Drames de Famille

Chapitre 1UN MÉNAGE PARISIEN : — LE MARI

Si vous lisez plusieurs journaux, — et qui n’a cettefuneste habitude, maintenant, de perdre une heure de sa matinée etune autre heure de sa soirée à retrouver, dans une demi-douzaine degazettes, les mêmes renseignements inexacts, les mêmes sophismespassionnés, les mêmes iniques partialités ? — c’est cent,c’est mille fois que vous avez rencontré les noms de M. et MmeHector Le Prieux. Ils figurent l’un et l’autre, à juste titre, aupremier rang de ce que l’on est convenu d’appeler les «notabilitésparisiennes» : lui, comme un des vétérans de la chroniqueboulevardière et du feuilleton théâtral; elle, quoique épouse d’unsimple journaliste, comme une femme à la mode qui donne degrands dîners cités dans les feuilles, et qui ne manque ni unepremière représentation, ni une ouverture d’exposition, aucune descérémonies, en un mot, où défile ce Tout-Paris indéfinissable etspécial dont rêvent les provinciaux et les étrangers. Ce Tout-Parisn’est pas le Monde; les éléments en sont trop composites pour quecette mixture hétérogène représente jamais de près ou de loin laSociété. C’est un monde pourtant, et qui a ses exclusions, sesmœurs, sa hiérarchie. La «belle Mme Le Prieux», comme elle estencore qualifiée, malgré ses quarante ans très-passés, en seraitcertes une des reines, si cette royauté se décernait d’après lafréquence des mentions dans les comptes rendus de cette paradequasi quotidienne. Mais être très célèbre, a-t-on dit, c’est êtreméconnu de plus de gens. Cet apparent paradoxe est vrai de cettebizarre célébrité parisienne comme de toutes les autres. Vousdonnez-vous la peine quelquefois de penser au ménage que peuventbien faire deux êtres aussi lancés dans le tourbillon que les LePrieux, quand vous lisez, quasi chaque jour, le nom de la femmedans une note des « Mondanités », et celui du mari au bas d’unarticle? Si oui, je gage que les visions suivantes s’évoquentdevant vous. Lui, vous l’imaginez d’après le type légendaire duboulevardier : mari de fidélité médiocre, plus ou moins viveur,joueur, duelliste, toujours attardé dans les coulisses des petitsthéâtres ou dans les tripots. Elle, vous l’apercevez, d’après letype non moins légendaire de la Parisienne des romans élégants,évaporée jusqu’au mauvais ton, sinon coquette jusqu’à lagalanterie. Vous croirez tout d’eux, excepté que le bohémianismebrillant d’un pareil couple puisse légitimement s’associer à l’idéed’un foyer et d’une famille. Pensant de la sorte, vous avez — c’estle lot de presque tous les jugements qui procèdent par vastesclasses — raison et tort à la fois. Vous vous méprenez sur lespersonnes, car Hector Le Prieux, tout journaliste qu’il soit,représente bien le meilleur des maris que jamais bourgeois inquietsaient souhaité pour leur « demoiselle », et Mme Le Prieux est, aupoint de vue de l’honneur, la plus irréprochable des femmes. Vousêtes dans le vrai sur le principe, sur le peu de chances de bonheursérieux et solide qu’offre la vie conjugale, pratiquée dans detelles conditions et dans un tel milieu. Le ménage des Le Prieuxrepose, en effet, sur une anomalie qu’il faut expliquer pour rendreintelligible le petit drame sentimental dont ces premièresréflexions, et celles qui vont suivre, forment le long, maisnécessaire préambule. D’ailleurs, raconter l’histoire de ce couple,c’est donner, à ce récit d’une simple anecdote, sa pleine valeurd’enseignement social. La situation réciproque de Mme Le Prieux etde son mari ne tient pas à la profession un peu excentrique de cedernier. Supposez-le gagnant à la Bourse, dans le commerce ou dansl’industrie, les soixante ou soixante-dix mille francs par an, quelui procurent ses accablantes besognes de journaliste arrivé, lasingularité de ses rapports avec sa femme serait exactement lamême. Cet étrange ménage, dont la plaie dévorante, on le verra, estcette maladie toute contemporaine, le maladif, le passionné soucidu luxe des autres, n’est une exception que par les circonstances.Ce désir de briller jusqu’à l’extrémité de ses moyens, ce besoin dequitter sa classe, d’égaler sans cesse et à tout prix dans leursfaçons de vivre, dans leurs décors, dans leurs plaisirs, ceux quinous dépassent immédiatement, qu’est-ce autre chose qu’un casparticulier de la grande dégénérescence démocratique? On éprouvequelque scrupule à employer de si graves formules, alors qu’ils’agit d’une aventure assez terre à terre, et de gens qui secroient eux-mêmes tout simples, tout naturels. Mais, quand on yréfléchit, les larges mouvements de mœurs que l’histoire enregistrene sont que cela : une addition indéfiniment multipliée deminuscules habitudes individuelles, comme une immense marée n’estque la poussée en avant de plusieurs milliards de minusculesvagues.

