Drames de Famille

Chapitre 2

 

Je me suis attardé à ces souvenirs, dont jepourrais multiplier les détails. Il s’y ramasse pour moi desimpressions de plusieurs années, — années qui vont du printemps de1873, où je renouvelai avec Eugène Corbières la camaraderieébauchée au collège, jusqu’à l’hiver de 1882, où se déroulèrent lesévénements auxquels j’arrive et qui font la vraie matière de cerécit; — incohérentes années pour moi, qui les employai, comme laplupart des apprentis-écrivains, à toutes sortes d’essais avortés,d’expériences déraisonnables et plus ou moins dangereuses pourl’avenir de ma pensée; — fécondes et méthodiques années pour monami, qui avait, lui, trouvé son chemin aussitôt. Je le vis,successivement, externe, puis interne d’hôpital et remportant lamédaille d’or, puis docteur, et il approchait d’un pas sûr verscette place de médecin des hôpitaux et ce titre d’agrégation qu’ils’était fixés comme buts. La divergence de nos directions avait ététrop forte pour nous faciliter, tout le long de cette période,les rapports quotidiens. Nous n’avions donc eu, pendant cesneuf ans, qu’une de ces intimités à intermittence qui ne permettentpas de remarquer certains imperceptibles changements dans la vie defamille de ceux que nous fréquentons ainsi, de distance endistance. A chacune de mes visites à la rue Amyot, j’avais toujourstrouvé l’intérieur des Corbières pareil à lui-même : l’ex-huissierdu ministère un peu plus rouge de teint, un peu moins alerte; lamère un peu plus plombée de visage, et plus tassée. Mais rienn’avait changé dans leurs habitudes. Quand j’arrivais, c’étaittoujours le père Corbières qui venait à mon coup de sonnette, enbras de chemise le plus souvent, un bâton à frotter à la main, oubien quelque brosse, ou bien un torchon de lampe, et, par la porteentr’ouverte de la cuisine, j’apercevais la mère Corbières devantson fourneau, mijotant quelque friandise méridionale, — un rizot ouune soupe de poissons, — pour le repas du soir du patient ouvrierde Science que je trouvais, lui, à sa table, au milieu de sespapiers et de ses livres, en train de rédiger les «observations» dela veille ou du matin. Quoiqu’il commençât d’être appelé par sesmaîtres à de fructueuses consultations, et qu’il collaborât àquelques revues spéciales où il était convenablement payé, à peinesi « les vieux » toléraient l’intrusion dans leur ménage d’unefemme de charge, à cinq sous de l’heure, et qui venait seulementune partie de la matinée.

— « Je n’insiste pas davantage, » me disaitCorbières, en m’expliquant cette situation : «A la première maladiede l’un ou de l’autre, je leur imposerai une vraie domestique.D’ici là, j’ai peur, en dérangeant leur train de vie, même un peu,de déranger leur santé. Ma mère surtout ne supporterait pas d’êtrecontrariée. Tu sais mes anciennes craintes sur elle. Je voisqu’elle se ronge toujours, et à propos de tout. Mon père en ressentle contre-coup. Ils trouvent le moyen de n’être pas heureux, de sibraves cœurs! Décidément, non, il n’y a pas de Providence…»

Au commencement de cette année 1882, lasituation s’était pourtant modifiée. Eugène avait manifesté ledésir de quitter la rue Amyot, en prétextant la nécessité des’établir. Ce fut le premier heurt sérieux entre le fils et sesparents. Après avoir approuvé sa résolution, l’avoir aidé dans sarecherche d’un nouveau gîte, avoir présidé à son emménagement, lepère et la mère déclarèrent tout d’un coup qu’il leur était troppénible de renoncer au logis qu’ils occupaient depuis trente ansdéjà, et leur résolution fut invincible. A la clarté des faits quej’ai connus plus tard, je comprends que cette volonté des vieuxCorbières enfermait une idée d’expiation suggérée par la femme.Dans l’ignorance de la faute dont la secrète honte dévorait ceménage, en apparence irréprochable, comment expliquer cetentêtement, sinon par la manie? Le médecin n’y manquait pas. Maisdéjà le soupçon que l’état moral de ses parents cachait un mystèrese levait en lui, vaguement. Il sentait chez eux un parti pris dene point s’associer au bien-être qu’allait comporter sa situation.Sans presque d’efforts et sans qu’il interrompît les travauxpréparatoires à ses examens, l’année précédente s’était chiffréepour lui par un revenu de plus de dix mille francs, somme énormepour des habitudes comme celles de cette famille. Il vint me voir,je m’en souviens, au sortir de la scène dernière où il avaitvainement essayé de les fléchir. Après m’avoir raconté sonentretien avec eux, sa pressante insistance et leur refus de plusen plus affirmé, il conclut :

