangea pas pour me recevoir; il ne seleva pas de sa chaise; il ne perdit pas une bouffée de sonbrûle-gueule; et ses yeux bleus ne laissèrent passer aucunecuriosité, aucun étonnement dans leurs prunelles mornes, quand jelui demandai :

— « M. Pierre Robert, s’il vous plaît?…»

— « C’est moi, monsieur, » répondit-il, «que me voulez-vous?… »

Je commençai de lui expliquer, comme ilavait été convenu avec Corbières, que j’appartenais à une sociétéde bienfaisance. Je l’avais, par un de ses voisins, su peu fortuné,et j’étais venu voir ce qui en était réellement. Je me sentaisterriblement gauche dans ce rôle, très nouveau pour moi, de « PetitManteau Bleu. » J’appréhendais cette orgueilleuse arrogance dontEugène m’avait parlé. Ce sursaut d’amour-propre ne se produisitpas. Le gueux m’écoutait avec la même passivité qu’il avait euepour me recevoir. Il ne s’inquiéta ni du nom de la société quej’étais censé représenter, ni du voisin qui était censé l’avoirdésigné. Il dit seulement, en me montrant la desserte de sondéjeuner sur la table et les bouts de cigares à côté :

— « C’est bien vrai que je ne suis pas richeen ce moment. Voilà ce que je mange et voilà ce que je fume… Maisj’en ai vu bien d’autres en Afrique… »

Puis, avec une reprise de politesse quisentait un dernier reste d’habitudes bourgeoises, il me désigna laseconde des deux chaises : — « Faites-moi le plaisir de vousasseoir, monsieur… »

— « En Afrique ? Vous avezdonc servi ? » lui demandai-je, après m’être assis, etprofitant du joint que sa phrase offrait à mon enquête. Ma questionle fît partir aussitôt. Je ne la lui aurais pas posée qu’ilm’aurait parlé de même, avec cette loquacité des alcooliques, sidouloureuse à suivre, tant on la sent morbide, et qui, tour à tour,précipite ou cherche ses mots. C’est la première forme de ce quisera, dans trois mois, dans huit jours, demain, le délire expansifavec le dérèglement de sa gloriole et de ses vantardises. Cesconfidences du réfractaire ne s’adressaient pas à moi. C’était lemonologue, à peine dirigé par mes interrogations, d’undemi-maniaque qui pensait tout haut, la tête troublée déjà par lepoison. Il n’en avait pris ce matin-là qu’une dose bien faible;mais dans son état d’effroyable saturation, cette dose, ce simplelitre de vin blanc, suffisait pour qu’il ne pût contrôler sesmouvements qu’à peine, et plus du tout son langage.

— « J’ai fait deux congés, »répondit-il, « je devrais être commandant aujourd’hui, etofficier de la Légion d’honneur, si je n’avais pas eu ma déveine…Je suis bachelier ès lettres et bachelier ès sciences, monsieur,tel que vous me voyez. J’ai même eu un prix au Concours général… Jegarde encore un des bouquins que j’ai reçus. Là, tenez… » — et ilme montra, de sa pipe qu’il tira du coin de sa bouche, larangée des livres, parmi lesquels je distinguai, placé en évidencesur le rayon, un volume relié en maroquin vert, aux armes del’Empire, et sa tranche dorée. « C’est un Horace que je relisquelquefois : je n’ai pas oublié tout à fait mon latin.»

« Quifit Mœcenas, ut némo, quam sibi sortem,

« Seuratio dederit, seu fors objecerit, illâ

« Contentusvivat…

– « Content de son sort !… Je ne peuxvraiment pas l’être du mien. Jugez-en, monsieur. J’entre dansl’armée à vingt et un ans. Je choisis l’artillerie. Je me dis :avec mes diplômes et ce que je sais de mathématiques, j’arriverai àl’Ecole de Versailles. Dans trois ans, je serai officier… Je tombesur un maréchal des logis à qui ma tête déplaît. Je mets deux ans àêtre brigadier, — deux ans, avec mon instruction, oui, monsieur! —Ce n’est que la quatrième année que je peux me présenter à l’Ecole.J’y suis reçu. Pendant mon temps de régiment, je n’étais pasheureux. Je buvais un peu. C’est bien naturel, voyons. Le colonelqui commandait l’Ecole m’en voulait. Je ne sais pourquoi. Il merencontre, un soir, comme je rentrais, passablement gai, mais rienque gai. S’il avait eu le moindre tact, il m’aurait laissé passersans avoir l’air d’y prendre garde. Au lieu de cela, il me colleaux arrêts, et, deux jours après, j’étais renvoyé. Je rentre aurégiment. Mes cinq ans finissaient. Je rengage dans l’artillerie demarine. Il ne fallait plus songer à Versailles. C’est dommage.J’aurais fait un bon officier. J’y vois de haut. Je me dis :j’irai aux colonies comme soldat et j’y resterai comme colon. J’aifait deux ans d’Algérie et deux de Tonkin. Quand j’ai vu quelleblague c’était que cette vie de là-bas, le dégoût m’a pris. Et puisj’ai été malade. Est-ce la peine, je vous demande, de conquérir despays où un honnête homme ne peut seulement pas boire sonpousse-café sans que le foie s’en mêle? Sitôt libre, je me suisjuré que je ne quitterais plus Paris. M’y voici depuis trois ans.C’est dur d’y vivre quand on n’a pas de carrière, et à mon âge, onn’en commence pas… »

— « Comme ancien sous-officier, pourtant,vous avez droit à une pension ? » insinuai-je.

— « Ils m’avaient remis simple soldat,quand je suis parti, » répondit-il. « Quand on a pas deprotections, ils ne vous pardonnent rien…»

Qui étaient ces Ils mystérieux, sinon lespersécuteurs imaginaires que le détraquement de son vice faisaitentrevoir au malheureux derrière ses insuccès, en attendant que leshallucinations du deliriumtremens vinssent l’assiéger de leurscauchemars. C’était jusqu’ici la confession lamentable du déclassévulgaire qui s’est laissé glisser sur la pente plutôt qu’il ne l’adescendue, par manque de volonté, par manque de milieu où seretremper, par manque de fortune aussi. C’est la plus cruelleconséquence de la nécessaire inégalité sociale, que la marge desfautes irrémédiables soit si large pour le riche, si étroite pourle pauvre! Quelques mots allaient suffire pour que cettephysionomie banale d’une des innombrables victimes del’éducation moderne s’éclairât pour moi d’une lueur qui m’effraieencore, quand je reviens en pensée à cette minute, pourtant silointaine :

— « Vous n’avez donc pas de famille? » luidemandai-je.

— « Je suis un enfant naturel,» répondit-il,« un bâtard, tout mon malheur vient de là… Ce n’est pas la faute demon père pourtant. Il était marié. Il avait une place importante.Il a fait pour moi ce qu’il a pu. Il a donné de l’argent à ma mèrepour m’élever tant qu’elle a vécu. Quand elle est morte, j’avaishuit ans. Il m’a mis au collège, et il a payé pour moi. S’iln’était pas mort, lui aussi, au moment même où je sortais du lycée,ma vie aurait tourné autrement, — ou bien si l’on m’avait remis cequ’il m’avait laissé… »

— « Il n’avait donc pas fait un testament enrègle? » interrogeai-je, comme il se taisait. Je redoutais une deces soudaines réticences, comme en ont ces étranges causeurs quivous racontent les plus intimes particularités de leur vie, lesplus honteuses quelquefois, puis ils s’arrêtent devant un détail,souvent insignifiant, et ils s’entêtent à un mutisme aussicomplètement inexplicable, aussi involontaire et irréfléchi queleur confiance de tout à l’heure. Ce sont des impulsifs et desmomentanés qui n’obéissent qu’à des impressions toutes subjectives.Celui-ci me regardait, comme je le questionnais, avec ces prunellesbleues dont j’avais remarqué d’abord la douceur, dont je remarquaisà présent l’étrange inégalité. Se trouvait-il fatigué desdiscours qu’il venait de me tenir, avec des hésitations dansl’attaque des mots qui révélaient l’aphasie latente? Avais-jeexprimé trop vivement une curiosité injustifiée et devant laquelleil s’arrêtait, étonné? Toujours est-il qu’au lieu de me répondre,il reprit :

— « Vous voyez, monsieur, qu’on ne vous apas trompé et que j’ai bien besoin des secours des personnescharitables… »

— « Vous en connaissez déjàquelques-unes,» fis-je en tirant de ma poche la pièce d’or que j’yavais préparée, et je la posai sur la table, en prononçant le nomdes parents d’Eugène. « Je sais que les Corbières sont très bonspour vous… »

— « Vous connaissez les Corbières?» dit-il en retirant sa pipe de sa bouche, et, penché en avant, ilme regardait avec un regard qui, cette fois, s’allumait d’unétrange éclat. Puis, haussant les épaules, il recommença de fumer,en ajoutant : « Je comprends, ce sont eux qui vous ont envoyé ici.Je le sais, et je sais aussi pourquoi. Voulez-vous que je vous ledise? Vous aller me conseiller de quitter Paris. Est-ce vrai,voyons ? Ils vous ont raconté que je m’assommais d’alcool, queje m’abrutissais, que je me tuais. C’est les discours qu’ils metiennent chaque fois que j’y vais… Hé bien! Non. Non. Non. Je nem’en irai pas. Je ne quitterai pas Paris. Ces gens me verront,entendez-vous, ils me verront. C’estma vengeance, et ils la subiront jusqu’au bout…  »

Pendant qu’il me parlait, prenant monsilence pour un acquiescement, sa physionomie s’animait. J’yreconnaissais cette expression d’arrogante autorité dont Eugèneavait été frappé. Ce changement d’attitude était si singulier chezun mendiant tout à l’heure si humble; il y avait une si énigmatiquemenace dans les mots dont il se servait, et en même temps une tellecertitude d’un droit imperceptible, que je le laissai parler sansle contredire. J’eus une divination foudroyante de ce que j’allaisentendre. La phrase qu’il avait prononcée cinq minutes auparavant: si on luiavait remis ce que son père lui avait laissé… s’illumina toutd’un coup pour moi d’une évidence affreuse. Ce ne fut qu’un éclair,et je lui disais :

— « Vous n’êtes pas juste. Je ne viens pasde la part des Corbières, mais à supposer que je vinsse de leurpart vous transmettre ce message, pourquoi non? Si les Corbièresveulent que vous quittiez Paris, c’est dans votre intérêt. S’ilsvous reprochent de vous tuer d’alcool, ils ont trop raison. Et,puisque vous m’avez avoué vous-même avoir reçu de l’éducation, voussavez que vous ne devez pas parler ainsi de vos bienfaiteurs…»

— « Eux ? » s’écria-t-il, « mesbienfaiteurs ? Ils se sont donnés à vous pour mesbienfaiteurs? » Il se mit à rire du rire qu’Eugène l’avait vu avoirchez le liquoriste de la rue Saint-Jacques devant son verre pleind’absinthe. Une saute subite de demi-ivresse le faisait passer dela torpeur à l’excitabilité. Cette irritation rendait sa paroleplus embarrassée encore, et ses mots, énoncés avec cette gêne,avec ce bégaiement presque, prenaient une force de vérité pluspoignante. C’était comme le symbole de l’étouffement où il s’étaitdébattu durant toute sa jeunesse, à cause du crime dont il portaitmaintenant témoignage. « Non, monsieur, » répétait-il, « ce ne sontpas mes bienfaiteurs. Ce sont mes bourreaux. Si je suis devenu ceque je suis devenu : un fruit sec, un raté, un lamentable raté, sije bois, monsieur, c’est leur faute… Je n’ai pas la preuve, c’estvrai, je ne l’ai pas, celle que je pourrais produire en justicepour démontrer que ces soi-disant bienfaiteurs m’ont volé, oui,monsieur, qu’ils m’ont volé… Et puis, qu’est-ce que je ferais decet argent maintenant ? Au lieu qu’à vingt ans !… A vingtans, j’aurais payé pour mon volontariat, d’abord. Ensuite j’auraisfait mon droit ou ma médecine… Je serais un grand avocat ou ungrand médecin. Il ne faut pas me juger sur ce que vous me voyez… a ruind pieceof nature, comme disait l’autre. »

II prononça cette phrase anglaise avec unaccent très incorrect, mais assez net pour que je reconnusse le cricélèbre du RoiLear. Qu’il pût, dans cette dégradation, citer du Shakespeare,ne fût-ce qu’une réplique, après avoir cité de l’Horace, ne fût-ceque deux vers, quelle preuve plus navrante qu’il y avait eu, eneffet, dans le Pierre Robert que j’écoutais, l’ébauche d’un autrehomme? Hélas! Il n’en restait que les traits fins de ce masqueconsumé, ces tout petits débris de culture, et ces spasmes derancune contre ceux qu’il accusait de l’avoir perdu. Il estbien probable qu’il se serait toujours perdu par son proprecaractère. Sa nature se serait retrouvée la même dans d’autrescirconstances. Pourtant il était en droit de formuler l’accusationqu’il formulait maintenant :

— « C’est leur faute, monsieur, »disait-il, « c’est leur faute à eux, à eux seuls. Si cen’est pas vrai, monsieur, qu’ils se justifient. Allez leur parler,vous qui êtes leur ami, allez-y, et répétez-leur ce que je vousraconte. Çà leur apprendra à m’envoyer des gens. Vous les verrezalors devant vous, comme je les ai vus devant moi, pâlir ettrembler. Ils vous diront que je suis fou, comme ils me l’ont dit.Non pas eux. Lui. La vieille femme n’a jamais rien fait que pleurerquand elle a su que j’avais tout deviné… Mais mes idées vont, ellesvont J’ai comme de la ouate dans la tête. Où en étais-je?…Ah ! Au temps du lycée. J’étais élevé à Versailles. Je n’ai suque bien après qui était mon père. Je l’appelais M. Robert. C’étaitson prénom, il me l’a donné comme nom. Je le croyais mon parrain.Je le voyais les jours de sortie, chez des alliés de ma mère, àParis, qui me servaient de correspondants. C’est par eux que j’aiappris bien des choses plus tard. Mon père était marié, je vousl’ai dit, et père de famille. Il avait une grosse place, il étaitchef de bureau au ministère de l’Intérieur, celui-là où M.Corbières était huissier. Vous commencez à comprendre ? Monpère n’a jamais voulu que ni sa femme, ni ses autres enfants, leslégitimes, connussent mon existence. Il avait M. Corbièressous ses ordres depuis des années. Se sentant malade, il luiconfia la somme qu’il avait pu distraire de sa fortune et qu’ilestimait nécessaire à l’achèvement de mes études… Trente-cinq millefrancs, si j’ai bien calculé… »

— « Et M. Corbières se serait attribué cetargent?» interrompis-je. « Mais c’est impossible… Pourquoi ?Je les ai vus vivre, lui et sa femme. Ce sont les gens les plussimples, les plus droits, les plus braves. »

— « Ces braves gens m’ont tout de mêmedépouillé, » ricana Pierre Robert, en hochant la tête, et sa boucheexprimait le plus amer des dégoûts, celui du méprisé qui peutdevenir à son tour méprisant. « Pourquoi ? Oui,pourquoi ? Mais leur fils, monsieur, comment l’ont-ils élevé?Il a pu faire son volontariat d’un an, lui. Il a suivi ses cours demédecine, lui. Et avec quel argent ? Un homme qui est huissierdans un ministère, ça n’a pas de fortune pourtant. Et ce serait surses économies que celui-ci aurait mis de côté de quoi garder sonfils étudiant jusqu’à trente ans? Allons donc!… C’est mon argent,je vous le dis, qu’ils ont dépensé, vous entendez, mon argent…»

— « Mais vous-même, vous avouez que vousn’avez pas une preuve de ce que vous dites là, » protestai-je, et,tout en protestant, j’étais accablé par l’évidence qu’il ne mentaitpas. Ses paroles étaient comme la grille posée sur une paged’écriture chiffrée et qui permet d’en lire le sens tout d’un coup…Les impressions que j’avais eues si souvent d’un mystère épaisautour des vieux Corbières, le fond de tristesse sur lequel ilsvivaient, si peu en rapport avec leur dévotion à leur enfant, lesconfidences de celui-ci, ces derniers temps et ce matin encore,tout s’expliquait par cette révélation que l’ivrogne précisaitmaintenant :

— « Une preuve à fournir en justice, voilàce dont j’ai parlé… Mais des preuves pour moi, j’en ai trop…Voulez-vous les savoir? Avant de mourir, mon père m’écrivit. J’aisa lettre là. Il m’y disait qu’il était mon père et non monparrain. Il me défendait de jamais chercher à voir sa veuve et sesautres enfants. Il poussait le scrupule jusqu’à ne pas m’apprendreson vrai nom. Monsieur, j’ai été bien malheureux, je vous le jure.J’ai toujours obéi à cet ordre d’un mort. Jamais je n’ai riendemandé ni à cette femme ni à mes frères. Ils sont deux, à leuraise, et qui m’aideraient. Je ne le veux pas. Mon père ajoutaitqu’il avait assuré mon avenir et que je recevrais quinze centsfrancs par an jusqu’à mes trente ans et un petit capital alors.C’est ce chiffre de rente qui me faisait calculer que la somme a dûêtre de trente-cinq à quarante mille francs. Dans son parti prisd’absolue séparation entre la vie de son ménage régulier et ma vie,il ne me disait ni qui me remettrait cette rente et ce capital, nicomment il avait voulu que même ce moyen de remonter jusqu’à sesenfants me fût interdit. J’ai tout su pourtant depuis. J’ai suqu’il était mort d’une maladie qui avait éclaté comme un coup defoudre. Elle ne lui a pas permis évidemment de prendre des mesuresqu’il avait différées peut-être parce qu’il comptait, à ma vingt etunième année, me dire la vérité et me remettre cette petite fortunelui-même. Alors il s’est servi de Corbières parce qu’il était sûrde lui. Et ce Corbières était un honnête homme alors… Envoulez-vous un signe? Ma première et ma seconde année de pensionm’ont été payées. La troisième, non. C’a été l’année du volontariatdu fils. L’argent de ces deux années m’est arrivé par semestre, enbillets de banque dans des enveloppes recommandées, sans autremention que ces mots : d’après la volonté deMonsieur Robert. Hé bien! Monsieur, j’ai eu plus tard del’écriture de M. Corbières, c’était celle de ces mots et desadresses!… Mais je reviens à cette année 73. L’argent n’était pasvenu. Je devais faire mon service militaire. J’avais quelquesdettes. Qui n’en a pas? Je n’avais pas le moyen de chercher laraison pour laquelle ma rente ne m’était plus servie, ni dem’engager dans des procès. Et puis j’étais très jeune, et, à cetâge, on est insouciant. On compte sur sa chance… Bref, j’entraidans l’armée et vous savez le reste… »

— « Mais comment avez-vous retrouvé lesCorbières ? » lui demandai-je.

— « Vous voulez dire comment les Corbièresm’ont-ils retrouvé ? Car c’est eux qui m’ont cherché. Ils onteu des remords, voilà tout. Quand on approche de la fin, on a deces peurs, paraît-il. On voudrait alors carotter le bon Dieu… » Il rit denouveau, de ce rire silencieux qui découvrait le trou noir de sabouche édentée. « Ils ont donc voulu savoir ce que j étais devenu.Ils m’ont découvert. Comment, par exemple ? Je ne vousl’expliquerai pas. Me voyant pauvre, ils se sont mis à me donner lapièce de temps en temps pour endormir leur conscience, et aussipour conjurer la mauvaise chance… Hé! hé! Ils n’y ont pas réussi.Quand j’ai vu le père Corbières pour la première fois, là où vousêtes, monsieur, je l’ai laissé causer, comme je vous ai laissécauser tout à l’heure. Il m’a dit qu’il me savait malheureux, qu’ilvenait me faire la charité… J’ai l’air de tout croire quand jeveux, pas vrai? Mais je raisonne, à part moi. Je me disais : toi,mon bonhomme, qu’est-ce que tu me veux? Pourquoi es-tu ici? Je n’aipas compris. Et puis il est revenu, et sa femme, d’abord chaquemois, puis chaque semaine. Ils m’apportaient de quoi passer meshuit jours. C’était leur prétexte, mais en réalité, ils nepouvaient pas ne pas venir. Je les attirais en les fascinant. Jeles regardais là, dans les yeux, et toujours leur regard à eux s’enallait. Ils fouinaient devantmoi, monsieur. Pourquoi? Et puis une idée m’est venue, qu’ilsétaient mêlés à mon histoire. Je leur ai parlé de l’argent quej’aurais dû avoir et de la lettre de mon père… Depuis ce jour-là,j’ai senti que je les tenais… Oh! » conclut-il, « pour ce que jeleur veux, ils ont bien tort d’avoir peur et de souhaiter que jem’en aille. Un écu de cent sous de temps à autre, de quoi boire àma soif, et je les tiens quittes. Si je voulais, leur fils estriche. Il me rendrait tout. Mais quand j’aurais ce tout,maintenant, je vous le répète, qu’est-ce que j’enferais? C’est bien vrai que je les terrorise un peu de temps àautre aussi… Il faut bien s’amuser. La vie n’est pas gaie.Heureusement, ça ne durera pas toujours, comme on écrivait sur lesvoitures des remplaçants, vous rappelez-vous?… » Il eut encore unaccès dans son sinistre rire. Puis, avisant le napoléon que j’avaisplacé sur la table, il le prit et le glissa dans la poche du tricotqui lui servait de gilet par-dessous sa redingote, et, se levant desa chaise, il fit le geste de me reconduire vers la porte, en medisant : «Je vous remercie, monsieur. Mais, répétez-leur que cen’est pas la peine de m’envoyer d’autres personnes charitables,pour m’engager à quitter Paris… Ce n’est pas la peine… A toutescelles qui viendront de leur part, à toutes, vous entendez, jeraconterai leur histoire et je ne quitterai point Paris, je ne lequitterai point, et j’irai chez eux, et ils me recevront,répétez-le leur. Adieu, monsieur, adieu… »

Ce fut seulement en me retrouvant hors de lachambre où j’avais reçu cette tragique confession, que j’enréalisai la conséquence immédiate, avec un tremblement d’épouvanteque je ne me rappelle avoir éprouvé ni auparavant, ni depuis.Eugène Corbières m’attendait en bas. Qu’allais-je lui dire ?Mon appréhension d’affronter son regard inquisiteur était si forteque mes jambes flageolaient en descendant les marches de cetescalier au terme duquel il me faudrait pourtant arriver. Etalors?… Je me souviens. Je m’arrêtai plusieurs minutes sur lepalier du premier étage, pour essayer de me reprendre. Il mefallait à tout prix trouver en moi l’énergie d’opposer auxquestions d’Eugène des réponses assez bien calculées pour ledétourner de continuer cette terrible enquête. La premièrecondition était que mon visage ne démentît pas mes paroles. Mapitié pour cet ami, menacé de cette affreuse révélation,m’aurait-elle donné cette énergie? Je n’eus pas l’occasion demettre ma volonté à cette épreuve. J’avais compté sans la fièvred’impatience dont Eugène était dévoré. Comme mon absence seprolongeait, il était venu lui-même à la porte de la maison, puisdans la cour, puis au bas de l’escalier, en sorte qu’au moment oùje me tenais sur la dernière marche, tout hésitant, toutbouleversé, je le vis surgir devant moi, qui me demandait:

— « Tu es resté bien longtemps. Que t’a-t-ildit ? »

— « Rien d’intéressant, » répondis-je, «c’est ce que j’avais pensé. Un bohème à qui ton père fait lacharité… »

— « Pourquoi es-tu si troublé alors? »continua-t-il. « Tu trembles? Tu es pâle?… »

— « C’est l’impression de cette misère, »répliquai-je, et j’ajoutai en l’entraînant : « Allons, un peu d’airme remettra… »

— « Allons,» fit-il, puis, m’arrêtant net,et fichant de nouveau ses yeux dans mes yeux : « Non, il y aquelque chose. Je le sens. Je le vois. Tu ne me dis pas la vérité.Tu ne me la diras pas… Tant pis! J’y vais moi-même… »

— « Tu n’iras pas ! » m’écriai-je, enme mettant en travers de l’escalier. Je n’eus pas plutôt poussé cecri que j’en compris l’imprudence, et j’essayai de la réparer enajoutant : « C’est inutile et c’est dangereux. Ce Robert n’exploitedéjà que trop ton père… »

— « Tu ne me dis pas la vérité… » répétaEugène avec un accent plus âpre, et avant que j’eusse pu mêmeprévoir son action, il m’avait écarté d’un mouvement brutal, ets’était élancé vers l’étage supérieur, en gravissant les marchesquatre par quatre. Je demeurais là, paralysé d’émotion, et sansplus rien tenter. Sachant ce que je savais, il me semblait, danscet escalier de maison borgne, sentir sur mon front un souffle defatalité. La rencontre entre ces deux hommes m’apparut commeinévitable. Il valait mieux qu’elle eût lieu maintenant et que jefusse là, pour soutenir mon ami, à la minute même où il recevraitle coup terrible, — s’il devait le recevoir? Je me forçai, dans lacage de cette funèbre caserne de pauvres, à espérer qu’un dernierreste d’humanité arrêterait le réfractaire. Le fait qu’il eût bornéses demandes d’argent aux parents Corbières, quand il lui était siaisé d’exercer un chantage sur Eugène, me frappa tout d’un coupcomme très significatif. Il me l’avait dit lui-même, en y insistantpresque. J’y voulus voir la preuve d’un scrupule devant unerévélation si meurtrière, si injuste aussi. Le fils n’était pourrien dans la faute du père. S’il en avait profité, c’était à soninsu, et la lui dénoncer était une férocité. Pierre Robertne s’était montré, dans son entretien avec moi, ni injuste niféroce… Je raisonnais de la sorte, et j’oubliais qu’un maniaqued’alcool, comme lui, est toujours près, sous l’excitation de laseconde, de commettre les actes les plus opposés à son proprecaractère, à sa volonté la plus réfléchie. Celui-ci avaitcertainement pensé, dans ses mauvaises heures, à s’adresser aufils. Il avait toujours reculé devant cette infamie. J’allaisconstater que l’instinct de vengeance, éveillé à l’improviste,devait être le plus fort. Il était même étonnant qu’un scrupule,après tout bien magnanime, eût résisté si longtemps chez un êtreaussi dégradé. L’alcoolique n’avait pas été maître de sa paroleavec moi. Pourquoi le serait-il redevenu, dans ce quart d’heure, eten présence de la personne qui remuait chez lui les souvenirs lesplus amers? Sans que j’en eusse une conscience très nette, toutesces idées contradictoires s’agitaient, se battaient dans monesprit, tandis que j’attendais mon ami. J’étais devant la porte dela maison, maintenant. Le besoin de tromper ma fièvre par dumouvement, m’avait fait quitter l’escalier et même la cour. Je metenais sur le trottoir, à compter les minutes, et à me demander sije ne devrais pas remonter moi-même là-haut, en proie à une desplus mortelles angoisses qui m’aient jamais supplicié, quand EugèneCorbières apparut sur le seuil de cette porte de la maison demisère. Nous nous regardâmes. L’autre lui avait toutdit.

 

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