Au moment où commence le drame, sans grands événements etpourtant tragique, auquel je viens de faire allusion, c’est-à-direau mois de janvier 1897, ce ménage Le Prieux avait déjà vingt-troisans de date : Hector — en ces temps-là Leprieux en un seul mot,c’était l’orthographe d’avant les «Mondanités» — ayant épousé MlleMathilde Duret en 1874. Ce mariage s’était célébré dans desconditions très modestes et qui n’annonçaient guère les futuresélégances de la « belle Mme Le Prieux, » — en deux mots. — A peinesi chacune des deux feuilles auxquelles l’écrivain collaboraitalors mentionna la cérémonie. Cette discrétion avait été demandéepar Hector lui-même, désireux d’éviter toute allusion au désastreencore récent où avait sombré le père de sa fiancée. Tantd’aventures de ce genre se sont succédé depuis lors !Personne, assurément, ne se rappelle aujourd’hui cet audacieuxArmand Duret, qui, à la veille et au lendemain de la chute del’Empire, brassa de si vastes et de si hasardeuses affaires, fondasi bruyamment le Crédit Départemental, étala un luxe si insolent,commandita tant de journaux et finit sinistrement dans un horriblescandale, par la ruine et le suicide. La veuve et la fille de cespéculateur déchu avaient, à grand’peine, réalisé après sa mort4,000 francs de rente, juste de quoi ne pas mourir de faim parmiles quelques meubles échappés au marteau du commissaire-priseur. Deson côté, la double collaboration dont j’ai parlé assurait à Hector5,000 francs par an. Comptez : dans un de ses deux journaux, iltenait l’emploi de chroniqueur judiciaire, soit 2,400 francs; àl’autre, il donnait, sous un pseudonyme, un courrier de Parisbi-hebdomadaire, soit, à 25 francs l’article, 2,600 francs. Troisfermes louées en métayage, qu’il avait la sagesse de garder dans leBourbonnais, son pays d’origine, représentaient la partie la moinsaléatoire de son revenu, mais la plus maigre : elles lui valaient,bon an mal an, 900 francs. Ces chiffres suffisent à expliquerpourquoi il fut décidé aussitôt que le jeune ménage habiterait avecla mère. Les deux femmes démontrèrent à l’écrivain, profondémentignorant des choses de la vie matérielle, qu’il y avait, danscette combinaison familiale, une certitude d’économie. Mme veuveDuret insista, par-dessus tout, sur la nécessité d’épargner l’achatd’un mobilier nouveau. Jusqu’à son mariage, Hector avait habité unechambre garnie dans un hôtel de la rue des Martyrs, à proximité deses deux bureaux de rédaction. — « Maman est si bonne ! Elleme cédera son salon pour mon jour… -» avaitdit Mathilde, avec une reconnaissance qui attendrit l’amoureuxjusqu’aux larmes, tandis qu’il aurait pu apercevoir, dans cettesimple phrase, quelle conception de leur commun avenir avait déjàsa fiancée. Mais où le jeune homme, qui ne savait le prix vrai derien, aurait-il appris l’entente, plus difficile encore, descaractères ? Orphelin lui-même de père et de mère, il n’avaitpersonne pour lui dessiner à l’avance la courbe de son avenirconjugal, et lui indiquer quelles grandes conséquences auraient lespetites fautes de tactique, commises au début de son mariage. Toutcontribuait à faire de lui l’époux-esclave qu’il devait rester savie durant, sans même s’en apercevoir : cette solitude d’abord,puis son éducation, son tour d’esprit et de sensibilité, tout,jusqu’à sa race, jusqu’à ces premières données héréditaires dutempérament, d’autant plus fortes en nous que nous en prenons àpeine conscience…

