Jean sans peur

XVI – LE TRÉSOR DE PASSAVANT

Huit jours environ après que Tanguy du Chatelet le chevalier de Passavant eurent lié une de ces amitiés defortune et d’improviste qui sont les meilleures, toujours les plusdurables souvent, ces deux hommes, un matin, après dîner, le coudesur la table, les jambes allongées, achevaient de vider à petitscoups un troisième cruchon de vin blanc placé entre eux. C’était duChatel qui avait découvert ces cruchons en passant lui-mêmel’inspection des caves de Thibaud Le Poingre.

– Figurez-vous, dit-il, que ce ladreprétendait garder pour lui seul les trente ou quarante cruchons quilui restent de ce vin. C’est, paraît-il, maître Froissart quil’apporta de Champagne. Je vous dirai tout franc que, sans mépriserles vins rouges, je me sens un faible pour ces jolis blancs quimontent si facilement à la tête. Et vous, chevalier ? Qu’endites-vous ?

– Je dis que nous mettons à mal ledernier cruchon. Qu’allez-vous devenir ?

– Oui, dit Tanneguy en hochant la tête.Nous avons tout bu, et Thibaud en fera une maladie.

– Bah ! Il se guérira avec ces bonsgros vins rouges que vous dédaignez.

Tanneguy lampa une rasade, suçaconsciencieusement le bout de ses grosses moustaches, et repritaprès un silence :

– N’était votre manie de vouloir pénétrerdans l’Hôtel Saint-Pol, je trouverais en ce moment que la vie a dubon. Nous faisons la nique aux enragés Bourguignons. Nous mangeonsbien, nous buvons mieux, mais nous dormons mal. Ah ! notreami, pourquoi diable passons-nous nos nuits à rôder autour de laforteresse du roi ?

– Mais, dit Passavant, puisque nousdormons le jour…

– Oui, oui, mais diable…

– Il faut que je retrouve Roselys.

– Mais qui est cette Roselys ? Etpourquoi la chercher ?

– Mais pour lui rendre sa dot, ditPassavant avec son sourire narquois. Or, je dois la demander à lademoiselle de Champdivers, laquelle est logée à l’Hôtel Saint-Pol.Est-ce que tout ceci ne vous paraît pas logique ?

– Sans doute, grogna Tanneguy, mais vousverrez que cette logique-là nous conduira à la potence.

Le chevalier avait placé tous les ducats qu’ilavait reçus d’Éphraïm dans le coffre de bois qui était dans sachambre. Mais il avait juré de ne pas y toucher et de rendre àRoselys sa dot.

Il avait, il est vrai, distrait deuxdiamants ; mais l’une de ces deux pierres avait été offerte àTanneguy en récompense : Tanneguy, en effet, l’aidait à garderle trésor. L’autre… Le lendemain même du jour où s’était fait cetéchange, le chevalier, toujours escorté de Tanneguy, était monté àcheval et avait pris le chemin de Pierrefonds, dans l’espoird’obtenir de la duchesse d’Orléans le renseignement qu’elle avaitpromis au sujet de Roselys. La route avait été faite d’une traite.Au château du duc d’Orléans, une déception attendaitPassavant : Valentine, en proie à une inguérissable tristesse,était partie sous bonne escorte, et il fut impossible au chevalierde savoir quel chemin elle avait pris.

– Au surplus, se dit-il, le sorcier m’adit de demander Roselys à la demoiselle de Champdivers. C’est doncà l’Hôtel Saint-Pol qu’en réalité je dois me rendre.

Le même jour, après trois heures de reposaccordées aux chevaux, nos deux aventuriers reprirent le chemin deParis, mais cette fois, ils s’arrêtèrent à Dammartin, et entrèrentà l’auberge du Bienheureux Saint-Éloi où le chevalier n’eut pasl’air de reconnaître la jolie et généreuse jeune fille qui, de sidélicate manière, avait refusé l’agrafe destinée à payer le dînerde Passavant, lors de son premier voyage.

Selon la formule de Tanneguy, les deuxvoyageurs mangèrent bien et burent mieux.

La jolie fille était là qui les servait, unpeu dépitée de n’être pas reconnue. Du premier coup d’œil elleavait, elle, parfaitement reconnu son hôte, et, à sa mine un peuplus maigre, à ses habits un peu plus râpés, elle avait jugé qu’iln’avait pas dû faire fortune encore. Cependant, ni le dîner, ni lesvins ne laissèrent à désirer. Quand ce fut fini, Tanneguy paya lesdeux écots.

Puis les deux cavaliers se remirent en selle,et la jolie fille vint, selon le charmant usage de ces temps, leuroffrir le coup de l’étrier. Le soir tombait. Les abords del’auberge commençaient à se noyer d’obscurité. La bise balayait lechemin.

Devant le perron du Bienheureux Saint-Éloi, legroupe se silhouettait vaguement. Un peu triste, la jolie filleremplit les deux gobelets. Tanneguy vida le sien et le rendit àl’hôtesse. Le chevalier vida aussi son gobelet, et alors laissatomber au fond un objet qui résonna. L’hôtesse entendit ce bruitléger et prit les gobelets vides que lui tendait le chevalierpenché sur l’encolure de son cheval.

La jolie fille était tout contre lui. Ellejeta un regard dans le fond du gobelet, et, aux lueurs mourantes dujour, vit briller le diamant – le dernier des diamants que lechevalier avait distraits de la dot de Roselys. Sur l’encolure deson cheval, Passavant se pencha davantage et embrassa l’hôtesse surles deux joues.

– Ce diamant ? murmura-t-elle touteémue.

– Ce n’est pas moi qui vous le donne,fit-il avec son bon sourire, c’est le pauvre chevalier qui, là-bas,sur le plateau du Voliard, mangea de si bon appétit le dîner quevous lui aviez mis dans ses fontes…

– Et ces deux baisers ? dit-elle enriant.

– Oh ! ceux-là, c’est moi qui vousles donne, et de bon cœur, jolie hôtesse que je n’oublieraipas !

Les cavaliers piquèrent des deux, et quand ilseurent disparu, au fond de l’obscurité, la jolie fille était encoresur la route, ne regardant même pas ce beau diamant qu’elle tenaitdans ses doigts…

Pendant les jours qui suivirent, Passavantessaya de pénétrer dans l’Hôtel Saint-Pol. Ce fut peine perdue. Ilva sans dire qu’il ne pouvait se présenter tout bonnement à lagrand-porte. Il savait à quoi s’en tenir sur les intentionsd’Isabeau.

– Le moins qui puisse m’arriver,disait-il à Tanneguy, c’est d’être jeté dans les fossés de laHuidelonne, et pour le coup, il me serait difficile de remettre àRoselys le trésor qui lui appartient.

– Qui lui appartient… hum !…grognait Tanneguy, mais je vous approuve, de ne pas vous montrer lejour à l’Hôtel Saint-Pol.

Comme on l’a appris par l’entretien ci-dessus,c’est donc la nuit qu’eurent lieu ces diverses tentatives.

Mais revenons dans la chambre de l’auberge.Nos deux amis finissaient de vider le dernier cruchon lorsqu’onfrappa à la porte. C’était maître Thibaud qui venait prévenir quedes figures plus ou moins patibulaires avaient été vues autour del’auberge. Le chevalier et Tanneguy se mirent en observation, etsoit que des gens eussent été réellement apostés, soit que leuresprit eût été frappé, ils virent en effet, ou crurent voir àdiverses reprises des hommes arrêtés devant l’auberge.

– C’est bien, dit Tanneguy. Nouschangerons de gîte.

– Avant tout, fit le chevalier, il fautmettre le trésor à l’abri.

– Diable, oui ! Le trésor de lajolie invisible, de la petite fée qu’on a pétrie de roses et delys ! Mais où, mon noble ami ? Où cacher la dot deRoselinde…

– Roselys, rectifia froidement lechevalier.

– J’y suis ! cria Tanneguy. Nousallons tout bonnement transporter chez moi les ducats d’Éphraïm.Mon logis n’est plus surveillé. On me croit hors de Paris. Nul nes’avisera d’aller chercher là. Cela vous va-t-il ?

– Cela me va, mon brave capitaine.Holà ! Holà ! ! maître Thibaud !

– Holà ! hôtelier de l’enfer !cria Tanneguy pour renchérir.

Thibaud accourut.

– Il faut que vous sachiez, maître LePoingre, que votre auberge sera sans doute attaquée ce soir oudemain par les gens qui nous veulent la malemort. Mais ne craignezrien, nous serons là pour la défendre.

– En ce cas, dit Thibaud renfrogné, iln’en restera pas pierre sur pierre.

– J’y compte bien, dit Passavant glacial.En attendant, nous voulons mettre en lieu sûr ce trésor qui ne nousappartient pas. Vous allez donc charger ces quelques sacs sur l’unede vos mules que conduira ce drôle, comment l’appelez-vous ?Perrinet, – qui, et que nous escorterons, nous.

Et sans plus s’occuper du déménagement,certains d’ailleurs de la parfaite honnêteté de Thibaud, les deuxamis s’occupèrent de s’équiper de pied en cap.

Quand ils descendirent dans la rue, la muleétait là, toute chargée. Perrinet tenait le bridon, ne sachant pasd’ailleurs quelle charge précieuse il conduisait, vu que Thibaud,homme prudent, avait lui-même transporté et arrimé les sacs sur lebât. Seulement, en voyant partir ses deux hôtes qui luipromettaient d’être de retour au bout de deux heures pour défendrel’auberge :

– Eh ! songea Thibaud, s’ilspouvaient seulement avoir l’idée de rester en surveillance auprèsdu trésor. Mes chers seigneurs, dit-il, ne vous gênez pas. Jedéfendrai seul ma taverne, défendez ces beaux sacs.

– Non, non, par Notre-Dame ! Il nesera pas dit que nous vous aurons laissé dans la peine !

La petite caravane se mit en route ; larue était d’ailleurs parfaitement paisible ; si bien que lecapitaine et le chevalier, ayant inspecté les environs, ne virentrien qui pût provoquer leurs soupçons.

Le logis de Tanneguy se trouvait rueSaint-Antoine. La route se fit donc rapidement et sans encombre. Lamule fut déchargée par du Chatel et Passavant, les sacs transportésà l’intérieur, puis Perrinet s’en retourna, reconduisant l’animal,et se disant perplexe : Il me semble que ces sacs ont rendu unson étrange, comme qui dirait des chocs de pièces d’or. Est-ce quej’aurais manqué ma fortune ?

Il ne vit pas deux hommes qui, enveloppés deleurs manteaux jusqu’au nez, à cause du grand froid sans doute,s’étaient mis en surveillance devant le logis du Chatel. Bientôtl’un de ces deux espions s’éloigna rapidement, tandis que l’autredemeurait sur place.

Le logis du Chatel était une solide maisoncarrée, flanquée d’une tourelle à son angle d’ouest. Élevée de deuxétages, coiffée d’une belle toiture à girouettes, ornée en façadede balcons gothiques, elle avait seigneuriale apparence.

Le sire du Chatel y vivait seul, en garçon quin’aime guère encombrer son existence de femme et enfants ;bien entendu, nous ne parlons pas du personnel domestique composéde deux valets d’armes, d’une escorte de huit hommes de guerre,deux valets d’intérieur et trois femmes chargées des soins decuisine et autres. Tout ce monde avait été provisoirement licencié,le capitaine ayant voulu persuader à ses ennemis qu’il était partipour un long voyage. Le petit castel se trouvait donc vide.

Tanneguy se fit un plaisir de le faire visiterà son ami, depuis les greniers jusqu’à la salle d’honneur ornée debeaux meubles, jusqu’à la salle d’armes où était assemblée uneéblouissante collection de haches, de masses, de piques, dehallebardes, enfin et surtout jusqu’aux caves qui étaient fortbelles, fort bien pourvues, et où le fameux trésor fut enterré dansle sable du sol.

Cette visite, à laquelle Passavant se prêtaavec sa politesse et sa bonne grâce louangeuse, demanda deux bonnesheures. Il va sans dire qu’il fallut goûter à quelques-uns desmeilleurs vins de céans. Ensuite de quoi, nos deux amis songèrent àreprendre le chemin de la Truie pendue.

Comme ils allaient ouvrir la porte extérieure,– solide porte renforcée de clous curieusement travaillés et à têteénorme selon la mode – ils entendirent quelque tumulte dans la rue.Et presque aussitôt, une voix cria :

– Écartez-vous, drôles, manants !Qu’on laisse la rue libre, il va pleuvoir des horions tout àl’heure !

– Oh ! fit Tanneguy, la voixd’Ocquetonville !

– Et celle de Scas ! ajouta lechevalier au moment où une autre voix se mit à brailler desordres.

Ils se trouvaient dans un large vestibuledallé de marbre, encombré de coffres, de bahuts qui n’avaient putrouver place dans les appartements. D’un regard, ils secomprirent, et se mirent à l’œuvre : en dix minutes, coffreset bahuts se trouvèrent entassés contre la porte et formèrent unepuissante barricade.

– Là ! fit Tanneguy en essuyant sonvisage couvert de sueur. J’ai enfoncé pour ma part quelques entréesde forteresses, mais je crois que celle-ci m’eût donné du mal.

– Les fenêtres d’en-bas ? demandaPassavant.

– Bardées de fer épais, mon chevalier.Ils n’entreront pas par les fenêtres, je vous en réponds.

– Ah ! fit le chevalier, ce n’estpas comme moi…

Tanneguy demeura un instant effaré. Mais commeil commençait à s’habituer à ces réponses bizarres prononcées d’unton froid et naïf, il suivit son ami qui montait au premierétage.

Passavant ouvrit une fenêtre et fit entendreun petit sifflement qui en disait long. Tanneguy se précipita, jetaun regard sur la rue et recula en disant :« Diable ! Diable !… »

– Oui, fit Passavant, je crois que cen’est pas encore ce soir que nous pourrons entrer à l’HôtelSaint-Pol.

– Ni demain, ajouta Tanneguy.

– Ni après, ni jamais, acheva Passavant.Ah ! mon pauvre capitaine, je crois que, pour moi, vous vousêtes fourvoyé dans un bien méchant guêpier.

– Pas du tout, c’est vous au contrairequi devez me maudire, puisque je vous ai attiré…

– Ne disons pas de sottises, interrompitle chevalier. Voyons, combien sont-ils ? D’après leur nombre,nous pourrons calculer les chances que nous avons de nous entirer.

– Vous croyez ?…

– Oui. Je suis un bon calculateur.

Les deux amis, ensemble, se penchèrent à lafenêtre, et une clameur salua leur apparition. Un groupe de gensd’armes, qui portaient tous les insignes de Bourgogne, occupait larue devant le logis de Tanneguy. Ils étaient armés de haches deguerre ; en outre, chacun portait sa dague et son épée.Plusieurs balançaient à leur poing une de ces masses garnies depointes qui, du premier coup, vous défonçaient proprement uncrâne.

– Les voilà ! Les voilà !vociféra cette troupe.

– Rendez-vous, ruffians ! hurlaGuillaume de Scas.

– Ohé, Tanneguy, cria Ocquetonville, jet’apporte ton reste !

– Monseigneur veut la peau du sire dePassavant pour s’en faire un cuir à son escabeau !

– Il sera plaisant de voir les deuxtruands s’embrasser dans la même chaudière à pourceaux !

– Quels cris ! dit Tanneguy un peupâle. Nous sommes perdus, mon cher, ils sont trop.

– Ils sont vingt-trois, ditPassavant.

– Pardon, j’ai compté aussi, ils sontsoixante !…

– Oui, mais Scas et Ocquetonville necomptent pas, puisqu’ils doivent mourir de ma main.

– Ah ! fit du Chatel abasourdi, vouscroyez ?

– Je suis sûr ! dit Passavant avecun sourire qui donna à Tanneguy un petit frisson à la nuque.

– Bon ! En ce cas, reste àcinquante-huit. De là à vingt-trois…

– Oui, capitaine, mais vous admettez bienqu’à la première rencontre, nous en tuerons six chacun ?

– Diable ! cria Tanneguy interloqué.Eh bien, oui ! reprit-il, six chacun ! Cela fait douze.Reste à quarante-six, il me semble !

– Sans doute, quarante-six. Nous sommesdeux. Nous n’avons donc affaire qu’à vingt-trois chacun…

– Ah ! Ah ! C’est ce que vousappelez être bon calculateur ? fit du Chatel en ouvrant desyeux énormes.

– Aurais-je commis une erreur ? ditPassavant de son air poivre et sel. Nous disons vingt-trois,capitaine. Et comme chacun de nous vaut bien une douzaine de cestruands, il en résulte que nous avons seulement douze chances à peuprès d’être tués. C’est peu de chose.

Il y avait on ne sait quoi de terrible dansces fanfaronnades qui, venant d’un autre, eussent prêté à rire.Mais Passavant les disait d’un accent si formidablement paisibleque Tanneguy se sentit transporté d’enthousiasme plus que par leplus beau discours ou la plus sublime exhortation. Il tira sonépée, et vociféra :

– Bataille, par l’enfer !Bataille !… Et si je meurs, chevalier, eh bien, ce me sera unrude honneur que d’être tué dans la société d’un compagnon tel quevous !…

– Tiens ! dit froidement Passavant,ils apportent une poutre. Pourquoi faire ?… Ah oui, pourenfoncer la porte !…

– Ma porte ! cria Tanneguy en qui seréveilla l’instinct du propriétaire. Une si belle porte en cœur dechêne tout sculpté, ornée de clous, et qui m’a coûté…

– Attendez, attendez, vous calculereztout à l’heure…

Un coup sourd ébranla la porte, suivid’exclamations furieuses, et Passavant continua :

– Décidément, ils entreront par la porte.Voyons, vous n’avez pas de poutre ici ? Non, évidemment… Etcependant, il nous faut démolir cette fenêtre, et vite !

