Jean sans peur

VI – DANS LES TÉNÈBRES

– Venez, dit Saïtano.

– Où est-ce ? demanda Passavant.

– Sortons d’abord de l’Hôtel Saint-Pol.Ni vous ni moi n’y sommes en sûreté.

Ces derniers mots eussent fait disparaîtretout soupçon de l’esprit du chevalier s’il eût eu des soupçons.Mais il n’en avait pas. Il ne pouvait pas en avoir. Tout ce qu’ilsavait de Saïtano lui prouvait que le sorcier avait connu etconnaissait encore Roselys.

En le conduisant près d’elle, Saïtanoobéissait-il à quelque pensée de remords ? Ou plutôt necherchait-il pas, pour d’obscures raisons, à l’écarter de lareine ? Peu lui importait. Pour un motif ou un autre, lesorcier allait le conduire à Roselys : il en avait la profondeconviction.

Ils se mirent en route. Ils sortirent del’Hôtel Saint-Pol sans encombre. Nul ne les arrêta. Nul ne leurdemanda où ils allaient. Passavant se retrouva dans les ruesdésertes et sombres encore, seul avec Saïtano.

Le sorcier marchait rapidement. Passavant lesuivait sans hésiter. Déjà, il ne pensait plus ni à la scène quis’était déroulée chez le sorcier ni à celle qui venait de sedérouler chez la reine.

Roselys était en lui.

Odette y était-elle encore ?… Lui-mêmen’eût su le dire.

Saïtano, comme on a vu, s’était évanoui aumoment du départ de la reine, en voyant que les trois vivants et lemort lui échappaient, et que sa tentative avortait encore.

Les soins de Gérande le ranimèrentpromptement.

Avec sa rapidité de déduction et de calcul, ilétablit ce qui allait se passer entre la reine et Passavant, et ilfrémit. « Me venger, songea-t-il. Me venger à la fois de cePassavant, qui est maintenant pour moi un ennemi mortel, et decette reine stupide qui place de vulgaires passions avant larecherche de la splendide découverte ! Frapper Isabeau deBavière au cœur, et me débarrasser à tout jamais d’un homme qui metuera si je ne le tue pas, voilà ce qu’il fautfaire !… »

« Me tuer ! ajouta-t-il dans unstrident éclat de rire. Me faire mourir, moi ! Tuer la vie.Faire mourir celui qui est sur le point de trouver le GrandŒuvre ! Allons, allons, cela ne sera pas, parce que cela nedoit pas être ! »

Pendant qu’il songeait ainsi, rapidement, ils’habillait.

Il ne se munit d’aucune arme. Mais sous sonmanteau, il cacha deux ou trois clefs, une cire courte, et tout cequ’il fallait pour l’allumer, c’est-à-dire un bon briquet avec unemèche facilement inflammable.

Un quart d’heure après le départ de la reine,il sortait à son tour et se dirigeait rapidement vers l’HôtelSaint-Pol. Il avait les mots de passe. Il entra facilement, parvintau palais de la reine, dit quelques mots à Bois-Redon qui montaitla garde devant l’appartement. On a vu comment il attendit lemoment favorable pour intervenir et quel fut le résultat de cetteintervention.

Maintenant il marchait près du chevalier, avecune sorte de bonne humeur.

– Où est-ce ? demanda encorePassavant.

– Dans l’Université, répondit joyeusementSaïtano, près de l’Abbaye de Cluny. Promettez-moi, quoi que vouspuissiez voir, quel que soit le lieu où je vous mène, d’avoirconfiance et de ne pas vous effrayer.

– M’effrayer ?… Oh ! J’ai vudes choses qui eussent dû me faire peur, mon maître. Et sans parlerde l’antre de la Cité, de la table de marbre, de la salle funèbre,je me suis vu en des lieux où la peur eût dû me tenailler lecerveau, par exemple les cachots de la Huidelonne. Allons donc, etvous ne me verrez pas trembler, je crois. Quant à la confiance queje puis avoir en vous, ceci vous répond pour moi.