J’ai dit que Le Prieux — maintenons-lui, une fois pourtoutes, le demi-anoblissement de ce Le détaché — est originaire duBourbonnais. Le nom seul révélerait cette province. Dans lepatois du centre de la France, on appelle, encore aujourd’hui, unprieux ouun semoneux, le paysanbeau parleur, qui se charge d’aller, de hameau en hameau, porterles invitations pour les noces. Ce rôle de messager de campagnefut-il tenu par un des rustiques ancêtres d’Hector avec une verveparticulière? Les modestes archives de Chevagnes, le village nataldu journaliste, n’en disent rien. Elles attestent, en revanche, queles Le Prieux sont connus à Chevagnes, depuis plusieursgénérations, sous ce sobriquet, devenu patronymique. Ils doiventavoir résidé là depuis toujours, car, avec sa tête plus large quelongue, sa face presque plate et que termine un menton rond, avecses cheveux lisses et qui restent châtains dans leur grisonnement,ses yeux bruns, son cou puissant, ses épaules horizontales, sontorse épais, sa taille courte, toute sa personne ramassée ettrapue, leur descendant présente un type accompli de ce paysancelte, qui occupait cette partie de la France à l’époque où César yparut. C’est une race autochtone, et dont les traits morauxdemeurent étonnamment les mêmes à travers l’histoire : uneintelligence avisée sans forte imagination créatrice, une volontépatiente, mais sans initiative, ce que les savants d’aujourd’huiappellent l’esprit grégaire, le goût de ne pas agir seul et commeun besoin d’être dirigé. Certes, de telles caractéristiques sontd’une généralisation hasardeuse. Pourtant, les annales del’Auvergne et du Bourbonnais semblent bien démontrer la justesse decelles-ci.

Quant à cette dernière province, puisque c’est d’ellequ’il s’agit à propos d’un de ses plus humbles enfants, laprédominance de l’élément celtique imprime une évidente unité à sonhistoire. Qu’en est-il sorti, pendant la longue durée du moyen âgeet de l’ancien régime, alors que l’indépendance locale permettaitun plus libre épanouissement des originalités? Presque pas ou peude grands hommes de guerre, presque pas ou peu de grands artistes,comme si la race répugnait à ce que de tels héros comportentd’excessif. Par contre, les génies prudents, les hommes de loi etles hommes d’Eglise y ont pullulé. Quand on est de son pays, audegré où Hector Le Prieux est du sien, les qualités et les défautsde ce pays reparaissent toujours, même si l’on fréquente un milieuet si l’on exerce un métier les plus opposés, croirait-on, à cetteinfluence du sol ancestral. Relisez l’un de ses feuilletonsdramatiques maintenant, ou l’une de ses causeries parisiennes :vous y retrouverez de la prudence d’esprit et du terre à terre, dela judiciaire et de la timidité, de l’exactitude sans éclat et unesagesse un peu pauvre. C’est un talent qui, de trop bonne heure, acessé d’oser, et c’est un caractère qui, de trop bonne heure, s’estsoumis.

Si une passivité d’âme, tout héréditaire chez Hector,explique qu’en effet la direction de son ménage ait dû aussitôtappartenir à sa femme, une énigme s’impose, que l’on doit résoudre,avant de montrer cette mainmise de Mme Le Prieux sur les faits etgestes de son mari : pourquoi celui-ci, avec ce manque innéd’esprit d’entreprise, a-t-il, entre tant de carrières officielleset sûres, avec traitement fixe et retraite, qui s’offrent auFrançais moutonnier de notre temps, choisi la plus aventureuse, laplus féconde en imprévu, la moins conforme aux prudencesbourgeoises? Encore ici, alors qu’il paraissait faire preuved’audace et d’originalité, le jeune homme avait simplement prouvésa docilité aux influences, et son peu de confiance en ses propresforces. Voici comment. Le plus inattendu des hasards voulut que lepère d’Hector, établi à Chevagnes en qualité de médecin, renouvelâtconnaissance, aux eaux de Bourbon-Lancy, toutes voisines, avec unde ses anciens camarades d’hôpital, établi lui-même près de Nohant,et qui soignait Mme Sand. Invité à venir à Chevagnes, le docteurberrichon causa beaucoup de son illustre cliente devant Hector, quiachevait alors sa rhétorique au lycée de Moulins, et, comme tousles collégiens de son âge, composait secrètement de mauvais vers.Admirateur passionné de Lélia et d »Indiana,l’adolescent eut, à la suite de cette conversation, la premièrehardiesse de sa vie. Le présent récit racontera la seconde. Il osaécrire à la bonne dame de Nohant une épître, où il lui demandaitdes conseils sur la direction de ses idées religieuses! Avec cetteadmirable générosité de plume, qu’elle garda jusqu’à la fin, malgréla surcharge de ses travaux, George Sand répondit à l’écolier. Ellene se doutait pas que les quatre pages de sa lettre, tracées de lagrande écriture ronde et un peu renversée de ses dernièresannées, exerceraient sur l’avenir de son correspondant improvisé laplus funeste influence. Il lui répondit, et, plus hardi cette fois,lui envoya des vers. L’ancienne amie d’Alfred de Musset s’entendaiten poésie, à peu près autant qu’en politique. En revanche, elleexcellait à construire des romans. Elle en bâtit un à propos dujeune rimeur bourbonnais, uniquement parce qu’il avait mis enmédiocres stances une pittoresque légende locale. Elle le vitinaugurant en France cette poésie rustique et provinciale dont ellea toujours caressé la chimère. Elle l’encouragea par des éloges, —ces imprudents et dangereux éloges dont les artistes glorieux nesont pas assez avares! Ils n’en mesurent pas la portée surl’imagination des débutants. Un séjour à Nohant, où il fut reçuavec la plus cordiale bonhomie, acheva de tourner la tête à Hector,qui crut à son avenir de poète. Le résultat fut qu’au lieu decommencer, au sortir du collège, ses études médicales, comme ledésirait son père, il demanda qu’on lui laissât faire son droit. Ily voyait une occasion de travaux moins précis et qui seconciliaient mieux avec ses secrets désirs. Puis, ce père étantmort presque aussitôt, l’orphelin, libre de sa fortune, — il avaitperdu sa mère en bas âge, — réalisa au plus vite le modeste capitalque lui laissait le praticien de Chevagnes. Dans cette premièreferveur d’espérance, les trois fermes qui devaient, plus tard,constituer la portion solide de sa dot, ne furent épargnées qu’àcause de la difficulté à résilier les baux. Les étudesde droit, inaugurées à Dijon, par économie, furentabandonnées, et l’élève de Mme Sand s’établit à Paris, pour y menerla vie de candidat à la gloire littéraire.

Cet événement, — car l’exode du gars Le Prieux vers Parisfit sensation dans le canton de Chevagnes, où feu le docteurcomptait autant de prétendus cousins, c’est-à-dire de clientspresque gratuits, que cette Sologne bourbonnaise compte de hameaux,— cet événement, donc, avait eu lieu en 1865. L’issue en fut ce quevous pressentez : une fois de plus Icare brûla au feu de la réalitéla cire de ses imprudentes ailes. En 1870, à l’époque de la guerre,pendant laquelle il fit bravement et simplement son devoir, Hectoravait publié à ses frais deux volumes de vers : les Genêts desBrandes etles RondesBourbonnaises, plus un roman : le Rossigneu, — c’est lenom patois des bœufs de couleur rousse, — le tout composé dans ceparti pris de couleur rustique et provinciale, sorte de conventionparticulière aux écrivains venus à Paris pour y être de leur pays!L’un dans l’autre, les trois ouvrages s’étaient bien vendus à centcinquante exemplaires. Dans l’entre-deux, l’auteur avait appris àses dépens ce que cachent de positivisme brutal, de vanitéimplacable, d’ignoble calcul, les déclamations pompeuses ou lesparadoxes fantaisistes de la bohème artistique. Passant pour riche,— et riche en effet par comparaison, — dans les cénacles duquartier Latin, puis de Montmartre, où ses aspirations littérairesle conduisirent naturellement, le provincial avait aussitôt connules nombreuses variétés de systématique exploitation, que l’argotdes brasseries déguise du nom goguenard et familier de tape. Il avait été lecamarade complaisant qui ne peut pas entrer dans un café sans quecinq ou six des assistants se mettent à sa table, pour se leveraprès de longs propos de haute esthétique en lui laissant à réglerd’innombrables consommations dont les soucoupes s’empilent enmonumentales colonnes; — puis quand l’amphitryon de la veilleouvre, le lendemain, la porte du café, il entend les délicatsesthètes exécuter son œuvre et sa personne d’un «ça n’existe pas»,qui s’enfonce comme une lame froide au plus saignant de sonamour-propre. Le Prieux avait encore été le «gogo» qui prend pourvingt-cinq louis d’actions d’une Revue destinée à «défendre lesJeunes»; — puis il y rencontre quelque article, à cruelle allusion,où il se reconnaît, avec la rancœur d’avoir payé son propreéreintement, comme d’autres paient leur propre éloge. Il avait étéaussi, non pas une fois, mais vingt, mais cinquante, le Mécèned’abord ému, ensuite intimidé, qui commence par ouvrir sa bourseaux mendiants de lettres professionnels; puis il subit, au premierrefus, les outrages des drôles dont il ne veut plus nourrir lasuperbe et impuissante fainéantise… Mais à quoi bon énumérer desmisères si communes qu’elles en sont banales ? Ce qui l’estmoins, c’est que le jeune homme qui les traverse n’y pervertissepas la justesse de son sens social.

Par bonheur, tandis qu’Hector s’efforçait d’exprimer, dansune prose et dans des vers systématiquement et laborieusementnaïfs, cette poésie du terroir natal qu’il avait eu la folie dequitter, ce terroir travaillait en lui à son insu. La prudenceavisée de ses aïeux paysans interpréterait ces étrangesexpériences. Il en dégageait, par un obscur et irrésistibleinstinct de conservation, une vue nette des conditions où il luifallait vivre, et il devinait le plus sûr moyen de s’y accommoder.Il fit, pendant cette cruelle campagne de 1870, sous la tente, puisen Allemagne, où il fut prisonnier, de sérieuses réflexions. Sevoyant arrivé, sans aucun résultat, presque au terme de son petitcapital, il comprit que son rêve de gloire immédiat était unechimère. Il se jugea comme poète et comme romancier, et, tout enconservant inpetto unesecrète complaisance pour ses essais de jeunesse, il essaya dereculer la réalisation de son Idéal. Il s’apercevait, à vingt-cinqans, sans titres, sans protections, sans carrière entreprise. Il sedit qu’il fallait faire deux parts dans sa vie : celle de l’art etcelle du métier. Or, métier pour métier, il comprit que lalittérature en valait bien un autre, du moment qu’elle étaitpratiquée avec les vertus de labeur assidu et de ponctualité, quisont nécessaires dans toutes les professions. Ce fut là le coup debon sens de son hérédité paysanne. Il se dit qu’un grand journaln’est, après tout, qu’un vaste atelier commercial, et qui supposeune certaine quantité de besogne positive, exécutée régulièrement.Il résolut d’être un des bons ouvriers d’un de ces ateliers,et il se tint parole, avec une patience de procédés et une méthodenon moins dignes des cultivateurs dont la lente et sagace énergiese retrouvait en lui sous la forme la plus inattendue.

Son premier soin fut de profiter de la dispersion forcéedes groupes littéraires, dont il avait plus ou moins fait partie,pour s’isoler de presque tous ses anciens compagnons. Puis, sesouvenant d’avoir passé quelques examens de droit, il eut lecourage de les compléter, afin de pouvoir s’inscrire au barreau,et, de là, postuler dans une feuille du boulevard une place dechroniqueur judiciaire. Il l’obtint, grâce à l’un de ces camaradesde brasserie, entré, lui aussi, raisonnablement, dans la presse.L’exactitude avec laquelle Hector apportait sa copie, la précisionet la clarté de ses comptes rendus sérieusement travaillés,l’aménité de son caractère, le firent bien vite apprécier dans cepremier journal. Le rédacteur en chef parla de lui en termesélogieux au propriétaire dudit journal, lequel n’était autre queDuret. Celui-ci ambitionnait de se recruter des outils humains, debons et sûrs secrétaires qui lui fussent d’intelligentscollaborateurs, dans la fortune politique qu’il comptait édifiersur sa fortune financière. Il voulut connaître Le Prieux. C’estainsi qu’Hector entra, tout petit gazetier à peine appointé, et parl’escalier de service, dans l’hôtel princier que Duret possédaitalors avenue de Friedland. Il plut tout de suite au spéculateur,qui, frappé de sa lucidité d’esprit, projetait d’en faire unconfident d’affaires. Les tragiques circonstances qu’on sait etl’effondrement du Crédit Départemental, en interrompant brusquementla fortune de Duret et l’acculant au suicide, semblaient devoirmettre fin à tout rapport de Le Prieux avec les survivantes de cedésastre. Il n’en fut rien. Il se mit tout entier au service de lapauvre veuve, qui fut trop heureuse de trouver, parmi leseffroyables désarrois de cette ruine, le dévouement du modestecollaborateur judiciaire. Le jeune homme prodigua ses services,avec la ferveur d’une admiration ardente pour la belle etmalheureuse Mathilde. Le reste se devine : et l’intimitégrandissante, et la passion d’Hector, d’abord intimidé jusqu’à nepas oser même espérer de jamais plaire, la reconnaissance attendriedes deux femmes, le ravissement presque épouvanté de l’amoureuxdevant les perspectives soudain découvertes d’une union possible,et la suite : innocente et délicieuse idylle dont le souvenirfaisait battre le cœur de l’écrivain vieilli, après un quart desiècle, comme s’il était encore le modeste articlier de vingt-neufans, qui surveillait le transport de ses hardes et de ses livresdans l’appartement de sa belle-mère, — un bien mélancoliqueappartement pourtant, sur une cour, en haut de la rue du Rocher, —sans oser trop croire à la réalité de son bonheur.

 

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer