Escal-Vigor

Chapitre 7

 

 

À la suite de ces scènes, Kehlmark s’irritaitsouvent contre lui-même. « Jamais on ne m’aimera de cœur commecette femme » se disait-il en se raisonnant. Et il serappelait leur première intimité chez l’aïeule. Toujours il avaitété son oracle, son dieu. Elle le servait auprès de la douairière,palliait ses fredaines, lui obtenait l’argent dont il avait besoin.Où rencontrer fidélité et dévouement pareils ? N’allait-ellepoint à présent jusqu’à tolérer sa passion pour le jeuneGovaertz ?

Puis, au plus fort de ses bonnes dispositions,se produisait un revirement. Sur un mot, sur une intonation devoix, sur un regard, sur ce qu’il croyait lire de sévère et descandalisé dans la physionomie de Blandine, il se reprenait àdouter d’elle, même à la détester, ne voyant dans son dévouementqu’une curiosité inquisitoriale et malsaine, qu’un raffinement devengeance et de mépris. Elle s’ingéniait, s’imaginait-il, à leconfondre, à l’accabler par son abnégation. Cet ange ne luireprésentait qu’une tortionnaire subtile.

Et à la première occasion, le malheureux serépandait contre elle en invectives de plus en plus atroces.

À cette période, la beauté de Blandinereflétait l’évangélisme surhumain de ses sentiments ; cettebeauté confinait même à la majesté de la mort. Mais un repos, unapaisement bien autrement absolu que celui du tombeau allait sefaire en son cœur.

Harcelée par Landrillon, elle avait fini parse donner à lui. Elle avait offert sa pauvre chair en holocaustepour sauver l’âme de celui qu’elle croyait sacrilège etcriminel ; chrétienne, sans doute pria-t-elle pour lui afin del’arracher à la damnation, s’éleva-t-elle de tout son cœur versl’ingrat au moment même où elle s’immolait entre les bras del’odieux « chanteur ».

Le sacrifice se renouvela après chaqueexigence du drôle. Blandine respirait. Landrillon n’entreprendraitrien contre la réputation du comte. Elle comptait aussi sur unmiracle. Kehlmark reviendrait de son erreur. Le ciel exaucerait levœu de la sainte.

 

Des semaines s’écoulèrent. « Voilàlongtemps que nous prenons du plaisir, ma fille, dit Landrillon,mais il ne s’agit pas seulement de la bagatelle ; il nous fautsonger aux affaires sérieuses. Et pour commencer, nous allons nousmarier.

– Bah ! Est-ce biennécessaire ? fit-elle avec un rire forcé.

– Cette question ! Si c’estnécessaire ? Te voilà ma maîtresse et tu refuserais d’être mafemme !

– À quoi bon, puisque tu m’as eue…

– Comment, à quoi bon ? Je tiens àdevenir ton époux. Ah çà, qu’espères-tu encore en restantici ?

– Rien !

– Alors, quoi ! décampons. Assez degrappillages. C’est le moment de réunir nos petites économies enpassant devant le notaire, puis devant le curé. Et bonsoir,Monsieur le comte de Kehlmark.

– Jamais ! fit-elle avec une énergiefarouche, songeant aux deux autres, le regard fixe, loin de soninterlocuteur.

– Ah çà ! qu’est-ce qui teprend ? Et notre pacte, qu’en fais-tu ? Je te veux pourlégitime. Tu as des sous. Il me les faut. Ou préfères-tu que jedévoile à Balthus Bomberg et à Claudie Govaertz les chastesmystères de l’Escal-Vigor ?

– Tu n’en feras rien, Landrillon.

– C’est ce que nous verrons !

– Une proposition, dit-elle, je tedonnerai l’argent ; je te donnerai tout ce que je possède,mais laisse-moi vivre ici et cherche une autre femme.

– L’aimerais-tu donc encore, tonbougre ? s’exclama le drôle. Tant pis. Il faut te résoudre àle quitter et à devenir madame Landrillon. Pas de bêtises. Tu asdeux mois pour réfléchir et marcher…

 

Abandonner l’Escal-Vigor ! Ne plus voirKehlmark !

