Escal-Vigor

Chapitre 4

 

 

Un soir, assis sur un banc de la Diguedominant le pays, Henry de Kehlmark et Guidon Govaertz, les mainsenlacées, prolongeaient une de leurs ineffables causeriesinterrompues par des silences aussi éloquents et fervents que leursparoles…

C’était pendant une de ces arrière-saisonsfavorables à l’évocation des légendes, dans un cadre de bruyèrefleurie et de cieux aux chevauchantes nuées. Au loin, versKlaarvatsch, par-dessus les futaies du parc, nos amis embrassaientun immense tapis lie de vin, sur lequel le soleil couchant mettaitun lustre de plus. Des monceaux d’essarts crépitaient çà etlà ; un parfum de brûlis flottait dans l’air humide. Ilfaisait extrêmement doux, et le soir exhalait comme de lalangueur ; la brise rappelait la respiration d’un travailleurqui halète ou d’un amant que le désir oppresse.

À la vue d’un nuage rougeâtre et de formefantastique, les amis s’étaient rappelé le « Berger deFeu » célèbre dans toutes les plaines du Nord. Kehlmark gardaquelque temps le silence ; il paraissait ruminer quelquepensée grave associée à ces croyances terrifiantes. Depuis qu’il leconnaissait, le jeune Govaertz ne lui avait pas encore vu cet airdouloureux, contracté.

– Vous souffrez, maître ?dit-il.

– Non, cher…, un rien de mauvaissouvenir… cela passera. Peut-être cette vesprée extrêmementcapiteuse… Ne trouves-tu pas ?… Connais-tu l’histoirevéritable du Berger de Feu dont tu parlais tout à l’heure… J’aitout lieu de croire qu’on la raconte mal… Je devine et me suggèreune version plus exacte… J’ai confessé les paysages hantés, par dessoirs analogues à celui-ci, de préférence ces coins de bruyère, oùla tristesse régnait encore plus navrante qu’ailleurs, où la plaineet l’horizon quintessenciaient leur mélancolie lourde et leurombrageux sommeil. Certains détails du paysage contractent, tul’auras remarqué en gardant tes moutons, une significationpoignante, presque fatidique. La nature paraît souffrir de remords.Les nuées arrêtent et accumulent leurs funèbres cortèges au-dessusd’une mare prédestinée à une noyade, à un théâtre de crime et desuicide…

Cher petit, que de bonnes résolutions ontchaviré par des temps pareils… Mieux vaut alors conjurer son propredanger en songeant aux catastrophes d’autrui… J’ai fini parcompatir au sort du damné frère de Caïn. C’est lui que je plains etnon plus ses victimes… Je le trouve superbe et attirant quoiquesinistre… Mais je te raconte des bêtises, et te narre des histoiresà faire peur, comme les bonnes femmes à la veillée…

– Non, non ; continuez ; vouscontez si bien et vous mettez tant de choses dans des parolesordinaires ; souvent votre langage me tire des larmes et dusang.

– Soit. L’heure est propice… Et puisquenous sommes si bien ici, il me tarde de te dire à quel point jeparticipe à la détresse du pâtre ardent. Depuis longtemps il hantejusqu’à l’obsession la bruyère violette et nocturne de mon âme… Jeme surprends à rôder en esprit à ses côtés, parmi ses ouaillessulfureuses, sous les gestes de sa houlette rougie par la géhenne,mordu aux talons par son chien noir et rouge comme un tison àmoitié consumé, un tison de la fournaise éternelle ; le chienqui partage le sort de son maître et dont la moitié du corpsrecommence à flamber quand l’autre a repris une apparence devie…

Voici ce que m’ont confié cesfantômes :

Il y a bien, bien longtemps, Gérard était leberger d’un couple de paysans vieux et avares, isolés dans un paysperdu de Brabant, fait de garigues et de steppes comme là-bas àKlaarvatsch. On ne savait d’où il était venu. Quand on le découvritpour la première fois, il pouvait avoir quinze ans ; ilcourait à peine vêtu ; ses allures étaient celles d’un jeunefauve et il fallut lui apprendre à parler comme à un enfant. À touthasard, les vieux avares le firent baptiser et, l’ayant pris à leurservice, le dressèrent à paître leurs ouailles. Il ne leur coûtaitque sa pitance, pis que frugale, et en le recueillant, ils eurentl’air de faire une bonne action.

Sans doute la mère nature chérissait ce libregarçon, car, engendré on ne sait par quelles créatures sylvestres,répudié par les hommes, il semblait ne point vieillir et devenaitde plus en plus robuste et beau. C’était un grand garçon si cheveluque des boucles fauves lui retombaient constamment sur le front etsur ses yeux divins où semblaient se condenser l’infini etl’éternité.

On eut beau le catéchiser, il n’attacha jamaisgrande importance à nos momeries et à nos rites étroits. La simplenature demeura son modèle et sa conseillère. En d’autres termes, iln’écouta que ses instincts.

Cependant, sur le tard, bien âgés déjà, sesmaîtres eurent un enfant, un tout chétif garçonnet auquel ilsdonnèrent le nom d’Étienne. Comme les parents étaient trop vieuxpour le choyer, ce fut Gérard qui l’éleva en commençant par luichoisir pour nourrices deux de ses brebis favorites. Tiennetpoussa, devint un enfant potelé, rose, joli comme un chérubin.Gérard continuait à lui réserver le meilleur lait de ses ouailles,les fruits aromatiques, les œufs des ramiers et des faisans. Ill’adorait comme aucun être humain n’en adora un autre, son pauvrecœur de sauvage n’ayant jamais pu dépenser les trésors d’affectionqu’il accumulait. Tiennet gazouillait comme un oiseau ; ilétait aussi blond que l’autre était brun ; et le petiotcommandait au grand garçon farouche. Les vieux égoïstes etmaniaques les laissèrent vaguer et vivre ensemble.

Lorsqu’ils se baignaient dans le Démer, Gérardadmirait ce jeune corps svelte et gracieux ; et il neconnaissait point plaisir comparable à celui d’enlacer ce corpssouple et tiède, de l’emporter dans ses bras, très longtemps ettrès loin, jusqu’au fond des bois où ils finissaient par roulerparmi les fougères et les mousses. Gérard chatouillait Tiennet enpromenant ses lèvres sur sa peau rose. Et l’enfant riait, essayaitde se dérober, ruait de ses petons et allongeait des tapes sur lesflancs robustes du grand qui acceptait des coups pour descaresses…

Cette idylle dura jusqu’au jour où les parentsde Tiennet reçurent la visite de deux cousins accompagnés de Wanna,une fillette blonde, de l’âge de Tiennet, guillerette et piquantecomme une aube de claire gelée, appétissante comme une fraise desbois. Les vieux, de part et d’autre, convinrent de marier lesenfants qui s’étaient plu d’emblée.

Dès l’arrivée de la petite Wanna, le grandGérard était devenu tout triste à cause de l’attention que sonpetit Tiennet témoignait à sa gentille cousine. Tiennet, enfantgâté, n’aimait Gérard que comme il eût aimé un chien fidèle etdocile, complaisant partenaire de ses jeux, prêt à passer par tousses caprices. Gérard regardait Wanna avec des yeux sombres, desyeux homicides, mais la blondine se moquait du sauvage et pour lecontrarier, espiègle et fine, elle enlevait le plus souventTiennet, ou courait se cacher pour qu’il la rejoignît loin dujaloux.

Gérard, à bout de patience, adjura son ami dene pas se marier. Tiennet lui rit au nez. Es-tu fou, mon grandchéri ? C’est la loi de la nature. Vois les bêtes de notreferme, vois les fauves des bois !…

– Oh pitié ! je ne sais ce quej’éprouve, mais je te veux pour moi seul, sans partage… Pourquoiimiter les bêtes, et faire comme les autres ? Ne noussuffisons-nous point ? Penses-tu être jamais aimé comme parton Gérard ? Suspendons, en ce qui nous concerne, la créationprolifique. Ne naît-il point assez de créatures ? Vivons pournous deux, pour nous seuls. Tiennet, pitié ; c’est toi que jeveux, tout à moi, toi seul. J’ignore ce que tu es, si tu es unhomme comme les autres ; tu m’es incomparable… Oh !qu’avait-elle besoin de venir entre nous ? Non, je m’expliquemal… Tes yeux étonnés me tuent… Écoute, j’ai mal par tout le corpsquand je te sais avec elle. Une chaleur mauvaise me circule dans lesang. Vos mains unies fouillent tout doucement sous ma poitrinepour me lacérer le cœur de leurs ongles. Oh, mon Tiennet, j’expireen songeant qu’elle t’embrassera sur les lèvres, qu’elle t’enlèveraloin d’ici et qu’il me faudra te céder pour toujours à cettevoleuse de ma vie…

Tiennet souriait, un peu marri toutefois,s’efforçant de le rendre raisonnable : « Grand fou, messentiments pour toi ne changeront pas. Vois, ne suis-je pastoujours le même ? Nous nous rapprocherons comme par le passé.Tu me suivras avec elle… »

Mais la raison ne revenait pas au pauvreberger.

À mesure que la date fatale approchait Gérarddépérissait, perdait l’appétit, boudait tout ce qu’il célébraitautrefois, négligeait son troupeau, et ses allures devinrent mêmesi inquiétantes que ses maîtres l’envoyèrent chez le curé.Peut-être lui avait-on jeté un sort ! les bergers sont tous unpeu sorciers et exposés, eux-mêmes, aux maléfices de leurs pareils.Le candide Gérard raconta simplement sa profonde peine au prêtre.Au premier mot que le saint homme en entendit :« Va-t’en, maudit, gronda-t-il. Ta présence empeste… Je nesais ce qui me retient de te livrer au drossard[4] demonseigneur le duc de Brabant… et de te faire brûler sur le GrandMarché comme on fait à ceux de ton espèce… tu partirassur-le-champ. Ton crime t’a retranché de la communauté des fidèles…Nul ne peut t’absoudre que le pape de Rome ! Jette-toi à sespieds… Tu n’as encore péché qu’en pensée. C’est même pourquoi jen’appelle point sur ta chair maudite les flammes du bûcherpurificateur !

Gérard retourna auprès de ses maîtres, sanshonte mais plus désespéré que jamais. Il se garda bien de raconterpar le menu ce qui s’était passé entre le ministre de Dieu et lui,mais il se borna à déclarer qu’il allait entreprendre un longpèlerinage pour expier un péché trop capital… Cette nuit même il semettrait en route, quand tous dormiraient, pour ne point rencontrerd’indiscrets et de curieux… Comme faveur suprême, il sollicita deTiennet qu’il l’accompagnât jusqu’à une certaine distance de leurchaumière. Wanna voulut retenir son fiancé, mais Tiennet eut pitiéde son ami, et, devant la perspective d’une séparation peut-êtreéternelle, il se rappela leur longue et absolue tendresse dejadis…

– Frère, quelle est la faute si grave quit’exile ? demanda à plusieurs reprises Tiennet, en cheminant,à son féal. Mais l’autre se taisait et se bornait à le regarderlonguement et à hocher la tête.

Ils marchèrent longtemps, le cœur étreint,sans échanger un mot ; mais quand ils atteignirent lecarrefour où ils devaient s’embrasser pour la dernière fois, tout àcoup, Gérard tourna les talons et montra à Tiennet une lueur rougeà l’horizon, du côté d’où ils étaient partis.

Alors, avec un rire sauvage :« Regarde, dit-il, c’est la maison des vieux qui flambe, etWanna, ta Wanna brûle avec eux !… À présent, tu m’appartienspour toujours !

Et il étreignit avec frénésie le jeune hommequi se débattait :

– Gérard ! Tu me fais peur ! Ausecours ! Au loup-garou ! Il m’égorge…

– À moi ; c’est moi qui t’ai donnéla vie. Je suis plus que ta mère, entends-tu ; donc plus quedevrait être n’importe quelle femme !… Tu demandais la causesecrète de mon départ… Tu vas la savoir. Leur prêtre m’a maudit. Jesuis voué au feu éternel. Eh bien, je cours me plonger paranticipation dans ce feu, mais après avoir aspiré jusqu’aux sourcesde ta vie, après m’être repu des groseilles de tes lèvres, ce fruitsucculent qui me désaltérera éternellement au sein de la fournaiseinfernale !… À moi, à moi !…

Un orage subit se déchaîna, tandis que lemisérable criait ainsi vengeance au ciel.

– Ah, jubilait-il, feu du châtiment, soismon feu de joie ! Ô Nature, brûle-moi, consume-moi ! Quetu viennes, comme ils disent, de Dieu, ou que tu émanes du Diable,que m’importe ! Viens, réunis-nous dans la mort !…Lève-toi, bel orage de la délivrance ! Je n’ai plus rien àperdre, les torrents de feu seront ruisseau frais et limpide sur machair, comparés à l’amour qui me dévore et qui m’adésespéré !… Viens !…

Et le maudit pressa Tiennet contre son cœur,le pressa à l’étouffer, colla ses lèvres aux siennes, ne les endétacha plus, jusqu’à ce que le feu du ciel les eût enveloppés tousdeux…

En ce point de cette improvisation pathétique,la voix de Kehlmark s’éteignit en un murmure comparable à unrâle.

– Oh ! mon doux enfant, gémit-il, entombant aux pieds du petit pâtre, je t’aime éperdument, je t’aimeautant que Gérard aimait Tiennet.

– Moi, je vous aime aussi, chermaître ; et cela de toutes mes forces répondit Guidon en luijetant les bras au cou. Je suis à vous, à vous seul et sanspartage… Est-ce seulement d’à présent que vous le savez ?Faites de moi tout ce que vous voudrez !…

– Je n’eus qu’à te voir, soupiraKehlmark, pour compatir à ta beauté méconnue et fièrement vierge.Mon amour naquit de cette compassion.

– Et moi, mon cher maître, balbutia lepetit Govaertz, je n’eus qu’à vous voir pour vous deviner triste etredoutable, et ma dévotion s’engendra de mon anxiété !…

– Le mal prétendu que ton père disait detoi, reprenait le Dykgrave, décida de ma sympathie, et la mouedédaigneuse de ta sœur, la malveillance de son regard,t’illuminèrent désormais à mes yeux d’une permanente lumière detransfiguration !… Je n’osai me déclarer avant de t’avoir revuet je feignis de l’indifférence pour dérouter les tiens et cescamarades trop brusques que j’empêchai le même soir, rien qu’en merapprochant de leur turbulent essaim, de te harceler, mon enfant,l’élu de ma vie !…

L’éclair ne les frappa point, mais ilsentendirent un cri sourd, un sanglot, un froissement dans lesbroussailles derrière eux. Deux silhouettes indistinctes fuyaientpar les ténèbres.

– On nous écoutait ! dit Kehlmarkqui s’était mis debout et qui scrutait l’ombre épaisse.

– Qu’importe, je suis à vous, murmuraitGuidon en l’attirant à lui et en se blottissant frileusement contresa poitrine. Vous êtes tout pour moi, et je ne crois pas au feu duciel ! Avant toi, personne ne m’avait dit la seule bonneparole… Je n’avais su que méchancetés et rudesses… Tu es mon maîtreet mon amour. Fais de moi ce que tu veux… Tes lèvres !…

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