Jean sans peur

VIII – LES GUÉRISSEURS DU ROI

Ce matin-là, un dimanche, dans un misérablecabaret de la rue des Francs-Bourgeois (ce qui signifiait rue desvoleurs, des truands, des escarpes, si l’on veut) dans ce cabaret,donc, sombre, triste, nauséeux, Brancaillon, Bragaille, Bruscaille,inséparables dans l’infortune de leur fortune éclipsée, étaientassis sur un banc devant une table.

Les trois compères avaient la mine longued’une aune. Ils étaient blêmes ; ils avaient maigri ;Brancaillon était, en grosseur, réduit aux proportions d’un hommeordinaire ; Bragaille avait l’allure d’un moine au sortir desgrands jeûnes de carême ; quant à Bruscaille, c’était unsquelette. Ils claquaient des dents et roulaient des yeux terriblesvers la cuisine d’où s’échappaient des odeurs de basse catégorie,mais qui étaient pour eux d’ineffables parfums.

Et leurs costumes ! Ah ! certes, lestrois séides de Jean Sans Peur n’étaient plus ces gentilshommessinon brillants, du moins cossus, qu’ils étaient aux temps heureuxet lointains où ils habitaient l’hôtel de Bourgogne.

À des prix misérables, pour avoir de quoimanger un jour ou deux, ils avaient vendu à la grande friperie quisa casaque de buffle, qui son chaperon, qui ses belles bottes decuir fauve. Ils étaient emmaillotés d’étranges oripeaux ; ledernier mendiant de la cour des Miracles leur eût faitl’aumône.

Ils grelottaient. Dehors, il faisait un froidnoir. Le ciel, chargé de neige, leur était un muet anathème.

– J’ai froid ! dit Bruscaille enserrant les épaules.

– J’ai faim ! dit Bragaille enbâillant.

– J’ai soif ! dit Brancaillon enlouchant vers une outre installée dans un coin.

Ils eussent pu intervertir les couplets decette complainte. Faim, froid, soif, c’était toute leur vie depuistrois ou quatre jours. En effet, l’idée que Brancaillon avait émiseet qui avait été si triomphalement adoptée n’avait donné que depiteux résultats. Marion Bonnecoste, que Brancaillon s’était vantéde mener au doigt et à l’œil, leur avait offert un gobeletd’hydromel et ensuite les avait jetés dehors en disant :« J’ai assez à faire d’assurer ma propre vie. Allez en paix,compères, allez ! »

Alors ils tentèrent différentes fortunes quitoutes se montrèrent aussi cruelles les unes que les autres.Brancaillon essaya de s’embaucher parmi les débardeurs et mariniersdu fleuve ; mais, la Seine étant gelée, tout travail étaitsuspendu ; Bragaille alla offrir ses services au bedeau deSaint-Jacques-de-la-Boucherie ; mais peut-être l’eau desbénitiers était-elle gelée elle-même, car ses offres furentrepoussées avec perte et fracas ; nous n’avons jamais sud’ailleurs en quoi avaient bien pu consister ces offres.Bruscaille, de son côté, mit en mouvement les ressorts de sonimagination et proposa tout simplement de s’embusquer la nuit pourdétrousser le bourgeois ; mais, par ce temps de chien et deloup, le bourgeois lui-même était gelé sans doute ; ce fut envain que leur longue, patiente et grelottante faction attendit audétour des rues la victime récalcitrante : nul ne sortait lanuit.

Nous retrouvons donc nos gaillards àdemi-morts dans la salle de ce pauvre cabaret où, après uneaffreuse nuit passée à claquer des dents sous un auvent, ilsvenaient de s’introduire dans l’espoir de se réchauffer un peu.Après un long silence, Bragaille reprit dans un soupir :

– Pour le coup, nous sommes morts.

– Et dire, fit Bruscaille avec rage, direque l’infernal sorcier ose nous appeler les troisvivants !

– Est-ce de la cervoise ? duvin ? de l’hypocras ? de l’hydromel ?

C’était le maître du cabaret qui parlait, lespoings appuyés sur la table, et les examinait de cet air sérieuxqu’on a dans les affaires.

– Voulez-vous manger ou boire ?ajouta-t-il.

– Les deux ! fit Bruscaille avecdésinvolture, les deux ! Manger et boire, mon cher hôte, ceque vous voudrez… la moindre des choses.

– Oui, fit Brancaillon, une omelette, unpâté de coq de bruyère, un cuissot de chevreuil.

– Et à boire, que vous faut-il ?

