Escal-Vigor

Chapitre 7

 

 

En attendant que se vérifiassent ces brillantspronostics, Kehlmark se remit donc à ces exercices gymniques danslesquels il avait excellé à la pension. Malheureusement, ilapportait à ces sports la fièvre, l’outrance qu’il mettait dans sesparoles et ses actions. Il se complut en des prouesses decasse-cou, s’amusa à traverser à la nage de trop larges rivières, ànaviguer à la voile par des temps houleux, à dresser des chevauxrétifs et vicieux. Un jour, sa monture s’emballait et, le long dela voie ferrée, galopait à la tête d’un train express, de frontavec la locomotive, jusqu’au moment où elle s’abattait, entraînantson cavalier sous elle. Kehlmark en fut quitte pour une foulure.Une autre fois, le même cheval, écouteux à l’extrême, attelé à undog-car prenait ombrage d’une brouette de maçon abandonnée aumilieu de la rue, et, après un écart effrayant, se livrait à unecourse frénétique sur le square planté d’arbres, jusqu’à ce qu’ilallât se jeter, avec la voiture, contre un réverbère. Kehlmark etson groom furent culbutés croupe par-dessus tête, mais se remirentaussitôt sur leurs pieds sans une égratignure. Le cheval sortaitindemne de la collision. Quant à la voiture, défoncée et tordue, unbadaud, appâté par une gratification, se chargea de la roulerjusque chez le carrossier. Un commerçant du quartier s’empressa demettre son cheval et sa voiture à la disposition deM. de Kehlmark. La nuit allait tomber, la douairièreattendait Henry pour le dîner, et il était loin du logis. Le groomattira l’attention de son maître sur l’extrême excitation ducheval, qui pointait des oreilles et s’ébrouait encore toutfrémissant, et lui conseilla d’accepter l’offre de ce bourgeois.Mais le comte ne consentit à emprunter que la voiture. La tropardente bête fut attelée à la voiture du notable. Kehlmark repritles rênes, le groom monta sur le siège non sans rechigner. Contreleur attente, le cheval semblait calmé et prit une allurenormale.

Mais en débouchant sur un viaduc non loin dela gare, ils avisèrent, en contrebas de la rampe, une foule demonde ameuté devant un train de pétrole qui flambait en projetantdes flammes hautes comme des maisons.

– Attention, monsieur le comte, ça va luireprendre ! À votre place, je ferais demi-tour ! proposaLandrillon, le domestique.

Et il fit mine de vouloir descendre.

Mais Henry l’en empêcha en fouettant le chevalet en rendant les rênes, de sorte que la bête effarée s’engagea autrot à travers la cohue.

– À la grâce de Dieu ! avait dit lecomte avec un sourire dédaigneux.

Déjouant les prévisions alarmantes du valet,cet animal qu’un bout de papier, qu’une feuille morte suffisait àapeurer traversa la foule, trotta sans manifester la moindrepanique au milieu du crépitement des flammes, du sifflement del’eau des pompes à vapeur, des cris et du tumulte desspectateurs.

– C’est égal, monsieur, nous l’avonséchappé belle ! dit Landrillon lorsqu’ils eurent dépassé lazone critique.

Et il bougonnait, rancunier, entre sesdents :

« À des jeux pareils, il finira parlaisser sa peau ! C’est son affaire, mais de quel droitrisque-t-il la mienne, de peau ? »

On aurait dit, en effet, que le comtecherchait des occasions de se faire un malheur. De quelle peinepouvait-il bien être affligé pour mépriser ainsi la vie que deuxfemmes aimantes s’efforçaient de lui faire si radieuse et sidouillette ?

À présent, la comtesse et Blandine passaientpar des angoisses encore plus mortelles qu’autrefois. La pauvreaïeule espérait lui concilier l’existence en satisfaisant sesfantaisies les plus dispendieuses, mais du train qu’il menait, ilfinirait par se ruiner de biens et de corps. « Quedeviendra-t-il quand je n’y serai plus ? se demandait la dignefemme. Il aura bien besoin d’une compagne aimante et sage, d’unefemme d’ordre, d’un ange gardien au dévouement profond etabsolu ! »

Par un reste de préjugé,Mme de Kehlmark n’alla point jusqu’à recommander lemariage à ceux qu’elle appelait ses deux enfants, mais elle ne leleur aurait point déconseillé. Quand elle était seule avecBlandine, elle lui exprimait ses appréhensions pour l’avenir dujeune comte : « Il faudrait, disait-elle, une véritablesainte, une égide à ce grand enfant illusionné pour le conduiredans la vie, quelqu’un qui, sans l’arracher brutalement à seschimères, le mènerait tout doucement par la main dans les sentiersde la réalité ! »

Blandine promit du fond de l’âme à sabienfaitrice de toujours veiller sur le jeune comte et de ne seséparer de lui que s’il la chassait. La douairière eût voulu rendreleur union indissoluble, mais elle n’osa aborder ce sujet délicatavec Henry et lui faire part de son vœu le plus cher. À force de seronger le cœur, sa robuste santé finit par s’altérer et son états’aggrava de jour en jour. Elle voyait approcher la mort avec cettefière résignation puisée dans les écrits de ses philosophespréférés ; elle l’aurait même accueillie avec la joie que letravailleur, vaincu par la fatigue d’une rude semaine, manifeste àl’idée du repos dominical, si le sort de son cher garçon ne l’avaitbourrelée d’angoisses.

Henry et Blandine se tenaient à son chevet,trompés par le calme de la moribonde, et ne pouvant croire àl’imminence de la fin.

Il paraît que le voisinage de la mort prêteaux agonisants le don de seconde vue et de prophétie. La douairièrede Kehlmark entrevit-elle l’avenir scabreux de sonpetit-fils ? Craignit-elle de demander à Blandine d’associerirrévocablement sa destinée à celle d’Henry ? Toujours est-ilqu’elle ne formula point son désir suprême. Avec un sourire pleind’ineffable adjuration, elle se borna à presser sacramentellementleurs mains réunies, et elle passa, triste, non de mourir, maisd’abandonner ses enfants.

Par testament, elle laissait à Blandine unesomme assez forte pour assurer son indépendance et lui permettre des’établir. Mais ne l’eût-elle point promis à la morte tant vénérée,que la jeune femme serait demeurée pour la vie avec Henry deKehlmark.

Quand, quelques mois après la mort del’aïeule, le comte, de plus en plus dégoûté du monde banal etconforme, annonça à Blandine son projet de s’installer àl’Escal-Vigor, loin de la capitale, dans une île luxuriante etbarbare, elle lui dit simplement :

– Cela me convient parfaitement, monsieurHenry.

Malgré leur intimité, il était rare qu’elle nefît précéder le nom du jeune homme de cette appellationrespectueuse.

Kehlmark, n’ayant sondé encore l’affectionabsolue qu’elle lui vouait, s’était imaginé qu’elle profiterait deslibéralités de la défunte pour retourner en son pays natal deCampine et s’y mettre en quête d’un épouseur sortable.

– Que veux-tu dire ? luidemanda-t-il, intimidé par l’air de douloureuse surprise qui avaitenvahi le visage de la jeune femme.

– Avec votre permission, monsieur Henry,je vous suivrai partout où vous jugerez bon de vous fixer, à moinsque ma présence ne vous soit devenue importune…

Et des larmes de reproche tremblaient à sescils, quoiqu’elle fît un effort pour lui sourire commetoujours.

– Pardonnez-moi, Blandine, balbutia lemaladroit… Vous savez bien que nulle compagnie, nulle présence nepourrait m’être plus précieuse que la vôtre… Mais encore ne veux-jeabuser de votre abnégation… Après avoir sacrifié quelques-unes desplus belles années de votre jeunesse à soigner ma vénérable aïeule,je ne puis consentir à ce que vous vous enterriez là-bas, dans undésert, avec moi ; dans une situation fausse, exposée auxmédisances de rustres malveillants ; je le puis d’autant moinsaujourd’hui que vous êtes libre, la chère défunte ayant essayé dereconnaître vos dévoués services en vous assurant de quoi nedépendre de personne… Vous pourrez donc vous établiravantageusement…

Il allait ajouter « et trouver unmari », mais les yeux de plus en plus éplorés de sa maîtresselui firent sentir que cette parole eût été abominable.

