Escal-Vigor

Chapitre 4

 

 

La fête gonflait, se tendait ets’effrénait…

Le soir tomba, un soir de septembre. Desbaraques disposées sur l’estran montait une odeur de moules cuitesmêlée au parfum du varech et du frai accrochés aux brise-lames. Leschandelles s’allumaient sur les tréteaux et aux éventaires. Ilrégnait une cacophonie de tambours, de cymbales, derommelpots, de pitreries éraillées ; les guinguettesrésonnaient d’accordéonies hoquetantes bafouées d’éclats defifre ; les spectacles du soir commençaient dans les loges dedompteurs, et de fauves rugissements faisaient écho à la plaintedes vagues et concertaient avec on ne sait quelle houle humaine,quelle trépidation charnelle, quelle tourmente de stupre dans lescampagnes.

Jamais la mer n’avait été si phosphorescente.Des feux Saint-Elme s’accrochaient, sous un ciel d’encre, aux mâtsdes yachts et des barques pavoisés.

Un moment, au baisser du jour, l’Escal-Vigorfut aperçu violemment éclairé comme une architecture d’émeraude,puis un voile de sang s’appliqua, sur la façade tournée du côté del’Océan.

Des remous d’hommes, d’une part, de femmes del’autre, se rencontraient à l’écart des villages. Elles hurlaientleur envie, ils gesticulaient leur désir…

Guidon avait enfin pris congé de sescamarades, ceux du bourg miséreux de Klaarvatsch. Bousculé, ilpressait le pas pour sortir de la mêlée foraine qui commençait àl’obséder, et regagner l’Escal-Vigor. L’idée de son ami lui revintpleine de doux reproche, de conjuration et de nostalgie.

Au passage, des regards intimidèrent letransfuge. On se le désignait avec des clins-d’œil et deschuchotements.

Il s’arrêtait pour respirer loin de la zonedes poussées, quand, prêt à s’engager sous l’ormaie, deux foiscentenaire, menant à l’entrée du parc de l’Escal-Vigor, une bandedéboucha d’une allée latérale, l’interpellant, l’enfermant dans seslacs.

– Voyez donc ce grand dadais qu’onrencontre seul par les routes !

– Ô le joli garçon qui sedérobe !

– Fi donc ! Un jour dekermesse !

– Par saint Olfgar ! Cela vous a leduvet à la lèvre et n’a jamais touché à une fille. Demandez plutôtà sa propre sœur !

Elles le pressaient, lui tenaient force proposincendiaires avec volubilité ; elles menaçaient de lefouiller, se frottaient à lui avec des déhanchements, en serenversant, le corsage relâché, la bouche entr’ouverte comme unecorolle de fleur pâmée au soleil.

– Elles ont raison, frérot !intervint Claudie, en s’avançant, atrocement pateline. Il y alongtemps que tu es homme. Remplis ton devoir de galant. Fais tonchoix. Que te faut-il pour te décider ? Voici dix rudescompagnes qui t’ont attendu, des plus belles de la contrée. Ellesne manquaient point d’amateurs. Ne les as-tu pas entendues bramertout le jour par la campagne ? Mais sur ma recommandation,elles ont consenti à t’accorder la préférence. Aucune ne se rendraà une autre sommation avant que tu ne te sois décidé… Et pourtant,je te le répète, ils abondent ce soir par les chemins, les solideset les flamboyants coqs qui halètent après ces poules friandes etqui se régaleront de celles que tu dédaigneras !… Allons,prononce-toi ! À laquelle va ta fantaisie de nouvelhomme ? À qui les prémices de ta force ?

Le jeune homme devina un sinistre persiflageen ces paroles flatteuses, les premières qu’elle lui adressâtdepuis de longs mois qu’ils étaient brouillés, et, au lieu derépondre à sa sœur, il se flatta d’amadouer les dix autresfemelles, solides gaillardes du type de Claudie, la gorge abondanteet la croupe élastique.

– Je le regrette, les joliesfilles ; je suis pressé, je reviendrai tout à l’heure ;on m’attend au château !

– Au château ! se récrièrent-elles.Au château ! On n’y a pas besoin de toi, aujourd’hui.

– Le Dykgrave se passera bien de tesservices ! – C’est kermesse et campo pour tout le monde !– On chôme chez les maîtres comme chez les valets ! – Leplaisir prime la corvée ! – L’amour passe avant ledevoir ! – Puis, il a de quoi s’occuper avec sa Blandine, tonDykgrave ! dit Claudie d’un ton qui ouvrait à Guidon les piresalternatives.

– Quand je vous assure, mes friandespoulettes, que ma présence là-bas est indispensable, je ne me suisdéjà que trop attardé !

Et il voulut passer outre, presser le pas.

– Tarare ! On t’attendraencore ! Tu vas retourner avec nous au village ; tu nousferas danser toutes ; et ensuite, pour la reconduite, tuchoisiras l’une de nous, avec qui tu te comporteras selon la loides honnêtes gens de Smaragdis… ! Montre que tu es un digneGovaertz !

Il continuait à se défendre ; elles leharcelaient, excitées par Claudie :

– Oui, oui, il faut qu’il y passe !Il paiera son tribut comme les autres ! À chacun son devoir, àchacune son dû ! Sus au récalcitrant ! Ton patronattendra bien. Une heure de plus ou de moins ne fait rien àl’affaire !…

Il se débattait non sans impatience rageuse,effarouché ; mais elles étaient solides, se piquaient au jeu.Plus il rechignait, plus elles se torchaient de lui.

– Hardi, mes filles ! À l’assaut mesgaillardes ! N’y aura-t-il personne pour faire danser ce grandnicaise !