– Peu de chose, dit Brancaillon en sepassant la langue sur les lèvres, tandis que ses deux compagnons,étourdis de son audace, le contemplaient bouche-bée Mettez-noustout simplement sur la table cette outre que je vois là, dans cecoin.

– Très bien ! dit le patron, et ilse plongea dans un profond calcul.

Bruscaille tressaillit, se pencha à l’oreillede Bragaille, et murmura :

– Il a dit : très bien !…

– Oui, palpita Bragaille. Nous sommessauvés.

– Très bien, reprit l’hôte en achevantson calcul. Celafait six livres, deux sols, huit deniers.

– Quoi ? fit Bruscaille d’un air destupéfaction indignée.

– Que nous raconte-t-il là ? dit deson côté Bragaille, avec une égale surprise.

– Je ne comprends pas, affirmaBrancaillon.

– Très bien, dit simplement l’hôte.

Il n’avait pas besoin de plus amplesexplications. Il allongea le doigt vers une pancarte crasseuseclouée au mur, et se mit à sourire en disant :

– Savez-vous lire ?

– Eh ! drôle ! Il n’est pasquestion de lire, dit Brancaillon avec candeur et fermeté. Il estquestion de…

– Oui. Très bien. Donc vous ne savez paslire. Ni moi non plus, mais je sais très bien ce qu’il y alà-dessus, vu que c’est moi-même qui l’ai fait écrire sous mesyeux, par maître Baluche établi dans la rue aux Écrivains. Il y aceci : « Crédit est mort. »

Les trois compères se regardèrent comme sicette nouvelle les eût profondément étonnés et que cela leur parûtchose invraisemblable. Puis Brancaillon, qui avait toujours desmots définitifs, prononça :

– Mais les morts ressuscitent. Nous avonsvu cela deux fois !

De plus en plus souriant, l’hôte cessa dedésigner la malheureuse pancarte, mais ce fut vers la porte quecette fois il allongea le doigt. Et il dit : Trèsbien !…

– Quoi ! qu’est-ce qui est trèsbien ? hurlèrent Bruscaille et Bragaille.

– Dehors ! dit l’hôte. Dehors !Il me faut de la place pour ceux qui boivent, mangent, etpaient.

À ce moment, dans l’encadrement d’une porte,au fond, se montrèrent deux ou trois hommes solides, tout prêts enapparence à prêter main-forte au cabaretier. Les trois pauvresdiables sentaient bien que, dans l’état où ils se trouvaient, ilsn’étaient pas de force à lutter.

Ils se levèrent donc, soupirant, reniflant,louchant et le dos voûté, la tête dans les épaules, se traînèrentvers cette porte extérieure que l’hôte leur désignait, qu’il leurouvrit gracieusement, et qu’ils franchirent les larmes auxyeux.

– Très bien ! dit l’hôte enrefermant la porte de son cabaret à cause du grand froid.

Bruscaille, Bragaille et Brancaillons’enfuirent. Cet horrible « très bien » leur entrait dansles oreilles avec la méchanceté d’une vrille perforante.

Ils marchaient l’un derrière l’autre,lentement, par les rues désertes où de rares passants se montraientde loin en loin, tout courants et soufflant dans leurs doigts.

Brusquement, la neige se mit à tomber. Elledescendait en lourds flocons qui ne tourbillonnaient pas, maiss’affaissaient tout droit, lentement, comme une nuée de papillonsblessés à mort. Cela tombait silencieusement, dans le silence desrues. En peu de minutes, Paris prit un étrange aspect denécropole…

Où allaient-ils, les pauvres bougres, tandisque dans leurs maisons closes, les bourgeois se chauffaient, le dosau feu, le ventre à table, comme il est dit dans la chanson ?Où ils allaient, ils ne le savaient guère ! Bruscaillereniflait, pourtant, le nez tendu vers on ne savait quoi. Peut-êtreavait-il une idée arrêtée, ou peut-être tout simplement le hasardle conduisit-il.

Toujours est-il qu’après d’interminablesmarches et contremarches dans la neige toute blanche, touteimmaculée, Bruscaille, soudain s’arrêta.

– Où diable sommes-nous ? fitBruscaille d’un air innocent.

Les deux autres regardèrent, levèrent les yeuxet reculèrent en frissonnant.

– L’hôtel de Bourgogne ! murmuraBragaille.

– Tiens ! C’est pourtant vrai, ditBruscaille. Si nous y entrions ?

Ils se regardèrent. Ils étaient livides. Etcette fois la peur était peut-être dans leurs âmes. Longtemps, ilsdemeurèrent ainsi, en arrêt devant la grand’porte de la forteresse,immobiles, silencieux, grelottant sous la neige implacable quitombait plus serrée, plus épaisse, plus morne… Une heure se passapeut-être, et alors Bruscaille reprit avec le calme dudésespoir :

– Ce soir, nous serons morts de froid.Autant en finir tout de suite.

– Eh bien ! dit Bragaille farouche,entrons et faisons-nous pendre.

Brancaillon bâilla. C’était un cri dedétresse. Bruscaille songeait.

– Peut-être, murmura-t-il. Quisait ?… Oui, peut-être !… Écoutez, nous allons entrer.Nous verrons monseigneur. Une fois là, pas un mot, tous deux, pasun geste. Laissez-moi faire. Laissez-moi parler. Et alors…peut-être !

Brusquement, il ajouta :

– Ou pendu, ou sauvé. Entrons !

La grand’porte était fermée, bien que lepont-levis fût baissé. Brancaillon s’apprêtait à donner de la voix,lorsque deux nouveaux personnages entrèrent en scène. C’étaientdeux moines qui, arrivant à grandes enjambées, tout couverts deneige, pareils à deux vivantes effigies de l’immortel BonhommeNoël, se présentèrent devant l’hôtel et appelèrent à grands cris.La porte s’ouvrit. Les révérends pénétrèrent dans la cour avancée.Bruscaille, Bragaille et Brancaillon s’y glissèrent à leur suite,et se trouvèrent nez à nez avec le capitaine des gardes.

Ce digne soldat prit d’abord une physionomiedes plus stupéfaites, tandis que les trois compères se confondaienten saluts ; puis cette stupeur fit place àl’indignation ; le capitaine fronça les sourcils etgronda :

– Comment, drôles, vous n’êtes pas mortset vous avez l’audace de vous présenter ici ?

– Mais, fit Bruscaille, puisquemonseigneur a déclaré que nous sommes les trois vivants !

– Oui. Mais vous deviez être morts,sacripants !

– Étant les trois vivants, il est justeque nous venions nous mettre au service de monseigneur.

– Oui. Mais vous deviez être morts,comment se fait-il ?… Tout ceci n’est pas clair, ajouta lecapitaine en jetant un regard soupçonneux sur nos trois pauvresbougres, comme s’il eût voulu s’assurer qu’ils étaient en chair etos. Arrivez, Monseigneur débrouillera la chose. Moi, je n’ycomprends rien.

– C’est comme moi, dit Brancaillon.

Ils suivirent le capitaine qui fit un signe àune douzaine de gardes. Aussitôt, nos gaillards se trouvèrentencadrés de hallebardes, cadre d’un bel effet décoratif, certes,mais dont ils se fussent bien passés.

Quelques instants plus tard, les troisprisonniers volontaires se trouvaient dans l’antichambre quiprécédait la salle des armes où le capitaine pénétra seul. Ilreparut en disant :

– Attendez, Monseigneur est en conférenceavec deux saints révérends, des personnages meilleurs à voir et àécouter que vous, méchants drôles, mauvais garçons !

C’était vrai. Jean Sans Peur conférait avecles deux moines qui venaient d’entrer dans l’hôtel. Ilss’appelaient l’un Pierre Tosant, et l’autre Martin Lancelot.C’étaient les deux ermites qui avaient été chargés de guérir le roiCharles VI en l’exorcisant.

Les deux ermites étaient debout, côte à côte.Le duc se promenait avec agitation.

– Notre mission est terminée, disaitTosant. À Dieu ne plaise que j’accuse ici le roi de mauvaisevolonté. Le pauvre sire, au contraire, ne demandait qu’à se laisserfaire.

– Il acceptait tout, ajouta Lancelot avecun soupir, et il eût bu…

– Il eût bu ! interrompit violemmentJean Sans Peur.

Les deux ermites échangèrent un regard dedésolation.

Le duc, peu à peu, se calma.

– Nous avons été saisis, reprit Lancelot,saisis sans que rien ne pût justifier un acte de violence exercécontre deux envoyés de Dieu et du duc de Bourgogne. Les gardes deSa Majesté, au moment même où, après avoir convenablement jeûné etprié, nous allions tenter le suprême exorcisme, se sont emparés denous. Non sans bourrades dont je porte les marques, ils nous ontmenés hors l’Hôtel Saint-Pol, et pour tout adieu, pour toutremerciement, leur capitaine, suppôt d’enfer, à coup sûr, nous acrié : Allez au diable !

– Et même, dit Tosant, il a juré que nousserions pendus si nous reparaissions jamais.

– Dites-moi comment les choses se sontpassées, et soyez bref, ordonna Jean Sans Peur.

Tosant fit alors tomber son capuchon, et saface maigre d’ermite habitué aux jeûnes et aux macérations apparut,fine et tourmentée ; une longue barbe blanche lui descendaitjusque sur la poitrine ; il avait le regard d’un illuminé. Ilse signa lentement et prononça :

– « In nomine patris, et filii,et… »

– Enfer et damnation ! gronda leduc. Gardez vos patenôtres pour une meilleure occasion, messire. Ils’agit ici de la santé du roi de France qu’il faut sauver de lafolie, car le royaume en a grand besoin.

– À qui le dites-vous, monseigneur !soupira Tosant. Notre pauvre ermitage a été trois fois pillé parces païens d’Anglais, chose que ne fût pas arrivée si notre bonsire eût été en état de les pourchasser. Eh bien, donc, lorsquevotre envoyé vint nous trouver et fit appel à notre science del’exorcisme, nous fûmes, frère Lancelot et moi, saisis d’un saintenthousiasme pour la mission qui nous était confiée. Pour plus desûreté, nous acceptâmes le flacon sauveur qu’il s’agissait de faireboire, et refusant les mules qu’on mettait à notre disposition,nous nous mîmes en route, marchant humblement à pied, et au bout detrois jours, nous étions à Paris, belle ville, certes, devantl’Hôtel Saint-Pol, magnifique forteresse, où, je dois le dire, nousfûmes accueillis avec respect.

Jean Sans Peur bouillait d’impatience. Mais,sans doute, il avait déjà pu apprécier l’humeur de Tosant et savaitque rien ne l’empêcherait de dévider son écheveau. Il gardait doncun prudent silence. Tosant continua :

– Nous fûmes donc mis en présence du roi.Nous devions, pendant huit jours, réciter des prières et faire lesgestes rituels qui chassent les démons. Le huitième jour, qui estcelui-ci, nous devions couronner notre œuvre en faisant boire ànotre sire cette liqueur qui, nous avait assuré votre envoyé,venait en droite ligne de Rome. Or, monseigneur, jusqu’à ce matin,tout marchait à souhait. Le roi était calme. Il riait de bon cœur.Il semblait heureux. Il revivait. Et ce fut ainsi tous les jours,toutes les nuits, sauf cette nuit où, dans une partie de sonpalais, retentirent soudain des grondements de bête sauvage, et oùle roi, avec tous ses gardes, courut chez la demoiselle deChampdivers…

Jean Sans Peur devint livide.

– Passez, murmura-t-il,passez !…

Un profond soupir gonfla sa poitrine. Ilmurmura le nom d’Isabeau, et un éclair de haine jaillit de sesyeux. L’ermite récitait une prière à voix basse, puis ilreprit :

– Nos gestes d’exorcisme eurent donc leplus heureux effet sur Sa Majesté. Ce matin, frère Lancelot et moi,nous dîmes chacun notre messe. Nous implorâmes le Très Haut. Puis,étant encore à jeun, nous gratifiâmes le roi de quelques nouveauxgestes[1].Enfin, le frère Lancelot tira desa cassette le précieux flacon, en versa le contenu dans une couped’or, et je dis au roi : « Sire, cette liqueur vient deRome. » Lancelot ajouta : « Et peut-être même deJérusalem. « Croix-Dieu, nous répondit dévotement le roi, ence cas, elle a fort voyagé et vient de lieux saints que je voudraisbien voir. » « Sire, dit frère Lancelot, il faut la boireet vous serez guéri. » « Est-ce du bon vin ? Voilàce que nous dit le roi, car il aime le mot pour rire. Nous nousmîmes à rire avec lui de bon cœur et le roi saisit la coupe pourboire.

– Ah ! ah ! fit Jean Sans Peur,sombre, haletant, la sueur au front.

Ici, les deux ermites multiplièrent les signesde croix et commencèrent une série de prières en se donnant laréplique. Leur profonde sincérité était évidente. Leurs espritstransposés dans l’état d’extase presque continuelle ne saisissaientque peu de choses des réalités de la vie.

– Le roi allait boire lorsque tout à coupentra la diablesse…

– La diablesse ? dit Jean Sans Peurqui tressaillit.

– L’envoyée de Belzébuth venue toutexprès pour empêcher la guérison du roi !

– Mais qui ? hurla le duc deBourgogne…

– La demoiselle de Champdivers ! ditLancelot en se signant avec précipitation.

– Malédiction ! murmura sourdementJean Sans Peur.

L’amour et la rage se livrèrent une rudebataille dans son cœur. Il la maudissait, et, si elle avait été là,il fût tombé à ses pieds.

– Elle entra, continua Tosant, courutjusqu’au roi, lui arracha la coupe et la vida dans les cendres dufoyer. Le roi la regarda faire sans un mot de révolte. Elle l’eûttué qu’il n’eût pas bougé. Il souriait, Monseigneur, il n’y a qu’unmoyen d’exorciser notre sire, c’est de la délivrer de ce démon…de…

– Assez ! gronda Jean de Bourgogne.Pas un mot sur elle, si vous tenez à la vie !

Tosant et Lancelot se regardèrent, effarés.Ils se disaient : « Monseigneur de Bourgogne aurait bienbesoin d’être exorcisé, lui aussi. La diablesse les tienttous. »

– Continuez, reprit Jean Sans Peur en secalmant.

– Eh bien, pour finir, la demoiselleayant vidé la coupe dans les cendres, comme je le disais, s’en vintvers nous, et, à voix basse, nous dit : – Ce que vous vouliezfaire est horrible. – Comment ? s’écria le frère Lancelot. –Taisez-vous ! dit-elle. Remerciez Dieu que je ne veuille pasavoir votre mort sur la conscience, et que je ne dénonce pas votreforfait. Je vais vous faire chasser. Allez disparaissez, et nerevenez plus jamais… » Alors, monseigneur, comme nousdemeurions muets, frappés de stupeur et d’horreur, elle revint auroi et lui dit : « Sire, je vous prie de faire sortirtout de suite ces deux hommes de l’Hôtel Saint-Pol. » Et leroi, qui a donné son âme à cette dia… à cette demoiselle, dis-je,le roi lui dit : « Puisque vous le désirez, qu’il en soitainsi ! » Tout aussitôt, il appela à grands cris soncapitaine, lequel, comme je vous le disais, nous fit saisir par sesgens d’armes. C’est ainsi, monseigneur, que nous avons été expulsésde l’Hôtel Saint-Pol, où nous étions venus sur votre ordre pourexorciser, sauver, guérir notre sire le roi.

Ayant achevé cette péroraison d’une voixrapide et nasillarde, l’ermite ramena son capuchon sur son visageet se croisa les bras. Lancelot l’imita.

Jean Sans Peur songeait. Maintenant, c’étaitd’un pas lent et fatigué qu’il parcourait la grande salle desarmes. Il songeait. Et dans sa tête retentissait avec fracas le nomd’Odette. Il murmurait :

– Me voici donc encore arrêté par lafatalité. Tout était prêt. Je n’avais qu’à donner le signal àCaboche. La ville se soulevait. Et, tandis que la meute immense sedéchaînait sur les Armagnacs, moi, je marchais sur l’HôtelSaint-Pol… où il n’y avait plus de roi… Il faut reculer encore.

Il s’arrêta, tout pâle, le menton dans une deses mains, les yeux fermés.

– Et qui sait, poursuivit-il, qui sait sidemain, ce soir, on ne découvrira pas que l’assassin du ducd’Orléans, c’est moi !… Et alors…

Il frémissait d’épouvante. Il est certain que,malgré sa puissance et son audace, la découverte qu’il redoutaitlui eût été, à ce moment, fatale. Sans aucun doute, il eût étéarrêté, livré au bourreau…

– Odette ! Odette ! cria-t-ilen lui-même. Ce n’est donc plus seulement mon amour qui veut que jete prenne dans mes serres et t’emporte dans le vol de mapassion ! Odette, tu es donc, toi aussi, un obstacle sur laroute du trône ! Odette, c’est donc aussi mon rêve d’ambitionqui… Eh bien ! par le ciel !… Messire, dit-il en revenantsur les ermites, acceptez jusqu’à demain l’hospitalité dans monhôtel, puis vous reprendrez la route de votre ermitage.

Les deux personnages s’inclinèrent.

Jean Sans Peur appela. Le gouverneur del’hôtel et le capitaine des gardes entrèrent ensemble.

– Qu’on donne à ces deux révérends lesmeilleurs appartements, ordonna le duc ; qu’on les traitehonorablement, qu’on leur fasse bonne cuisine surtout, car ils ontjeûné à notre service. Allez, messires, et puisse l’hospitalité del’hôtel de Bourgogne vous faire oublier celle de l’HôtelSaint-Pol !

Les deux moines suivirent le gouverneur. Alorsle capitaine des gardes s’avança sur le duc, et d’une voixnarquoise :

– Monseigneur, dit-il, il y a là, dansl’antichambre, trois autres ermites qui veulent vous voir.

– Trois ermites ? fit Jean Sans Peurétonné.

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