Drames de Famille

Chapitre 5LE JOUR DE MADAME LE PRIEUX

Tandis que cette mère, qui se croyaitdévouée, annonçait en ces termes à son mari le résultat de sonentrevue avec leur fille, que faisait celle-ci, cette autrevictime, mais plus lucide, hélas! des ambitions mondaines de laterrible femme? Dès le premier moment, on l’a vu, la doublerévélation qu’elle venait de subir en plein rêve de bonheur, avaitcomme terrassé Reine : elle avait frémi de pitié en apprenant latriste situation financière à laquelle étaient acculés ses parents,— et de déception, une déception bien voisine du désespoir, quandsa mère lui avait dit que son père désirait ce mariage avec lesmillions du fils Faucherot. Elle avait frémi, et dans cefrémissement elle avait aussitôt plié. En disant, comme elle avaitfait : «Je crois que ce sera oui… »  elle avait seulementpensé et senti tout haut. Cette soudaineté dans le renoncement à cequ’elle considérait comme son propre bonheur ne paraîtra singulièrequ’à ceux qui ne se rappellent plus leur jeunesse, et combien,l’âme est, à cet âge, prompte aux élans magnanimes. En tout état decause, Reine eût eu bien du mal à repousser un appel comme celuique sa mère avait eu l’habileté de lui adresser. Cette résistancedevenait impossible dès l’instant que son père aussi lui demandaitce sacrifice, et comme on a vu, c’avait été le machiavélismesuprême de Mme Le Prieux de lui faire entendre cela. Pourtant, onl’a vu encore, la douce Iphigénie de cette tragédie bourgeoiseavait, sans se refuser au couteau, demandé un sursis. Pourquoi?C’est qu’en acceptant l’idée de s’immoler aux volontés de son pèreet de sa mère, elle n’avait pu s’empêcher de se souvenir qu’elleimmolerait du même coup quelqu’un d’autre, et elle ne voulait pas,elle ne pouvait pas accepter d’accomplir cette immolation sansavoir jeté vers ce quelqu’un, sous une autre forme, le cri de lavraie Iphigénie :

Le ciel n’a pointaux jours de cette infortunée

Attaché lebonheur de votre destinée.

Notre amournous trompait…

Cela ne s’était pas formulé dans sa penséeavec la netteté d’un projet. Non. Elle avait seulement, pendant quesa mère lui parlait, senti toute une place de son cœur, — celle oùgrandissait, où fleurissait le songe de la vie avec Charles, — seremuer et saigner. Elle ne réalisa la complète vérité du martyreauquel l’amour filial allait la condamner, qu’une fois retiréeseule dans sa chambre, en attendant, — par une cruelle ironie duhasard, ce mardi était le «jour» de Mme Le Prieux, — qu’elles’habillât pour aider sa mère à recevoir les comparses de cettecomédie mondaine, où elle allait jouer, elle, un rôle de larmes etde sang!

Cette petite chambre, la jeune fille s’yassit, après en avoir fermé la porte à double tour, et ellecommença, en effet, de pleurer, en la regardant, de lourdes, delongues larmes qui lui coulaient sur les joues, sans une parole,sans une plainte. Elle disait adieu ainsi à la Reine, peu heureuse,mais encore soutenue par l’espérance, qui, depuis des années,vivait ses meilleures heures, celles qu’elle pouvait conquérir surle monde, entre les quatre murs de cette étroite cellule, où elleretrouvait le symbole de la contradiction sur laquelle posait toutesa vie. C’était une chambre décorée par une personne et habitée parune autre. Mme Le Prieux, dès la première enfance de sa fille,avait voulu la dresser au luxe comme d’autres mères dressent laleur à l’économie. Cette apparente aberration avait une logique :bien résolue, dès lors, à se choisir un gendre riche, elle avaitcomme préparé Reine aux cent mille francs de rente qu’elle luivoyait par avance, et cette chambre à coucher de jeune filleracontait cet étrange roman maternel, par les tentures de ses mursen mousseline rose, plissées sur un fond de soie pâle à raiesbleues, par ses rideaux d’une petite soie pareille, par ses meubleslaqués de blanc et habillés de la même soie, par les colifichetsd’argent ciselé qui miroitaient sur la table de toilette. Mais cen’était pas la mère, c’était Reine qui avait choisi lesphotographies partout éparses et qui disaient, elles, non plusla passion du luxe, mais la piété familiale, mais le goût desamitiés humbles. Ces portraits n’étaient pas ceux des amiesélégantes et riches que lui imposait sa mère, c’était ceux de sesgrands-parents de Chevagnes, qu’elle n’avait jamais connus ;celui de son père à ses débuts ; celui de cette mère elle-mêmeavant l’époque des triomphes mondains, et dans une robe encoretoute simple; c’étaient, sur une seule carte, les photographies descousins Huguenin, le père et la mère de Charles, à la porte deleur mas,— et Charles lui-même apparaissant dans un coin de groupe. Il yavait aussi, dans ce musée des affections de Reine, un portrait dela peu aristocratique Fanny Perrin, — et, en revanche, pas un objetde cotillon, pas un de ces rappels de fête, coutumiers à son âge.Dans l’angle de la fenêtre, un vieux petit bureau auvergnat ennoyer ancien, que Mme Le Prieux avait conservé à titre de bibelot,avec la chaise afférente, avait jadis appartenu à l’écrivainenfant. Sur les deux rangées qui dominaient sa tablette se voyaientles quelques livres préférés par Reine : les trois volumes de sonpère, naturellement, et, à côté, présents de ce père qui s’étaitcomplu à cultiver chez sa fille des coins d’une sensibilitéanalogue à la sienne : les tragédies de Racine parmi lesclassiques, et, parmi les modernes, la Marie de Brizeux, les Stances etPoèmes etles Epreuves de Sully-Prudhomme, lesDernières Paroles d’Antony Deschamps. ‘Quelquesouvrages de piété complétaient le rayon d’en haut, et au-dessous sevoyaient de mystérieux volumes, un peu hauts, avec des datesimprimées simplement sur leur dos. Ils contenaient, découpés etcollés sur des feuilles reliées ensuite année par année, ceux desarticles du journaliste que la naïve idolâtrie de Reine lui avaitfait admirer particulièrement !… Parmi toutes ces pauvreschoses : vieilles photographies passées, vieux meubles provinciaux,livres aimés, chez elle enfin, combien l’enfant sacrifiée seretrouvait vraiment misérable et abandonnée ! Dans quelinexprimable abîme de détresse elle avait tout d’un coup roulé,avec cette instantanéité dans la soumission qui venait du point oùsa mère avait su la toucher? Seule avec elle-même, comme elle sesentit de nouveau dominée par un devoir qu’elle était incapable deseulement discuter? Quand le principe constant de ses émotionsavait été, depuis des années, une pitié chaque jour plus endoloriepour l’esclavage sous lequel étouffait son père, comment eût-ellepu entrevoir une chance de soulager cet esclavage, et la repousser?Et c’était mieux qu’une chance, c’était une certitude. Tandis quesa mère lui parlait, le chiffre des dettes, qui lui était ainsirévélé, s’était, immédiatement, traduit, dans sa pensée, par laquantité de besogne que le journaliste devrait entreprendre pourles payer. Elle avait si souvent fait de ces traductions mentales,quand sa mère l’emmenait chez sa couturière ou chez la modiste, etdébattait devant elle la commande d’une robe ou d’un chapeau, dontil eût été si facile de se passer! Qu’était cette dépense, qui luiavait toujours été un petit remords, et le travailcorrespondant, en comparaison des quarante mille francs avoués parMme Le Prieux, et du nombre effrayant de pages qu’il faudraitnoircir pour les gagner? Reine les supputait de nouveau, ces pages,dans la solitude de sa chambre, et elle en demeurait d’autant plusécrasée qu’elle connaissait bien la probité scrupuleuse de sonpère. Elle savait que du jour où il apprendrait la vérité, iln’aurait plus de repos, avant d’avoir vu le dernier timbre dequittance posé sur la dernière facture. Et il dépendait d’elle quecet arriéré se liquidât tout naturellement!… Où aurait-elle trouvéla force d’hésiter, fût-ce un moment?… Aux irréfutablesraisonnements que lui avait faits sa mère, et qui lui montraient,dans l’opulence de son futur ménage, un soulagement quasi-quotidienpour ses parents, que répondre? Rien, sinon que son cœurl’entraînait d’un autre côté ? Toute la question était doncposée entre son bonheur à elle, et leur bonheur à eux, et, quandune âme généreuse de vingt ans aperçoit un pareil dilemme, elle l’ad’avance résolu. Mais, renoncer au bonheur, ce n’est pas perdre ledroit de pleurer, de se pleurer, et ce sont ces larmes de suicidequi mouillaient le visage de Reine, dans la virginale cellule oùelle avait eu, pour compagnes de sa solitude, tant de naïves, de sidouces imaginations d’avenir, et où elle s’était réfugiée, non paspour discuter avec elle-même, mais pour souffrir… Et elle pleura,pleura silencieusement, — combien de temps, elle n’aurait su ledire, jusqu’à un moment où une idée se présenta devant son esprit,qui la fit se dresser toute droite. Ses petites mains finesessuyèrent ses larmes, elle releva sa tête d’un geste de résolutionet elle dit tout haut :

— « Si je n’ai pas plus de couragepour moi, comment en donnerai-je à Charles?… »

La vaillante fille allait complètementcesser de penser à elle. Plaindre les autres était l’instinctnaturel de cette sensibilité charmante qui, toute jeune, s’étaitdéveloppée par la pitié, en devinant, en partageant lessilencieuses et secrètes tristesses de la destinée de son père.Déjà elle ne s’inquiétait plus que de Charles. Elle s’en savait sivraiment aimée ! Elle l’aimait elle-même avec une tendressequi n’était que dévouement : Comme il souffrirait de la savoirdevenue Mme Faucherot et sans avoir pour supporter cette douleurles impérieuses raisons de devoir filial qui la soutiendraient,elle, qui la soutenaient dès cette première heure! Elle prit laphotographie où il était représenté derrière son père et sa mère,dans un angle du cadre. Quoique cette épreuve d’amateur, faite parelle-même lors de son voyage en Provence, ne fût pas très nette etque le jeune homme se perdît dans les ombres du second plan, sasilhouette était bien reconnaissable, ses cheveux, son regard, sonsourire, et un certain port de tête un peu sur le côté qui luiétait familier. Dans une hallucination, aussitôt évanouiequ’apparue. Reine le vit ainsi, tel qu’il serait, retiré auprès dessiens, et se dévorant le cœur de mélancolie, pendant qu’elle seraitla femme d’un autre — et de quel autre ! Cette évocationlui fut si dure qu’elle reposa le portrait et qu’elle se mit àmarcher dans la prison de cette étroite chambre, tournant etretournant l’unique pensée où allaient s’absorber les forces vivesde son être :

— « Comment lui annoncer l’affreusenouvelle, et que lui dire?… »

Oui, que lui dire ? Et cependant,il fallait que ce fût elle-même qui luiparlât. Reine était trop intimement, trop strictement loyale pourne pas le comprendre : du moment qu’elle acceptait l’idée d’épouserun autre homme, après la conversation qu’ils avaient eue ensemble,elle devait à Charles une explication, et elle la lui devaitimmédiate. Ne l’avait-elle pas autorisé à faire faire par MmeHuguenin une démarche dont l’idée augmentait à présent sa détresse?Trop absolument confiante dans sa propre mère pour imaginer quecelle-ci eût pu recevoir la lettre de la mère de Charles et la luicacher, elle tremblait, maintenant, que cette lettre ne fût enroute, — après l’avoir tant désiré ! Si seulement Mme Hugueninavait hésité, si la lettre n’était pas partie, s’il était tempsencore d’empêcher qu’elle ne fût écrite, et d’épargner cettehumiliation aux parents de celui qu’elle aimait?… Pour cela, ilfallait parler, et tout de suite. Reine en revenait toujours là.Parler, mais comment? Cet entretien où elle verrait son amisouffrir, et souffrir par elle, lui apparaissait tout ensemblecomme inévitable et comme impossible. Quel prétexte trouver, pourjustifier un retour sur la parole donnée, qu’elle-même, avec labelle rigidité de conscience sentimentale de la vingtième année,eût qualifié de monstrueux, si elle l’avait su d’une amie, — sansen connaître le motif réel, et, ce motif réel, il fallait à toutprix qu’il restât ignoré de tous, et surtout de Charles. Quand unepromesse solennelle ne le lui eût pas interdit, toutes ses piétésfamiliales, toutes ses pudeurs d’âme aussi se révoltaient, à lapensée d’initier celui qu’elle aimait, à ce douloureux secret de safamille, au martyre caché de son père, aux façons de sentir de samère. Elle continuait de ne pas les juger, ces façons de sentir deMme Le Prieux, même à cette heure, mais elle n’avait aucun doutesur le jugement qu’en porterait Charles… Mon Dieu! Si elle ne luiconfessait pas cela, — et elle eût préféré mourir, — comment luiexpliquer sa conduite sans qu’il la jugeât, elle aussi, biensévèrement? Que lui dire?… Qu’elle avait réfléchi et qu’elle nel’aimait plus ? Après leur entretien du bal, si récent, et oùelle s’était si simplement ouverte, il ne la croirait pas. Et puis,quelque chose en elle protestait contre cette calomnie de sonpropre cœur. Les êtres jeunes n’ont le respect scrupuleux de leursémotions que parce qu’ils en ont aussi l’orgueil. Et cet orgueiltrop légitime, ce besoin de se montrer dans la vérité de sessentiments profonds, sans en révéler l’inavouable principe, finit,après une longue et douloureuse méditation, par inspirer à laromanesque enfant le plus naïf et le plus audacieux des projets, lemoins raisonnable et le plus touchant : oui, elle verraitCharles le plus tôt possible, et elle le verrait seule. Elles’adresserait, dans cette entrevue, à son estime, à sa foi en elle,à son amour. Elle lui demanderait de la croire, de croire qu’ellene lui avait pas menti, qu’elle n’avait pas changé, qu’elle nechangerait jamais dans son affection pour lui; — et elle luidéclarerait en même temps qu’ils devaient renoncer à leur rêve demariage pour une raison qu’elle ne pouvait pas lui direinsurmontable, sacrée. Elle le supplierait, s’il l’aimait, de nepas chercher à la savoir. Elle ferait appel à sa foi en elle, et ilcomprendrait la souffrance de cet appel, et sa sincérité. Ellel’eût bien compris, elle, s’il le lui eût adressé. Leursmystérieuses fiançailles seraient rompues et ce serait pour tousdeux un instant horrible. Du moins elle le quitterait bien sûrequ’il ne la méconnaîtrait pas.

Une femme qui aime, fût-elle aussi naïve,aussi étrangère à tout esprit d’intrigue que l’était l’innocente etpure jeune enfant est toujours un peu tentée de s’excuser desmoyens qu’elle emploie pour servir cet amour, même s’ils sont aussitortueux que les mensonges des Agnès et des Rosines de la comédie.Reine n’était ni une Agnès, ni une Rosine. C’était une de cescharmantes filles de la vieille bourgeoisie française, toutefinesse, mais toute vérité. Il y avait en elle une horreur innée dumensonge qui la fit, au moment de réaliser son plan, hésiter devantune des nécessités de l’exécution, qui paraîtra puérile auxémancipées du féminisme contemporain. Voici le détail de cettehésitation : causer avec son cousin seule à seul étaitimpossible à la maison. Il n’aurait lui-même jamais demandé à êtrereçu par Reine en l’absence de Mme Le Prieux, et rien qu’à lapensée qu’il viendrait peut-être à leur «jour», et qu’il faudraitle voir, observée par sa mère, sans lui parler en toute franchise,la jeune fille se sentait défaillir. Le temps passait cependant.Justement, le lendemain matin, elle devait, accompagnée par lafidèle Fanny Perrin, aller à un des cours à la mode que sonéducation élégante la contraignait de suivre, rue Royale. Il luiarrivait souvent, lorsqu’il faisait beau, de se promener un peu àla sortie, avec son chaperon, avant de rentrer. Sa première idéefut de donner un rendez-vous à Charles aux Tuileries ou auxChamps-Elysées, pour le lendemain matin. Ils se rencontreraient,comme par hasard, et feraient quelques pas ensemble. Cela aussiétait arrivé plusieurs fois. Oui, c’était un moyen très simple ettrès sûr. Reine alla jusqu’à sa table, et prit une petite dépêchebleue, puis, au moment de tremper sa plume dans l’encre, elles’arrêta. Une autre pensée venait de se présenter à elle : cen’étaient ni cette lettre à écrire, ni ce rendez-vous à fixer quil’effrayaient soudain. A maintes reprises, Mme Le Prieux l’avaitchargée de prévenir son cousin par des billets, pour un déplacementd’invitation, pour une place dans leur loge au théâtre, et d’autrepart, elle avait le droit de se dire qu’en provoquant ce tête àtête, elle n’obéissait qu’aux motifs les plus élevés. Ce n’étaitpas non plus d’agir à l’insu de sa mère qui la troublait ainsi.L’espèce d’équité intérieure, avec laquelle les consciences àcourageux parti-pris se jugent elles-mêmes, lui faisait établircomme une comparaison entre ce manque de confiance et le sacrificeà quoi elle s’était décidée pour cette mère. Non. L’image qui, à cepremier moment, l’empêchait d’écrire son généreux et imprudentbillet, c’était celle de Mlle Perrin, de cette bonne créature,qu’elle savait si scrupuleuse, si attachée à son devoir. Ellesavait aussi que Fanny avait en elle la foi la plus aveugle, quejamais un doute ne s’élèverait dans son esprit sur le hasard decette rencontre avec Charles, ni aucune objection, si Reine lalaissait un peu derrière elle pour parler à son cousin, sans mêmelui donner d’explication. D’abuser cette humble et discrète amiefut intolérable à la jeune fille… Et puis… Et puis, l’amour fut leplus fort, et, pour la première et dernière fois de sa vie, ladélicate Reine s’abandonna au plus véniel, d’ailleurs, au plusexcusable des compromis de conscience. Elle se dit qu’elledéclarerait à Fanny Perrin, en lui proposant d’aller aux Tuileries,le rendez-vous donné à Charles. Si la vieille demoiselle n’yconsentait pas, Reine y renoncerait. Elle serait toujours à tempsd’inventer autre chose. Si elle avait voulu être tout à faitsincère avec elle-même, elle se serait avoué qu’elle ne courait pasbeaucoup de chances d’être exposée à ce nouvel effortd’imagination. Elle était trop certaine que Fanny, qui l’adorait,ne trouverait jamais la force de lui dire non. Pourtant cetteréserve lui rendit possible de reprendre sa plume et d’écrire enfince billet :

« M0n cousin,

« Je vous prie de vous trouver demainmatin, mercredi, entre dix heures et demie et onze heures, sur laterrasse des Tuileries qui donne du côté de la Seine, auprès del’Orangerie. Si vous ne m’avez pas vue arriver à onze heures, c’estqu’un obstacle absolu m’aura seul empêchée d’être là. Vouscomprendrez, quand je vous aurai parlé, quel puissant motif ainspiré cette démarche à votre dévouée cousine.

Reine LE P RIEUX. »

Quand elle eut mis l’adresse à cettecarte-télégramme : M. Charles Huguenin, 54,rue d’Assas, elle voulut relire ces lignes si froides, quoiquetracées d’une main si brûlante, et elle ajouta ce post-scriptum,qu’elle souligna : « Je vous demande aussi dene pas venir aujourd’hui rue du Général-Foy… » Ensuite, ayantfermé la petite feuille bleue, elle alla elle-même la remettre audomestique qui disposait le couvert pour le déjeuner, en luidonnant l’ordre de porter cette dépêche aussitôt. Elle était bienun peu pâle, en accomplissant cette action, pour elle siexorbitante, si en dehors de ce qu’elle avait jamais ou fait oupensé à faire. Mais comme elle l’accomplissait ouvertement,franchement, sans se cacher, au risque d’être surprise par son pèreou par sa mère, elle se disait qu’elle courait un danger pourl’honneur de son sentiment. C’en était assez pour qu’elle n’eût nihonte, ni peur.

Il fallait attendre maintenant, et le calmeque le fait d’agir avait rendu à Reine allait s’user minute àminute, seconde à seconde, durant ces vingt-quatre heures qui laséparaient de cette conversation avec son cousin. Elle dut d’abord,à la table du déjeuner, subir les regards de sa mère et de son père— celle-ci triomphante et reconnaissante, celui-ci (et cetteattitude ne pouvait qu’accroître le malaise de la jeune fille),comme attendri, étonné et interrogateur… Heureusement, il s’en allapresque aussitôt, appelé au dehors par le devoir d’une répétitiongénérale. — « La quatrième de la semaine… » gémit-il, en prenantcongé de sa femme et de sa fille. Mme Le Prieux disparut, elleaussi, de son côté, pour se préparer à son « Jour », à ce « Mardi »auquel avaient été subordonnées et son existence et celle de sonmari, et celle de Reine ! Cette corvée hebdomadaire n’avaitjamais été agréable à la jeune fille. Elle l’acceptait d’habitudeavec la bonne humeur de son âge. Elle avait même du remords, étantpieuse, à trouver parfois pénible cette croix si légère. Cetteaprès-midi, le défilé des visites devait lui être et lui futphysiquement presque intolérable : « Charles a-t-il reçu ladépêche ? Oui, s’il est chez lui… Mon Dieu! Pourvu qu’il nevienne pas aujourd’hui!… S’il l’a reçue, que pense-t-il de moi?Pourvu qu’il ne me juge pas mal!… Il doit deviner qu’il s’agit dequelque chose de grave ? Pourvu qu’il ne se tourmente pastrop!… J’aurais dû lui expliquer. Je ne pouvais pas en écrivant… Jene sais pas si je pourrai même en parlant… » Telles étaient lesphrases qui se prononçaient en elle, tandis qu’elle exécutait avecson soin habituel les menues besognes qui lui étaient réparties,avant les trois heures réglementaires où les deux salonscommençaient de se remplir. Elle regardait aux fleurs des vases etaux plantes vertes, aux bibelots dans les vitrines et au feu de lacheminée. Elle surveillait la salle à manger où l’on disposait toutpour le goûter. Mme Le Prieux avait imaginé, pour agrandir sonappartement de réception, de faire coulisser les portes de cettedernière pièce, qui, ouverte, prolongeait ainsi le grand salon. Cessoins, par trop matériels, n’étaient pas pour faire taire la petitevoix intérieure qui rappelait à la jeune fille la toute voisineapproche du redoutable entretien, et pas davantage les propos qu’illui fallut écouter, quand affluèrent les visiteurs et visiteuseshabituels…

C’était pourtant un échantillon assezcurieux du Paris contemporain que ce «jour» de la femme d’un simplejournaliste, et l’aspect des trois pièces, vers cinq heures,prouvait que si Mme Le Prieux n’avait pas l’intelligence dessensibilités, elle avait au suprême degré l’instinct social, ce donparticulier et indéfinissable de la relation. Ce succès était dû,comme tous les succès, à une vision juste des causes. Lesévénements qui avaient suivi la ruine et le suicide de son pèreavaient révélé à la Méridionale cette première et fondamentalevérité : que le monde ne donne rien pour rien, et elle avaitsu comprendre ce que la situation de son mari lui permettait dedonner, en effet, à ce monde, dont elle avait la folie. — Elleavait aussi discerné cette autre vérité qu’à Paris et de nos jours,il y a, non pas un monde, mais vingt, mais trente mondes, et queles ménages comme le sien, sans appui de famille et sans passé,doivent se résigner à une position un peu excentrique, ne sepousser à fond dans aucune coterie, et se faire leur cercle à eux,en touchant à tous ces mondes, sans essayer d’être absolument d’unseul. — Elle avait reconnu, enfin, cette troisième vérité, qu’il enest des relations comme la monnaie. Avoir un louis, c’est avoirvingt pièces d’un franc; avoir cent francs, c’est avoir cinq louis.Il y a ainsi des relations maîtresses, si l’on peut dire, qui vousen donnent du coup dix, vingt autres, et des relations secondaires,qui ne vous donnent qu’elles-mêmes… La mise en jeu de ces axiomespratiques était reconnaissable rien qu’à la composition de cesalon, par ce «Mardi», qui semblait à Reine, cette fois-ci, nedevoir jamais finir. Pourquoi la femme du journaliste avait-elle,assises sur un de ses canapés, la duchesse douairière de Contay etsa fille, la jeune et jolie comtesse de Bec-Crespin, sinon parcequ’elle avait trouvé le moyen, en vertu du premier de ces troisprincipes, de mettre au service des «œuvres» de la vieilleduchesse, cette passionnée de charité, l’influence d’Hector dansles théâtres et dans la presse ? Donnant, donnant… Pourquoi,par ce même « Mardi », avait-elle chez elle, causant avec cesdeux représentantes de la plus pure aristocratie, Mme JacquesMolan, la femme du célèbre romancier, et Mme Maxime Fauriel, lafemme du non moins célèbre pastelliste ? C’est qu’en vertu dusecond principe, elle n’avait jamais commis la faute de rompre avecun milieu qu’au fond d’elle-même elle qualifiait de bohémien. Elles’était efforcée de rendre sa maison amusante, en faisant de cettemaison un rendez-vous où les personnes d’une société plusrestreinte rencontrassent, sur un terrain neutre, la fleur desartistes et des gens de lettres… Pourquoi, toujours par ce même«Mardi», la comtesse Abel Mosé et sa cousine la baronne Andermattétaient-elles là, elles qui ont chacune à peu près autant demillions que le laborieux Hector écrit d’articles par an? C’est queles deux belles Juives savent un gré particulier au journalisted’avoir, dès le début de la campagne antisémitique, pris cetteposition de libéralisme modéré qu’il continue de tenir, et del’avoir prise avec un désintéressement absolu. On devine sur lesconseils de qui… Et voyez le flair de l’élève du vieux Crucé :Mesdames de Contay et de Bec-Crespin, c’est plus de dix relationsdans la meilleure compagnie ; — comme Mme Molan et MmeFauriel, c’est un pied gardé dans les deux endroits où défile lejeune Paris littéraire; — comme la comtesse Mosé et la baronneAndermatt, c’est des invitations assurées dans tout le haut Israël.Quoi d’étonnant qu’une maison où fréquentent ces têtes de lignene désemplisse pas, et qu’il y défile, comme par ce Mardi,quarante personnes, hommes et femmes ? Et n’est-il pas bienlégitime que la créatrice de ce «salon» regarde, avec orgueil, à laclarté des lampes électriques, les visages frais ou fanés souriresous les chapeaux? Elle sait également, et ce qu’il faut dire àchacune de ses visiteuses pour amener ce sourire, — et ce que coûtele chapeau. Elle sait ce que valent toutes les toilettes, — et lamanière de prendre chacune de ces trente vanités parées. Il y a unechose pourtant qu’elle ne sait pas, c’est combien Reine estfatiguée de verser des tasses de thé ou de chocolat et d’offrir desgâteaux à ces indifférentes et indifférents, combien elle estexcédée de ces discours qu’elle sait par cœur. Qu’elle en a assez,par exemple, d’entendre la duchesse exposer ses plans pour une fêtede charité, la cinq centième qu’elle organise ! C’est uneénorme femme, à mine de vendeuse aux halles, très rouge et trèshautaine, qui a un très grand air avec une figure épaisse et quiparle haut, en coupant ses phrases d’un «pas plus»inexplicable chez elle, sinon parce qu’elle a trop quêté:

— « Cette fois, c’est le palais del’Industrie qu’il nous faudrait et pour deux jours. Pas plus. Avingt francs l’entrée, et cinq francs chaque visite à un descompartiments. Pas plus… Il y aurait vingt de ces compartiments,pas plus, et dans chacun, pendant une demi-heure, durant ces deuxjours, tous les hommes célèbres de Paris viendraient travaillersous les yeux du public, comme ils travaillent dansleur chambre ou dans leur atelier. Pas plus… Vouscomprenez ? A huit heures par jour, cela nous feraittrente-deux demi-heures pour les deux jours. Nous demanderions auxtrente plus célèbres écrivains… Pour les pauvres ils nerefuseraient pas… Oui, nous leur demanderions de s’assoir trentepetites minutes à une table, — pas plus — et d’écrire ce qu’ilsvoudraient, aux musiciens de jouer ce qu’ils voudraient, auxpeintres de dessiner ce qu’ils voudraient. Les trente avocats lesplus célèbres parleraient sur ce qu’ils voudraient, une demi-heure,pas plus, ou bien rédigeraient un plaidoyer. Les médecinsamèneraient leurs élèves et feraient une conférence, sur ce qu’ilsvoudraient… Si nous mettions cela en mai, à l’époque des étrangers,nous aurions dix mille entrées. Pas plus. Cela ferait deux centmille francs pour nos petites poitrinaires, et, à chaque entrée,correspondrait une visite à quatre au moins des compartiments, soitencore deux cent mille francs… Demandez donc à M. Le Prieux cequ’il pense de mon idée?… »

Oui, comme Reine est fatiguée, de devoir,encore aujourd’hui, prêter une apparence d’attention à un desfantastiques projets où se dépense l’activité de la Grande Dame,tandis que sa mère sourit à des phrases derrière lesquelles lajeune fille, elle, avec sa susceptibilité de sensitive, discernecette ingénue et blessante conception que les femmes trop hautplacées se font si aisément des artistes célèbres. — Elles y voientdes bêtes curieuses à montrer. — De même, d’autres phrasesintéressent prodigieusement la mère, à en juger par lesapprobations dont elle les ponctue, qui paraissent presquefroissantes à la susceptible Reine. Ce sont celles que les deuxcousines, Mme Abel Mosé et Mme Andermatt, échangent, non moinsingénument que la duchesse tout à l’heure, sans se douter, — carelles sont bonnes et généreuses, — de l’ironie que représente dansce milieu, où l’élégance est un tour de force, la naïveté de leursallusions à certains chiffres de dépenses :

— « Oui, » disait Mme Andermatt, après avoirraconté les détails d’une séparation à l’amiable dans un ménage quila touche de près : « Salomon», c’était son mari « est arrivé àprouver à Saki », c’était le mari de la femme séparée, « qu’ildevait se conduire comme un gentleman. Ils ontbeau ne pas s’entendre, il n’a rien de grave à reprocher à Esther.Elle est la mère de ses deux fils… Il se doit à lui-même qu’ellevive décemment… Saki est convenu de tout cela, et savez-vouscombien il lui fait ?… »

— « Riche comme il est, » souligna Mme Mosé,« car il a au moins cinquante millions… »

— « Hé bien ! » continua Mme Andermatt,« soixante mille francs de rente, six mille francs par mois… Cequ’elle dépensait chez sa lingère… Comment va-t-elle vivre?…»

Oui, comment la jeune baronne Esther Wismarva-t-elle vivre ? C’est ce que se demandent, visiblementapitoyées, avec le plus impayable sérieux, les cinq personnes quiécoutent cette révélation du peu de gentilhommerie de SakiWismar, le grand banquier. Reine trouverait cette pitié doucementcomique, si l’une de ces cinq personnes n’était pas la femme de sonpère, et si elle ne savait pas ce qu’elle sait sur leur budget…Elle n’a pas le temps de s’abandonner à cette impression pénible,car elle vient d’entendre Mme Molan, près de qui elle s’approchepour lui demander si elle veut une seconde tasse de thé, dire à sonintime amie, Mme Fauriel :

— « Tiens, Laurence, voilà Snobinette quiarrive, et la duchesse qui s’en va avec la comtesse !…Tableau !… »

— « Marie, Marie, tu vas te faire gronderpar Reine, » répond Mme Fauriel. « Elle a un faible pourMme Faucherot… »

C’est la mère d’Edgard qui vient, en effet,d’entrer et comme pour justifier aussitôt la petite raillerie de lafine Laurence Fauriel, elle se fraie passage, à travers les groupesdont le bavardage emplit de son bruit les deux pièces, pourparvenir jusqu’à Reine. Elle l’embrasse, et la pauvre fille se sentcomme glacée sous ce baiser. Elle a trop de finesse elle-même pourne pas se rendre compte que Mme Fauriel est très contrariée qu’elleait entendu la peu spirituelle épigramme de son amie. Pourquoi,sinon que le projet de son mariage avec Edgard est déjà connu etcommenté? Et puis, la mère d’Edgard a dans sa soudaine tendressepour elle une espèce de prise de possession, et cette idée faitcourir dans ses veines le frisson d’une gazelle sous la griffed’une lionne, — si toutefois une telle comparaison est permise, àpropos d’une personne aussi peu léonine que l’ancienne vendeuse dela maison « Hardy-Faucherot, Soie et Velours». La commerçante sixfois millionnaire est une petite femme de quarante-cinq ans, restéetrès mince, d’aspect encore jeune. Elle possède, si vous ladétaillez, toutes sortes de traits qui devraient faire d’elle unefemme distinguée : des pieds petits, des mains maigres, unetournure fine, un visage régulier, de grands yeux bruns encadrés desourcils bien dessinés, des dents blanches et bien rangées. Elleest habillée à la dernière mode, et le renard bleu qu’elle porte nedéparerait pas le cou d’une princesse de sang. Avec cela, —expliquez ce mystère, — il y a, comme répandu sur tout son être, uncaractère absolument, irrémédiablement commun. Elle est, si l’onpeut dire, l’inverse exact de la duchesse, de tant d’allure avectout ce qui devrait lui donner un aspect vulgaire : teint, tailleet toilette. Durant la seconde qu’a duré leur rencontre sur le pasde la porte, on aurait pu saisir ce contraste de conditionsextérieures, rien qu’en comparant la taille épaisse de Mme deContay et la taille mince de Mme Faucherot, l’admirable fourrure decelle-ci et les vieilles zibelines passées et jaunies de celle-là.Pourtant, même ainsi aperçues, n’importe qui aurait reconnu quiétait la duchesse et qui était la bourgeoise. A quel signe ? Al’aisance de la première et à la raideur de la seconde? à l’espècede bonhomie imposante, à la certitude gaie de l’une et àl’arrogance trop soulignée de l’autre ? Qui définira jamaiscet ensemble de riens qui se résume dans ce mot de race ? Cesriens ne sont sans doute que la transparence de secrets etincontrôlables éléments cachés au fond de notre être le plusintime, qui nous interdisent ou nous commandent certaines façons depenser. Celle que Mme Molan appelle du trop joli surnom de «Snobinette », en donne une preuve de plus en disant à Reine, aprèscette première effusion :

— « Est-ce que ce n’est pas la duchesse deContay qui sort d’ici?… Et moi qui veux tant faire sa connaissance.Pourquoi ne m’avez-vous pas prévenue?… Voilà ma guigne. Je l’aimanquée à cause d’un embarras de voitures. Imaginez-vous. J’ai dità mon cocher de prendre par les petites rues… Il n’y a riend’ennuyeux au fond comme une paire de chevaux de dix mille francs.On a toujours peur pour eux… Oh! vous avez bien raison, ces dameset vous, de n’avoir que de bons petits locatis… On fait de laroute, au moins… » Et la mère d’Edgard continue, sans s’apercevoirdu pli de moquerie que sa sottise de parvenue met aux lèvres desdeux futées Parisiennes à qui elle parle, ni de la mélancolie quecette même sottise met dans les prunelles de celle qu’elle achoisie pour sa future belle-fille, et qui essaie de l’interrompreen lui disant :

— « Du thé ou du chocolat?… Il faut boirequelque chose de chaud par ce temps froid?… »

— « Qu’a pris la duchesse ? » demandemadame Faucherot, et, sur la réponse de Reine : Je prendrai duthé, comme elle… Dites-moi, est-ce qu’elle vient souvent vousvoir?… Ah! si j’avais su!… Et moi qui étais si contente d’avoiracheté ces chevaux à Mme de Candale!… Car, vous savez, ce sont lessiens. Elle les avait mis en vente au Tattersall. J’aivoulu les avoir à n’importe quel prix… Et voilà ce qu’ils me fontmanquer!… »

 

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