Drames de Famille

RÉSURRECTION

I

 

Lentement, tristement, Elisabeth de Fresneavait gravi la pente de la colline, boisée et close d’un mur, quiservait de parc à sa villa. Elle s’était assise, à même le roc, surla terrasse, ménagée là en des jours plus heureux et d’où ses yeuxpouvaient voir l’un des plus vastes paysages de mer et de montagnesqui soit en Provence, si beau qu’il a valu à cette partie desenvirons d’Hyères le surnom de Costebelle. A ses pieds, les cimesinégales des pins d’Alep verdoyaient, frissonnaient sous la brisevenue du golfe qui lui-même bleuissait plus loin, fermé, d’un côté,par les deux longues et minces chaussées de la presqu’île de Giens,de l’autre, par la pointe fortifiée de Brégançon. L’île dePorquerolles et ses rochers dentelés, celle de Port-Cros et saVigie, celle du Levant et ses landes nues barraient là-basl’horizon. A la gauche de la jeune femme, s’étendait la sombrechaîne des Maures, au bas de laquelle Hyères elle-même étageait sesmaisons blanches. Et le radieux soleil enveloppait d’une gloirecette forêt, ces flots, ces îles, ces collines, ces façadeslointaines, — un divin soleil de la fin de mars, qui, plus près,caressait la villa peinte en rose et les allées du jardin attenantau parc, avec leurs mimosas fleuris, leurs bordures d’iris violets,d’œillets blancs et rouges, leurs massifs de roses pâles et delarges anémones. Dans le petit bois de pins, des bruyères, hautescomme des arbres, remuaient au veut de mer leurs grappes d’un blanctrès doux, les lauriers-thyms leurs bouquets d’un blanc très clair.Cette brise roulait, avec cet arôme marin, la senteur mêlée de cesrésines et de ces corolles, celle aussi des plantes sauvages, desromarins et des cystes. De ci de là, les formes des végétauxexotiques s’apercevaient confusément : les larges palmes desdattiers, les poignards tordus des agaves, les barbes aiguës desyuccas. Et cette adorable vision d’un printemps presque orientals’achevait, s’enchantait, s’ennoblissait d’un charme plus purencore par le tintement pieux d’une cloche de chapelle. Cette voixde la petite église qui domine toute cette contrée et s’appelle dubeau nom de Notre-Dame de Consolation, s’épandait dans cetair lumineux, balsamique et tiède, par frêles vibrationsargentines. Elle annonçait que cette glorieuse matinée de printempsétait aussi la matinée de Pâques, et cette fête de la résurrections’harmonisait si bien avec l’universelle joie de vivre, partoutéparse, que cette merveilleuse nature semblait, elle aussi, par cesoleil, par cette mer, par ces fleurs, proclamer le triomphe del’Amour qui a vaincu la Mort…

 

II

 

Hélas! c’était justement cette fête de laVie, dans la Nature et dans l’Eglise, dans le ciel visible et dansl’invisible, qui accablait la jeune femme d’une plus cruellemélancolie, par ce miraculeux matin de Pâques. Le sombre crêpe dontelle était vêtue, et qui parait d’une grâce attendrissante sadélicate beauté blonde, racontait un deuil, porté plusdésespérément dans son cœur. Ses doux yeux bleus, presque ternisd’avoir trop pleuré, semblaient blessés par le rayonnant éclat dubeau jour. Son front pâli se voilait d’une pensée plus douloureuse,à chaque sonnerie de la cloche. Elle avait perdu un fils — sonunique fils — quatre mois auparavant, et, dans cette âme de mère,la blessure ouverte saignait davantage, à regarder cette féerie duprintemps nouveau que son cher André ne verrait pas, à écouter cetappel vers un Dieu qu’elle ne priait plus, qu’elle ne pouvait plusprier depuis qu’il lui avait pris son enfant. Assise sur la chaudeterrasse, elle regardait de ce machinal et indifférent regard dedésespoir. De tous les points de l’admirable horizon des imagess’élevaient pour elle, et des cortèges d’idées suivaient cesimages, qui lui rendaient plus précis, plus intolérables lesmoindres détails de son malheur. Cette mort presque soudaine d’ungarçon de six ans, emporté par une méningite en quelques jours,c’était déjà une bien dure épreuve. Des circonstances personnellesen avaient aggravé le poids encore, et la jeune femme les réalisaità nouveau, une par une, devant ce paysage, chargé pour elle de tantde passé… Cette eau miroitante du paisible golfe, c’était la mer,l’infranchissable mer, sur laquelle Ludovic de Fresne, son mari,avait dû partir pour l’extrême Orient, dix mois plus tôt. Elleavait accompagné le lieutenant de vaisseau à Toulon, épouse sitourmentée, mère si heureuse! Et maintenant qu’elle aurait eu tantbesoin de lui, pour supporter l’horrible chose, des milliers et desmilliers de lieues les séparaient l’un de l’autre. Quandreviendrait-il lui dire les paroles qui lui rendraient le couragede vivre pour faire son devoir?… Quel devoir? Le son de la clochequi annonçait la messe, à laquelle sa révolte intérieurel’empêchait d’assister, le lui répétait trop nettement. Si Mme deFresne s’était mise debout, elle aurait pu, sur le ruban de route,qui, de la porte de la villa, serpente à travers les bois jusquevers la chapelle, apercevoir une voiture traînée par un poney, et,dans cette voiture, deux enfants en deuil comme elle, un garçon deneuf ans, une fillette de huit. Ces deux enfants, Guy et Alice,étaient ceux de son mari, qui les avait eus d’un premier mariage.Elle se souvenait. Quand elle avait épousé l’officier de marine,qui était en même temps son cousin, comme la pitié pour les deuxorphelins avait été sincère en elle! Comme toute sa consciences’était tendue à leur remplacer la morte, au point qu’à leur âge deneuf et dix ans, ils ignoraient qu’elle ne fût pas leur vraiemère ! Quand elle avait eu elle-même un fils, avec quelscrupule elle s’était appliquée à ne jamais montrer une préférenceà celui-ci! Elle n’avait même pas eu besoin d’effort. Tant que lestrois blondes têtes avaient couru, joué, ri autour d’elle, son cœurs’était naturellement partagé entre elles trois… Pourquoi n’enétait-il plus ainsi maintenant ?

Pourquoi ?… La jeune femme n’avait qu’àse tourner à gauche, vers un point qu’elle connaissait trop bien,pour avoir la réponse à cette question. Là-bas, par delà lesdernières maisons de la ville, une dépression marquait le creuxd’une vallée, celle du cimetière. Depuis le jour où elle avait vude ses yeux, — son courage était allé jusque-là, — le petitcercueil de son pauvre André glisser le long des cordes dans lecaveau fraîchement creusé, une atroce impression s’était emparéed’elle, qu’en vain elle avait combattue, qu’elle combattaittoujours, et toujours en vain; et, par cette matinée de fête, ellel’avait sentie plus forte dans son cœur. Elle ne pouvait pardonneraux deux enfants de son mari d’être gais, d’être jeunes, demarcher, de parler, de respirer, d’exister enfin, tandis quel’autre, le petit, son petit, gisait immobile dans satombe. Elle n’avait pas seulement cessé de les aimer. Par momentsil lui semblait, et tout son être en frissonnait de remords,qu’elle les haïssait, comme s’ils eussent volé à l’absent sa partde joie, de santé, de lumière. De les entendre l’appeler :« Maman » lui donnait une maladive et cruelle envie de leurcrier : « Taisez-vous, je ne suis pas votre mère!… » afin queces deux syllabes ne lui fussent plus adressées par personne,puisque la chère et fine bouche qui seule avait le droit de lesprononcer vraiment ne devait jamais les lui redire. Ce matin, cettepassionnée rancune contre ses beaux-enfants l’avait remuée plusprofondément. Elle avait voulu, comme les autres années, leurremettre elle-même leurs œufs de Pâques. Elle pouvait se rendrecette justice en effet : plus cette injuste haine grandissait dansson âme, plus elle appliquait son énergie à n’en rien trahir dansses actes. Les enfants étaient donc venus dans sa chambre. Elleavait vu leurs yeux éclairés par la fièvre de l’impatience, leursmains ouvrir en tremblant les gros œufs de bois colorié, leursvisages s’extasier devant les objets qu’elle leur avait choisis :une jolie épingle pour le petit garçon, une chaîne avec une croixpour la fille… Dieu! Les innocents mais les durs bourreaux, et quilui avaient retourné le couteau dans le cœur rien qu’à lui montrerleur joie naïve, ce plaisir de vivre et d’être au monde, quiégayait même leurs vêtements noirs!

L’autre lui était apparu en pensée, avec unreproche d’être oublié dans ses yeux sans chaleur. Un sanglot luiétait monté à la gorge, qu’elle avait eu pourtant la forced’étouffer, et c’est pour tromper un peu cette surprise aiguë de sadouleur qu’elle était venue seule, tandis que Guy et Alice serendaient à la messe, s’asseoir sur cette terrasse déserte.N’aurait-elle pas dû savoir pourtant que sa plaie intimes’aviverait dans cette félicité de toute la nature, au lieu de s’yendormir?

 

III

 

L’eau du golfe continuait de miroiter et debleuir, les îles de dresser leurs falaises violettes sur l’horizonsans nuages, les montagnes de développer leurs molles, leursvoluptueuses lignes, les fleurs d’exhaler leurs parfums, les pinsd’Alep de tamiser, de filtrer la lumière en une impalpable poudred’or, les exotiques arbustes de palpiter sous ce ciel, comme auressouvenir des lointains climats, patries de leurs puissantesessences. La cloche seule s’était tue dans la tour ajourée de lachapelle. Et dans ce silence de la campagne heureuse, les voix duregret et du désespoir grondaient, grondaient toujours plusviolentes au fond du cœur de la mère, — la voix de la révolteaussi, et de la haine ! Une fois de plus, les impressions troppénibles que lui infligeait le contraste, entre cette fête de lavie, épanouie autour d’elle, et son irréparable deuil, seramassaient dans cet étrange sentiment d’une irrésistibleantipathie contre le bonheur de ses beaux-enfants. C’était dans lesprofondeurs de son être intime, le soulèvement d’une colèreenvieuse qui lui faisait honte sans qu’elle pût s’en rendremaîtresse. Oui, elle enviait, à ce demi-frère et à cette demi-sœurde son André, tout ce printemps que son cher petit mort ne pouvaitplus respirer, tout cet avenir illimité que leur adolescence avaitdevant soi. Elle s’étonnait elle-même de leur en vouloir avec cettefrénésie d’aversion, et sans qu’elle en pût donner d’autre motif,sinon qu’à la seule idée de leur visage, elle se sentait desentrailles de marâtre, et, contre ces fruits du premier lit, uneinstinctive, une furieuse horreur, dont elle ne se croyait pascapable… Certes, c’était bien injuste. Mais y a-t-il une justice ence monde ? Non, les deux enfants ne méritaient pas que laseconde femme de leur père, celle à qui l’absent les avait confiés,les enveloppât l’un et l’autre dans cet inique ressentiment. Maiselle-même, avait-elle mérité que son ange lui fût ravi de cettesoudaine et terrible manière?… Cette femme, qui avait été pieuse etdouce, indulgente et dévouée, qui l’était encore, dans ses actions,par la force acquise de ses premières vertus, subissait cettedépravation de la douleur trop constamment aiguë et trop intense :un démon de méchanceté, de férocité presque, s’agitait en elle, quilui arracha soudain, devant ce paysage où tout était harmonie,apaisement, beauté, cette phrase monstrueuse qu’elle cria touthaut, à qui ? à la nature ? à Dieu ? auprintemps ?

— « Ah! Si seulement l’un d’eux était mortaussi!… »

Elle s’entendit prononcer, ces mots, oùs’exhalait la frénésie de sa souffrance, avec une sorte de stupeur,qui la fit se relever du banc de pierre où elle s’était assise.Elle passa les mains sur ses yeux, comme pour exorciser latentation de cet abominable souhait, et elle recommença de marcherà travers le bois, d’un pas rapide maintenant, comme si elle eûtvoulu fuir le trop lumineux paysage, fuir la vue du chemin par oùdevaient revenir ses beaux-enfants, fuir ses pensées, se fuirelle-même. Elle allait, choisissant, dans cet immense parc àdemi-sauvage, les sentiers étroits, presque impraticables, où lesramures séchées accrochaient sa robe, où les pommes de pincraquaient et glissaient sous son pas, où ses mains écartaient sanscesse quelque arbuste épineux, quelque branche trop haute debruyère. Et en même temps qu’elle marchait de la sorte,meurtrissant, avec un sauvage délire, ses pieds aux aspérités duchemin, ses doigts aux rudesses des feuillages, sa pensée allait,allait, elle aussi. Le violent sursaut de haine qu’elle venait desubir à nouveau contre ses beaux-enfants s’était apaisé. Mais illui en restait au cœur une lassitude plus grande, et ce fondd’invincible répulsion qu’elle s’avouait à présent, qu’elle jugeaitpresque légitime, comme la représaille permise de sonmalheur.

Elle marchait, et une résolution seprécisait en elle, qui l’avait hantée souvent, jamais avec cettenetteté hypnotisante. A quoi bon continuer, vis-à-vis de ces deuxêtres dont la seule présence lui était un supplice, cette corvée,cette comédie plutôt, d’une maternité menteuse? Pourquoi ne pas sedébarrasser de l’un et de l’autre, en les traitant, comme, aprèstout, tant de vrais parents traitent leurs vrais fils et leursvraies filles? Au lieu de les garder, ainsi qu’elle faisait, à lamaison, pourquoi ne pas les envoyer, lui au collège, elle aucouvent, afin de rester seule avec son enfant mort, sans plusjamais entendre autour d’elle ces voix, ces rires, ces jeux, cesmouvements qui insultaient à sa souffrance? Ils ne seraient pasheureux — Guy qu’elle savait si sensible, Alice qu’elle connaissaitsi délicate, — dans la promiscuité d’un internat. Combien d’autrespetits garçons et d’autres petites filles de leur âge subissaient,à cette même minute, cet exil hors de la famille et qui n’engrandissaient pas moins? Et puis, s’ils n’étaient pas heureux, cene serait que juste. Elisabeth savait aussi qu’à son lit de mortleur mère avait supplié leur père de renoncer à sa carrière, pourne plus les quitter, de les aimer pour deux, puisqu’ils n’allaientplus avoir que lui. Avec quelle pitié, la jeune belle-mère avaitautrefois accepté ce testament, et comme elle avait traduit cesuprême vœu : « Puisqu’il continue de servir, c’est moi quijamais ne les quitterai, moi qui serai là toujours, pour être cequ’elle aurait été ! » Les renvoyer, ces orphelins, du foyerpaternel, était-ce obéir au désir sacré de la morte, de celle dontelle avait pris la place, et qu’elle avait juré, qu’elle s’étaitjuré de remplacer? La conscience d’Elisabeth lui répondait bien quenon. Mais la marâtre une fois éveillée ne s’endort pas si vite.Détour étrange d’une sensibilité trop malade, la vivante éprouvait,pour cette morte, dont les enfants vivaient tandis que le sienn’était plus, cette âcre jalousie rétrospective qui corrompt de sonpoison tant de seconds mariages, et fait, des meilleures créaturesquelquefois, les plus implacables, les plus inconscients desbourreaux. Précisément parce que cet internat au collège et aucouvent avait dû être un des cauchemars de la mourante, labelle-mère y goûtait un obscur attrait de vengeance… Et ellesentait aussi que ce n’était là qu’un commencement, un premier passur une route de cruauté où elle ne s’arrêterait plus… Le pèrereviendrait. Que lui dirait-elle ? Ici la tentation se faisaitplus coupable encore. La belle-mère était le seul témoin que lesenfants eussent auprès du marin absent. Il était si aisé d’écrire àcet homme qu’elle n’avait pu continuer de les garder, à cause detel ou tel défaut. Elle n’aurait même pas besoin de mentir. Lepetit garçon était naturellement colère, la petite fillenaturellement répondeuse. Jusqu’ici Elisabeth s’était toujoursmise, comme eût fait la mère, entre les fautes des orphelins et lessévérités de l’officier. Qu’elle agît autrement — n’était-ce passon droit? — et l’envoi au collège et au couvent paraissait sisimple, si utile, si indispensable!… Elle aurait touché à latendresse que le père portait aux orphelins! Que cela ressemblaitpeu à ses résolutions passées!… Pourquoi pas, si elle devait moinssouffrir?…

 

IV

 

Il y a, pour chaque âme, une atmosphèred’idées qui lui est propre et hors de quoi elle ne saurait respirerlongtemps. Une noble sensibilité peut bien se laisser entraîner àdes résolutions indignes d’elle, dans un accès d’égarementcommencer de les exécuter. Elle ne peut pas s’y complaire. Quand lajeune femme se fut dit : «Mon parti est pris; avant huit jours, jene les aurai plus à la maison,» elle essaya de ne plus penser, ni àces enfants pour qui elle allait être si dure, ni à la vilenie durôle qu’elle devrait jouer vis-à-vis du père. Instinctivement, elles’efforça d’endormir le scrupule qui s’élevait déjà des profondeurssi pures de sa conscience, en s’absorbant dans le souvenir de sonAndré. Elle évoqua le petit fantôme, avec une ardeur de regret quile lui rendit présent à nouveau, comme si elle ne l’eût pas vurigide dans sa couchette, avec sa pauvre bouche ouverte et sans unsouffle, ses yeux clos, ses mains couleur de cire jointes sur lecrucifix, comme si les hommes noirs ne fussent pas venus clouer laplanche de la bière sur cette frêle chose immobile, hier un joyeux,un insouciant enfant… Il était là, encore, auprès d’elle, avec lereflet de ce clair soleil sur ses boucles dorées… La vision se fitsi précise, si obsédante que la mère éprouva l’irrésistible désirde donner une pâture réelle à sa tendresse, le besoin de faire uneaction où ce fils idolâtré fût mêlé, un appétit passionné de leservir. Elle commença de cueillir les brins les plus beaux, parmices touffes de bruyère blanche, pour les lui porter et en parer sachambre. Depuis le jour où la dépouille de l’enfant avait quitté lavilla pour le cimetière — cette villa ironiquement nommée «la VillaRose» — la mère n’avait pas permis qu’un seul meuble fût changédans cette chambre. Elle avait déjà obtenu de son mari qu’aussitôtrevenu, il achèterait la maison, louée d’abord à cause du voisinagede Toulon, quand le lieutenant de vaisseau était attaché à ce port.Que de femmes ont ainsi, mères, épouses ou filles, tenté deprolonger l’existence d’un être adoré, en lui conservant tous lesobjets qui lui furent familiers? Et puis la prêtresse de ce cultedomestique disparaît elle-même, et les reliques qui firent sontrésor ne sont plus que la vénale défroque d’un mobilier usé etdémodé. Qui blâmera un cœur fidèle de défendre un peu, contrel’inévitable destruction, ce cadre d’humbles et précieuses choses,si personnelles qu’elles sont presque des personnes ? Depuisces quatre mois, la mère n’avait jamais manqué d’aller, chaquematin et chaque soir, dans cette petite chambre à coucher où ledernier soupir de son fils avait passé. Elle ouvrait elle-même lesvolets, enlevait la poussière des meubles, dépliait les petitsvêtements qui gardaient la forme du petit corps… C’était ce riteinutile et passionné de sa piété navrée qu’elle allait accomplirencore… La gerbe des bruyères s’était épaissie jusqu’à être troplourde pour ses mains. Elle les tenait maintenant à pleins bras,et, tout heureuse et désespérée à la fois de cette vaine moisson,elle redescendait vers la villa, qui apparaissait à travers lespins d’Alep, les palmiers et les yuccas, toute rose en effet,couleur de joie et d’espérance. Et c’était une tragique etpoignante apparition que cette jeune femme blonde, tout en noir,avec sa gerbe odorante de bruyères blanches, en train de marchervers cette maison aux teintes claires, sous ce clair azur, dans ceverdoyant jardin — comme on s’achemine vers une pierre de tombe,pour la fleurir et y pleurer!

 

V

 

… La mère était entrée dans la villa par laporte de derrière, si abîmée dans ses pensées, qu’elle n’avait mêmepas remarqué le cocher en train de laver devant l’écurie les rouesde la charrette anglaise, — ce qui signifiait que sa mélancoliquepromenade avait duré bien plus que la messe. Guy et Alice étaientrentrés depuis longtemps déjà. Aussi, comme Elisabeth s’engageaitdans le couloir sur lequel donnait la chambre du mort, ce lui futun sursaut presque fantastique de voir la porte entrouverte etd’entendre des voix, celles des deux enfants, dont la seule imageavait hanté toute sa matinée d’une obsession de haine etd’injustice… Que faisaient-ils, dans cette pièce où elle avaitdéfendu que personne pénétrât jamais, et qui eût été tout à faitobscure, si un rayon de soleil ne l’eût, entre l’interstice de lafenêtre et l’entrebâillement de la porte, coupée comme par unebarre de clarté ? Sa brassée de bruyères toujours serréecontre son cœur, dont les battements redoublaient, elle s’arrêtapour écouter ce que disaient les deux visiteurs, dont elledistinguait mal les gestes, et, avec une émotion, dont ellen’aurait su dire si elle était délicieuse ou déchirante, ellecomprit que ce demi-frère et cette demi-sœur du pauvre Andrél’avaient devancée dans le pèlerinage de tendresse qu’elle venaitaccomplir. Par cette radieuse matinée, les deux tendres enfantss’étaient rappelé le compagnon de leurs jeux, qui n’était plus là.Ils lui avaient cueilli des fleurs dans le jardin, comme elle dansle parc, et, par une puérilité attendrissante, ils avaient vouluassocier l’absent à la fête du jour en lui apportant un présent dePâques, des œufs achetés à la porte de la chapelle :

— « Il faut mettre ce bouquet ici, » disaitla voix d’Alice. « Tu te souviens des beaux insectes dorés quenous prenions pour lui dans les roses?… »

— « Et là les œufs, » disait la voix deGuy, « comme nous avions fait l’année dernière. Il étaitsi content ! Comme je voudrais le revoir et l’embrasser !»

— « C’est impossible puisqu’il estmort. Mais nous le retrouverons au ciel, » reprenait la petitefille.

— « Si pourtant il ressuscitait ?» répondait le petit garçon. « Lazare est bien ressuscité, etNotre Seigneur… Je le demande au bon Dieu tous les soirs et tousles matins. Maman aussi, j’en suis sûr… Ce serait un miracle, voilàtout. Et pourquoi le bon Dieu ne nous l’accorderait-il pas?…Car, enfin, il y a des miracles… »

Le naïf croyant de neuf ans qui prononçaitces paroles ne se doutait pas qu’en effet un miracles’accomplissait à sa voix, tout près de lui, — une résurrectionaussi, celle de la justice et de la pitié, de l’affection et dudevoir, des généreuses et hautes vertus, dans l’âme de celle quiavait été si près de devenir, pour sa sœur et pour lui, la plusimplacable des marâtres. De surprendre ainsi la preuve enfantine dusouvenir que les deux orphelins gardaient à leur frère mort, venaitde la remuer jusque dans la chair de sa chair, et, avec une crainted’être grondés, changée aussitôt en une si douce effusion, Guy etAlice virent la porte s’ouvrir toute grande, et la mère entrer, —leur mère, — et elle leur tendait ses fleurs en leur disant : «Donnez-lui celles-là avec les vôtres… » et elle les prenait tousdeux à la fois, les serrant contre sa poitrine, passionnément,follement, comme elle eût serré l’autre.

Ne les retrouvait-elle pas, eux aussi, aprèsles avoir perdus ? Et elle pleurait des larmes d’unesouffrance égale, mais adoucie de tendresse, comme si l’esprit deson ange envolé lui eût soupiré tout bas : «Aime-les de tantm’aimer!… » La hideuse rancune, les résolutions mauvaises, lacruelle envie, tous les ferments des basses passions se fondaient,se résolvaient, s’en allaient dans ces baisers. Une fois de plus legrand mystère de renouveau, célébré par l’Eglise, et visible sur cepaysage de printemps, s’accomplissait dans un cœur humain : — laVie venait d’en chasser la Mort, l’Amour venait d’y vaincre laHaine..

 

Avril 1897.

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