Escal-Vigor

Chapitre 2

 

 

Après cet accord, Guidon vint chaque jour auchâteau. Kehlmark s’enfermait de longues heures avec lui dans sonatelier. Le jeune paysan mit à s’instruire et à s’initier un zèleet une ardeur de néophyte, dignes aussi de ceux d’uncreato ou apprenti des maîtres de la Renaissanceitalienne. Pas de délassement comparable pour tous deux à cetteinitiation. Guidon était à la fois le modèle, le rapin et ledisciple de Kehlmark. Quand ils étaient fatigués d’écrire, de lireou de dessiner, Guidon prenait son bugle, ou bien, de sa voix gravecomme l’airain, il chantait des airs héroïques et primordiaux quelui avaient appris les pêcheurs de Klaarvatsch.

Kehlmark ne parvenait plus à se passer de sonélève et le faisait appeler s’il tardait à venir. On ne les voyaitjamais l’un sans l’autre. Ils étaient devenus inséparables. Guidondînait généralement à l’Escal-Vigor, de sorte qu’il ne rentraitguère aux Pèlerins que pour se coucher. À mesure que Guidon seperfectionnait, s’épanouissait en dons exceptionnels, l’affectionintense de Kehlmark pour son élève devenait exclusive, mêmeombrageuse et presque égoïste. Henry s’était réservé le privilèged’être seul à former ce caractère, à jouir de cette admirablenature qui serait sa plus belle œuvre, à respirer cette âmedélicieuse. Il la cultivait jalousement, comme ces horticulteurseffrénés qui eussent tué l’indiscret ou le concurrent asseztéméraire pour s’introduire dans leur jardin. Ce fut entre eux uneintimité suave. Ils se suffisaient l’un à l’autre. Guidon,émerveillé, ne rêvait aucun paradis autre que l’Escal-Vigor. Lagloire, le souci d’être applaudi, n’intervenait en rien dans leuractivité d’artistes absolus.

Puis Kehlmark avait vu d’assez près la viesociale et de surface des soi-disant artistes. Il savait la vanitédes réputations, la prostitution de la gloire, l’iniquité dusuccès, les immondices de la critique, les compétitions entrerivaux plus féroces et plus abominables que celles des sordidesboutiquiers.

Blandine, un peu défiante, avait accueillicordialement ce commensal du château. Heureuse de la félicité quele jeune Govaertz procurait à Henry, elle lui faisait bon visagesans parvenir toutefois à lui témoigner beaucoup d’expansion. Aufond, sans éprouver une antipathie manifeste pour ce petit paysan,elle dut être parfois meurtrie en ses fibres, en ses atomescrochus, et, malgré son bon cœur, sa saine raison, sa grandeurd’âme, elle eut sans doute de fréquents mouvements de dépit contrece commerce intellectuel si intime, cette étroite camaraderie,cette entente parfaite des deux hommes. Elle alla même jusqu’àjalouser le talent et le tempérament du jeune artiste, ces donsspirituels qui le rapprochaient plus de l’âme de Kehlmark que toutson amour à elle, simple femme, gardienne de son bonheur. La bonnecréature ne montrait rien de ces moments, si humains, de faiblesse,que sa raison reprochait à son instinct.

Quant à Claudie, au début et même longtemps,elle ne fut aucunement offusquée de cette grande faveur témoignéepar le Dykgrave au jeune Guidon. Elle y vit une façon pour le comtede faire indirectement la cour à la sœur, en mettant le frère dansses intérêts. Sans doute Kehlmark ferait du petit pâtre leconfident de son amour pour la jeune fermière. « Il est troptimide pour se déclarer directement à moi, se disait-elle ; ils’en ouvrira d’abord au petit, et il tâchera d’être édifié par luisur la nature de mes sentiments. Il a pris un assez piètreintermédiaire. Mais il n’avait pas le choix. En attendant, cettesollicitude que le comte témoigne à ce méchant polisson va plutôt àmoi ! » Et, très infatuée, la rude fille se réjouissaitde ce commerce assidu entre le Dykgrave et le vaurien si longtempsrépudié, presque renié par les siens. Elle en arrivait même à sedépartir de sa brusquerie et de sa hargne à l’égard de son puîné. Àprésent elle le choyait, l’entourait d’égards, s’occupait de sesvêtements, entretenait son linge, tous soins auxquels il n’avaitpas été habitué. Pour expliquer ce revirement, la mâtine avait misGovaertz dans la confidence de son grand projet matrimonial. Lebourgmestre, non moins ambitieux, applaudit à ces hautes visées etne douta pas un instant de la réussite. À l’exemple de son enfantpréférée, il cessa de rudoyer et il ménagea son garçon.

Lorsque après quelques mois de soi-disantépreuve, le Dykgrave déclara au bourgmestre qu’il se chargeaitdéfinitivement du prétendu propre à rien, Claudie détermina MichelGovaertz à accepter cette proposition.

Le bourgmestre, très vaniteux, avait un peuhésité parce que, d’après ce qu’il comprenait, la situation deGuidon, au château, serait celle d’un subalterne, d’un valet un peuau-dessus de Landrillon, mais d’un valet tout de même.

Alors que, longtemps, sous son propre toit, ilavait ravalé son garçon en le reléguant au plus bas de son équipede manouvriers et qu’il lui avait confié les soins les plus vils dela ferme, sa vanité paternelle eût souffert de le voir dépendred’une autre autorité que la sienne. Pour justifier sonintervention, Kehlmark leur avait soumis des dessins déjà trèspoussés du jeune apprenti, mais pas plus que la fille, le pèren’était capable d’apprécier les promesses contenues dans cespremiers essais.

– Acceptons les offres du Dykgrave,insistait Claudie, rencontrant les objections paternelles. D’abordc’est un excellent débarras pour nous. Puis, soyez bien convaincu,que le comte ne s’empêtre de ce vaurien et ne l’attire que pournous être agréable, pour me témoigner sa sollicitude. Nous ledésobligerions, croyez-moi, en le contrariant dans ses bonnesintentions à l’égard du petit. C’est une façon de m’ouvrir lesportes de l’Escal-Vigor. Entre nous, il ne fait sans doute aucuncas de ce barbouilleur ou du moins s’exagère-t-il ses faiblesmérites…

Les premiers temps, quand, le soir, Guidonrevenait du château, elle l’interrogeait sur l’emploi de sajournée, sur ce qui se passait à l’Escal-Vigor, sur les paroles etles allures du Dykgrave. « Le comte s’est-il informé demoi ? Que t’a-t-il raconté ? Il nous porte bien del’intérêt, dis ? Voyons, parle, ne me cache rien. Pour sûr, ila dû t’avouer certain faible pour ta sœur ? »

Guidon répondait évasivement, mais de manièreà ne pas se compromettre. En effet, le comte s’était informé d’ellecomme de son père et même des gens, voire des bêtes de la ferme.Mais sans insister. À la vérité, Claudie défrayait fort peu lescauseries du maître et du disciple, tout entiers à leurs études età leurs travaux.

Guidon devint de plus en plus discret. Depuisleur première conjonction, il avait voué à son protecteur unefidélité aussi totale et aussi intense que celle de Blandine. À sonaffection fanatique se joignait ce quelque chose d’aigu et delumineux que l’intelligence et la culture cérébrale ajoutent ausentiment. Guidon, ce soi-disant fou, ce simple, ce mauvais rustre,représentait une valeur morale dans un corps, un moule admirablequi fortifiait et embellissait chaque jour.

Avec le tact, la seconde vue, cet instinct desnatures aimantes, il se douta de l’assotement de sa sœur pour leDykgrave, mais il pressentait aussi que jamais le comte ne lapaierait de retour. Guidon ne connaissait que trop sa sœur Claudieet il savait mieux que pas un les abîmes de vulgarité et lesincompatibilités totales existant entre elle et Kehlmark.

L’élève en était même arrivé à se savoirpréféré par son maître à « madame l’intendante », à cettenoble Blandine. Toujours est-il que le comte semblait se préoccuperbeaucoup plus de lui que de son amante. Guidon s’enorgueillissaitintérieurement de cette prédilection dont il était l’objet, et, parses prévenances pour la jeune femme, on aurait dit qu’il voulait sefaire pardonner la part prépondérante qu’il prenait dans la vie deson maître.

Guidon devinait, sentait juste : Henry nese révélait, ne se livrait à fond qu’à son disciple. Avec lesautres il se tenait sur la réserve et ses paroles bienveillantes necontractaient point la caresse, l’onction et le velouté de sesépanchements auprès de son protégé.

Jamais Blandine ne l’avait vu si enjoué, siradieux que depuis qu’il s’était chargé de l’éducation et du sortde ce jeune va-nu-pieds. Quelque déférent et empressé que celui-cise montrât à l’égard de la dame, il ne parvenait pas à dissimulersa joie d’être devenu le principal et constant souci du maître del’Escal-Vigor. Il n’y mettait point malice, non, il exultaitnaïvement, s’attendrissait même sur la femme un peu délaissée, et,dans son égoïsme d’enfant gâté, de néophyte, d’élu, il nes’apercevait pas du mutisme et de la réserve de Blandine, lorsquele comte le retenait à dîner, ou des regards singuliers qu’elleleur lançait à l’un et à l’autre quand ils conversaient ens’échauffant et en s’exaltant, accouplés dans un même lyrisme, sansprendre garde à la présence de ce témoin.

Les villageois de Zoudbertinge ne virent pasde mauvais œil la faveur particulière accordée par le Dykgrave aufils de Govaertz.

Aussi peu que le bourgmestre et sa fille ilscroyaient au talent et à la vocation du petit.

« C’est une bonne œuvre et une charité,se disaient-ils. Le père n’aurait rien su faire de bon de ce petitmusard, farouche et intraitable, ayant méprisé le travail autantque les distractions des apprentis de son âge. »

Les patauds s’émerveillaient même que le comtefût parvenu à retirer un semblant de service de ce gars qui n’avaitjamais su apprendre jusque-là qu’à jouer assez proprement dubugle.

D’ailleurs plus le maître et le disciple sechérissaient, plus Kehlmark se montrait accueillant, généreux, mêmeprodigue, faisant largesse aux confréries d’agrément, multipliantles occasions de cocagnes et de tournois gymnastiques.

Il institua des régates à la voile autour del’île, où, monté avec Guidon dans un yacht pavoisé à ses couleurs,il faillit l’emporter sur les meilleurs matelots du pays. Ilrenouvela de ses deniers les instruments de la ghildeSainte-Cécile ; assista assidûment aux répétitions, auxsorties et aux repas de corps de cette confrérie de jeunesgars ; et il lui arriva même plus d’une fois, les belles nuitsd’été où le crépuscule et l’aube semblent se confondre, après uneveillée prolongée à grands renforts d’intermèdes athlétiques et depantalonnades d’entraîner toute la bande dans un exode à traversl’île et de ne rendre les turlupins à leurs foyers conjugaux oupaternels que le lendemain soir, après une pittoresque caravaneillustrée de saltations, de beuveries, de ventrées et de prouessesgalantes sous les chaumes et dans les foins.

Kehlmark dépensait sans compter. On aurait ditqu’il voulait s’acheter par des libéralités souvent excessives etdes bonnes œuvres inconsidérées son droit à un mystérieux etexigeant bonheur ; qu’il voulût en quelque sorte payer larançon d’une jalouse et fragile félicité.

Ces folles largesses contribuaient sans douteau souci de Blandine ; toutefois elle ne risquait aucuneremontrance, et avisait au moyen de faire face à ces dépensesintempestives.

Naturellement, il entrait dans la popularitédu Dykgrave une grande part de courtisanerie, de lucre et decupidité ; mais, si la plupart des rustres l’aimaientgrossièrement, du moins l’aimaient-ils à leur façon. Les pauvresdiables de Klaarvatsch, notamment se seraient fait hacher pour leurjeune seigneur.

En fait d’ennemi déclaré, le comte ne seconnaissait que le dominé Balthus Bomberg et quelques pudibondesbigotes. Chaque dimanche, le ministre tonnait contre l’impiété etle dévergondage du Dykgrave et menaçait de l’enfer les ouailles quis’attachaient à ce libertin, à ce loup ravisseur ; il selamentait surtout sur les visiteurs téméraires qui hantaientl’Escal-Vigor, ce château diabolique peuplé de scandaleusesnudités…

Quoique brouillé à mort avec le bourgmestre,dans son zèle fanatique, ce petit homme bilieux, rageur,étroitement sectaire, se décida à se rendre aux Pèlerins poursignaler au père le risque qu’il courait en confiant l’éducation dujeune Guidon à ce mauvais riche scandalisant la communauté par sonconcubinage et son impiété. Comme tous les calvinistes invétérés,Balthus se doublait d’un iconoclaste. S’il n’avait redouté la furiedes paysans, assez attachés à cette vieille relique qui leurrappelait l’intransigeance de leurs ancêtres, il eût même faitgratter la fresque du Martyre de saint Olfgar.

Kehlmark lui était doublement odieux, et commepaïen, et comme artiste. Pour intimider le bourgmestre, Balthus lesomma d’arracher son fils au corrupteur, sous peine de fairedéshériter aussi Claudie et Guidon par leurs deux vénérablestantes. Michel et Claudie, de plus en plus entichés de leurDykgrave, renvoyèrent le fâcheux à son église avec force sarcasmeset moqueries. Guidon, qu’il aborda un jour aux environs du parc del’Escal-Vigor, ne voulut même pas l’entendre et lui tourna le dosen haussant les épaules, en esquissant même un geste plus libreencore.

Cependant les affaires de Claudie nesemblaient point avancer sensiblement. « Voyons, tu ne meracontes rien, dormeur, disait-elle à celui qu’elle s’imaginaitêtre le trait d’union entre elle et Kehlmark. Le comte, ne t’a-t-ilpoint chargé d’une commission, d’un mot spécial pourmoi ? » Guidon inventait quelque bourde, mais souvent,pris au dépourvu, il se coupait ou demeurait le bec clos. Lamaritorne s’emportait alors contre la stupidité de leurintermédiaire et il lui démangeait même de le houspiller et de lebrutaliser comme autrefois.

Par tactique, le Dykgrave continuait à visiterassidûment les Pèlerins et à faire l’aimable auprès de la jeunefermière. Elle l’eût souhaité plus entreprenant. Il mettait bien dutemps à se décider et à faire sa demande. C’est à peine s’il se fûtrisqué à la lutiner du bout des doigts et jamais il ne lui avaitpris un baiser.

Dès qu’elle entendait le trot du cheval et lesjappements de son escorte de setters, Claudie accourait sur leseuil de la ferme, prenant presque plaisir à afficher son amour,tant elle était certaine du succès. Aussi commençait-on à parlerbeaucoup, aux veillées, des assiduités du Dykgrave.

Quoiqu’il fût acquis presque exclusivement aupetit Guidon, le Dykgrave s’ingéniait à se faire bien voir dechacun. Il poussait même la magnanimité jusqu’à la coquetterie. Enréponse aux diatribes et aux anathèmes du virulent pasteur, ilrépandait les aumônes, se ruinait en dons de vêtements et de vivrespour les pauvres soutenus directement par la cure. Le dominédistribuait l’argent et les autres aumônes, mais ne désarmait pointpour cela.

Plus d’une fois les amis d’Henry, les pêcheursde crevettes et les coureurs de grèves de Klaarvatsch s’offrirent àmettre le dominé à la raison ; cinq d’entre eux notammentemployés en permanence au château, sorte de gardes du corps deKehlmark. Petits fils de naufrageurs, diguiers intermittents,pillards d’épaves, le peintre les faisait souvent poser, s’amusaitde leurs luttes et de leur escrime au couteau moucheté, ou bien illes confessait et, avec Guidon, il savourait leur rude langage, letruculent récit de leurs exploits. Ces gars irréguliers, rôdeursincorrigibles qui n’avaient su s’acclimater nulle part et s’étaientfait renvoyer de partout, ces magnifiques pousses humaines, lespremiers maîtres du petit Guidon, ne juraient plus que par Henry etl’Escal-Vigor.

« Dites un mot, proposait tantôt l’un,tantôt l’autre à Kehlmark, voulez-vous que nous saccagions lepresbytère ; que nous pendions haut et court ce marmotteur depsaumes ; ou mieux, faut-il que nous lui enlevions la peaucomme ceux de Smaragdis le firent autrefois à l’apôtre Olfgar, cetautre trouble-fête ? »

Et ils l’eussent fait comme ils disaient, surun geste, sur un oui de leur maître, et, avec eux, tous se fussentdéchaînés sur l’importun prêcheur.

Plusieurs fois, en passant devant la cure, lesmusiciens de la ghilde Sainte-Cécile poussèrent des huées. Un soirde libations, on alla même jusqu’à casser les vitres. À laSaint-Sylvestre, on déposa contre la porte du dominé un affreuxmannequin de paille à tête de pain bis, représentant sa dignecompagne et son âme damnée, et, comme, à la suite de cette injure,il s’était répandu en de nouveaux anathèmes contre le Dykgrave etBlandine, les polissons de Klaarvatsch barbouillèrent d’excrémentsla façade nouvellement repeinte du presbytère.

Jaune de dépit et de rancune, le pasteursemblait se trouver seul contre toute la paroisse et même contretoute l’île.

– Comment, se demandait Balthus Bomberg,réduire cet orgueilleux Kehlmark ? Comment entamer sonprestige, détacher de lui ces brutes égarées et aveuglées, lesinsurger contre leur idole, leur faire brûler ce qu’ellesadorent !

Loin de l’écouter, on désertait son église. Ilfinit par ne plus prêcher que devant des bancs vides. Une douzainede vieilles cagotes, dont sa femme et les deux sœurs dubourgmestre, furent seules à le soutenir.

Dans l’engouement idolâtre que le jeuneDykgrave avait suscité, entrait un peu du culte exalté du peuple deRome pour Néron, son indulgent et prodigue pourvoyeur de pain et despectacles.

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