Fantômes

Chapitre 20

 

Mes yeux se voilèrent encore de brume… Derechef, je perdisconnaissance… Puis la brume se dissipa… Qu’est-ce là-bas, sous noscorps ? Qu’est-ce que ce parc avec des tilleuls bien alignés,des sapins isolés taillés en forme de parasol, des portiques et destemples de style Pompadour, des satyres et des nymphes à Bernini,des tritons rococo, trônant au milieu de lacs entourés d’une bassebalustrade de marbre noirci ?… Est-ce Versailles ?… Non,ce n’est pas la cité du Roi-Soleil…

Un petit palais de style rococo se dessinait au milieu dequelques chênes frisés… La lune, embuée de vapeur, luisait d’unéclat terne, et une brume très fine descendait du ciel. Était-ce lalumière de la lune ou le brouillard ? Sur un lac, un cygnedormait, et son dos oblong formait une tache blanche comme la neigedes steppes glacées ; des vers luisants brillaient, pareils àdes diamants, dans l’ombre bleue des statues.

« Nous sommes près de Mannheim… C’est le jardin de Schweitzing», me souffla Ellys.

« Nous voilà donc en Allemagne », me dis-je en tendantl’oreille. Tout était silencieux, à l’exception d’un jet d’eau quibruissait doucement. Il semblait répéter sans arrêt les mêmes mots: « Oui, oui, oui, toujours oui… » Tout à coup, je crus voir aumilieu d’une allée, entre les haies de verdure, la silhouettemignarde d’un seigneur qui offrait le bras à une dame en perruquepoudrée et robe de brocart, et s’avançait gravement sur ses talonsrouges. Il avait un pourpoint doré, des manchettes de dentelle, unepetite épée en acier au côté… Étranges visages, visages blêmes…J’eus envie de les voir plus distinctement… Mais tout s’évanouit etil ne resta plus que le babillage de l’eau…

« Ce sont des songes errants, murmura Ellys… La nuit passée,nous aurions pu voir beaucoup de choses »…, beaucoup de choses,mais aujourd’hui les songes eux-mêmes fuient l’œil des hommes… Enavant… En avant !… »

Nous reprîmes de la hauteur et poursuivîmes notre vol. Notremouvement était si calme et régulier qu’il semblait que nousfussions immobiles et que la terre se déplaçât à notre rencontre.De sombres montagnes accidentées et couvertes de forêts, apparurentau loin, commencèrent à grandir et s’avancèrent majestueusementdans notre direction… Bientôt, elles se déroulèrent sous nos corpsavec tous leurs contours, leurs vallées, leurs petits plateaux, lesfeux de leurs hameaux endormis au bord des torrents furieux, aufond des vaux… D’autres montagnes leur succédèrent… Nous étions aucœur de la Forêt-Noire.

Encore des montagnes, toujours des montagnes… Enfin une forêt,superbe, vieille, puissante. Le ciel de nuit était clair, etj’identifiais sans peine chaque espèce d’arbre ; les mélèzes,avec leurs troncs blancs et élancés, me semblaient particulièrementbeaux… Parfois, dans les clairières, j’apercevais des chèvressauvages ; nerveuses et attentives sur leurs jarrets effilés,elles dressaient leurs grandes oreilles en tambour et tournaient latête de côté avec infiniment de grâce.

Les ruines d’une tour, debout au sommet d’un dénudé, montraientavec tristesse leurs créneaux ***gles[2] etdélabrés ; une petite étoile pacifique scintillait au-dessusde ces vieilles pierres oubliées… Le cri des crapauds s’élevait dufond d’un lac presque noir, comme une plainte mystérieuse, et cecri me serrait le cœur… Je croyais aussi percevoir d’autres sons,prolongés et langoureux comme ceux d’une harpe éolienne… J’étais aupays des légendes !… La brume fine et lumineuse qui m’avaittellement frappé à Schweitzing se répandait sur toutes choses ets’épaississait à mesure que nous dépassions les montagnes… Jecomptai cinq, six, dix tons différents de couches d’ombres sur lessaillies des rochers ; et la lune régnait, rêveuse, au-dessusde cette diversité silencieuse. L’air se déplaçait doucement,légèrement… Moi-même je me sentais tout léger, quoique grave ettriste… « Ellys, tu dois aimer ce pays… — Je n’aime rien. — Commentcela ?… Et moi, tu ne m’aimes donc pas ? — Si…, je t’aime», répondit-elle, indifférente. Il me sembla que son brasresserrait son étreinte. « En avant… En avant !… » fit Ellys,avec une sorte d’enthousiasme glacé. « En avant ! »répétai-je.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer