Escal-Vigor

Chapitre 8

 

 

Avec Blandine, le comte de Kehlmark avaitemmené à l’Escal-Vigor, son seul domestique, le même quil’accompagnait lors de l’accident de voiture.

Thibaut Landrillon, fils d’un garde forestierardennais, était un courtaud trapu et solide, assez bien tourné.Ayant passé longtemps par la caserne, il en gardait le type et lesfaçons du « fricoteur », du « casseur d’assiettes etde cœurs », comme il disait en son jargon de corps de garde.Rond de visage, il avait l’œil brun, émerillonné aux moiteurslubriques, un petit nez carlin et frétillant de grosses lèvres dece rouge de minium, signe, à la fois, de cruauté et desensibilité ; un pinceau de moustache, la virgule ; lesjoues allumées par une menace de couperose ; de petitesoreilles ourlées et poilues de satyre, les cheveux drus etbroussailleux, le parler gras et gouailleur, les hanches roulantes,des jambes torses. Viveur de bas étage, il cachait, sous unerondeur de surface, et un bagout bongarçonnier, une âme rapace ettrigaude.

Ses façons scurriles, ses sorties peuple etpimentées avaient cependant le don d’amuser et de dérider le pensifet toujours préoccupé, toujours tendu châtelain d’Escal-Vigor, à lafaçon dont les clowns et les bouffons de cour trompaient etdissipaient autrefois l’hypocondrie ou le latent remords d’untyran. Paillard vicieux ayant traîné dans les sentines de ladébauche, palefrenier des pieds à la tête, le moral aussi imprégnéde fumier que sa souquenille et ses bottes, ce garçon suintaitl’esprit d’une fleur de populace. Sa casquette sur l’oreillecontinuait à jouer le bonnet de police du troupier. Toujours lesmains au fond des poches de la culotte, le brûle-gueule dans uncoin de la bouche ou la chique promenée d’une joue à l’autre ;et s’entourant d’âcres jets de salive ou de bouffées suffocantesdont semblait se pimenter et se colorer son vocabulaire.

Aucun bienfait ne l’eût touché ou attendri. Àl’égard de son maître qui l’avait cependant ramassé dans la boue,en dépit d’une cartouche jaune et de déplorables références, ilentretenait l’envie, le mauvais gré, la rancune du gueux contre leriche et du bélître contre l’homme bien né, une hargne férocedissimulée sous une luronnerie de gavroche. Ses alluresdésintéressées masquaient un effréné désir de jouissancestriviales, car du luxe et de la fortune, les tempéraments de cettetrempe convoitent exclusivement les sensations toutes physiques quepeuvent se payer les détenteurs de l’or. Quant aux plaisirsintellectuels que goûtait Kehlmark, Landrillon les tenait pourautant de niaiseries.

Le comte accordait une grande tolérance à cedrôle. Il souriait à lui entendre dégoiser ses équipées de batteurde bouges et de coureur de mansardes. Où Landrillon se montraitparticulièrement impayable, c’était dans des charges de misogyne,dans des tirades paradoxales et ravalantes contre un sexe, qui, àl’en croire, ne lui avait cependant point ménagé sescomplaisances.

Tant qu’ils avaient vécu à la ville,Landrillon ne logeait pas chez la douairière, mais au-dessus desécuries reléguées à quelque distance de la villa ;Mme de Kehlmark n’ayant jamais pu s’habituer aux grimacesde ce singe.

Maintenant le gaillard était bel et bien dansla place et, comme on dit à la chambrée, s’il cachait son jeu, ilavait du moins tiré son plan. Pas souvent qu’il se contenteraittoute sa vie de ces grappillages et de ces carottes de domestiqueinfidèle. Autrement sérieux, les projets du groom ! Si la rudeClaudie ambitionnait de devenir comtesse de Kehlmark, Landrillon,lui, s’était promis d’épouser la gouvernante du château. Il va sansdire qu’il avait deviné d’emblée la liaison entre Henry etBlandine ; mais, pas dégoûté du tout, il se contenteraitparfaitement des restes du maître. La majordome de l’Escal-Vigorreprésentait une gaupe assez friande aux yeux de cet amateur, maisil l’épouserait surtout pour l’amour de la « bellegalette » qu’elle avait su soutirer à la vieille. De son côté,notre bourreau des cœurs n’avait pas amené non plus un mauvaisnuméro à la loterie des agréments naturels, et de plus il possédaitquelques économies rondelettes.

Toutefois, la décente Blandine ne laissait pasd’en imposer quelque peu à cet épateur de souillons. C’est qu’elleressemblait à une vraie dame, la donzelle ! Pour sûr qu’ellelui ferait honneur, se prélassant derrière le zinc d’un barfashionable et sportif où se donneraient rendez-vous les bookmakerset les petits jobards de la haute !

Mais il fallait commencer, mon garçon, par tefaire bien venir de la particulière. Jusque-là, partageantl’aversion de feu la comtesse, elle ne lui avait témoigné qu’unesympathie bien relative, mais Thibaut Croque-les-Cœurs n’était pashomme à se laisser rebuter. D’ailleurs, rien ne pressait, il avaitle temps.

Peut-être se leurrait-elle encore de quelqueillusion matrimoniale à l’endroit de Kehlmark ? Thibaut futassez étonné de la voir, devenue rentière, accompagner Kehlmark àSmaragdis. C’est même ce qui le décida à les y suivre.

« Malheur ! se disait-il, si ellereste auprès du bourgeois, c’est qu’elle se flatte de l’engluer.Fichu calcul pourtant. Le petit semble en avoir pris tout sonsaoul ! Des nèfles, qu’il t’épousera ! » –« Mais, j’y suis, ruminait-il, un autre jour en se tirant lenez ce qui, chez lui, était un signe de satisfaction, la mâtinesonge à arrondir sa pelote en prenant la direction du ménage !Bon appétit ! Nous ne nous en entendrons quemieux ! »

Le drôle mesurait toute conscience à l’aune dela sienne. Ces malins manquent totalement de flair lorsqu’il s’agitde découvrir de nobles mobiles.

À l’Escal-Vigor, il résolut de pousser sapointe sans plus d’hésitation. L’ennui aidant, négligée par leDykgrave, Mme l’Intendante ouvrirait peut-être l’oreille avecun peu plus de complaisance aux déclarations du galant cocher. Sila mijaurée continuait à se retrancher derrière ses grands airs età se draper dans sa vertu, le gaillard se flattait d’arriver à sesfins par d’autres arguments. À bout de patience et d’actionpersuasive, il était bien décidé à la prendre par surprise et parla force. Où serait le mal ? Diantre, elle aurait purencontrer un mâle plus refroidi. En fait d’avantages, le cocher secroyait au moins l’égal de son maître. La belle ne perdrait pointau change.

Kehlmark continuait donc à s’accommoder du tonet des façons de ce loustic égrillard, sur le caractère et le fondduquel il s’était totalement mépris. Le comte était même tenté decroire cette licence et ce cynisme dictés par un excès defranchise, une largesse de vue presque philosophique et analogue àses propres conceptions.

Henry avait été touché aussi parl’empressement avec lequel le domestique avait consenti à quitterla capitale pour le suivre à Smaragdis :

– Eh bien, toi aussi, tu viendras teretirer avec moi sur ce perchoir à mouettes, mon pauvreThibaut ! C’est gentil, ça !

Il était loin de se douter des ressorts de ceruffian, et il poussait même l’aveuglement jusqu’à assimiler safidélité et son dévouement à ceux de la noble Blandine. Pour toutdire, il se serait peut-être privé plus difficilement de laprésence pétulante et tortillée de ce pitre, que de la caresse etde la ferveur que la jeune femme entretenait dans sesambiances.

Par la suite on comprendra mieux pourquoi lagouaillerie, le sarcasme perpétuel et les blasphèmes de ce larbinflattaient l’âme amertumée du Dykgrave. On s’expliquera commentcette nature aimante, subtile et passionnée toléra si longtemps levoisinage de ce simple pourceau incapable de comprendre n’importequel amour et n’ayant eu, semblait-il, de rapprochements génésiquesque dans une atmosphère de lupanars et de triperies.

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