Escal-Vigor

Chapitre 6

 

 

En apparence, les conditions de la vie àl’Escal-Vigor, les rapports entre Kehlmark, Blandine, le jeuneGovaertz et Landrillon ne subirent aucune modification.

Le valet, ignorant l’explication que Blandineavait eue avec le comte, la croyait tout acquise à ses projets etne cessait de présenter sous un jour scabreux les rapports entre leDykgrave et son protégé. Elle était forcée d’entendre ses odieusesplaisanteries et devait pousser la dissimulation jusqu’à fairechorus avec le misérable. De plus, Landrillon la pressait de sedonner à lui. Devant les refus de Blandine, ils’impatientait : « Allons, sois gentille, disait-il, etje m’engage à ne point troubler son idylle avec le jeune Govaertz,sinon je ne réponds plus de rien ! »

Blandine s’efforçait de l’amuser, de gagner dutemps. Elle alla même jusqu’à lui promettre le mariage à conditionqu’il se tairait. « Je tiens le marché, acceptait-il, mais ilfaut que tu paies comptant ! – Bah ! Rien ne presse,objectait Blandine, demeurons encore quelque temps ici pourarrondir notre magot ! »

Cette femme honnête, s’il en fut, se fit doncpasser pour une coquine aux yeux de ce drôle, qui ne l’en admiraque davantage, n’ayant jamais rencontré hypocrisie et dissimulationpareilles. Cette duplicité le ravit non sans l’effrayer un peu. Lagaillarde ne serait-elle pas trop rouée pour lui ? Par malheurpour Blandine, il en devenait de plus en plus charnellementamoureux. Il aurait tant voulu prendre un pain sur lafournée ! disait-il. Blandine ne se défendait plus qu’àmoitié, elle éludait la consommation du sacrifice, mais ne pourraitplus longtemps s’y soustraire. Landrillon redoublait deprivautés.

À la vérité, jamais Blandine n’avait tant aiméHenry de Kehlmark. Aussi qu’on se représente son martyre :d’une part, exposée aux entreprises d’un homme exécré, forcée deflatter sa rancune contre le Dykgrave ; d’autre part, obligéed’assister à l’intimité, à la communion étroite de Kehlmark et dujeune Govaertz.

Atroces tiraillements ! Certains jours,la nature et l’instinct reprenaient leurs droits. Elle était sur lepoint de dénoncer le domestique à son maître, mais Landrillon,chassé, se fût vengé de Kehlmark en révélant ce qu’il appelait sesturpitudes. D’autres fois, Blandine à bout de forces, placée danscette crispante alternative de se livrer à Landrillon ou de perdreKehlmark, était résolue à fuir, à abandonner la partie ; elleaspirait même à la mort, songeait à se jeter dans la mer ;mais son amour pour le comte l’empêchait de mettre ce projet àexécution. Elle ne pouvait l’abandonner aux embûches de sesennemis ; elle tenait à le protéger, à lui servir d’égidecontre lui-même.

Comme elle devait se faire une violenceterrible pour ne pas montrer trop de froideur au jeune Govaertz,elle évitait de se trouver sur son passage et s’abstenait autantque possible de venir à table. Elle mettait ces éclipses sur lecompte de la migraine.

– Qu’a donc madame Blandine ?demandait le petit Guidon à son ami. Je lui trouve si étrangemine…

– Une légère indisposition, un rien. Celapassera. Ne t’inquiète pas.

Souvent la pauvre femme allait et venait dansla maison comme une agitée, battant les portes, dérangeant lesmeubles à grand fracas, avec des envies de briser quelque chose, decrier son intolérable souffrance, mais si elle se croisait alorsavec Kehlmark, celui-ci la matait, la domptait d’un regard.

Un jour que Landrillon l’avaitparticulièrement énervée, en la menaçant de ne plus épargnerKehlmark si elle ne se donnait à lui, elle se déroba encore à cetteodieuse extrémité, et la tête un peu partie, fit une brusqueintrusion dans l’atelier où le comte se trouvait avec son disciple.Ce fut plus fort qu’elle. Elle ne put s’empêcher de lancer au petitpaysan un regard de réprobation. Les deux amis étaient en train delire. Aucun des trois ne dit un mot. Mais jamais silence ne futplus chargé de menace. Elle sortit aussitôt, alarmée des suites decette incartade.

– Blandine, vous oubliez nosconventions ! lui dit Kehlmark, la première fois qu’il setrouva seul avec elle.

– Pardonnez-moi, Henry, je n’en puisplus. J’ai trop présumé de mes forces. Vous n’aimez plus que lui.Le reste du monde a cessé d’exister pour vous. C’est à peine sivous m’accordez encore un regard ou une parole…

– Eh bien, oui, dit-il avec résolution,avec une certaine solennité, mais avec ce courage du stoïque quiexposait le poing aux flammes d’un brasier – oui, je l’aimepar-dessus toute chose. En dehors de lui, je ne vois plus de salutpour moi…

– Aime une autre femme ; oui, si tues fatigué de moi, prends cette Claudie qui te convoite de toutel’effervescence de sa chair, mais…

– Quand je te jure que cet enfant mesuffit…

– Oh, ce n’est pas possible !

– Je n’aime, je n’aimerai plus quelui !

Kehlmark savait qu’il portait un coup terribleà sa compagne, mais lui-même était excédé ; l’arme dont il lafrappait, il la retournait dans sa propre blessure ; il avaitpassé, faut-il croire, par de telles tortures, qu’il se trouvaitdans la situation du damné, avide de faire partager sonsupplice.

– Ah, reprit-il, tu veux me séparer decet enfant ! Tant pis pour toi ! Tu vas voir comme je medétacherai de lui. Et pour commencer, voici ma réponse à tessommations. Désormais, Guidon ne me quittera plus. Il logera auchâteau…

– Prenez garde… Je souffre tellement queje pourrais vous faire du mal sans le vouloir. Il y a des momentsoù je me sens devenir folle, où je ne réponds plus demoi !

– Et moi donc ! ricana le Dykgrave.Je suis à bout de patience. Tu l’as voulu, tu m’as forcé d’en venirà ces extrémités. Je t’épargnais, je me bornais à souffrirseul ; pour ne pas t’affliger, je te cachais ma plaie, monsecret. Malheureuse Blandine, je te ménageais, persuadé quetoi-même tu te refuserais à me comprendre et que tu me renierais…Tu as voulu savoir, tu sauras tout. Sois tranquille, je ne tecèlerai plus rien. Vois, je ne te prie même plus de partir.Désormais, inutile de me moucharder. Ta jalousie ne te trompaitpoint : c’est bien d’amour, d’amour le plus absolu que j’aimele petit Guidon… Je l’adore.

Elle jeta un cri d’horreur. L’amante et lachrétienne étaient atteintes également.

– Oh Henry pitié ! tu mens, tu n’aspu te dégrader…

– Me dégrader ! Je m’enorgueillis aucontraire.

 

Il y eut entre eux des scènes de plus en plusviolentes. Blandine cédait, se soumettait, partagée entre uneépouvante et une compassion infinies, qui réunies devenaient unedes formes les plus corrosives de l’amour.

À présent, Guidon dormait au château. Blandinel’évitait, mais elle se montrait parfois à Kehlmark, et telle étaitl’expression de son visage qu’à sa vue le comte éclatait enobjurgations :

– Prenez garde, Blandine ! luidisait-il un autre jour, vous jouez un jeu dangereux. Sans vousaimer d’amour, je vous avais voué une sorte de culte fondé sur uneprofonde reconnaissance. Je vous vénérais comme je n’ai plus vénéréde femme depuis mon aïeule.

Mais je finirai par vous exécrer. En vousplaçant toujours comme un obstacle en travers de mes postulations,vous me deviendrez aussi odieuse qu’un bourreau qui s’aviserait devouloir me priver de sommeil et de nourriture ! Ah, vousfaites là de jolie et bien charitable besogne, la sainte,l’honnête, l’angélique femme !

Avec tes mines et tes muets reproches, tafigure d’une Notre-Dame des sept Douleurs, si je meurs fou tupourras te vanter d’avoir été la principale éteigneuse de monintelligence…

Voilà près d’un an que tu m’espionnes, que tume contraries, que tu m’obsèdes et que tu me brûles le cœur à petitfeu, sous prétexte de m’aimer…

– Pourquoi m’avez-vous séduite ? luidemanda-t-elle.

– Te séduire ? Tu n’étais pasvierge ! eut-il la méchanceté de lui répondre.

– Fi, monsieur ! En me parlantainsi, vous êtes plus brutal que le pauvre hère qui abusa de moi.Vous êtes plus coupable que lui, car vous m’avez possédée sans joieet sans bonté !

– Oh pourquoi ?

– Je voulais me changer, me vaincre,avoir raison de mes répugnances invétérées… Tu es même la seulefemme que j’aie possédée ; la seule qui ait presque parlé à machair.

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