Il frappa sur sa dague. Saïtano se mit à rire.Son rire était plus joyeux que jamais.

– De par tous les diables fourchus, monbrave chevalier, vous m’avez vaincu. Voilà la vérité. Je m’avouevaincu. Je vois, je sens, je devine que vous êtes conduit dans lavie par des forces plus redoutables que celles qui m’inspirent.Ah ! diable, je ne veux pas entrer en lutte avec cesforces-là, moi ! Et je me déclare vaincu… Savez-vous que c’estune histoire prodigieuse que la vôtre, et qu’elle me cause unétonnement dont je reviendrai difficilement ?

– Quelle histoire ? fit le chevalieravec son sourire narquois et naïf.

– Comment ! Par deux fois,j’enchaîne les trois vivants sur leurs escabeaux ! Par deuxfois, je vous tiens, vous l’indispensable mort, sur ma table demarbre, et à chaque fois, au bon moment, vous vous levez, vousrendez la liberté à ces drôles et…

– Sorcier, interrompit Passavant d’unevoix sombre, ne me rappelle pas de tels souvenirs, ou je ne répondspas de ma patience !

– C’est bien, n’en parlons plus.D’ailleurs, nous arrivons…

– Là où est Roselys ? fit lechevalier dont le cœur se mit à battre.

– Oui. Là où est Roselys !…

Saïtano s’arrêta, posa sa main sur le bras duchevalier, et, d’une voix grave :

– La reconnaîtrez-vous seulement ?Dites… La reconnaîtrez-vous ? Songez qu’elle n’était encorequ’une enfant lorsqu’elle fut séparée de vous. Elle était bienbelle, alors. Mais maintenant, que direz-vous ? À quipourrais-je la comparer pour vous donner une idée de sa beautéradieuse et candide ? Tenez, elle est belle comme… Oui, par mafoi ! elle est belle comme Odette de Champdivers !

Passavant tressaillit jusqu’à l’âme. Un nuages’appesantit sur son front.

– Marchons ! gronda-t-il.

– Marchons, dit paisiblement Saïtano.

Ils avaient franchi la Cité. Ils étaientmaintenant dans l’Université. Ils s’avancèrent en silence, d’un pasrapide, Près de l’abbaye de Cluny, songeait Passavant avec unesourde inquiétude. Pourquoi près de l’abbaye de Cluny ?…

– Nous y voici ! dit tout à coupSaïtano.

Passavant regarda autour de lui. Sur sagauche, par-dessus les maisons des étroites ruelles qu’il venait deparcourir, il vit se profiler les tourelles et les clochetons del’abbaye. Sur sa droite, il y avait une maison basse devantlaquelle Saïtano s’était arrêté.

Le sorcier ouvrit la porte avec une clef qu’ilavait sur lui, et il entra. Passavant le suivit. Saïtano referma laporte. Au bout de quelques instants, l’obscurité s’éclaira :le sorcier venait d’allumer sa cire (une très courte cire,avons-nous dit). Tous deux passèrent dans une deuxième salle dontla porte fut également refermée. Au fond, il y avait une trappe.Saïtano la souleva et descendit. Sans aucune hésitation, lechevalier le suivit.

Au bout d’une douzaine de marches, il setrouva dans une cave qui, bien aérée, avec ses outres de vinconvenablement rangées, avait la plus honnête physionomie dumonde.

Saïtano ne regardait même pas lechevalier.

Il alla droit à une solide porte qu’il ouvritencore avec une clef qu’il portait sur lui. Là commençait undeuxième escalier qui s’enfonçait dans les ténèbres.

– Oh ! fit Passavant, est-ce donc làle chemin de l’enfer ?

– Il est encore temps, sire chevalier. Sivous voulez, nous remonterons dans la rue, et nous nousséparerons.

– Quoi ! Nous allons par cechemin-là où est Roselys ?…

– Nous y allons, dit tranquillementSaïtano.

– Et il n’y a pas d’autrechemin ?

– Pour vous, il n’y en a pas d’autres,dit Saïtano d’une voix étrange.

Une hésitation arrêta Passavant. Saïtanocontinuait à descendre. L’hésitation fut si brève qu’à peine lechevalier se rendit-il compte de son propre arrêt. Mais pendantcette rapide seconde, le sorcier souffrit le mal atroce du doute.Il songea : S’il ne descend pas, il est sauvé !

– Route étrange, se disait Passavant.Mais fût-elle plus étrange encore, n’y eût-il pour moi qu’une seulechance de revoir Roselys contre cent d’être tué, je la suivraisencore. D’ailleurs, qu’ai-je à craindre ? Au moindre signe detrahison, je poignarde le sorcier.

En hâte, il l’avait rejoint.

Ils cheminaient maintenant le long d’une largegalerie taillée dans la pierre blanche des sous-sols de Paris, etsur laquelle, à intervalles irréguliers, s’ouvraient d’autresgaleries.

Passavant abattit sa main sur l’épaule deSaïtano.

– Eh ! l’ami, dit-il, où diablesommes-nous ici ?

– Mais vous le voyez, mon dignegentilhomme, nous sommes sous Paris. Comprenez-vous ?

– Sous Paris ? gronda lechevalier.

– Sans doute. Paris est une grande ville.Il y a des maisons, des hôtels, des forteresses, des églises, desabbayes. Tout cela, chevalier, s’est lentement érigé. Il seraitmaintenant difficile de calculer ce qu’il a fallu de pierre pourbâtir la Ville, la Cité, l’Université. Or, où pensez-vous qu’on aitpris cette pierre, dans les temps reculés où l’on bâtissait tousces êtres figés qui ont vu le passé, qui verront l’avenir, quivoient couler les générations d’hommes comme des fleuves ? Ehbien, c’est Paris qui s’est fourni à lui-même son squelette ;c’est sous Paris, c’est dans ces carrières maintenant abandonnéesqu’on a pris les matériaux des grandes constructions.Comprenez-vous maintenant ?

– Très bien, dit le chevalier en hochantla tête. Mais où conduisent ces sombres boyaux qui vont s’enfonçantdans les entrailles du sol ?

Saïtano se mit à rire. Et il regardaitfixement la cire qu’il tenait au bout de ses doigts et qui jetaitune lueur pâle à peine suffisante pour montrer l’énorme entassementde ténèbres.

Il n’y avait presque plus de cettecire !…

– Où vont ces galeries ? Nulle part,mon brave gentilhomme, nulle part ! Elles sont toutesbouchées, sauf trois ou quatre issues que peu de gens connaissent,et que je connais bien, moi ! Ces galeries sont les veines dece grand corps qui s’appelle Paris. Veines où il n’y a pas desang ! ajouta Saïtano avec son rire funèbre. Des veines videsde sang… Concevez-vous cela ?

– Sorcier, dit Passavant d’une voixsourde, j’espère que tu ne médites aucune trahison ?

– Moi ? Et quelletrahison ?…

Passavant tira sa dague et ditsimplement :

– Ta vie me répond de la mienne.

– Soit ! dit Saïtano. Mais pour vousparler encore de ces galeries, il faut que vous sachiez, mon bravechevalier, c’est une chose curieuse à savoir : elles sont sinombreuses et si longues, elles s’entre-croisent avec tant decaprice, qu’elles forment un réseau vraiment inextricable. Voiciune galerie qui s’ouvre là, sur votre droite. Où va-t-elle ?Qui le sait ? D’autres boyaux viennent s’embrancher sur elle.Sur ces boyaux, d’autres galeries viennent s’amorcer. On pourraitvoyager des années sans trouver le commencement ou la fin dulabyrinthe.

Saïtano se mit à rire et regarda le chevalieren face :

– Si vous étiez seul, vous mourriez icid’une mort affreuse, après une atroce agonie qui peut durerplusieurs jours ; oui, vous mourriez de faim et de soif, vousmourriez d’épouvante, courant comme un fou sans jamais retrouvervotre chemin ; chaque pas que vous feriez vous enfonceraitdavantage dans l’inextricable labyrinthe… heureusement, vous êtesavec moi, et je connais très bien pour les avoir parcourues centfois les galeries que nous longeons.

Passavant frissonnait. Il saisit un bras deSaïtano, et d’un ton rude :

– Sommes-nous bientôt arrivés ?

Saïtano regarda sa cire prête à s’éteindre etrépondit :

– Bientôt !

Ils débouchaient à ce moment dans une sorte desalle ronde, carrefour auquel aboutissaient une douzaine degaleries. Saïtano reprit :

– Cent fois je suis venu jusqu’ici. Mêmesans lumière, je retrouverais mon chemin, car en prévision dumoment où je serai forcé de me cacher, j’ai fait sur ces murs desmarques faciles à retrouver au toucher, et qui me serviraient deguide. Mais vous, même avec de la lumière, vous ne pourriez vous yretrouver. Vous mourriez de faim, de soif et d’épouvante.

– Assez ! gronda le chevalier. Enroute ! Et tâche que nous soyons vite arrivés !

– Mais, dit Saïtano, nous sommesarrivés !

Au même instant, la cire s’éteignit. Avec unrugissement de terreur, Passavant allongea les mains pour saisirSaïtano… et alors il frémit dans tout son être…

Saïtano lui échappait. Ses mains ne letrouvaient pas. Du vide et des ténèbres : il n’y avait autourde lui que cette double sensation.

Il se mit à courir en tous sens, dans l’espoirde heurter le sorcier.

Mais bientôt il s’arrêta, avec cetteeffroyable conviction que déjà Saïtano était bien loin de lui.

Dans cette situation si brusquement amenée parl’infernal génie du sorcier, ce qui l’accabla tout d’abord, ce futjustement cette soudaineté de la catastrophe. Ce qui le frappa d’unvéritable vertige, ce fut de ne plus entendre Saïtano. Il écoutaavec l’attention la plus surexcitée. Il espérait tout au moinssaisir un bruit de pas, un frôlement quelconque. Il pensait aussique, sans doute, le sorcier voudrait lui parler avant de seretirer, l’insulter peut-être. Il attendait son rire strident etméchant.

Rien. Non, rien ne vint. Passavant était entrédans le domaine du silence avec la même soudaineté, dans le mêmeinstant où il avait été enveloppé de ténèbres.

Il faut dire qu’après la première minuted’effarement, cette âme intrépide tenta le suprême effort.Passavant se dit que s’il lui restait une chance quelconque d’êtresauvé, cette chance serait anéantie par la peur. Tout ce qu’ilpouvait posséder de forces, il l’employa à retrouver un peu desang-froid.

Il y parvint. Il crut y parvenir. Il crutqu’il avait dompté l’épouvante.

Mais l’épouvante est une de ces larvessournoises qui savent faire le siège d’un cerveau et choisir le bonmoment pour brusquement sauter dessus.

Le chevalier s’assit sur le sol sablonneux dela carrière, autant pour achever de calmer ses nerfs par l’absencede tout mouvement que parce qu’il se sentait réellement brisé commepar une longue fatigue.

Il écouta encore. Longtemps il écouta.Saïtano, peut-être, était encore là. Peut-être aurait-il l’affreuxcourage, l’imprudence de jeter au chevalier quelque paroled’insulte, avant de s’en aller. Et alors…

Longtemps, il écouta, se tenant prêt à se ruervers le point d’où partirait la voix.

Mais non… Rien !…

Saïtano n’était pas un vulgaire esprit.Sûrement, sans risque d’être atteint, il eût pu se donner lasatisfaction d’adresser quelque terrible adieu à Passavant. Il n’ysongea même pas.

Dès l’instant où la cire s’était éteinte,Saïtano avait rayé Passavant de ses préoccupations. Passavantn’existait plus, c’était tout.

Le sorcier, grâce aux marques dont il avaitparlé, s’était donc remis en route, et déjà il atteignaitl’escalier qui allait lui permettre de remonter au jour, alors quelà-bas, dans le carrefour de silence et de ténèbres, Passavantattendait encore…

Lorsque le chevalier fut certain que Saïtanos’était réellement éloigné, il se dit :

– Ce drôle a choisi pour moi le genre demort le plus désagréable qu’il soit possible d’imaginer.Décidément, si je m’en tire, il faudra qu’il paye sa trahison. Illa paiera !

Le sourire qui accompagnait ces mots, toutpaisible qu’il était, eût fait frissonner Saïtano.

– Donc, reprit le chevalier, si je m’entire, le sorcier aura un mauvais quart d’heure à passer. D’ici là,n’y pensons plus, et songeons à trouver le moyen de sortird’ici.

Ce fut un remarquable effort de courage ;au bout de quelques minutes, il ne pensait réellement plus ausorcier, ni à quoi que ce fût au monde, et il combinait desplans.

Il s’arrêta au plus simple, au plus logique, àcelui-là seul qui offrait une chance de salut, s’il enrestait : entrer dans la première venue de ces galeries quivenaient dégorger dans la rotonde leurs fleuves de ténèbres commedans un lac de l’enfer ; et cette galerie une fois adoptée, lasuivre tout droit, si loin qu’elle allât.

– Que diable, se disait le chevalier, ilfaudra bien qu’elle aboutisse quelque part !

Bravement, il réfréna cette horreur qui, peu àpeu, l’envahissait, il dompta le tremblement des nerfs, et il semit en route, s’enfonça dans l’un des boyaux, sans savoir lequel.Sa marche d’abord fut pénible. Le sol était uni pourtant. Maismarcher dans le noir absolu, marcher droit est presque impossible.L’obstacle surgit dans l’imagination sous toutes les formes. Lepied inhabile ne sait plus où et comment se poser.

Passavant marchait pourtant avec ardeur. Il seheurtait à droite ou à gauche aux parois de la galerie, mais ilmarchait. Il croyait, avancer rapidement. En réalité, chaque pasétait soumis à un inconscient calcul. Il marcha peut-être plusieursheures, et il commença alors à s’étonner que cette galerie fût silongue. Une marche pareille dans les rues de Paris l’eût conduitdepuis longtemps hors des murs. Il continua, essayant d’accélérerle pas.

Tout à coup, à l’un de ces heurts qui luisurvenaient de distance en distance, il put comprendre pourquoiinterminable était la galerie, pourquoi il n’en trouverait jamaisla fin, même s’il marchait jusqu’au jour du jugement dernier.

Ce heurt s’était produit à gauche et avait étéplus rude que les autres.

Passavant recula de deux pas, puis il voulutsavoir contre quoi il s’était heurté ; il refit donc deux passur sa gauche, c’est-à-dire exactement sur le pan de mur qui avaitdéchiré son épaule.

Exactement : il le croyait. Mais si courtque fût le trajet, il dévia. Les mains tendues en avant pourtoucher le mur, il ne toucha rien ; devant lui, il y avait duvide : c’était une autre galerie qui s’ouvrait là !…

Alors il comprit. Depuis le temps qu’ilmarchait, il avait dû, à droite ou à gauche, entrer dans desgaleries nouvelles, tourner, peut-être, revenir peut-être au pointde départ, parcourir peut-être des lieues de chemin sans avancerréellement.

Il s’assit. Une nausée lui souleva le cœur. Lasueur pointa à la racine de ses cheveux, et il sentit qu’ils sedressaient. L’épouvante d’abord écartée victorieusement revenait àla charge. C’était horrible en effet. La sensation de l’absolueimpuissance à suivre une route quelconque lui fut un intolérablecauchemar. Au loin, il entendit des clameurs désespérées. Ilécouta, et s’aperçut alors que ces clameurs venaient delui-même.

L’épouvante saisit alors l’esprit dePassavant.

De plus en plus forte et terrible se condensaen lui la conviction que nul ne pouvait dévider cet écheveau, quelà, aucune Ariane n’avait placé le fil conducteur et sauveur, quequiconque était happé par le formidable engrenage de routes et deténèbres ne pourrait jamais se libérer et se retrouver vivant dansla lumière.

Passavant se remit en marche.

D’un pas raide, les cheveux hérissés, les yeuxagrandis, il marchait. Tantôt c’était d’un pas égal et soutenu,tantôt d’une course affolée. Parfois il s’arrêtait. Il écoutait,espérant surprendre quelque bruit lointain. Mais il n’y avait mêmepas de ces glissements légers de bêtes vivant au fond de cescloaques. Ces carrières de pierre n’offraient sans doute dans leurprofondeur aucune nourriture aux animaux souterrains. Alors, ayantune fois encore établi que le silence était son seul compagnon, ilse remettait à marcher.

La sensation de la soif qui le dévorait futpresque soudaine. Il n’y avait pas songé encore. Il n’avait pu ysonger. Il n’avait pu encore se rendre compte que ses lèvresbrûlaient, que sa gorge était sèche. Ce fut seulement au moment oùla soif devint un intolérable supplice qu’il commença à laressentir, mais sous forme bénigne. Il se dit :

– Si je pouvais seulement boire…

Le mot boire qu’il prononça distinctementdéchaîna la soif. Alors il s’aperçut qu’il râlait. Et alors aussiles effrayantes imaginations de la fièvre commencèrent à letorturer. Il criait :

– Là-bas ! Oh ! Là-bas,j’entends une source d’eau fraîche…

Il se précipitait. La source fuyait. Il appelaThibaud Le Poingre, lui commanda quantité de flacons, s’irritaqu’on ne les lui apportât pas à l’instant, et là, au fond de cessinistres ténèbres, dans cette solitude, dans ce formidablesilence, Thibaud fut rudement menacé d’avoir les oreillescoupées.

La faim, à son tour, fit son apparition.

Saïtano l’avait dit : vous mourrez defaim, de soif, d’épouvante. La première, l’épouvante s’étaitinstallée dans le cerveau de Passavant. La soif était venue. Letroisième spectre se montrait : mais c’était le moins hideux,le moins acharné des trois. Facilement presque, le chevalier en eutraison. Assez vite, il parvint à oublier la sourde souffrance del’estomac révolté. Mais la soif et l’épouvante furent intraitables.La soif mettait un enfer dans sa gorge. L’épouvante peu à peuinstallait la folie dans son cerveau.

– À moi ! À moi ! À moi !À moi !…

Il se mit à hurler cela sans arrêt.Qu’espérait-il ? Rien. Qu’appelait-il ? Personne. Ilhurlait, voilà tout. Il eût aussi bien choisi un autre mot. Etbientôt, en effet, il cria d’autres choses. Il se prit à parlertrès vite, raconta à des êtres imaginaires qu’il était perdu depuisplusieurs mois dans le dédale des ténèbres, et supplia qu’on luidonnât à boire…

Les illusions tout à coup disparurent.

Une fois encore, le chevalier de Passavant serendit compta qu’il errait dans des galeries sans commencement etsans fin.

Alors, il éprouva l’énorme lassitude de cettemarche.

Il se coucha pour mourir.

Et le chevalier de Passavant mourut.

Il mourut en essayant un suprême effort pourse rappeler les choses de sa vie.

Cet effort l’amena simplement à prononcer lenom de Roselys. Peut-être était-ce une simple convulsion dusouvenir. Il était entré dans les carrières pour Roselys… Il étaitnaturel que ce nom se présentât à son esprit. Quoi qu’il en soit,il le prononça – et mourut.

Quel autre terme pourrions-nousemployer ? Ce ne fut pas simplement une perte de connaissance.Il y eut en lui la fade, l’écœurante, la souverainement horribleimpression de la mort. Il se dit avec l’inexprimable conviction del’agonie : Je meurs ; dans un instant, ce sera fini…

Il respirait, mais si faiblement ! Unléger râle inconscient continuait de se faire entendre sur seslèvres, mais toute sensation était abolie.

La résurrection fut soudaine.

En une seconde, cet être brisé de fatigue,terrassé par la faim, la soif, l’épouvante, cet homme qui respiraità peine, qui venait d’entrer dans l’anéantissement final, en unclin d’œil Passavant fut debout, éperdu d’espoir, délirant d’unejoie surhumaine, écoutant, le cou tendu, écoutant de tout sonêtre.

Un murmure lointain, un murmure de voixhumaines…

Il écoutait cela. C’est cela qui l’avaitgalvanisé. C’est cela qui l’avait rappelé des lointaines régions dela mort. Ce murmure si faible avait frappé son oreille, parce quedans les ténèbres des galeries c’est l’oreille qui devait mourir ladernière, c’est dans l’oreille que s’étaient réfugiées lesdernières lueurs de la vie.

Ce fut en frémissant qu’il fit ses premierspas. Son cœur tremblait. À la seule pensée que le murmure pouvaits’éteindre, ou qu’il pouvait, lui, se perdre, d’atroces nausées luidonnaient des vertiges. Il marchait avec d’indicibles précautions,le cou tendu, les mains tendues, tout son être tendu vers cemurmure… vers la vie. S’il s’égarait ! S’il prenait une autrevoie que celle qui aboutissait à la vie ! Si ces inconnuss’éloignaient !… Mais non !… le murmure se faisait plusdistinct, et tout à coup, là, au fond de cette galerie qu’ilparcourait, ô saints et anges, là, oui, la radieuse, l’ineffableimpression d’une lueur !…

Une lueur bien faible, mais qu’importe !Une lueur !…

Les ténèbres n’étaient plus les ténèbres. Lesvoiles de l’épouvante étaient déchirés.

À mesure qu’il avançait, le murmure se faisaitgrondement et parfois clameur. La lueur indécise devenait lumièreviolente. Au fond de la galerie, dans une vaste rotonde, Passavantapercevait des ombres qu’éclairaient plusieurs torches.

Qu’étaient ces gens ?

Que faisaient-ils dans cescarrières ?

Passavant ne se le demandait même pas.Lorsqu’il ne fut plus qu’à une centaine de pas, il ne put davantagerésister, et il se mit à courir. Quels qu’ils fussent, ces hommesle sauveraient… Brusquement, à dix pas de la rotonde, ils’arrêta.

Parmi ces voix nombreuses, il venait dereconnaître une voix. Elle criait :

– Maître Caboche, voici les intentionsformelles de mon maître…

Et c’était la voix d’Ocquetonville !…

Passavant regarda, comme on peut regarderl’abîme. Près d’Ocquetonville, il vit Courteheuse et Scas, puisnombre de seigneurs bourguignons. Les autres étaient des bourgeoisqu’il n’avait jamais vus. Mais ce qui était sûr, c’est qu’il yavait là assez de gens qui voulaient sa mort !

Ainsi, devant lui, les Bourguignons.

Derrière lui, la galerie, les ténèbres, lafaim, la soif, l’épouvante.

Passavant n’hésita pas. Il se dit que mieuxvalait cent fois se jeter au milieu des Bourguignons et en finird’un seul coup plutôt que de subir encore les supplices del’abominable labyrinthe.

Il s’avança de quelques pas.

Mais maintenant, par la seule joie quesoulevait en lui la « lumière » des torches, unepuissante réaction s’accomplissait dans son organisme. Échapper àl’énorme ténèbre, c’était déjà vivre. Et vivre si peu que ce fûtlui rendait l’ardent amour de la vie.

Plus fort, plus maître de lui, Passavantconquit la prudence nécessaire.

Avant de se ruer à la mort en se jetant parmiles Bourguignons, il voulut voir s’il n’y avait plus pour lui aucunmoyen de remonter à la surface du monde.

Il se mit à regarder, à écouter…

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