— « Il y a de la phobie dans leur cas, c’estindiscutable. Mais j’y vois aussi, de la part de ma mère, une idéereligieuse. C’est sa façon de porter le cilice que de vivre danscette humilité. Elle me donne l’impression qu’elle veut se punir.Se punir? Pauvre sainte femme! Sans doute de trop m’aimer, d’êtretrop fière de moi… Ce qui m’étonne, c’est qu’elle fasse partager safaçon de voir à mon père… Lui n’est pas dévot. C’est tout justes’il va à la messe maintenant, et quand j’étais petit garçon, iln’y allait jamais. Quels arguments lui donne-t-elle bien pour leconvaincre ? Et il prend de l’âge, et il aurait besoin de sereposer, d’être mieux nourri, mieux logé, d’être servi… Et pasmoyen d’avoir raison de ces vieilles têtes. C’estincompréhensible ! »

C’était incompréhensible en effet. Maispourquoi cette excentricité de l’huissier retraité et de sa femmene m’étonna-t-elle pas outre mesure? Y-a-t-il, dans cet ensembled’impressions mal définies que nous donne la personnalité d’autrui,une logique cachée et dont l’intuition non formulée dépasse notrepropre conscience? J’aurais été incapable de dire pourquoi cetteattitude des parents d’Eugène se raccordait à l’image que je mefaisais d’eux tout au fond de moi-même. Quel paradoxeinvraisemblable pourtant que cet effacement subit d’un père etd’une mère qui n’ont vécu que pour leur fils, devant le succès dece fils! Quelle anomalie, que ce renoncement à la joie quotidiennede partager son triomphe, — leur œuvre! Je les avais vus, dixannées durant, ne respirer, ne vivre que pour assurer à leur enfantle loisir de suivre sa carrière, de préparer ses examens, dedevenir le médecin considérable qu’il allait être, qu’il était, etils refusaient de se mêler à cette réalisation du passionné désirde toute leur existence! S’étaient-ils jugés trop humblesd’extraction, trop frustes de manières? Prévoyaient-ils que leurfils se marierait dans un monde supérieur à eux, ets’écartaient-ils déjà, par un suprême sacrifice ?Quelques-unes de ces hypothèses étaient acceptables. D’autres non.La seule à laquelle je n’eusse pas pensé était que ces gens eussentcommis une action qu’ils ne pouvaient pas se pardonner. Commentimaginer que le regret de cette action pesât sur leur fin devieillesse, d’une pesée d’autant plus lourde, (et sur ce pointEugène ne se trompait pas,) que Mme Corbières, avec sa dévotion àdemi italienne, s’épouvantait et épouvantait son mari, à l’idée dela mort prochaine et de l’enfer certain? Et vraiment, lorsque jesonge à la suite d’accidents si simples qui dévoilèrent au fils cetabîme de misère, je le répète, je ne peux m’empêcher d’yretrouver, moi aussi, ce châtiment que la croyante redoutait, et jepense à l’étrange dicton où les Italiens justement, ces cousinsgermains des Provençaux, ont résumé, avec leur vive imagination, ceretour de la faute sur celui qui l’a commise : « lasaetta gira, gira,» — disent-ils, «la flèche tourne,— torna adossoa chi la tira, et elle retombe sur qui la tire. »

Il y avait un mois peut-être qu’Eugène avaitdéploré, dans les termes que j’ai rapportés, l’obstination de sesparents à ne pas vivre avec lui. Je ne l’avais plus revu depuislors, et je ne m’en étais pas trop étonné, connaissant lesexigences de son travail. Je ne me doutais pas que, pendant cesquatre semaines, sa pensée était occupée de tout autre chose quedes maladies de la dénutrition, — l’objet favori de ses études; —et qu’il inaugurait, presque malgré lui, une enquête dont lapoursuite l’eût fait reculer peut-être, s’il en eût devinél’aboutissement. Mais non. C’était une de ces intelligencesviriles, — on les compte, même dans sa profession, — pourlesquelles aucun sentiment ne prévaut contre le courageux désir devivre dans la vérité, si dure soit-elle. Je le revois encore, auterme de ces quatre semaines, entrant chez moi, un peu avant onzeheures. C’était un moment incommode pour lui à cause de sestravaux, et qui seul indiquait une circonstance exceptionnelle.L’expression de son visage l’indiquait davantage encore. Uneévidente contrainte crispait ses traits, et dans ses yeux, sitransparents d’habitude, si pleins de la belle ardeur claire del’étude, je lisais comme une angoisse implorante, celle d’un hommesur le point de hasarder auprès d’un autre une démarche qu’ilvoudrait ne pas même voir discutée. Il n’y mit d’ailleurs aucunediplomatie, et ce fut avec une décision toute chirurgicale qu’ilm’aborda :

— « J’ai un service très délicat à tedemander. Je commence par te déclarer que, si tu ne juges pas àpropos de me le rendre, je n’en serai pas offensé. Je te prieseulement de réfléchir avant de me répondre non… »

— « Je te promets de faire tout ce que jepourrai pour te répondre oui, » dis-je, sur le même ton sérieuxqu’il venait de prendre pour me parler. Sachant son aversion pourtout étalage, une telle entrée en matière annonçait chez lui unedécision raisonnée, et je l’estimais trop pour ne pas me placeraussitôt au diapason de gravité qui était le sien.

— « Merci, » reprit-il, en meserrant la main. Puis, sans autre préambule : «Je t’ai raconté avecquelle étrange obstination mes parents ont définitivement refuséd’habiter avec moi. Je t’ai dit aussi que ce refus n’était qu’uneconséquence d’un parti pris général, celui de ne rien changer àleur train de vie, alors qu’ils le peuvent et qu’ils le doivent.C’est comme s’ils craignaient, en participant à ma vie, departiciper à une fortune mal gagnée, et cependant tout ce que j’ai,tout ce que j’aurai au monde, c’est le résultat de mon travail etdu leur. C’est eux qui m’ont fait ce que je suis, par leursSacrifices. Tu en es témoin. Si j’ai eu mon temps à moi, toutmon temps, si je n’ai subi aucun esclavage de métier, eux seulsl’ont permis, en se dévouant à moi, d’un dévouement qui est allé dupetit au grand, toutes les heures, pendant des années. Et je nel’acceptais, moi, ce dévouement, qu’avec l’espoir, avec lacertitude de dorloter leur vieillesse. Et ils me la dénient, cettepauvre joie, dont l’attente me justifiait, vis-à-vis de moi-même,de tant recevoir d’eux… »

— « Ne te laisse pas aller à ce sentiment, »interrompis-je, « il n’est digne ni de toi ni d’eux. Il y ades cœurs envers qui c’est être ingrat que de vouloir êtrereconnaissant. On doit prendre ce qu’ils vous donnent comme ilsvous le donnent, sans compter… On les paie en les aimant…»

