Jean sans peur

VII – COMMENT FUT DÉCRÉTÉE LA GUERRECIVILE

Passavant, tout de suite, remarqua deux chosesqui, pour lui, étaient d’un immense intérêt. Cette assemblée setenait dans une salle à peu près ronde, et de dimensions assezvastes pour contenir une centaine de personnes. Or il n’y avait pasd’autre galerie aboutissant à cette rotonde que celle-là même où ilse trouvait. En face de cette galerie, à l’autre extrémité,commençait un escalier par où les Bourguignons étaient descendusdans cette salle. Tout danger de se perdre à nouveau dans le sombredédale était donc écarté pour Passavant. Ensuite, la possibilité deremonter au jour devenait formelle. Si bien que fermât la porte quesans doute il trouverait au haut de l’escalier, il pouvait venir àbout de l’ouvrir.

Dès lors, le plan de délivrance s’érigea dansl’esprit de Passavant.

Il y avait dans la rotonde une trentaine debourgeois et une dizaine de seigneurs bourguignons. Ces gensétaient fort occupés à parler ou à écouter.

Il était possible que le chevalier pût seglisser jusqu’au groupe sans attirer l’attention, se mêler auxderniers rangs, et, lorsque la conférence prendrait fin, s’en allertranquillement avec ces gens.

Si au contraire il lui était impossible des’approcher, il attendrait que la salle fût vide, et tenterait deforcer la porte. Il voyait tout ce qui se passait dans la rotonde.Il entendait tout ce qui se disait.

Caboche parlait. Et il représentait vingtmille bourgeois.

Ocquetonville représentait le duc de Bourgogneseulement, mais cela valait les bourgeois de Caboche. Nous disonsque ce Caboche était le porte-parole de la bourgeoisie près de serévolter. L’histoire a assez mal défini son rôle exact dans lagrande tragédie qui allait prendre pour théâtre Paris toutentier.

Il est probable que Caboche avait derrière luiautre chose que cette bourgeoisie alors courageuse à coup sûr, maisdont les prétentions aujourd’hui accomplies se dessinaient déjà. Lebourgeois, tout simplement, voulait remplacer le noble, dominercomme lui, laisser peut-être cependant quelque vagues libertés aupeuple, – mais le dominer.

– Maître Caboche, avait ditOcquetonville, je vais formuler devant vous et les vôtres lesformelles intentions de mon seigneur le duc de Bourgogne…

– Sire d’Ocquetonville, répondait Caboched’une voix âpre, votre maître avait promis de venir ici de sapersonne discuter avec nous la possibilité d’une guerre. Sans doutel’endroit est triste et sombre, triste comme notre existence,sombre comme nos pensées. Cette vieille carrière, c’est notre HôtelSaint-Pol, à nous. Quoi qu’il en soit, les hôtes que nous yadmettons nous sont sacrés. Peut-être votre maître a-t-il eupeur ? ajouta Caboche avec un sourire de dédain.

– Il s’appelle Jean Sans Peur ! ditOcquetonville en se redressant avec fierté.

– Alors pourquoi n’est-il pas venu ?cria Caboche dans un sauvage éclat de voix. Nous méprise-t-il donc,s’il n’a pas peur ? J’ai bien été, moi à l’hôtel deBourgogne ! Pourquoi le duc ne vient-il pas chez nous ?Sire d’Ocquetonville, ce n’est pas à vous de nous dire lesintentions du duc de Bourgogne. Qu’il vienne, et nousl’écouterons.

– Me voici ! dit une voix rude.

Tous les assistants levèrent les yeux vers lehaut de l’escalier d’où tombait cette voix. Passavant, lui aussi,regarda de ce côté. Et tous virent descendre, pas à pas, lentement,un homme de haute taille enveloppé dans son manteau. Quand il futarrivé au bas, cet homme laissa retomber son manteau. Les seigneursbourguignons s’inclinèrent très bas. Plus bas encore s’inclinèrentles bourgeois. Mais Caboche, après un bref signe de tête en formede salutation, s’avança et prononça :

– Jean de Bourgogne est le bienvenu chezCaboche !

Jean Sans Peur s’avança vers une table toutechargée de gobelets d’étain déjà remplis de vin, en saisit un, etavec cette théâtrale simplicité qu’il savait prendre àl’occasion :

– Maître Caboche, dit-il, vous avez buchez moi à ma prospérité, à ma gloire. Je bois ici au triomphe devotre espérance qui est la mienne.

Il choqua son gobelet contre celui de Caboche,et le vida d’un trait. Les seigneurs et bourgeois présents enfirent autant. Il y eut des cris d’enthousiasme. Il y eut desmenaces, des jurons, une sourde clameur monta de ce groupe d’ombresqui s’agitait dans la lueur rouge des torches, et enfin, dans labande des seigneurs éclata ce cri :

– Mort aux Armagnacs !

– Mort aux tyrans ! dirent lesbourgeois avec une nuance de voix qui indiquait que, pour eux, lesArmagnacs n’étaient pas le seul ennemi.

– Vive la liberté ! dit Caboche,d’une voix si grave et si profonde que Jean Sans Peur et les siensen tressaillirent.

Quand ce tumulte se fut apaisé, Jean Sans Peurse tourna vers Caboche et ses amis.

– Messieurs les bourgeois, dit-il,j’arrive un peu tard au rendez-vous que vous m’avez assigné. Cen’est ni par peur ni par dédain, comme a pu le dire maître Caboche.J’ai d’abord voulu savoir au juste ce que préparaient nos ennemiscommuns, les Armagnacs. Je le sais maintenant. Je vais vous ledire.

Un silence terrible s’établit dans la salle.Caboche ne perdait pas de vue le duc de Bourgogne, et à son airsombre, il devinait qu’il était porteur de graves nouvelles.

– Si cet homme est parmi nous,songeait-il, c’est qu’il a plus peur encore des Armagnacs que dupeuple. Je dois donc lui vendre notre alliance le plus cherpossible. Qui sait si notre liberté ne va pas sortir de cetteentrevue ?

– Seigneurs et bourgeois, reprit Jean deBourgogne, écoutez-moi. Et tâchons d’être d’accord non seulementsur la bataille qu’il va falloir engager, mais sur le partage desdépouilles si nous avons la victoire. Il faut qu’après le triomphenul ne puisse dire qu’il a fait un jeu de dupe, pas plus vous quemoi.

Ces paroles frappèrent vivement Caboche. Ellescorrespondaient à ses préoccupations secrètes. Il ne voulaitnullement assurer le triomphe des Bourguignons sur les Armagnacss’il ne devait rien sortir de bon pour le peuple. S’inclinant doncdevant le duc de meilleure grâce qu’il ne l’avait fait à sonarrivée :

– Monseigneur, dit-il, ce que vous diteslà est sincère ; je puis, moi, vous assurer dès maintenant dela victoire. Laissez-moi vous remercier. Pour la première fois, onnous traite en alliés, on reconnaît notre valeur, on proclame quesans le peuple, rien de bon n’est possible. Alliance, donc,alliance royale, et nous donnerons jusqu’à notre dernier écu,jusqu’à notre dernière goutte de sang. Ah ! laissez-moid’abord parler, monseigneur. Puisqu’il est question de partage quidoit se faire, vous devez apprécier notre part. Et pour cela, vousdevez d’abord apprécier notre apport dans l’œuvre commune. Écoutezdonc. La Cité !…

– Me voici, dit l’un des bourgeois ens’avançant.

– Combien d’hommes ? Combiend’argent ?…

– Deux cents hommes. Trois mille écusd’or.

À ce chiffre énorme de trois mille écus d’or,les seigneurs ouvrirent les yeux, émerveillés.

– Quoi ! dit Jean Sans Peur, tantd’argent et si peu de guerriers ?

– C’est la Cité, monseigneur, dit Cabocheavec un sourire. C’est le quartier des marchands d’or. Ils font cequ’ils peuvent. Mais écoutez ceci, maintenant. La Marine !

Un homme s’avança, petit, maigre, nerveux, etdit simplement :

– Quatre mille bons bougres tous armés,tous décidés à crever.

– Ah ! Ah ! fit Jean Sans Peur.J’aime mieux cela !

– Le Temple ! appela Caboche.

– Six cents hommes, mille écusd’argent.

– L’Université !

– Quatre cents écoliers enragés debataille, ne rêvant que plaies et bosses !

– Ils en auront, ils en auront ! ditJean Sans Peur.

Caboche continua l’appel des différentsquartiers de Paris.

Chacun donna son chiffre en combattants, et enpièces d’or – autre genre de combattant. Ce fut avec un froidorgueil qu’il énonça le total : dix-sept mille quatre centsbourgeois et artisans, tous bien armés ; environ cent millelivres parisis.

– Avec une pareille armée, ajouta-t-il,nous pouvons tenir tête aux troupes royales, – et même aux vôtres,monseigneur. Plus que le nombre, mieux que l’argent, nous avonsencore avec nous la volonté de vivre libres ou de mourir. Voilà quinous sommes et ce que nous valons. Maintenant, monseigneur, il fautque vous sachiez ce que nous voulons.

Jean Sans Peur écoutait avec une sombrestupeur cet homme qui lui parlait avec un tel orgueil, avec unesorte de rude familiarité, avec une force audacieuse et tranquille.C’était un artisan… à peine un bourgeois. C’était un manant…

Le duc de Bourgogne, après une longue minutede silence pensif, leva la tête, toisa Caboche, et dit :

– J’estime à sa valeur l’alliance quevous me proposez. Avant de savoir ce que vous voulez, vous, je doisvous dire ce que je veux, moi.

– Inutile, monseigneur ! dit Cabocheen secouant sa grosse tête.

– Par la Croix-Dieu, gronda Jean SansPeur, êtes-vous donc à ce point enorgueillis, messieurs de labourgeoisie, que vous ne puissiez attendre notre volonté ?

La troupe des seigneurs fit entendre unmurmure de menace, et les rangs jusqu’alors confondus se séparèrenten deux bandes distinctes : près de Jean de Bourgogne serangèrent les nobles, la main à la garde de l’épée : près deCaboche se massèrent les bourgeois, dans une attitude non moinsmenaçante.

Caboche leva la main, et tous écoutèrent.

– Duc et hauts seigneurs, dit-il, ce quevous voulez, nous le savons ; et c’est pourquoi il est inutileque vous le disiez. Ce que vous voulez, monseigneur, c’est letrône ! Nous sommes prêts à vous porter à l’Hôtel Saint-Pol.Cela dit tout, je pense !

Jean Sans Peur tressaillit. L’effroi, la rage,la satisfaction, l’espoir se confondirent dans son esprit. Il étaitétonné, humilié que ce manant, renversant les rôles, prit ladirection de la conférence. Mais tout lui criait qu’avec de pareilsalliés la victoire était à lui. Il jeta un rapide regard sur sesseigneurs. Cela voulait dire : « Laissons faire ;une fois dans la place, nous aviserons à étrangler l’allié quis’impose avec tant d’insolence. »

– Le roi Charles VI est fou, repritCaboche. Le duc d’Orléans est mort (Jean Sans Peur pâlit.) Le ducde Berry est trop fin renard pour nous. Le duc de Bourbon, qui seulpeut-être nous eût aidés sans rien nous demander vit à l’écart.Dans ces conditions, Mme la reine est libre depressurer le peuple de Paris pour satisfaire ses plaisirs. Lesgrands Seigneurs promènent autour de nous un faste qu’ils n’ont pasconquis et qui est fait du sang du nos veines. Nous sommes doncdécidés à porter au trône un homme qui nous garantira lapossibilité de vivre. Car ce n’est pas vivre que de travailler nuitet jour comme des bourriques (sic), uniquement pour vous enrichir,messieurs de la noblesse !

La voix de Caboche s’était mise à gronder. Lesveines de ses tempes s’enflaient. Ses yeux ternes s’enflammaient etjetaient des éclairs. Les seigneurs, frémissant de stupeur etpeut-être de terreur, l’écoutaient, immobiles, paralysés par tantd’audace. Et lui songeait :

– Oui, oui, aidez-nous d’abord à nousdébarrasser des tyrans qui détiennent l’Hôtel Saint-Pol, et puisvous y passerez aussi, ruffians ! Ni Valois, niBourgogne ! La Liberté !…

– Voilà un homme ! songeait lechevalier de Passavant qui du fond de sa galerie, écoutait toutcela.

– Pour le moment, reprit Caboche, vous,messieurs de Bourgogne, vous êtes avec nous, et vous nous consentezdes satisfactions que nous estimons à leur valeur. (Il reprenaitles termes de Jean Sans Peur). Les seigneurs du comte d’Armagnacannoncent, au contraire, qu’il est temps de dompter le peuple.Notre choix est tout fait. Nous sommes avec vous contreArmagnac !

Cette fois, le front de Jean Sans Peurs’éclaira d’une joie sauvage.

– Mort à Armagnac, dit froidementCaboche. Mais une fois la bête tuée, messeigneurs, nous voulonsnotre part. Êtes-vous décidés à nous la donner ?

Jean Sans Peur leva la main, de ce gesterapide et assuré de l’homme à qui les serments ne coûtent que lapeine de les faire :

– Parlez, dit-il, parlez sans crainte. Jejure Dieu, si je mets sur ma tête la couronne de France, de tenirpour valables toutes les conditions que vous m’imposerez.

– Et vous, seigneurs ? demandaCaboche.

– Nous ratifions, répondirent lesBourguignons.

– L’un de vous sait-il écrire ?continua Caboche.

Les seigneurs se regardèrent, haussèrent lesépaules, éclatèrent de rire. Non ! Aucun ne savait ou nevoulait avouer qu’il savait écrire :

– Toute cette ribaudaille est folled’orgueil, murmura l’un d’eux.

– Eh bien ! dit tout à coup JeanSans Peur, j’écrirai donc, moi.

Caboche tressaillit de joie. Non qu’il crûtplus valable le traité parce qu’il serait de la main de Jean SansPeur, mais ce qui lui était une rare sensation de puissance que decourber ainsi le redoutable féodal jusqu’à se faire scribe desvolontés populaires. Et l’on vit ce spectacle étrange : le ducde Bourgogne s’assit à la table où des plumes, de l’encre, desfeuilles de parchemin étaient disposées. Près du duc assis, Cabochedebout appuya son poing à la table. Et il parla. À mesure qu’ildictait, Jean Sans Peur écrivait :

– D’abord, rétablissement de toutes lesmaîtrises et communautés de métiers. Rétablissement des dixeniers,cinquanteniers et quarteniers. Rétablissement de toutescongrégations.

– Ce sont les droits qui ont été abolispar le roi régnant, dit le scribe ; il est juste qu’ils soientrétablis.

– Ensuite, continua Caboche, il faudraaussi rétablir la prévôté des marchands, l’échevinage, son greffe,sa juridiction. Nous demandons que les rentes et deniers communs dela ville soient déclarés inaliénables et que le roi n’y puissetoucher sous aucun prétexte. Nous demandons que la juridiction quiest au prévôt soit transportée de droit à l’Hôtel de Ville.

– Tout cela est légitime, dit le scribeavec un sourire goguenard que Caboche saisit parfaitement.

– Nous demandons que tous métiers etconfréries aient droit de se réunir sans aucune permission du roiou de ses suppôts. Ces assemblées devront se tenir quand, où etcomme il plaira aux corps de métiers.

« Nous demandons le droit de tendre leschaînes de nos rues, de nous armer, de choisir par élection nosprévôts et échevins. Nous demandons le droit d’acheter le sel oùbon nous semble et au prix que nous voulons. Nous demandons ledroit de ne rien payer au confesseur. Nous demandons que le luxedes femmes nobles soit réduit à de justes proportions. Nous voulonsenfin que dans le conseil du roi nous puissions faire entrer deshommes que nous aurons choisis et qui seront nos porte-parole. Nousdemandons que le roi ne puisse rien faire qui n’ait été ratifié parnos conseillers… que nos impôts surtout soit soumis à unevérification de ces mêmes conseillers…

Caboche s’arrêta. Le grondement de sa voixs’était accentué. Lui-même comprenait que des paroles définitivesallaient sortir de ses lèvres brûlantes.

– C’est tout ! dit-il brusquement.C’est tout pour le moment, ajouta-t-il en lui-même.

Le scribe duc avait écrit avec une sorte derage. Chaque parole de celui qui dictait était une offense mortellepour la noblesse, un lambeau de privilège qui s’en allait auvent.

Jean Sans Peur signa. Il tendit le parchemin àCaboche qui le passa à un bourgeois, lequel savait lire et se miten effet à relire à haute voix toute cette énumération. Quand cefut fini, Caboche, une fois encore, demanda :

– Messeigneurs, êtes-vous décidés à nousdonner ce que nous demandons ?

Et tous, d’une seule voix, répondirentencore :

– Nous ratifions !

Ils ratifiaient un projet de traité qui, toutcompte fait, jetait les bases d’une monarchie constitutionnelle.Alors Caboche se tourna vers le duc de Bourgogne et, d’une voixgrave, lui dit :

– Monseigneur, dès ce moment, vous êtesnotre chef. Nous vous jurons obéissance jusqu’à exterminationcomplète de nos ennemis communs. Quand vous nous donnerez lesignal, nous serons prêts.

– C’est bien, dit Jean Sans Peur. Un demes gentilshommes vous apportera le mot d’ordre.

– Lequel ? fit Caboche.

– Celui-ci, dit le duc de Bourgogne.

Et il désigna Courteheuse qui s’inclina.

– Messieurs les bourgeois, reprit JeanSans Peur, je compte sur vous. Comptez sur moi !

C’était la fin de la conférence.

– Ouf ! songea le chevalier dePassavant. Il est temps que cela finisse. Je n’en puis plus de faimet de soif. Mais voici nos gens qui s’en vont. Il s’agit d’ouvrirl’œil.

Jean Sans Peur, le premier, avait montél’escalier, suivi de la plupart de ses seigneurs.

Puis Caboche et ses bourgeois disparurent àleur tour.

Ocquetonville, Scas et Courteheuse formaientl’arrière-garde. Ocquetonville monta, puis Scas. Courteheuse jetaun dernier coup d’œil sur la salle et commença à monter aussi.

Dans la rotonde, les torches continuaient àbrûler.

Cet escalier, en effet, aboutissait aux cavesde la maison d’un bourgeois, lequel se chargeait de toute la miseen scène. Ce bourgeois attendait que ses hôtes fussent tous partispour descendre éteindre les torches et fermer enfin la porte…

Vers la cinquième ou sixième marche,Courteheuse se sentit saisi par le bras. Quelqu’un était derrièrelui. Et ce quelqu’un lui disait :

– Un mot, s’il vous plaît, sire deCourteheuse.

Courteheuse se retourna. Il vit un homme quiportait l’épée… l’un des gentilshommes du duc, sans doute. Dansl’ombre, il ne pouvait le distinguer.

– Que voulez-vous ? demandaCourteheuse.

– Vous parler. Et comme il est inutileque nos amis entendent ce que j’ai à vous dire, faites-moil’honneur de redescendre ces quelques marches. Je vous retiendraiune ou deux minutes à peine.

Courteheuse jugea qu’il avait affaire àquelque ennemi qui voulait lui donner un rendez-vous sur lePré-aux-Clercs. Rapidement il repassa dans sa tête la liste de sesennemis, mais comme elle était nombreuse, il y renonça vite.D’autre part, il n’arrivait pas à distinguer les traits de cetennemi. Mais comme à tout prendre c’était un gentilhomme qui,sûrement, était de la maison de Bourgogne, il n’hésita pas. Ilcommença donc à redescendre en disant :

– C’est à moi personnellement que vous enavez ?

– À vous-même !

– Courteheuse ! Courteheuse !cria la voix de Scas. Viendras-tu, mort-diable ?

– Je vous rejoins ! criaCourteheuse. Allez toujours ! Vous voyez, monsieur, je suisattendu. Parlez donc vite, s’il vous plaît. Qu’avez-vous à medire ?

Passavant découvrit son visage, sur lequel ilavait ramené son manteau, et se plaça de façon à être éclairé enplein par la lumière des torches. Courteheuse pâlit et murmurasourdement :

– Le chevalier de Passavant !

En même temps, il leva les yeux vers le hautde l’escalier, comme pour demander du secours.

Passavant se débarrassa de son manteau, tirasa longue rapière, et d’une voix qui résonna étrangement :

– Guines ! Guines ! tu es mortde ma main. Courteheuse, es-tu là ?

– J’y suis ! dit Courteheuse.

– Courteheuse, tu mourras de mamain !

En prononçant ces mots, d’un bond, il se plaçaentre l’escalier et Courteheuse. Et il tomba en garde. Courteheuseétait un chien enragé. Il suffisait de le démuseler pour qu’il sejetât sur les gens. Corps et âme au duc de Bourgogne, il avait pourlui, en mainte rencontre, risqué sa peau ; pour lui, il avaitaccompli plus d’une prouesse au détour des rues sombres.

Courteheuse, moralement lâche, avait donc dumoins cette intrépidité physique de l’homme qui, continuellement,joue sa vie contre une chance de fortune.

– Très bien, dit-il, vous voulez metuer ?

– Comme j’ai tué Guines. Comme je tueraiScas et Ocquetonville.

– Et pourquoi me tueriez-vous,voyons ? Dites-moi cela, que j’aie au moins la consciencetranquille avant de m’en aller retrouver mon brave Guines dans unmonde qui est évidemment meilleur que celui-ci, puisque vous nevous y trouvez pas… pas encore !

– Monsieur, dit Passavant avec sonsourire tout hérissé d’ironie, soyez sûr que le jour où je metrouverai dans ce monde meilleur, ce n’est pas vous qui m’en aurezmontré le chemin. Soyez sûr que si je vous y rencontre, jem’arrangerai de façon à vous écarter de ma route.

Il achevait à peine ce mot que Courteheuse, seruant sur lui l’épée au poing, lui porta un furieux coup de pointe,sans le prévenir, sans aucun de ces préliminaires qui alorspréparaient le combat. Le chevalier para d’un violent coup de fouetet éclata de rire :

– Ah ! ah ! je vous aime mieuxainsi ! Je vous retrouve ! Le coup de traîtrise vous va àmerveille !

Courteheuse ne disait plus rien. Pâle de rage,les dents serrées, il portait dans les yeux la volonté detuer ; il attaquait avec une calme assurance, car il demeuraitmaître de sa pensée et de son bras ; coup sur coup, il sefendait ; d’un bond, il se plaçait à droite de Passavant, puisà gauche ; il se jetait à plat ventre, et de sa dague,par-dessous, essayait de l’atteindre. Mais il avait affaire à unadversaire habitué aux ténèbres. Ses innombrables duels avec legeôlier de la Huidelonne avaient donné à Passavant l’habitude detoutes les feintes qu’on peut imaginer en escomptant la protectionde l’obscurité. Le chevalier ne bougeait pas de sa place. Ilcoupait toute retraite vers l’escalier, et c’était pour lui lepoint essentiel.

Dans cette salle obscure, dans ce souterrainsur lequel la galerie dégorgeait des flots de ténèbres que lestorches repoussaient à grand’peine, ce furent pendant quelquesminutes le cliquetis des aciers, les éclairs jaillissant des lamesentrechoquées, le tourbillon des deux hommes tantôt enlacés en uncorps à corps farouche, tantôt arrêtés, haletants, à quelques pasl’un de l’autre…

Courteheuse, après une dernière attaque où ilmit toute sa science, commença à reculer. Il était hors d’haleine.Les yeux sortaient de la tête. De pâle qu’il était, il était devenulivide.

– À mon tour ! dit froidement lechevalier.

Et il avança d’un pas pour préparer l’attaque…À cet instant, il sentit que son bras faiblissait, la rapière luidevint terriblement lourde, il sentit qu’elle allait lui échapper,ses doigts raidis se crispèrent ; en même temps, la mêmefaiblesse mortelle descendit à ses jambes…

C’était la faim, c’était la soif, c’était lecontre-choc de l’épouvante, c’était toute cette énorme fatigue del’horrible marche à travers les ténèbres.

Passavant comprit qu’il allait mourir.

Il avait fait un pas en avant. Il en fit deuxen arrière, en chancelant. Courteheuse eut un rugissement de joieféroce et, se jetant sur l’adversaire mourant, se fendit à fond,d’un terrible coup droit…

– Mort ! hurla-t-il dans un crifurieux.

Passavant était tombé sur un genou.

Mais il n’était pas atteint ! C’était lafaiblesse qui l’avait terrassé au moment où l’épée de Courteheusearrivait sur lui. L’épée passa par-dessus sa tête.

– Vivant ! râla le chevalier. Prenezgarde, monsieur, je vous tue !

C’était sublime, cet avertissement. MaisCourteheuse n’en fut pas touché. Voyant que son adversaire n’étaitpas blessé, il leva son épée et se pencha pour le clouer sur lesable. Dans le même instant, il s’abattit en arrière, les bras encroix, sans un cri, sans un soupir… De bas en haut, rassemblant sesdernières forces, Passavant venait de lui traverser la poitrine àl’endroit du cœur… Et alors, se relevant péniblement, il contemplaun instant le cadavre et répéta le mot de Courteheuse :

– Mort !…

Une minute, le silence dans la sombre rotondefut effrayant. Penché sur le cadavre, le chevaliermurmura :

– Mort de ma main. Mort comme Guines.Frappé au cœur comme Guines. Mort sans un soupir, comme Guines…

– Par l’enfer ! Par les griffes deSatan ! Par le nombril du pape ! As-tu juré de nous fairedamner ? Viendras-tu, Courteheuse ?

C’était la voix d’Ocquetonville. Passavantreleva la tête vers l’escalier, eut un étrange sourire, etcria :

– Me voici ! Je vousrejoins !…

– Nous partons, dit Ocquetonville.Rendez-vous à l’Hôtel !

– Je viens ! dit Passavant.

Rapidement, il s’empara du chaperon deCourteheuse et s’en coiffa. Puis il saisit son manteau et s’encouvrit. Alors, montant l’escalier d’un pas paisible, il se vitdans une cave où un homme lui montra un autre escalier, en luidisant :

– Hâtez-vous, mon gentilhomme. Voscompagnons, las de vous attendre, sont dans la rue.

– Le rendez-vous est à l’hôtel deBourgogne, n’est-ce pas ? fit Passavant avec le mêmesourire.

– Oui, seigneur.

Passavant monta et arriva dans une sorted’arrière-boutique où attendait une vieille femme qu’en passant, ilsalua gracieusement, comme il eût fait pour la plus joliefille.

– Pouvez-vous, lui demanda-t-il, me direà quel jour nous sommes ? Je vous en serais reconnaissant.

– Bien volontiers, dit la femme étonnéede la question, mais charmée du salut et de l’exquise politessequ’il y avait dans la voix de ce gentilhomme. Nous sommes àvendredi matin.

Passavant était entré dans les carrières en lanuit du lundi au mardi.

Il fit rapidement le compte et frémit.

– Comment suis-je encore vivant ?songea-t-il.

Il s’étonnait, il s’émerveillait d’être restétrois jours et trois nuits sans boire ni manger. Il ne savait pasce que savait Saïtano. C’est que l’agonie de la faim et de la soif,si elle est la plus effroyable, est aussi la plus longue ;elle peut durer dix jours et au delà.

– Vous faut-il quelque chose, mongentilhomme ? reprit la vieille femme.

Passavant restait là, honteux de ce qu’ilavait à dire. Il se décida tout à coup.

– Eh bien, oui, dit-il en tremblant, unpeu d’eau… si vous voulez bien…

– De l’eau ? Jésus ! Un flaconde bon vin, oui ! Pour un seigneur aussi aimable…

– Je vous en supplie, râla Passavant, unpeu d’eau… vite ! oh ! vite !

Comme il arrive toujours, l’idée qu’il allaitenfin boire déchaîna sa soif. Dans ces quelques secondes, ilsouffrit de la soif plus qu’il n’en avait souffert dans lesgaleries. Il eût tué. Il sentait sa tête s’égarer. La femme reparutportant un grand gobelet plein d’eau. Le chevalier le saisit avecfureur et le vida.

– Encore ! dit-il.

Cinq ou six gobelets d’eau furent apportéscoup sur coup par la bonne vieille, émerveillée qu’un gentilhommeeût une si belle soif et qu’il se contentât de boire de l’eau.

Le chevalier se sentait ranimé. Il sourit à lavieille et la remercia avec une effusion qui l’étonna plus encoreque le reste. Puis il sortit, et, bien qu’il eût été prévenu qu’onétait au matin, éprouva une véritable stupeur à voir le grandjour.

Dans la rue, les passants allaient etvenaient.

Mais d’Ocquetonville et sa bande avaientdisparu.

Passavant regarda autour de lui et se renditcompte qu’il se trouvait au pied de la montagne Sainte-Geneviève,sur le versant opposé à l’abbaye de Cluny. Il calcula la distancequi séparait l’abbaye du lieu où il se trouvait, et demeura effaréde constater combien minime était cette distance. Pourtant, ilavait marché, ah ! marché pendant des jours et desnuits ! Il frissonna de terreur. C’est alors seulement qu’ilse rendit un compte exact de ce qu’était l’effroyable labyrinthe deténèbres.

Passavant se secoua pour échapper à cesimpressions rétrospectives. Il se mit en route.

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