Escal-Vigor

Chapitre 3

 

 

– Qu’est cela ? une trahison, unguet-apens ! se récria Kehlmark en prenant un airintrigué.

– Nos jeunes gens de la Ghilde deSainte-Cécile, notre « harmonie », qui viennent voussouhaiter la bienvenue, monsieur le comte ! annonçacérémonieusement le fermier des Pèlerins.

Les yeux de Kehlmark brillèrent d’un feuoblique : « Une autre fois, je vous montrerai monatelier… Allons les recevoir ! » dit-il, en rebroussantchemin et en se hâtant de descendre l’escalier d’honneur, heureux,semblait-il, de cette diversion contre laquelle pestaitintérieurement la rusée Claudie.

Les Govaertz et les autres invités lesuivirent en bas dans la vaste orangerie dont on avait ouvert surl’ordre de la toujours invisible Blandine, les larges portesvitrées.

Les musiciens de la Ghilde se sont formés endemi-cercle au pied du perron.

Ils soufflent à pleins poumons dans les tubesà larges pavillons et martèlent en conscience la peau d’âne descaisses.

Tous portaient, à quelques variantes près, lecostume pittoresque des gars du pays. Chez beaucoup,l’accoutrement, élimé et même rapiécé, contractait plus de patineet de ragoût que les nippes trop neuves des convives. Il y en avaitde franchement débraillés, sans veste, en manches de chemise, lavareuse dégageant leur col robuste jusqu’à la naissance despectoraux.

C’étaient presque tous de grands et fermesgarçons, des bruns bien découplés, recrutés dans toutes les castesde l’île, dans les fermes de Zoudbertinge aussi bien que dans lestaudis de Klaarvatsch. La Ghilde, d’essence très démocratique,fondait les fils de notables avec la progéniture mâle des pillardsd’épaves et des coureurs de grèves.

Les plus jeunes de ces petits-fils denaufrageurs, des gamins aux cheveux ébouriffés, aux yeux brillantsmais farouches, à la figure brunie comme celle des anges du Guide,déjà membrus, le pantalon tenu par des cordes d’étoupe en guise debretelles, et finissant aux genoux par des déchiquetures ornéesd’épines et de feuilles mortes, remplissaient, moyennant quelquesdeniers de pourboire, l’office de porteurs de torches. Et sousprétexte de raviver l’éclat du luminaire, mais à la vérité pours’amuser, à tout bout de champ ils retournaient leurs falots etaspergeaient le sol des langues enflammées de la résine qu’ilstrépignaient ensuite pour les éteindre, sans crainte de brûlerleurs pieds nus dont la plante était devenue dure comme lacorne.

En l’honneur du Dykgrave, la GhildeSainte-Cécile joua de très vieux airs du pays, qui contractaientune indicible patine harmonique dans la tiédeur parfumée de cesoir. Un, surtout, navra et surprit délicieusement Henry par samélodie plaintive comme le jusant, la rafale sur la bruyère et lesahanements onomatopiques des diguiers enfonçant des pilotis. Cesmanœuvres, ou plutôt leurs chefs d’équipe, le chantent en effetpour donner du cœur à leurs hommes pendant le travail. Atteléschacun à une corde, simultanément ils guindent en l’air le lourdmouton et le laissent retomber. Les jambes se tendent, les torsesse prosternent, et les croupes se redressent en cadence. On entendaussi cet air à bord des sloops de pêche. Des marins prennent leurinstrument avec eux et, par leurs rhapsodies et leurs bucoliques,ils trompent les heures parfois mornes et les calmes plats dularge, accordant leur plainte et leur langueur au rythme haletantdes vagues.

Un des gars, élève de l’école de musiqued’Upperzyde, avait transcrit ce chant pour fanfare. Le petit buglestridait cette mélopée modulante et un peu rauque, sur unaccompagnement de tubas et de trombones évoquant la basse profondedes flots.

Kehlmark considéra le joueur de bugle, unadolescent mieux découplé et plus élancé que les compagnons de sonâge, aux reins cambrés, au teint d’ambre, aux yeux de velours sousde longs cils noirs, à la bouche charnue et très rouge, aux narinesdilatées par de mystérieuses sensualités olfactives, aux cheveuxnoirs plantés drus, avantageusement moulé dans son méchant costumequi adhérait à ses formes comme leur pelage aux membres élastiquesdes félins. Le corps doucement balancé et tortillé semblait suivreles ondulations de la musique et exécutait sur place une danse trèslente, comparable au frémissement des trembles, par ces nuits d’étéoù la brise se réduit à la respiration des plantes. La sculpturalecambrure de ce jeune rustre qui joignait le relief musculaire deses pareils à l’on ne sait quel souci de la ligne, rappelaitprécisément à Kehlmark le Joueur de chalumeau de FransHals. Cet éphèbe lui représentait un merveilleux tableau vivantd’après la toile du musée d’Upperzyde. Son cœur se serra, il retintsa respiration, en proie à une ferveur trop grande.

Michel Govaertz s’étant aperçu de l’attentionaccordée par le Dykgrave au jeune soliste, profita de la pause quisuivit pour aborder celui-ci et l’amener assez brutalement parl’oreille, au risque de la lui meurtrir, auprès de Kehlmark.

Rien ne rendrait l’expression à la foispiteuse, effarouchée et extatique du petit sonneur de buglebrusquement confronté avec le Dykgrave. Il semblait que dans sesyeux et sur sa bouche se concentrassent toute la sublime détressed’un martyr.

– Monsieur le comte, voilà mon filsGuidon, le vaurien dont je vous parlais tout à l’heure, ricana lebourru en faisant pivoter le gamin sur lui-même ; voilà lecompagnon des sacripants de Klaarvatsch, un fieffé paresseux, unemauvaise tête qui réunit peut-être toutes les qualités de gosierdes pinsons et des alouettes, mais qui ne possède aucun des méritesque j’espérais rencontrer chez un garçon de mon sang. Ah !rêvasser, siffloter, roucouler dans le vide, béer aux mouettes,s’étendre sur le dos ou se vautrer au soleil, comme les phoques surun banc de sable, voilà qui lui convient !… Figurez-vous quedepuis sa naissance il ne nous a encore été d’aucune utilité. Commeil ne nous aidait en rien à la ferme, j’avais songé à en faire unmatelot et je l’embauchai comme mousse sur une barque de pêche…Bernique ! Après trois jours, un bateau qui rentrait au portnous l’a ramené… Au milieu de la manœuvre, il s’arrêtait court pourregarder les nuages et les vagues… Sa négligence et son étourderielui valurent plusieurs dures corrections, mais les coups n’avaientpas plus raison de ce méchant mousse, que les remontrances et lesexhortations. De guerre lasse, il m’a bien fallu le reprendre et lemettre à une besogne d’endormi : il garde les vaches et lesmoutons dans les landes de Klaarvatsch, avec ces petits pouilleuxqui portent ce soir les torches de la Ghilde… Bâti comme vous levoyez, monsieur, n’est-ce pas une honte ? Etpleurnichard ! Ça se met à braire, ça se trouve mal quand ontue un porc à la kermesse ou quand le boucher passe la craie rougesur le dos des ouailles à convertir en gigots !… Guidon, c’estune fille manquée… Mon vrai garçon, c’est notre Claudie… En voilàune qui abat de la besogne !…

– C’est dommage, il a pourtant l’air bienintelligent ! remarqua le Dykgrave, avec autant d’indifférenceque possible. Et c’est qu’il joue adorablement du bugle. Que n’enfaites-vous un musicien pour de vrai !

– Ah ben ouiche ! Vous vous moquez,monsieur le comte. Il est incapable de s’appliquer à quoi que cesoit de profitable. Ma parole, pour m’en débarrasser, j’ai déjàvoulu le livrer à des saltimbanques. Peut-être eût-il fait un bonpitre ? En attendant, il ne me vaut que des dégâts et desaffronts. Ainsi ne s’est-il pas avisé de barbouiller de charbon lesmurs fraîchement blanchis de la ferme, sous prétexte de représenternos bêtes !

– Aurait-il aussi des dispositions pourla peinture ? proféra d’un air ennuyé Kehlmark, qui alla mêmejusqu’à prendre la contenance de quelqu’un qui réprime unbâillement.

Les camarades de Guidon faisaient cercleautour des Govaertz et de Kehlmark, s’amusant de la confusion dupetit pâtre mis ainsi sur la sellette par son propre père. Lesdrilles se trémoussaient, se donnaient l’un à l’autre du coude dansles reins, soulignant, par des rires et des murmures, les doléancesque le bourgmestre faisait sur son fils.

Avec Guidon, Henry se sentait le point de mirede tous ces narquois. Claudie couvait son frère de regards durs etmalveillants. Henry devina que le bourgmestre ravalait et décriaitainsi son garçon pour flatter Claudie, sa préférée. Entre cettefille rude, presque hommasse, et ce petit paysan plutôt affiné,l’incompatibilité devait être crispante à l’extrême. Perspicace,Henry se suggéra de violentes querelles au foyer des Govaertz, etil en eut le cœur singulièrement étreint. Au surplus Claudie luiparut visiblement agacée de l’attention témoignée par le Dykgrave àcet enfant répudié, mis au ban, vivant presque en marge de lafamille.

– Écoutez, bourgmestre, nous enreparlerons ! reprit Kehlmark. Peut-être y aura-t-il moyen defaire quelque chose de ce fantaisiste !

Paroles bien évasives et qui n’engageaient àrien, mais en les prononçant Henry ne put se défendre de tourner uninstant les yeux vers le pastoureau, et dans ce regard celui-ci lutou du moins crut lire un engagement bien plus sérieux que celuicontenu dans les termes mêmes. Le pauvret en ressentit une joiepleine d’espérance et de balsamique augure. Jamais on ne l’avaitregardé ainsi, ou plutôt jamais il n’avait lu tant de bonté dansune physionomie. Mais le jeune réfractaire se trompait sansdoute ! Le comte aurait été bien fou de s’intéresser à unparoissien si fallacieusement recommandé par le fermier desPèlerins. Qui songeait encore à s’empêtrer de ce sauvageon, decette mauvaise graine ?

– Pourvu que Claudie ne lui dise pointtrop de mal de moi ! songeait le petit berger, souffrant devoir le Dykgrave entraîné et pris à l’écart par la terrible sœur.Mais Kehlmark se retira pour donner des ordres à Blandine. Onservit à boire aux musiciens. Lorsque le comte revint trinquer aveceux, comment se fit-il qu’il omit de choquer son verre contre celuique lui tendait – oh si dévotement ! – le fils du bourgmestreGovaertz ? Celui-ci en éprouva un moment de tristesse, mais sereprit aussitôt à commenter le regard caressant de tout à l’heure.Il s’écarta des buveurs pour errer dans les salons et admirer à sontour les tableaux. Occupé ostensiblement à courtiser la plantureuseClaudie, Henry observait souvent à la dérobée le jeune bugle de laGhilde. Il surprit l’expression à la fois réfléchie et extatique dupetit devant Conradin et Frédéric, auxquels la sœurn’avait accordé tout à l’heure qu’une attention de liseuse decauses et de supplices célèbres.

À pleins verres, le Dykgrave avait fait raisonaux rudes donneurs de sérénades. Il leur sembla même un tantinetéméché, ce qui n’était point fait pour les choquer, eux lesindigènes de Smaragdis, solides buveurs comme tous ceux duNord.

La compagnie, en appétit d’exercice, serépandit dans les jardins et sur la plage qui retentirent de lourdsébats et de clameurs luronnes. Le hourvari effara même un couple demouettes dans les arbres de la Digue, et Kehlmark, qui se promenaitavec Claudie sur la terrasse du côté de la mer, vit quelque tempsles bestioles tournoyer avec des cris lamentables autour de lalanterne du phare et leur accorda un effluve de poétiquecommisération, dont sa compagne ne se douta pas un instant. Quellecorrélation s’imaginait-il exister entre leur sauvagerie et sespropres angoisses ? Puis il se remit à débiter des proposbadins à la fille du bourgmestre.

Cependant les confrères de la Ghilderéclamaient leur petit bugle, et comme il s’éternisait dans lesappartements, devant les peintures, ils s’en furent le relancer etl’entraînèrent, quoi qu’il en eût, au fond du parc. Henry s’exagérasans doute leurs dispositions taquines à l’égard du jeune Govaertz,car, avec Claudie, il se porta, étrangement sollicité, du côté deleurs groupes turbulents. Son approche les intimida et coupa courtaux brimades qu’ils allaient exercer sur leur souffre-douleur.Toutefois, une sorte de pudeur ou de respect humain empêchaitKehlmark d’intervenir directement en faveur de son protégé ;il se détournait de lui et s’abstint même de lui adresser laparole ; mais en batifolant avec Claudie, il élevait la voixet Guidon se figura très ingénument que le comte voulait êtreentendu de lui…

Enfin, la bande se décida à regagner levillage. Le tambour battit le rappel. Après de derniers cumuletssur l’herbe, les petits va-nu-pieds de Klaarvatsch coururentrallumer leurs falots. La musique prit la tête du cortège. Le comteleur donna la conduite jusqu’à la grille d’honneur et les vitensuite, aux sons scandés de leur marche favorite, s’évanouir dansla grande ormaie régnant entre le château et le village.

Claudie, sautillant au bras de son père, luivantait le comte de la Digue ou plutôt sa fortune et son luxe, maissans avouer encore au fermier le grand projet qu’elle avaitconçu.

Le petit Guidon, tête droite, jouait sa partieavec une bravoure inusitée. Son bugle semblait provoquer lesétoiles. Et, tout le temps, Guidon songeait au maître del’Escal-Vigor. Dans les échos de sa fanfare, il espérait retrouverles accents de la voix évangélique du Dykgrave, et c’était aussi unpeu de son regard profond qu’il épiait dans les ténèbres veloutées.Bizarre contradiction : nonobstant cet enthousiasme, lepauvret se sentait le cœur gros, la gorge nouée, les yeux toutdisposés aux larmes – et c’étaient parfois des appels de détresse,des cris au secours, que son cuivre adressait au lointainprotecteur qui les écoutait encore, non moins navré de sympathie,bien après qu’ils se fussent éteints sous les ormesparticulièrement solennels.

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