La fenêtre en question donnait juste au-dessusde la porte. Tanneguy s’était élancé. Déjà il revenait avec deuxénormes haches. Et tandis que la poutre, en bas, continuait àfrapper des coups qui répercutaient dans tout le logis de sourds etlugubres échos, les deux assiégés démolissaient la fenêtre avec unetelle ardeur qu’en quelques minutes, le bâti de chêne fut descelléet tomba dans la rue à grand fracas.

– Ma pauvre fenêtre ! grognaTanneguy tout suant. Je l’ai bien payée quarante…

– Oh ! mais attendez donc, quediable ! Vous ferez le compte général quand le logis seradémoli.

À la chute de la fenêtre, les assiégeantsavaient un instant reculé, hurlant une bordée d’injures, mais sedemandant si les assiégés ne devenaient pas fous. Une largeouverture béait maintenant au-dessus de la porte. Les Bourguignons,le nez en l’air, regardaient et vociféraient.

– Bon ! cria Scas en éclatant derire, les voici qui rebouchent leur trou, maintenant ! La peurles affole !…

– À la poutre ! hurlaOcquetonville.

Dans l’ouverture béante venait de s’encastrerun pesant bahut qui semblait la boucher. Ce bahut avait été poussépar Tanneguy et Passavant qui, l’oreille aux aguets,écoutaient…

Au premier coup qui, de nouveau, retentit surla porte, ils se baissèrent ensemble, saisirent l’énorme meuble paren bas, et se raidirent.

– Attention ! dit Passavant.

– Pourvu que cela passe ! grondaTanneguy.

– Cela passera, puisque nous avons démolila fenêtre qui vous a coûté…

La poutre tonna sur la porte. Au même instant,d’un même, furieux effort, les deux assiégés soulevèrent par sabase le bahut qui bascula, oscilla une seconde sur l’appui ettomba…

Un long hurlement monta de la rue. Passavantse pencha et rentra aussitôt.

– Cinq, dit-il.

– Hors de combat ? haleta duChatel.

– Assommés, écrasés, aplatis, je ne saisquoi, mais ils sont cinq qui se tortillent sur la chaussée commedes vers de terre. Continuons !

Dans la rue, les imprécations forcenéescouvraient la plainte des cinq écrasés qu’on emportait hors de lazone dangereuse. La grosse poutre qui servait de bélier gisaitabandonnée ; les assiégeants avaient reflué en désordre.Ocquetonville criait à tue-tête :

– Recommençons, mort-dieu !Saisissez-moi cette poutre ! Ah ! chiens maudits, vousavez peur !…

– C’est cela, dit Passavant,recommençons.

En bas, une dizaine d’hommes soulevaient lebélier, le balançaient, et à toute volée le lançaient sur laporte.

– Hurrah ! Hurrah ! mugit lafrénétique acclamation.

La porte était fendue, l’un des battants àdemi disloqué. À ce moment, l’ouverture de la fenêtre se trouvabouchée par quelque chose de vaste et de luisant dont on voyait lessculptures ; une tête de démon tirait la langue aux gens de larue ; c’était un coffre magnifique et pesant que les deuxassiégés venaient de placer debout sur l’appui de la fenêtre,énorme projectile prêt à l’écrasement. Il y eut une débandade. Denouveau, la poutre fut abandonnée. Et encore retentirent, parmi lesjurons, les ordres furieux de Scas et d’Ocquetonville.

Dix hommes s’avancèrent, non sans un vraicourage, car ils savaient ce qui les attendait ; ilssoulevèrent le bélier, le précipitèrent sur la porte. Au mêmeinstant, le coffre s’abattit ; le tumulte des cris exaspéréscouvrit le fracas, et on vit alors que trois des travailleursgisaient inanimés parmi les débris du projectile ; mais laporte était à bas. Scas et Ocquetonville, les premiers,s’élancèrent, la hache au poing. Leur troupe les suivit envociférant.

Puis il y eut une reculade soudaine : laporte était enfoncée, oui, mais derrière se dressait le rempartqu’avaient échafaudé les assiégés ; de la fenêtre pleuvaientles lourds escabeaux, les masses de fer ; pendant quelquesminutes, il y eut une confusion de gestes affolés, un conflit derumeurs violentes d’où jaillissaient des jurons, des hurlements dedouleur, et brusquement la bataille cessa.

– L’assaut est repoussé, ditPassavant.

– Oui, fit Tanneguy, je commence àcroire…

Ocquetonville se disposait pour une nouvelleattaque ainsi combinée : se ruer tous ensemble sur l’obstaclesans se soucier des projectiles de la fenêtre, démolir le rempart àcoups de hache, – et monter !

À ce moment, le chevalier de Passavant parut àla fenêtre. Il était couvert de sueur. Dans la pâleur de son visageétincelaient ses yeux, et son sourire était effrayant à voir… Unebordée d’insultes l’accueillit, mais il leva la main et on se tut.Il y avait de la curiosité dans cette foule, il y avait de laterreur, et aussi peut-être de l’admiration parmi ces rudes hommesd’armes qui n’estimaient rien que la force et le courage. Onvociféra donc des injures. Passavant fut comparé à un chien galeux,à un porc qu’on grille, et autres de ce genre, mais lorsqu’il levala main, si calme et si flamboyant, tous se turent. Ilcria :

– Sire de Scas ! Sired’Ocquetonville !

– Qu’as-tu fait de Courteheuse ?rugit Ocquetonville.

– Ce que je ferai de vous, dit Passavant.Tôt ou tard, vous mourrez de ma main. Or, voici que je veux vousproposer. Je vais descendre dans la rue. Les braves qui vousaccompagnent donneront leur parole de ne pas me charger. Et je mebattrai contre vous deux…

– Pardon ! grogna Tanneguy, je veuxma part…

– Silence ! dit Passavant d’une voixsi glaciale que Tanneguy recula. Ici, ce n’est pas moi qui parle.Scas ! Ocquetonville ! Seul contre moi, chacun de vousdeux tombera…

– Chien maudit, vociféra Scas livide defureur, te crois-tu donc invincible ?

– Descends ! brailla Ocquetonville.Descends que je t’étripe !…

– Tandis qu’à deux, continua lechevalier, vous pourrez peut-être vous débarrasser de moi…

– Peut-être ! hurlèrent les deuxBourguignons fous de rage.

– Acceptez-vous ?… Si oui, vousépargnez la vie de quelques-uns de ces braves. Écoutez, vousautres ! Nous soutiendrons le siège plusieurs jours. Nousavons des vivres. Vous avez vu ce que nous pouvons faire. La portefranchie, l’escalier vous arrêtera deux heures. Puis, il y ad’autres portes à prendre. Il y aura deux étages. Combien de vousvont laisser ici leurs os ? Songez-y et décidez vos maîtres àaccepter ma proposition. S’ils refusent, je vous tiendrai, vous,pour des braves, condamnés à l’écrasement, mais eux je les tiendraipour des lâches.

À ce mot, qui a aujourd’hui perdu presquetoute sa valeur, on vit Ocquetonville délirant s’arracher lescheveux, on vit Scas s’élancer seul sur la porte et essayer de sonépaule de démolir le rempart. Puis un tumulte encore s’éleva, etcessa. Passavant avait disparu de la fenêtre. Dans la rue s’établitun silence relatif. Les assiégeants se concertaient et délibéraientsur la proposition du chevalier.

– Par tous les diables, dit Tanneguy,croyez-vous donc que je vais vous laisser descendre seul ?

– Oui, s’ils acceptent. Taisez-vous,capitaine. C’est ici la seule et dernière chance qui me reste detenir le serment fait sur la tête sanglante de Louis d’Orléans.

– Mais, par le tonnerre du ciel, vousserez tué ! Scas et Ocquetonville sont deux rudeslames !

– Taisez-vous. Je les tuerai !… Etne voyez-vous pas qu’alors nous sommes saufs ? Les deux chefsmorts, les autres n’oseront porter la main sur nous. Et enfin, monbrave ami, si je suis tué, il vous restera une ressource : àvotre tour, vous descendrez, et…

– Ah ! voilà qui arrange leschoses !

– Bon ! Les voici qui appellent, ditPassavant en se rapprochant de la fenêtre.

Le conciliabule était terminé. Les gensd’armes s’étaient massés en deux troupes qui, de chaque côté dulogis de Tanneguy, barraient la rue, laissant entre elles un largeespace vide. Derrière chacune de ces barrières, à perte de vue, unefoule de populaire, moutonnante, silencieuse aux premiers rangsattentifs à tout ce qui allait se passer, mais de plus en plusagitée et bruyante dans les lointains, où l’on poussait, où l’onvoulait voir coûte que coûte la bataille et le massacre.

Dans l’espace vide se tenaient Scas etOcquetonville.

Tous deux avaient l’épée à la main.

– Nous acceptons le combat, ditOcquetonville.

– L’un après l’autre, dit Scas.

– Messieurs, dit Passavant, ceci est dela générosité. Je ne l’accepte pas, moi. Je ne veux rien de vous.Donc, je vous combattrai tous deux ensemble, – ou je ne descendspas.

– Eh bien, soit ! fit Ocquetonvillelivide, descendez !

Le chevalier, aussitôt, descendit, suivi deTanneguy qui répétait : « Attention, diable,attention ! » Le rempart fut démoli tout juste pourlaisser place à un homme. Tanneguy voulait absolument sortir, maisPassavant le fit tenir tranquille avec son clair bonsens :

– Voyons, lui dit-il, si vousm’accompagnez, on pourra croire à une ruse de notre part ; dece fait, la trêve jurée par les gens d’armes sera rompue, et nousserons massacrés.

– C’est juste, dit Tanneguy avec regret.Allez donc, et que Dieu vous garde !

Les deux amis s’embrassèrent. Puis lecapitaine se précipita au premier étage pour assister au combat etPassavant, se glissant dans le passage qu’ils venaient de ménager,parut dans la rue. Il dégaina aussitôt, salua ses adversaires ettomba en garde.

– Enfin ! rugit Ocquetonville, nousle tenons donc enfin !…

Au même instant, les deux troupes rangées dechaque côté du logis se mirent en marche, resserrant l’étau en deuxou trois secondes, et Passavant se trouva enveloppé avant mêmequ’il eût tout à fait compris la trahison. Il faut dire queplusieurs de ces hommes refusèrent de marcher et se mirent àl’écart, prétextant la foi jurée. Ceux-là payèrent cher la façondont ils comprenaient l’honneur : ils furent tout simplementpendus.

– Trahison ! Trahison ! hurladu Chatel en se jetant dans l’escalier en bonds insensés.

Mais si vite qu’il eût descendu l’escalier,lorsqu’il arriva dans la rue, il était trop tard : il vit sonami solidement ligoté, porté sur les épaules de cinq ou six hommes,tandis que le reste des gens d’armes entourait étroitement cegroupe en marche vers l’Hôtel Saint-Pol. Scas et Ocquetonvillemarchaient la dague au poing, le visage convulsé, de chaque côté duprisonnier. Et alors, ce fut pour Tanneguy la plus baroque desaventures que ce digne capitaine eût connues dans sa vietumultueuse.

Lorsqu’il vit qu’on emmenait, ou plutôt qu’onemportait son ami, du Chatel se rua l’épée haute enhurlant :

– J’en suis ! Arrêtez-moi ! OhéScas ! Ohé Ocquetonville ! Bélîtres !Ruffians ! Chiens de Bourgogne !

Il tomba ainsi sur les derniers rangs de latroupe en marche, mais on se contenta de le repousser à coups depique. Il eut beau ajouter à la liste, pourtant très longue de sesjurons, des imprécations nouvelles, des anathèmes de son invention,des insultes effarantes, il eut beau même blesser quelques-uns desgardes, il ne fut pas arrêté : Scas et Ocquetonville, dans lajoie de leur prise, l’avaient complètement oublié. Ce fut ainsi,hurlant, suant, se démenant, que le brave capitaine parvint jusqu’àla grand’porte de l’Hôtel Saint-Pol, et demeura tout ébahi envoyant qu’on relevait le pont-levis.

Eh bien, Tanneguy fut profondément humilié. Decette aventure, il demeura ulcéré beaucoup plus que des coups qu’ilavait reçus certain soir des gens de Bourgogne. Il grinça desdents, jura que Jean sans Peur avait voulu le déshonorer, et se fità lui-même de terribles serments de vengeance.

Puis il reprit tristement le chemin de laTruie pendue. La rue, déjà, avait repris son aspectaccoutumé. D’abord, on était fort habitué à ce genre d’algarades.Ensuite, Paris était en proie à de sombres préoccupations dont nousaurons à parler. Il résultait de là que le siège du logis duChatel, l’arrestation de Passavant n’avaient ému la rue qu’aumoment même de l’action.

Tanneguy du Chatel arriva à l’auberge, et ilfaut dire que l’événement ne l’empêcha pas de dîner de bon appétit.Thibaud, qui le vit de méchante humeur, tourna longtemps autour delui, puis, l’abordant enfin :

– Ne vous semble-t-il pas, capitaine, quevous êtes bien imprudent de dîner dans la grande salle et non dansvotre chambre comme d’habitude ?

– Pourquoi imprudent ? grogna lecapitaine.

– Mais vous m’avez dit… les gens deBourgogne… vous savez bien ?

– Oui. Eh bien, ils ne veulent plus de mapeau ! dit rageusement le capitaine.

Le bon Thibaud ne comprit pas comment Tanneguydu Chatel était si furieux de ce que ses ennemis n’en voulussentplus à sa peau. Mais cette fureur était si visible qu’il tenta dedétourner l’orage.

– J’espère, dit-il, qu’on en pourrabientôt dire autant de M. le chevalier de Passavant, ce dignegentilhomme !

– Eh bien, hurla Tanneguy, c’est ce quivous trompe ! Sa peau, à lui, est en grand danger !

– J’espère qu’il ne lui est rien arrivéde fâcheux !

– Il est prisonnier dans l’HôtelSaint-Pol ! vociféra le capitaine, qui se versa coup sur coupplusieurs rasades.

Thibaud pâlit et trembla pour son auberge. SiPassavant était arrêté, et qu’on lui donnât la question,n’avouerait-il pas qu’il avait longtemps logé à la TruiePendue ? Cependant, le capitaine posait bruyamment songobelet vide sur la table en criant :

– Ah ! par tous les diablesd’enfer ! Je donnerais dix ans de ma vie pour pouvoir entrer àl’Hôtel Saint-Pol !…

Un buveur, attablé non loin, se leva alors,s’approcha en saluant, et murmura :

– Si au lieu de dix ans de votre vie,dont je n’ai que faire, vous voulez seulement me donner dix écusd’argent, je me charge, moi, de vous faire entrer dans l’HôtelSaint-Pol !

– Dix écus d’or ! fit Tanneguysoudain dégrisé. Je donne dix écus d’or !

Et Tanneguy considéra l’homme qui venait ainsise mettre à sa disposition. C’était un de ces êtres qui pullulaientdans Paris, la figure longue et maigre, la moustache en croc, larapière immense et le manteau troué.

– Oh ! fit-il, est-ce toi qui meferas entrer dans la forteresse du roi ?

– Non, dit le personnage, mais je connaisquelqu’un qui ne peut pas me refuser de m’aider à gagner ma pauvrevie et qui, lui, vous fera entrer où vous voudrez…

– Allons ! dit Tanneguy en selevant.

– Les écus d’abord ! ditl’homme.

Du Chatel monta à la chambre que sijoyeusement il avait partagée avec Passavant, donna un soupir deregret aux souvenirs que cette chambre évoqua en lui, etredescendit avec les dix écus.

– C’est tout ce qui me reste,songea-t-il, mais je les reprendrai sur la dot deRoselys !…

Il se mit donc en route, escorté du personnagequi le guidait.

– Où me mènes-tu ? demanda-t-il.

– Dans la Cité, répondit l’homme.

– Hum !… Et qui es-tu ?… Quefais-tu ?…

L’homme eut un bizarre sourire et un regard detravers sur son compagnon. Tout en marchant, il expliqua :

– Qui je suis ? Du diable si je lesais, et mon nom je l’ai oublié, si tant est que j’en aie jamais euun. Quant à mon état, je fais profession de jouer ma vie contre unpeu d’or toutes les fois qu’il y a aux Fourches de la Grève un beaupendu, solide gaillard qui ne demandait qu’à vivre. Vous necomprenez pas ?

– Non, par la damnation de ton âme, maisje suppose…

– Ne supposez rien. J’arrive à la nuitnoire sur la Grève, escorté d’un ou deux compagnons qui sont mesaides et que je paie. Je décroche le pendu… et je le porte àl’homme de la Cité. Qu’en fait-il ? Je ne le sais, et ne veuxpoint le savoir. Il paie largement, voilà tout.

– L’homme de la Cité ? fit Tanneguyavec une sourde inquiétude.

– Oui. Celui chez qui nous allons. Siquelqu’un au monde peut vous introduire dans l’Hôtel Saint-Pol,c’est lui, ou Dieu me damne.

– Mais s’il refuse ?

– Pas de danger ! Il a trop peurd’être dénoncé au prévôt ! Mais aussi pourquoi depuis plus dequinze jours ne m’a-t-il pas employé ? Vos écus m’eussent étéinutiles. Nous y voici.

– Quoi ? fit Tanneguy.

– C’est ici, dit l’homme. Vous n’avezdonc jamais ouï parler de Saïtano ?

– Le logis du sorcier ! murmuraTanneguy, qui venait de reconnaître la maison devant laquelle ilavait attendu Passavant. Eh bien ! oui, celui-là meconduira !

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