— « C’est parce que je les aime, »reprit-il, « et parce que je sais combien ils m’aiment, que leurattitude vis-à-vis de moi me tourmente. Tu te souviens que j’ai cruà quelque phobie. Le mot t’avait même amusé. J’ai pensé que ma mèresurtout, dont je sais le catholicisme tout méridional, pouvait êtredominée par quelque hantise de scrupule… Bref, depuis que je net’ai vu, il y a un mois, j’ai renoncé à discuter avec eux cettequestion qui devrait être si simple, n’est-ce pas ? Je me suisinstallé rue Bonaparte, dans mon nouvel appartement, en leurgardant la chambre que je leur avais préparée… Et, malgré moi, jeme suis mis à les regarder. Le mot peut te paraître étonnant,puisque je ne les ai jamais quittés. C’est ainsi pourtant. Sauf àl’époque où j’avais craint, pour ma mère, uncommencement d’hépatite, je ne leur avais jamais appliquécette acuité d’observation qui se développe en nous par notremétier. Ce fut comme si le fils s’abolissait en moi tout d’un couppour céder la place au clinicien… Il m’est très difficile det’expliquer un état qui n’a sans doute pas d’analogue. Je vais tele faire comprendre pourtant : si la faculté professionnellen’était pas à de certains moments comme endormie chez nous, aucunmédecin ne serait jamais amoureux, et si, d’autre part, cettefaculté une fois éveillée ne dominait pas tout l’homme, aucunejolie cliente ne serait en sûreté auprès d’un médecin. Je neconnais pas d’exemple qui montre mieux de quel dédoublement notreéducation technique nous rend capables… Je constatai donc, au coursde cette crise d’analyse, que mon père et ma mère étaient plustouchés que je ne l’avais remarqué jusqu’ici, et chacun dans ladonnée de son tempérament. Lui est en train de faire du mal deBright, elle de faire de la maladie de foie. Mais passons. Jet’épargne le détail d’une enquête dont le seul intérêt pour ce quej’ai à te demander est dans le résultat : j’en arrivai à laconclusion qu’il y avait dans leur existence un principe de soucicaché, et que je n’avais jamais soupçonné… »

— « Un souci dont tu ne sois pasl’objet ? » interrompis-je ; « moi aussi je les airegardés, tes pauvres parents. Ce n’est pas possible… »

— « Mais écoute donc, » reprit-il avecimpatience. « Il y a huit jours, au sortir de l’hôpital, — je faisun intérim à l’Hôtel-Dieu, — ces idées m’obsédaient plusencore que d’habitude. Il faut te dire que j’avais laissé maman laveille avec une mine inquiétante. La visite des malades avait étéplus courte que je ne pensais. Je calcule que j’ai le temps, avantl’école pratique où j’avais rendez-vous, de passer rue Amyotprendre des nouvelles. J’arrive. Je monte les trois étages, et, surle palier, comme j’allais sonner deux coups, — c’est depuis vingtans ma manière d’annoncer ma rentrée, — j’entends des éclats devoix qui viennent de l’intérieur. On eut dit que l’on se disputaitderrière la porte. Impossible de distinguer les mots, mais jereconnais une des voix, celle de mon père. L’autre, non. Une minuteje tendis l’oreille, sans rien saisir que des bribes de phrases,entre autres cette exclamation poussée par mon père, à deuxreprises : « Mais c’est une honte, c’est une honte!… » Tout d’uncoup, la pensée que, si la porte s’ouvrait, je serais surpris parlui ou par ma mère à jouer le rôle d’espion, me fît prendre lapoignée de la sonnette. Au double tintement qui révélait maprésence, les voix se turent. Le pas de mon père s’approcha.J’étais dans un de ces moments où la machine nerveuse est si tenduequ’elle enregistre les plus petits signes. Rien qu’au craquement duparquet sous son pied, j’aurais deviné que mon père tremblait. Jel’aurais deviné aussi, à la manière dont il fit jouer la serrure,en s’y reprenant à trois fois. Il était si déconcerté qu’à peinetrouva-t-il les mots pour répondre à ma question : « Tuétais avec quelqu’un ? Je te dérange ?» — « Pas dutout, » fit-il. et il continua « La maman n’est pas là.Mais si tu veux attendre une minute, je finis et je suis àtoi. » Il ne voulait pas que je visse la personne avec laquelle ilvenait d’avoir cet entretien violent. Cette personne, au contraire,désirait sans doute me voir, car, à l’instant où mon pèrem’introduisait dans la salle à manger, la porte de la cuisine où ilavait poussé son visiteur s’ouvrit toute grande. La même voix quej’avais entendue quereller mon père dit : « Monsieur Corbières, jene veux pas vous importuner. Je reviendrai pour la petite chose; »et en même temps je vis apparaître un homme, de notre âge peut-êtreavec des traits assez fins dans un masque horriblement dégradé, desépaules pointues, un corps décharné qu’habillaient des vêtementsignobles. Tu les connais, ces haillons du tapeur professionnel, surqui finissent nos vieilles redingotes, nos vieux pantalons et nosvieux chapeaux devenus d’innommables loques. Celui-là puaitl’alcool et la pipe, et il avait, dans ses yeux aux paupièresrougies, ce regard d’hébétude et d’insolence que j’ai si souvent vuaux gens de son espèce. Cela fait un mélange d’orgueil etd’abrutissement qui annonce la paralysie générale toute prochaine.Il me dévisagea, en répétant : «Je reviendrai,» et sortit entraînant sur le parquet, avec une démarche arrogante, ses piedschaussés de bottines crevées. »

— « C’est un malheureux à qui ton excellentpère fait la charité, voilà tout, » lui répondis-je. « Il seraitplus prudent de ne pas recevoir seul de pareils personnages, c’estvrai. Mais ces mendiants parisiens sont organisés en camorra, comme ceuxde Naples. Ils se renseignent les uns les autres, et celui-làsait que M. Corbières n’est pas très riche, sois-en sûr…»

— « Oui,» reprit Eugène. «C’est un mendiant,cela ne fait pas de doute. Mais ce n’est pas seulement un mendiant…»

— « Que veux-tu dire ?… »

— « Je veux dire que, dans le timbre de savoix, tandis que j’écoutais derrière la porte, dans sa façon des’en aller, dans l’accent de son : « je reviendrai » , il y avaitcomme une menace, presque une autorité… Et si c’était un mendiantordinaire, mon père aurait-il été troublé de mon arrivée, à cedegré ? aurait-il éludé mes questions, une fois seuls ?m’aurait-il demandé de ne pas parler de cette rencontre à mamère ?… »

— « Mais oui, mais oui, » répliquai-je. «Tout s’explique si tu supposes précisément que c’est quelquemauvais pauvre à qui ta mère, plus sage, refuse l’aumône et quiessaie de se faufiler chez vous à son insu, pour arracher unepoignée de sous à la pitié de M. Corbières… »

— « Tu n’as pas vu cet homme et mon pèrel’un en face de l’autre,» répondit Eugène. « Moi qui les ai vus,j’ai senti le mystère, aussi nettement que je sens ce feu… » Et ilétendit sa main vers la flamme qui brillait dans le foyer, soupleet dorée. « Je l’ai tellement senti, » continua-t-il, « que je mesuis laissé entraîner, sous l’influence de cette impression, à unacte incroyable. En arrivant chez mon père, j’avais renvoyé mavoiture, pour faire un peu d’exercice, et marcher jusqu’à l’école.Quand je quittai la rue Amyot, le hasard voulut que je prissela rue de la Vieille-Estrapade, pour obliquer ensuite par la rueSaint-Jacques. Je ne sais si tu te rappelles qu’avant d’arriver àla rue Soufflot, il y a là, sur la main gauche, une espèce detaverne, un débit de liqueurs plutôt, d’un caractère assez étrange,avec tout un décor de tonneaux et de tables en bois brut?… Ce n’estpas le marchand de vins et ce n’est pas le café. Le public quifréquente là n’est pas non plus celui des cafés ni des marchands devins. Quelques ouvriers y vont, très peu, mais surtout desbourgeois en train de se déclasser: des pions sans collège, despeintres sans atelier, des publicistes sans journal, des poètessans éditeur, de futurs avocats sans causes, des carabins sansinscriptions. La boisson favorite du lieu est l’absinthe. Je nepasse jamais devant cet endroit sans y jeter un coup d’œil, presquemalgré moi. J’y ai quelquefois repêché de vieux camaradesd’hôpital… J’y regardai, ce matin-là encore, et je reconnus,accoudé sur une des tables du fond, avec un verre auprès de lui,rempli de l’affreuse drogue verdâtre et laiteuse, l’énigmatiqueréfractaire que je venais de rencontrer chez mon père. Comme jerestais là, immobilisé par la curiosité, il releva la tête etregarda de mon côté. Je reculai, comme un coupable pris en flagrantdélit, et je me cachai derrière l’auvent d’une boutique voisine.Peine perdue! Il était déjà complètement ivre et incapable de seremettre mon visage. Le sien me frappa, cette fois, plussinistrement que tout à l’heure, à cause du contraste entre lastupeur hagarde de l’intoxication et cette finesse de traits dontje t’ai parlé. Il y a deux types très nets d’alcooliques : lebrutal, et, — si l’on peut employer un pareil mot pour une pareilleabjection, — le délicat. Il y a l’ivrogne qui s’est mis à boire pargrossièreté et celui qui se grise cérébralement, par nervosismedépravé, pour oublier, le plus souvent pour s’oublier. C’estl’ivresse plus particulièrement propre au buveur d’absinthe, celled’un Musset, d’un Verlaine. C’était celle de mon inconnu. C’est laplus triste. Je renonce à t’exprimer en effet la mélancoliesingulière dont cette tête était empreinte. J’y lisais maintenant,non plus l’insolence, ni l’orgueil, mais une détresse infinie etirrémédiable, celle d’une destinée à jamais manquée. A un moment,il leva son verre et il rit convulsivement à sa pensée, d’unebouche où manquaient les dents de devant. Ce trou noir dans cetteface livide et déjetée, devant ce poison de couleur trouble commedu lait d’euphorbe, dans cet antre dont l’âcre relent, — unécœurant arôme d’eau-de-vie au rabais — arrivait jusqu’à moi,c’était un spectacle presque terrible, je te jure. L’ivrogne vidace verre d’un trait. Ce devait être le quatrième ou le cinquième,car il posa sur la table, pour payer, une pièce blanche dont on nelui rendit pas la monnaie. Or les consommations, dans ce bouge,coûtent trois ou quatre sous. Puis, tout raide et automatique, aveccette allure de somnambule flageolant où se devine ladécoordination de la moelle, la fixité du but dans la vacillationdu mouvement, il se lève, sort de la boutique, prend le trottoir.Je prends le trottoir derrière lui. Il va. Je vais. Nous dépassonsla rue des Feuillantines, le Val-de-Grâce, le boulevard dePort-Royal. Il s’arrête enfin, rue du Faubourg-Saint-Jacques,devant la porte d’une de ces maisons à cour intérieure, qui sont devéritables cités de miséreux… Je l’attends… Il ne reparaît pas…»

— « Et alors ? » fis-je, comme ilhésitait.

— « Alors, » reprit-il avec levisible embarras d’un homme très scrupuleux, à qui des procédésd’inquisition louche répugnent dans toutes lescirconstances, « je suis entré, j’ai avisé le concierge,je l’ai interrogé, et je sais le nom de l’individu. Il loge bienlà, et il s’appelle ou se fait appeler Pierre Robert. »

— « Hé bien ! Il faut aller tout desuite à la Préfecture de police,» repris-je, « tu serasrenseigné, avec ce nom et cette adresse. »

— « J’y ai pensé, » répondit Eugène, « etpuis j’y ai renoncé, en me tenant un raisonnement très simple : monpère a été au ministère de l’Intérieur. Il sait mieux que personneles procédés à prendre pour se défendre contre un maître-chanteur.S’il ne les a pas pris, c’est qu’il a une raison… »

— « Mais quelle raison ? »insistai-je.

— « Ah ! » fit-il avec uneémotion grandissante, « est-ce que je sais?… A force de tourner etde retourner toutes les possibilités dans mon esprit, j’en suisarrivé à m’imaginer que ce garçon était un enfant naturel de cepauvre père, qu’il l’avait eu avant son mariage, et qu’il lecachait à ma mère…  Que celle-ci, sensible comme elle est,soupçonne la vérité, sans la savoir au juste, et cela explique tantde choses!… Cette hypothèse n’eut pas plutôt pointé dans ma penséequ’elle y fit certitude. Je te dis cela, pour te prouver que j’ensuis, vis-à-vis du trouble où je vois mes parents, à l’étatmorbide… Je ne distingue plus bien le possible du réel. A partir dece moment, je commençai de passer et de repasser sans cesse parcette rue du Faubourg-Saint-Jacques, devant cette maison. Ellem’attirait et me faisait peur à la fois. L’idée que cet abominabledégénéré, dont j’avais suivi le pas incertain le long du trottoirde ce populeux quartier, pouvait être mon frère, me donnait un deces inexprimables frissons qui nous secouent jusqu’à la racine denotre être… Je te passe mes folies, — car c’étaient des folies,j’en conviens, — mais l’attitude de mon père à mon égard augmentaitce désarroi mental. Nous ne nous sommes pas vus une fois en tête àtête, depuis la scène que je t’ai racontée. Il avait éludé mesquestions, je te l’ai dit aussi, pour que je n’en parlasse pas à mamère. Cette supplication du silence, je la retrouvais dans ses yeuxà chaque nouvelle visite. C’était de quoi m’enfoncer encore dansmes imaginations, jusqu’à ce qu’en passant de nouveau rue duFaubourg-Saint-Jacques, devant la maison que je t’ai décrite, hier,dans l’après-midi, j’y ai vu entrer ma mère… »

— « Et tu en conclus ? »l’interrogeai-je, subissant malgré moi la suggestion de l’enquêtepassionnée à laquelle il se livrait devant moi.

— « Rien, » répondit-il, « sinon que monhypothèse est fausse. Du moment que ma mère connaît, elle aussi, cepersonnage, il n’est pas ce que j’avais supposé… C’est unraisonnement qui peut sembler spécieux. Pour moi il est évident :en me suppliant, comme il a fait, de ne pas parler de cetterencontre chez lui avec ce Robert, mon père n’a rien voulu cacher àma mère concernant cet homme,il a voulu lui cacher quelque chose me concernant.Pourquoi?… Oui, pourquoi?… »

Il se taisait, sans que je trouvasse mêmeune parole pour compatir à l’étrange anxiété dont je le voyaissaisi. Qu’il y eût quelque chose d’anormal jusqu’au mystère dansl’ensemble des faits auxquels il venait de m’initier, j’étais bienobligé de le reconnaître. Mais la suite du discours que m’avaittenu Eugène supposait un rapport, entre ces faits d’une part, et,de l’autre, le refus que ses parents avaient opposé à sa demanded’habiter avec lui. Or, comment admettre ce rapport ? Commentadmettre davantage que les troubles de santé, dont il prétendaitson père et sa mère atteints, eussent une relation quelconque avecl’existence de ce Pierre Robert, à moins que ce maître-chanteurprobable, ce mendiant et cet ivrogne certain ne fût l’enfantnaturel, non pas du père, mais de la mère? Ce fut l’hypothèse quipointa soudain, pour prendre le mot du médecin, dans mon esprit àmoi, et j’entrevis cette horrible complication : une jeune fille selaisse séduire. Elle a un enfant. Elle se marie sans dire sa faute.L’enfant grandit loin d’elle qui refait sa vie. Elle a unautre enfant, légitime, celui-là. Un jour, le premier enfantreparaît. Il a retrouvé les traces de sa mère. Il menace. Lamalheureuse femme avoue tout à son mari qui lui pardonne. Mais lefils légitime pardonnerait-il? La mère agonise de terreur à l’idéede perdre cette chère estime, et le mari pousse la grandeur d’âmejusqu’à comprendre cette terreur et jusqu’à la partager… Tellesétaient les pensées qui m’envahissaient, tandis que mon ami,toujours silencieux, marchait dans la chambre, de long en large.N’étaient-ce pas les siennes aussi, à cette seconde? Je n’osais nilui parler, ni presque le regarder, de peur que cette identité deconclusions ne se révélât à nous subitement. Cette vérité-là luieût été très douloureuse. Pouvais-je prévoir que la vérité vraieserait plus douloureuse encore ?

 

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