Dans le conflit elles flairaient le mâleséveux et cambré, et son haleine précipitée par ses efforts le leurrendait plus savoureux et plus appétissant encore. Elles lebafouaient en le caressant ; le tâtaient, l’empoignaient auhasard, qui par un bras, qui par une jambe ; l’une lui faisantune ceinture, l’autre un collier de ses bras ; mais il sedébattait ferme à présent ; se trémoussait pour de bon, etaurait même fini par leur échapper malgré leur acharnement.

Mais cette évasion eût fait encore moins lecompte de Claudie que le leur. La résistance du jeune hommel’édifiait complètement sur sa froideur à l’égard de la femme.Landrillon n’avait rien inventé. En elle une jalousie terrible sedonnait les apparences d’un vertueux mépris.

– Il se rendra ! Faut qu’il serende ! hurlait-elle. S’il ne veut être à l’une de vous, ilsera à toutes !

– À la rescousse, Landrillon !appela-t-elle, car, en prévision d’une lutte inégale où ellesauraient eu à faire à trop forte partie, elle avait aposté soncomplice dans les taillis de l’accotement. Un coup de main,Landrillon !

Il était temps : Guidon échappait à sespersécutrices en leur laissant entre les mains sa veste et même unepartie de son tricot et de ses grègues.

– Halte-là, Joseph ! gouaillaLandrillon en le terrassant au moyen d’un croc en jambe.

Tenu sous le valet qui l’avait pris à lagorge, Guidon se défendait de son mieux, battait des pieds et despoings, essayait même de mordre.

– Une ficelle ! demanda Landrillon.C’est que le petit bougre rue comme un diable ! Attachons-luiles mains et les pieds !

– oui, oui !

Faute de ficelle, les gaupes lacérèrent leursmouchoirs de cou. Dépoitraillées, la gorge au vent, échevelées,meurtries, du sang aux ongles, dans l’air opaque et fauve de cettelisière de bois, elles auraient évoqué les ménades.

– Lâche ! À moi ! Ausecours ! criait la victime.

Deux fois il rompit ses liens. Du sang coulaitde ses poignets et de ses chevilles.

Claudie, plus féroce que les autres, maismieux avisée, poussa un cri de triomphe :

– Tiens ! La courroie de cuir quiretient ses culottes !

– Au fait, elles peuvent tomber àprésent ! ricana le domestique.

Et elle-même déboucla cette ceinture dontLandrillon garrotta les jarrets du patient.

Cette fois, Guidon, réduit à l’impuissance,gisait, aux trois quarts nu, car les furies ne s’étaient pascontentées de lui rabattre les chausses, elles avaient mis sonvêtement en pièces.

Alors, sur l’instigation de Claudie, lesserres de ces harpies violèrent, à tour de rôle, la chairrécalcitrante et horrifiée du malheureux.

Guidon avait fini par se taire ; ilpleurait, essayait de se raidir ; ses tortillements devenaientdes convulsions, il pantelait malgré lui ; son spasme tournaitau râle de l’agonie, et au lieu de sève elles ne tiraient plus quedu sang. N’importe. L’attentat recommença. Elles juraient de tarirses forces, mais, essoufflées par leur action, cessaient leursclabauderies.

Cependant, aux cris poussés d’abord par lavictime et ses persécutrices, d’autres femmes, d’autres villageoisétaient accourus des rôtisseries et des bastringues. Ivres,affriolés, dès qu’on les eût mis au courant, ils applaudirent,jubilèrent, trouvant la plaisanterie croustilleuse.

On s’attroupait, on faisait cercle, on jouaitdes coudes pour voir. Des couples qui s’étaient écartésinterrompirent leurs intimes ébats pour venir prendre leur part deces dérisions érotiques. De tout jeunes gamins, la marmaille deKlaarvatsch, les porteurs de torches des sérénades, éclairaient,béants, cet atroce mystère ou en mimaient l’indécence. D’autress’appelaient comme des hyènes à la curée et, tandis que les cuivresfunambulesques continuaient de rauquer, ces rires étaient vraimentceux des animaux profanateurs. Les jeunes mâles qui avaient languipour Claudie la flattaient de leurs trémous lascifs et balourds,pendant que du geste et de la parole elle continuait à exciter cescorybantes. Que ne le dépeçaient-elles à vif ? Allait-il périrdisséqué sous les ongles ?

Les siècles écoulés avaient probablement vules arrière-aïeules de ces immolatrices s’acharner ainsi sur desnaufragés, danser autour d’un bûcher d’épaves ; et, aux tempsfabuleux, saint Olfgar avait dû voir semblables rictus decannibales faire la nique à son agonie.

Landrillon, irrémissiblement compromis, negardait plus aucun ménagement et, volant de l’un à l’autre,racontait à sa façon les mystères de l’Escal-Vigor, dévoilait à quivoulait l’entendre les stupres de Guidon et de son protecteur,mettant de cette façon la religion et les bonnes mœurs dans sonjeu : le scélérat obscène devenait un justicier, le crime unacte de salubrité et de vindicte publique.

Il avait suffi au misérable de prononcer unseul mot d’accusation pour que toute l’île fût comme ivre et ne seconnût plus.

Pas un qui n’eût donné de son pied dans lesreins du coupable. Quelques-uns s’en tenaient les côtes. D’autrestrouvaient qu’il n’en avait pas encore assez.

– Quand vous l’aurez achevé, disaitLandrillon aux femelles, nous le jetterons à la mer.

– Oui, à la mer, l’infâme !

Et ils allaient le transporter vers la grève,à travers la foire, quand une diversion s’opéra.

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