– Oui, poursuivit-il en lui prenant lesmains et en la regardant de ces yeux énigmatiques dans lesquels ily avait à la fois du malaise et de l’exaltation, vous méritezd’être heureuse, très heureuse, ma bonne Blandine !… Car vousfûtes si affectueuse, même meilleure que moi, son petit-fils, pourla morte bien aimée… Ah ! moi, je lui occasionnai bien dessoucis, – vous en savez quelque chose, vous sa confidente, – je lanavrai bien malgré moi, mais cruellement tout de même… Et peut-êtrepar mon caractère inégal et mes nombreuses frasques, ai-je hâté safin… Mais crois-moi bien, Blandine, ce n’était pas de mafaute : non, non, jamais je ne le faisais exprès… Il y avaitautre chose, des choses que personne, pas même toi, ne pourraitcomprendre et s’imaginer ; la fatalité, l’inexplicable s’enmêlait…

Ici, son regard se fit plus nébuleux encoreet, d’un revers de la main, il s’essuyait la sueur du front, enregrettant sans doute de ne pouvoir en même temps se débarrasserd’une image obsédante.

– Tandis que vous, Blandine, ajouta-t-il,vous ne lui aurez été que baume, sourire et caresse… Ah,laissez-moi, ma pauvre enfant, c’est le moment de la séparation…Cela vaudra mieux pour vous sinon pour moi…

Il se détournait tout bouleversé, lui-mêmeprêt à pleurer, et s’éloignait en faisant le geste de la repousser,mais elle s’empara avidement de cette main qui se flattait de labannir :

– Vous ne le voudrez pas, Henry !s’écria-t-elle avec un accent de supplication qui alla au cœur dujeune comte. Où m’en irais-je ? Après votre sainte aïeule, ilne me reste que vous à chérir. Vous êtes ma raison d’être. Etsurtout ne me parlez pas de sacrifice. Les années que j’eus lebonheur de passer auprès de Mme de Kehlmark n’auraientjamais pu être plus belles !… Je dois tout à votre grand’mère,monsieur le comte !… Ô laissez-moi bien humblement reportersur vous la dette que j’ai contractée envers elle… Vous aurezbesoin d’un intendant, d’un administrateur pour s’occuper de vosaffaires, gérer votre fortune, diriger votre maison… Vousentretenez de trop radieuses, de trop nobles idées pour voustracasser à tous ces détails prosaïques et matériels. Compter,chiffrer, n’est pas votre fait ; moi, c’est ma vie… Je neconnais même que ça ! Allons, monsieur l’artiste, (elle sefaisait adorablement câline) un bon mouvement, ne me renvoyez pascette fois-ci ; consentez à me maintenir dans l’emploi que jeremplissais chez la comtesse… Si elle était ici, elle-mêmeintercéderait pour moi… À moins que vous ne songiez à vousmarier ?

– Me marier ! se récria-t-il. Moi,me marier !

Impossible de se méprendre à l’intonation deces paroles. Le comte de Kehlmark devait être en effet réfractaireà tout pacte conjugal.

Blandine parvint à peine à dissimuler sajoie ; du rire traversait ses larmes.

– Eh bien, Henry, dans ce cas je ne vousquitte plus. Qui tiendra votre grand château là-bas ? Quiprendra soin de vous ? Est-il quelqu’un qui connaisse vosgoûts mieux que moi et qui mette autant de sollicitude à lesflatter ? Non, Henry, la séparation est impossible… Vous nepouvez pas plus vous passer de moi que je pourrais me proscrire devotre présence… Tenez, même si vous vous étiez marié, j’auraisvoulu vivre à votre foyer dans l’ombre, obscure, soumise, rien quevotre humble servante… Oui, si vous le désirez, je ne serai plusque votre fidèle factotum… Ah ! monsieur Henry, prenez-moiavec vous ; vous verrez, je ne serai guère encombrante, je nevous importunerai pas de ma personne, je m’effacerai autant quevous l’exigerez… D’ailleurs, je puis bien vous le dire, Henry,c’était le vœu de votre grand’mère, gardez-moi au moins, par égardpour la chère en allée…

Et, profondément remuée, Blandine éclata denouveau en sanglots ; Kehlmark aussi se sentit ébranléjusqu’au fond de l’âme.

Il attira doucement la jeune fille contre sapoitrine et la baisa fraternellement sur le front.

– Eh bien, qu’il soit fait selon tondésir ! murmura-t-il, mais puisses-tu ne jamais t’en repentir,ne jamais me reprocher ce fatal consentement !

En prononçant ces dernières paroles, sa voixtremblait et s’assourdissait comme sous la menace d’une inéluctablecatastrophe.

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