Escal-Vigor

Chapitre 3

 

 

En prodiguant les attentions à son entourageet à la communauté, Kehlmark redoublait de prévenances à l’égard deLandrillon. Il le traitait avec plus de bonhomie que jamais,affectant de prendre un regain de plaisir à ses charges de corps degarde.

Mais le coquin n’était point dupe de cetteostentation de bienveillance. Sans rien en montrer, il n’avaitpoint tardé à prendre ombrage de l’influence du petit GuidonGovaertz sur Henry de Kehlmark, et peut-être surprit-il une vaguelueur – rien ne rend plus perspicace que l’envie – de l’étendue del’affection que se portaient ces deux êtres. Qu’on s’imagine lesentiment de basse compétition d’un pitre qui voit le succès et lavogue l’abandonner pour aller à un comédien plus grave et d’ungenre plus relevé, et on se représentera le mauvais gré sourd etrecuit que le cocher devait entretenir contre ce petit paysan.

Kehlmark prenait presque toujours Guidon aveclui dans ses promenades en voiture, et c’était Landrillon qui lesconduisait. Lors d’une excursion qu’ils firent à Upperzyde, pourvisiter les musées et revoir le Frans Hals, le jeune Govaertzpartagea l’appartement du maître, tandis que Landrillon fut reléguédans les galetas sous le toit. Bien plus, le domestique était forcéde servir à table ce va-nu-pieds, ce polisson, autrefois la riséeet le souffre-douleurs des manouvriers de Smaragdis et à présent,bouffi d’importance, dorloté, choyé, devenu l’inséparable demonsieur. Dire que ce grand seigneur semblait ne plus pouvoir sepasser de la compagnie de ce méchant galopin qui lui gaspillait debeau papier, de coûteuse toile et de bonnes couleurs !

Si le larbin n’avait rêvé de devenir l’épouxde Blandine, peut-être eût-il été plus indisposé encore contre cemaudit pastoureau. Jusqu’à un certain point, le domestiquen’était-il même pas fâché de l’importance exclusive que le jeuneGovaertz prenait dans la vie du comte. Landrillon se promettaitbien d’exploiter au moment opportun cette intimité des deux hommespour détacher Blandine de son maître. Négligée et même délaisséepar Kehlmark, la pauvre femme ne se montrerait que plus disposée àécouter un nouveau galant.

Profitant d’un moment où Blandine étaitdescendue à la cuisine pour y vaquer à quelque besogne ménagère,Landrillon se hasarda un jour à lui faire sa déclaration :

– J’ai quelques petites économies,proféra-t-il, et s’il est vrai que la vieille vous ait laissé unepart de son magot, nous ferions un gentil couple, dites, qu’enpensez-vous, mamzelle Blandine ?… Car si vous êtes jolie àcroquer, convenez qu’il en est de plus mal tournés que moi. Pas malde gaillardes de votre sexe se sont d’ailleurs ingéniées à me lepersuader ! ajouta le séducteur en se tortillant lamoustache.

Très ennuyée par cette déclaration, Blandinedéclina froidement et avec dignité l’honneur qu’il voulait luifaire en se dispensant même de lui donner le moindre motif de cerefus.

– Ouais, mamzelle ! Ce n’est pointlà votre dernier mot. Vous réfléchirez. Sans me vanter, desépouseurs de mon poil, des galants pour le bon motif ne serencontrent pas tous les jours.

– N’insistez pas, monsieur Landrillon. jen’ai qu’une parole.

– C’est donc que vous avez des vues surun autre ?

– Non, je ne me marierai jamais.

– Tout au moins en aimez-vous unautre ?

– C’est là mon secret et affaire entre maconscience et moi-même.

Un peu allumé, car il avait bu quelques verresde genièvre pour s’enhardir, il s’avisa de la prendre par lataille, de l’étreindre, et il voulut même lui dérober un baiser.Mais elle le repoussa et, comme il recommençait, elle le souffleta,menaçant de se plaindre au comte. Pour l’instant, il se le tintpour dit.

Cette scène se passait dans les premiers joursde leur installation à l’Escal-Vigor.

Mais Landrillon ne se donna point pour battu.Il revint à la charge, profitant des moments où il se trouvait seulavec elle pour l’obséder de gravelures et de privautés.

Chaque fois qu’il avait bu, elle courait unsérieux danger. Tandis que le comte s’était retiré dans son atelieravec Guidon ou qu’ils étaient allés se promener, Landrillon enprofitait pour harceler la jeune femme. Il la poursuivait d’unepièce dans l’autre et, pour échapper à ses entreprises, elle devaits’enfermer dans sa chambre. Encore menaçait-il d’enfoncer laporte.

Comme à la ville, du temps de la douairière,Henry n’avait pour le servir à demeure que Blandine et Landrillon.Les cinq gars de Klaarvatsch attachés à sa personne ne logeaientpas au château. De sorte que bien souvent la pauvre économe setrouvait abandonnée presque à la merci de ce drôle.

La vie devint insupportable à la jeune femme.Si elle s’abstint de se plaindre à Kehlmark, ce fut parce qu’ellecroyait encore ce plaisantin trivial, ce loustic de bas étage,indispensable à l’amusement d’Henry. Tel était son dévouement auDykgrave que la noble enfant se fût fait scrupule de le priver dumoindre objet capable de le distraire de sa mélancolie et de sonabattement. Ainsi voyait-elle avec stoïcisme et renoncementl’influence que le petit Govaertz prenait sur l’esprit de sonmaître et s’efforçait-elle même de sourire et de plaire au favoride son amant.

Elle supporta donc les importunités et lestaquineries du satyre en se bornant à se dérober de son mieux à sesviolences.

La résistance, le mépris de Blandine nefaisaient qu’exaspérer le désir du ruffian. Il fut même un jour surle point de lui imposer son odieuse passion, lorsqu’elle s’armad’un couteau de cuisine oublié sur la table et menaça de le luiplonger dans le ventre.

Puis, comme il reculait, éplorée, elle courutvers l’escalier, décidée à monter à la chambre du comte et à luidénoncer l’indigne conduite du drôle.

– À ton aise ! ricana Landrillonblême de rage et de concupiscence, résolu, lui aussi, à recouriraux extrémités. Mais à ta place je n’en ferais rien. Je ne croispas que tu sois la bienvenue, là-haut. Il t’en voudra au contrairede l’avoir dérangé. Car si tu en tiens toujours pour lui, il semoque bien de toi, ton ancien amoureux !

– Que voulez-vous dire ? protesta lajeune femme en s’arrêtant sur la première marche.

– Inutile de faire la sainte nitouche… Onsait ce qu’on sait, pardine !… Tu as été sa maîtresse, ne t’endéfends point.

– Landrillon !

– Eh, c’est la fable de Zoudbertinge etmême de tout Smaragdis. Le révérend Balthus Bomberg ne cesse detonner contre la catin du Dykgrave.

Renonçant à gravir l’escalier, elle revint surses pas, se laissa choir sur une chaise, défaillante, presque mortede douleur et d’opprobre.

Un prélude de piano troubla le silence qu’ilsgardaient tous deux.

Guidon entonnait, là-haut, de sa voix agreste,fraîchement muée, et encore un peu fruste, mais au timbresingulièrement magnétique, une ballade de naufrageur que Kehlmarkaccompagnait au piano.

Le corps secoué par des sanglots, Blandinemarquait douloureusement le rythme de cette chanson. On eût dit quela voix du jeune gars achevait de la navrer.

En écoutant le petit paysan, un sourireéquivoque parut sur les lèvres du valet et il couva d’un regard nonmoins ironique la malheureuse Blandine :

– Voyons, dit-il d’un ton patelin, en luitouchant l’épaule, ne nous fâchons point, la belle. Écoutez-moiplutôt. On vous veut du bien, que diable ! Vous auriez bientort d’aimer encore cet oublieux et dédaigneux aristo. Quelleduperie ! Ne voyez-vous pas qu’il a cessé de vous chérir…

Et comme elle relevait la tête, il lui fitsigne, un doigt sur la bouche, d’écouter la chanson étrangementpassionnée que le disciple chantait à son maître et, après unnouveau silence, durant lequel tous deux prêtaientl’oreille :

– Tenez, poursuivit-il à mi-voix, ils’occupe bien plus de ce petit rustre que de vous et moi, notremaître. Aussi, à votre place, je le planterais là et le laisseraiss’adonner aux flatteries de ce polisson et de ces autres brutes depaysans… Ici, Blandine, vous vous consumerez de chagrin, voussécherez de dépit. Votre beauté se fanera sans aucun profit pour lamoindre créature du bon Dieu !… Si vous m’en croyez, ma chère,nous retournerons tous deux à la ville. J’en ai assez de lavillégiature à Smaragdis. C’est à n’y pas croire, mais depuis quece jeune sournois est entré au château, il n’y en a plus que pourlui ! Vous et moi, nous passons à l’arrière-plan. Quelassotement subit ! Deux doigts de la même main ne sont pasplus inséparables !

– Eh bien, qu’avez-vous à reprendre à cetattachement ? fit Blandine en cherchant encore une fois àdominer ses préventions. Ce Guidon Govaertz est un gentil garçon,méconnu des siens, bien supérieur, tout nous l’a prouvé, parl’intelligence et les sentiments, à la masse de ces grossiersinsulaires… Le comte a bien raison de faire un tel cas de ce pauvreenfant qui se rend d’ailleurs de plus en plus digne de cesbontés…

– Oui, d’accord ; mais monsieurexagère son patronage. Il n’observe pas assez les distances ;il témoigne vraiment trop de tendresse à ce morveux. Un comte deKehlmark ne s’affiche point, que diable ! avec un anciengardeur de vaches et de porcs…

– Encore une fois, que voulez-vousdire ?

Pour toute réponse, Landrillon plongea sesmains dans ses poches et se mit à siffloter, en regardant en l’air,comme une parodie de la chanson du petit pâtre.

Puis il sortit, estimant qu’il en avait ditassez pour le quart d’heure.

Blandine, demeurée seule, se reprit à pleurer.Sans penser à mal, quoi qu’elle fît pour s’en remontrer àelle-même, elle s’affligeait du commerce assidu du comte et de sonprotégé. Elle avait beau se raisonner et vouloir se réjouir de lamétamorphose de Kehlmark, de son activité, de sa joie de vivre,elle regrettait que cette guérison morale ne fût pas son œuvre àelle, mais un miracle opéré par ce petit intrus.

– Eh bien, dit, quelques jours après,Landrillon à la jeune femme, il est prop’ not’ monsieur, mamzelleBlandine !… Ah c’est qu’ils s’entendent de mieux en mieux, nosartisses !… Hier, ils se becquetaient à bouche queveux-tu !

– Tu racontes des bêtises, Landrillon,fit-elle en riant avec effort. Encore une fois, le comte estattaché à ce petit rustre parce que celui-ci fait honneur à sesleçons… Où est le mal ? Je te l’ai déjà dit, il affectionne cejeune Govaertz comme un frère cadet, comme un élève intelligentdont il a ouvert et cultivé la raison…

– Turlutaine ! fredonna Landrillonavec une vilaine grimace grosse de sous-entendus.

Vicieux jusqu’aux moelles, ayant passé par lespires promiscuités des chambrées, il y avait en lui du mouchard demœurs, du prostitué et du maître-chanteur. Incapable d’apprécier cequ’il y a de noble et de profond dans les affections ordinaires,encore moins lui eût-il été possible de saisir et d’admettrel’absolue élévation d’un grand amour d’homme à homme.

Comme Blandine se taisait, ne comprenant rienà ces insinuations : « On a son idée, mamzelle,poursuivit le drôle. M’est avis à moi qu’il n’accorde plus beaucoupd’attention aux jupons, not’ maître, en supposant qu’il s’en soitjamais préoccupé… Vous devez en savoir quelque chose, dites ?…Aurait-il déjà dételé ? Lui, un homme jeune, pourtant.

– Landrillon ! protesta Blandine,abstenez-vous je vous prie de ce genre de réflexions… Vous n’avezpas à juger monsieur le comte. Ce qu’il fait est bien fait,entendez-vous ?

– Faites excuse, mademoiselle, on setaira, on se taira… N’empêche qu’il est bien mystérieux, notreseigneur ! Il mène une drôle de vie !… Toujours avec sespaysans, et surtout avec ce petit enjôleur… Nous ne comptons pasplus à ses yeux que son cheval et ses chiens… Vrai, j’admire votreindulgence pour ses fredaines !… Vous savez mieux que moiqu’il vous a complètement lâchée ! Si c’est le changementqu’il lui faut – dam ! j’aime aussi goûter de différentsfruits ! – il n’aurait qu’à regarder autour de lui et àvouloir. Les plus belles filles de Smaragdis, de Zoudbertinge àKlaarvatsch, seraient à sa disposition. J’en connais une (et il ditces paroles non sans dépit, car il avait déjà tâté le terrain pourson compte, de ce côté) qui brûle jusqu’au sang et aux moelles dele voir – comment dirai-je ? – en son particulier… Tenez,c’est précisément la grande Claudie, la sœur même de ce damoiseau…Quoiqu’il se rende plusieurs fois par semaine aux Pèlerins, on nem’ôtera jamais de l’idée que le galant en pince plus sérieusementpour les culottes du petit drôle que pour les cottes de sasœur !

– Encore une fois, taisez-vous ! fitBlandine le cœur crispé à l’idée de l’amour que la virago éprouvaitpour Kehlmark et qui se savait détestée par la pataude au point quecelle-ci ne la saluait pas quand elles se rencontraient par lesroutes. Quant à l’affection de Kehlmark pour Guidon Govaertz, sielle en souffrait malgré sa volonté, elle persistait à n’y riensuspecter d’anormal et d’incompatible.

– Qui vivra verra, mamzelle Blandine.L’occasion se présentera bientôt de vous édifier sur la couleur dela liaison de ces deux peintres ! ricana Thibaut, enchanté desa plaisanterie.

– Assez ! Plus un mot ! s’écriaBlandine… Je ne sais ce qui me retient de faire part sur-le-champ àmonsieur le comte de vos abominables imputations… ou plutôt, je lesais trop, je mourrais de honte avant d’oser répéter devant lui ceque vous venez de me dire !

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