Escal-Vigor

Chapitre 1

 

 

Le surlendemain de la crémaillère, le Dykgravese rendit à la ferme des Pèlerins. Il y arriva à cheval, précédé detrois beaux setters Gordon, aboyants et poudreux. Le fermier quiretournait une sole dans un champ voisin, jeta loin sa bêche, etn’eut que le temps de passer sa veste par-dessus sa camisole deflanelle rouge ; mais la fille ne se donna point la peine derabattre ses manches sur ses bras qu’elle avait rouges et charnus.Tous deux accoururent, essoufflés, à la rencontre du visiteurconsidérable et, après les compliments de bienvenue, ils se mirenten devoir de lui faire les honneurs de la ferme.

Michel Govaertz ne s’était point vanté. Toutl’établissement, depuis le corps de logis jusqu’à la moindredépendance, les écuries, les étables, les celliers, la grange, labasse-cour, trahissaient l’ordre, l’opulence et le grosconfort.

Henry se montra de nouveau très empresséauprès de Claudie, s’intéressant à l’économie de la ferme, sefaisant donner des explications par la fermière, s’arrêtant aveccomplaisance et sans montrer le moindre ennui devant des réservesde pommes de terre, de betteraves, de fèveroles ou de céréalesqu’on lui montrait dans des greniers torrides ou des réduitshumides et noirs. Il tomba plus d’une fois en arrêt devant certainstravaux des gens de la ferme, prisant beaucoup, par exemple, legeste de deux garçons de charrue ; l’un debout sur unecharretée de trèfle, l’autre campé à l’entrée de la grange etrecevant sur sa fourche les bottes à fleurs de sang que lui lançaitson camarade. Le teint rissolé, des yeux bleu de faïence, lesourire puéril de leurs grosses lèvres démasquant de sainesdentures, ils peinaient crânement et Claudie les ayant hélés d’unevoix gutturale et gaillarde, ils redoublèrent de plastiques etsuggestifs efforts. Elle les stimulait à peu près comme elle eûtflatté de vaillantes bêtes de somme.

Kehlmark s’informa du jeune Guidon, mais d’unton détaché et comme par simple politesse pour la famille. Levaurien devait être là-bas, quelque part du côté de Klaarvatsch.Claudie désigna l’horizon à l’autre bout de l’île d’un gesteennuyé, en haussant les épaules, et s’empressa de détourner laconversation.

Claudie accaparait le visiteur et il semblaitn’avoir d’attention que pour elle, de regard que pour ce qu’ellelui montrait. Il caressa, encouragé par son exemple, la croupeluisante des vaches ; il lui fallut goûter au lait fumant dontdes trayeuses hommasses remplissaient des jarres de terre brune.Dans une pièce voisine, d’autres gothons battaient le beurre. Lafadeur imperceptiblement saurette écœurait Henry, et il préférarespirer les senteurs âcres de l’écurie où son cheval était entrain de mastiquer du trèfle nouveau en compagnie des robustespalefrois de la ferme. Au jardin, elle lui cueillit un bouquet delilas et de giroflées qu’elle-même lui planta, non sans le palper,dans l’échancrure de son gilet. « Il faudra revenir à lasaison des fraises ! » disait-elle en se baissant sousprétexte de lui montrer les baies mûrissantes, mais à la véritépour le provoquer par les flexions et les contours irritants de sacharnure.

– Déjà midi ! s’écria Kehlmark entirant sa montre, comme l’heure sonnait au clocher deZoudbertinge.

Le fermier l’invita en riant à partager leursoupe rustique, mais sans oser espérer qu’il accepterait.

– Volontiers, dit-il, mais à condition demanger à la table des gens et même de piquer au plat commeeux !

– Quelle idée ! se récria Claudie,pourtant flattée par ce sans-façon. Cette condescendance luiparaissait même de nature à rapprocher la distance du très urbaingentilhomme à une simple fille de la glèbe.

– Tout ce monde crève de santé !constata Kehlmark en embrassant la tablée dans un regardcirculaire. Ils sont aussi friands que ce qu’ils dévorent, et leurmine ragoûtante ajoute au fumet de la platée.

Selon l’usage, dans ces campagnes, les femmesservaient les hommes et ne mangeaient qu’après ceux-ci. Ellesapportèrent une sorte de garbure au lard et aux légumes, danslaquelle Henry trempa, le premier, sa cuillère d’étain. Sesvoisins, les deux manœuvres qui avaient rentré les trèfles,l’imitèrent allégrement.

– Et votre fils ne rentre-t-il pasdîner ? demanda Kehlmark au bourgmestre.

– Oh, celui-là, il emporte chaque matinson pain et sa viande ! fut la réponse de Claudie.

Après le dîner, Henry s’éternisa. Claudie,persuadée qu’elle le captivait à ce point, le promena encore surles terres des Govaertz. Adroitement, elle le renseignait sur leurfortune. Leurs champs allaient jusque là-bas, plus loin que lemoulin à vent. « Tenez, à l’endroit où vous voyez ce bouleaublanc ! » Elle donna à entendre au Dykgrave qu’ilsétaient fort riches déjà, sans les espérances. Les deux sœurs deMichel, les deux vieilles bigotes, quoique brouillées avec lebourgmestre, avaient cependant promis de laisser leurs biens à sesenfants.

Kehlmark traîna tellement que le soir tombaitquand il songea à faire seller son cheval. Le comte espérait revoirle petit joueur de bugle et au moment de se résigner à partir, ils’informa de nouveau de lui : « Souvent il ne rentre qu’àla nuit, disait Claudie en se renfrognant à la seule mention dugamin rebuté. Il lui arrive même de coucher dehors. Ses mœurs devagabond ne nous inquiètent plus, père et moi. Nous n’en sommes pasautrement surpris ! »

Avec un serrement de cœur, le comte sereprésentait le petit gars anuité dans la lande suspecte.

– À propos, bourgmestre, dit-il au momentoù le fermier lui amenait son cheval, je veux faire partie de votreorphéon.

– Faites mieux, monsieur le comte, soyeznotre président, notre protecteur.

– C’est dit. J’accepte.

En songeant à Guidon, le comte s’était rappeléla sérénade de l’avant-veille, et il se disait qu’il lui seraitdoux d’entendre souvent cet air mélancolique et candide que jouaitsi bien le petit pâtre.

Un pied dans l’étrier, il se ravisaencore ; quelque chose lui tenait au cœur. S’éloignerait-ilavant de s’être ouvert sur le véritable objet de savisite ?

– Il est possible, se décida-t-il à diretimidement au fermier, que votre fils ait de sérieuses dispositionspour la musique et le dessin. Envoyez-le-moi… Peut-être y aura-t-ilmoyen d’en faire quelque chose. Je veux tenter d’apprivoiser cepetit sauvage.

– Monsieur le comte est bien bon !balbutia Govaertz, mais, franchement, je crois que vous y perdrezvotre peine. Le vaurien ne vous fera aucun honneur.

– Au contraire, monsieur le comte,enchérit la sœur du petit, il ne vous vaudra que des affronts. Ilne tient à rien et à personne ou plutôt il a des penchants et desinclinations bizarres ; pensant blanc quand les honnêtes genspensent noir…

– N’importe, je veux tenterl’expérience ! reprit le comte de Kehlmark en battant de sacravache la poussière de ses bottes et en mettant le moinsd’expression possible dans sa voix. Puis, vous l’avouerais-je,j’aime assez les tâches difficiles, celles qui exigent quelquepersévérance et même quelque courage. Ainsi j’ai dompté et dressépas mal de chevaux rétifs. Je vous confesserai même, et ceci n’estpas à mon honneur, qu’il a suffi parfois de me mettre au défid’assumer une tâche, pour que je me sois engagé dans l’entreprise.L’obstacle m’excite et le danger me grise. J’ai la manie desgageures. En me confiant cette mauvaise tête, cet indiscipliné,vous m’obligeriez, vrai… Tenez, ajouta-t-il, il se peut que j’aillerelancer le bonhomme dès demain en me promenant du côté deKlaarvatsch. Je causerai avec lui et verrai ce qu’il jauge…

– Comme vous voudrez, monsieur le comte,dit Claudie. Dans tous les cas, c’est nous faire bien de l’honneur.Nous vous en serons même reconnaissants pour lui. Mais n’allez pasnous en vouloir si le garnement ne profite pas de vos conseils etde vos soins.

 

Le jour suivant, le Dykgrave poussa jusqu’auxbruyères de Klaarvatsch. Il eut bientôt avisé le petit gars dans ungroupe de polissons déguenillés, accroupis autour d’un feu debrindilles et de racines sur lequel ils grillaient des pommes deterre. À l’approche du cavalier, tous se mirent debout, et, àl’exception de Guidon, coururent se blottir, effarés, derrière lesbroussailles. Le jeune Govaertz, se faisant une visière de la main,regarda bravement le comte de Kehlmark.

– Ah, c’est toi, petit !l’interpella Kehlmark. Viens ici, veux-tu, et tiens un instant moncheval pendant que j’arrangerai mes étriers ?…

Le jeune homme approcha, confiant, et prit lesrênes. Tout en raccourcissant les courroies, opération qui n’étaitpour Henry qu’un prétexte, un moyen de se donner une contenance, ill’observait du coin de l’œil, ne sachant comment entamer laconversation, tandis que le gamin, de son côté, ne perdait pas unde ses mouvements, et se sentait bizarrement troublé, appréhendantet souhaitant à la fois ce qui allait se passer entre eux… Leursyeux se rencontrèrent et semblèrent se poser une poignante etsubtile interrogation. Alors Kehlmark, pour en finir, aborda lepetit, le prit par la main et le regardant jusqu’au fond desprunelles, il lui rapporta non sans balbutier l’offre qu’il avaitfaite la veille aux siens.

– Tu comprends… Tu viendras tous lesjours au château. Je t’apprendrai moi-même à lire et à écrire, àdessiner, à peindre, à brosser de grands tableaux comme ceux que tuadmirais l’autre soir. Et nous ferons aussi de la musique, beaucoupde musique ! Tu verras ! Nous ne nous ennuieronspoint !

L’enfant l’écoutait sans mot dire, si ébaubiqu’il en avait l’air hébété, la bouche ouverte, les yeuxécarquillés et fixes, presque hagard.

Le comte se tut, interloqué, croyant avoirfait fausse route, mais continuant à le dévisager. Tout à coupGuidon changea de couleur, son visage se contracta, il éclata d’unrire nerveux. En même temps, au profond émoi de Kehlmark, ilreculait et s’efforçait de retirer sa main de la sienne ; onaurait dit qu’il se rebiffait, qu’il lui tardait de rejoindre sespetits camarades très amusés par cette scène. Le comte, découragé,le lâcha.

Le petit sauvage prit son élan vers les autresvachers, mais il s’arrêta court, cessa de rire, porta les deuxmains devant ses yeux, et se laissa choir dans l’herbe où il sevautrait, le corps secoué par des sanglots, mordillant la bruyère,et entrechoquant ses pieds nus.

Le comte, de plus en plus ahuri, courut lerelever :

– Pour l’amour du ciel, petit,calme-toi ! Tu ne m’as donc point compris ! C’est à tortque tu t’alarmes. Je ne me pardonnerai jamais de t’avoir fait de lapeine. Au contraire, je voulais ton bien. Je me flattais de mériterta confiance, de devenir ton grand ami. Et voilà que tu te metsdans cet état pénible ! Mettons que je n’ai rien dit !Sois tranquille… Je ne veux point t’enlever malgré toi !Adieu…

Et le comte allait sauter en selle. Mais lejeune Govaertz se redressa à moitié, se traîna à genoux, lui pritles mains, les embrassa, les mouilla de larmes et éclata enfin, sesoulagea en un flux de paroles jaculatoires comme si, longtempssuffoqué, il parvenait à se débonder :

– Oh, monsieur le comte, pardon, je suisfou, je ne sais ce qui m’arrive, ce qui se passe en moi ; j’ail’air d’être triste, mais je suis trop heureux ; je me sentaismourir de joie en vous écoutant ! Si je pleure, c’est que vousêtes trop bon… Et d’abord je n’ai pas voulu croire… Vous ne vousmoquez point, n’est-ce pas ? C’est bien vrai que vous meprenez chez vous ?

Le Dykgrave, aussi attiré qu’il fût par cetimpressionnable petit paysan, n’avait pas cru rencontrer pareillenature amative. Il l’habitua doucement à l’idée du bonheur quiallait être le sien, et finit par le laisser ravi, la faceilluminée de joie, après lui avoir donné rendez-vous le lendemainmême à l’Escal-Vigor.

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