La fatalité voulut qu’au comble de l’angoisse,la malheureuse rencontrât Henry de Kehlmark et que celui-ci,provoqué par son visage bouleversé, la prît de nouveau àpartie :

– Bon, encore ta figure macabre !C’est entendu. Je suis le plus monstrueux des hommes ! Maisalors, Blandine, n’es-tu pas toi-même un monstre de t’attacher à unêtre tel que moi !

Et qui sait, ricana le malheureux avec unsardonisme de supplicié, si ce n’est pas mon exception, maprétendue anomalie qui flatte tes imaginations ! Qui megarantira que dans ton dévouement n’entre pas un peu de perversiongénésique, comme disent les savantasses ; un peu de cettevolupté de souffrance qu’ils ont appelée de ce joli nom :masochisme ! Dans ce cas, ta belle abnégation nereprésenterait que folie et maladie pour les uns, que crime etturpitude pour les autres ! Ô la vertu ! Ô lasanté ! Où êtes-vous ?

Jamais encore il ne l’avait entreprise avec unpareil acharnement.

– Hélas ! songeait-elle, dire quec’est moi qui le désespère ainsi ! Moi qui ne sais plus quoidonner pour lui ; moi qui ai consenti, pour acheter son repos,à vivre, et de quelle vie, Seigneur !

– Henry, mon Henry, le supplia-t-elle,tais-toi, mon Dieu, tais-toi ! Dis, que veux-tu que jefasse ? Je ne suis que ta servante, ton esclave. Qu’as-tuencore à me reprocher ?

– Ton mépris, tes grimaces, tes airs desainte Pars, quitte-moi. Abandonne ce pestiféré. Je ne veux plus deton insultante compassion… Ah, tu es mon remords, mon vivantreproche ! Quoi que tu fasses, tu es un miroir dans lequel jeme vois constamment attaché au pilori, sous le fer rouge dubourreau…

Et il la saisissait par les poignets au risquede les lui meurtrir ; il lui criait dans le visage :

– Ô femme normale, modèle, irréprochable,je te hais, entends-tu bien, je te hais !

Va, j’en ai assez. Toute extrémité plutôt quecet enfer. Livre-moi, madame Judas. Ameute nos vertueux voisins etl’île entière. Cours chez le dominé. Dis-leur qui je suis !Ah ! Eh bien, cela m’est égal…

Ce perpétuel mensonge, cette dissimulation detous les instants m’étouffe et me pèse. Tout est préférable à cesupplice. Si tu ne parles pas, je parlerai, moi ! Je leurdirai tout !… Ah, je te parais infâme ; mais alors toi,Blandine, tu es bien plus infâme que moi d’avoir vécu aux crochetsde celui que tu méprises ; de t’être fait nourrir, entretenirpar ce réprouvé, d’avoir toléré si longtemps ses vices parce qu’ilte payait largement !…

– Henry, mon bien-aimé ! Vraiment,tu crois cela. Oh comme tu t’en voudrais, comme tu te feraishorreur si tu savais la vérité !

 

Ah oui, qu’il était injuste. L’injustice dontlui-même se croyait victime, le rendait frénétique et aveugle,cruel comme la fatalité.

Il assimilait à la foule, à la massemalveillante et conforme, cette femme admirable, cette amantemagnanime, parfois maladroite ou impuissante, présumant trop de sesforces pourtant héroïques, poussée, elle aussi, à bout, maisrepuisant dans son amour un nouveau pouvoir d’exalter, de plus enplus, ce dieu qui l’exilait de son ciel.

– Oui, je crois cela, vraiment !insista le malheureux égaré. Tu m’épargnes, tu me ménages parce quetu mènes ici une existence de châtelaine et parce que tu te croisindispensable à ce prodigue, à ce gaspilleur qui n’a jamais sucompter. Tu te figures que je ne puis me passer de toi. Tut’imposes. Va-t’en. Laisse-moi me ruiner de corps, de bien etd’honneur. Tu es assez riche. Débarrasse-moi de ta présence !…Je te donnerai même de l’argent ! Mais pour l’amour du ciel,éloigne-toi au plus vite ! Quelque chose d’irréparable s’estpassé entre nous. Désormais nous nous ferons mutuellementhorreur.

– Oh ! mon Henry, sanglotait lapauvre femme…

Elle allait parler, mais elle l’auraitconfondu, humilié ; et elle se retira pour ne point êtretentée de lui dire la vérité.

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