Jean sans peur

XV – LES MYSTÈRES DU GRAND ŒUVRE

Le sorcier regarda un instant Brancaillon, etle poing du géant, levé pour assommer son adversaire, aussitôtretomba. L’ermite recula effaré, se couvrit le visage de soncapuchon et murmura :

– Je suis vivant, maître, je suisvivant !

Son pauvre esprit sombra dans l’épouvante.Saïtano l’eût renversé en le touchant du bout du doigt.

– Va-t’en, dit-il.

– Tout de suite ! fit Brancaillonenchanté.

Et il s’en alla, trébuchant, tandis que le roiet les gentilshommes qui l’entouraient éclataient de rire.

– Allons, cria Charles avec une gaietéfébrile, voici notre ermite qui ne veut pas confesser le bravecapitaine des gardes de Madame la reine. Sorcier, voudrais-tu doncte charger de la besogne ?

Saïtano s’inclina, plia en deux sa longueéchine, et se redressant, d’un ton sinistrement jovial :

– S’il plaît à Votre Majesté…

– Mais je ne veux pas, moi ! ditsourdement Bois-Redon.

La reine, qui avait d’abord paru sedésintéresser du sort de son capitaine, assistait maintenant àcette scène avec une profonde attention. D’étranges penséesmontaient lentement dans son esprit, et y érigeaient des images quisurexcitaient en elle un funèbre intérêt. Elle ne quittait pasSaïtano des yeux, et un espoir imperceptible, éloigné encore commeune pâle étoile perdue au fond des nuées, la faisait palpiter.

– Sire, dit Saïtano du même accentbizarre et jovial, Votre Majesté m’a déjà vu à l’œuvre. Vous savezque je puis calmer les appréhensions de cet homme qui va mourir…Mourir, entendez-vous ? C’est chose assez grave, il me semble.Laissez-moi au moins lui faire la mort plus douce.

– Soit ! dit le roi en détournant latête. Je veux bien qu’il s’en aille de ce monde, car il acruellement offensé… la reine ! Mais je ne tiens pas à lefaire souffrir.

– Passions ! rugit en lui-mêmeSaïtano. Pauvres minuscules passions qui, de votre souffle siléger, causez de tels bouleversements parmi les hommes ! Vieimbécile ! Vie stupide ! Inanité, vanité effroyable decette vie sans but ! – Que c’est pauvre ! Et quel hideuxdésordre ! ajouta-t-il tout haut dans un strident éclat derire.

Nul ne comprit ces exclamations.

Le roi seul, le fou les écouta gravement, et,sans savoir pourquoi, approuva d’un signe de tête.

Saïtano s’approcha vers Bois-Redon. Lecapitaine cria :

« Arrière ! Va-t’en audiable ! » Et, se tournant vers l’exécuteur :

– Allons, fais ton office. ParNotre-Dame, faut-il tant de façons pour attacher une cravate dechanvre au cou d’un gentilhomme ?…

– Écoutez, murmura le sorcier à voixbasse, je vous suis envoyé par la reine.

Bois-Redon tressaillit. Une légère rougeur seplaqua sur son visage de poupée jusque-là livide.

– La reine ? balbutia-t-il avecferveur, comme il eût dit : « La vierge puissante !La reine des cieux ! »

– Voulez-vous donc la désespérer ?reprit rapidement Saïtano.

– Moi ! fit le colosse avec stupeur.Moi qui meurs pour elle ! Moi qui consentirais à subir dixfois le supplice qu’on va m’infliger !…

– Eh bien ! si vous voulez qu’ellevous garde un souvenir d’amour dans son cœur, buvez ceci !

En même temps, d’un geste rapide, Saïtanosortit de dessous son manteau un minuscule flacon. Le condamné lesaisit, le tourna dans ses doigts avec de la curiosité, de l’effroiet un vague espoir…

– Cette liqueur, fit-il en tremblant,c’est donc…

– Un élixir qui vous fera vivant !dit Saïtano avec un frémissement d’ardeur. Vivant dans le cœur dela reine ajouta-t-il en se reprenant.

– Il suffit, dit Bois-Redon.

Et il jeta un long regard à Isabeau, commepour fixer son image dans son esprit jusque par delà la mort.

– Sorcier, continua-t-il d’une voixcalme, apaisée déjà par l’approche de la mort, sorcier, je t’airedouté, je t’ai méprisé, je t’ai haï pour tes accointances avecl’enfer. Mais si ce que tu dis est vrai, si cet élixir peut mefaire vivre dans le cœur de la reine lorsque je ne serai plus,sorcier, à ma dernière minute, je te bénis…

Et il but lentement le contenu du flacon qu’ilgarda ensuite dans sa main convulsivement fermée, comme le suprêmetalisman capable de lui assurer dans la tombe l’amour fidèle decelle que si fidèlement il avait aimée. Alors l’exécuteur lui passala corde au cou. Il fit un signe. Les aides tirèrent…

Bientôt se balança dans l’espace le corps dusire de Bois-Redon…

La foule attentive demeura autour du gibet,immobile et silencieuse, jusqu’à ce que tout fût fini. Alors, leroi eut un soupir. Il jeta à la reine un regard de travers, unregard tout chargé de menace. Puis, des yeux, il chercha le sorcierpour lui demander ce qu’il avait fait boire au condamné. Mais lesorcier avait disparu. Charles VI, alors, se tourna vers soncapitaine des gardes.

– Monsieur, lui dit-il, vous escorterezMadame la reine jusqu’à son palais dont vous ferez garder toutesles portes. Le capitaine de ses gardes étant mort, c’est à nousd’assurer sa sécurité.

Il y eut un mouvement de stupeur. Cet ordre,malgré les derniers mots, équivalait à une arrestation. Puis cettestupeur vite effacée fit place au respect. On s’empressa autour duroi. On se murmurait que Charles revenu à la raison reprenait lepouvoir effectif. Devant l’acte qui signalait ce retour à la santéet à la puissance, il y eut des frémissements de terreur. Il yavait là quatre ou cinq cents gentilshommes, tous plus ou moinsdévoués à la reine. Tous, c’est à la reine qu’ils avaient portéleurs hommages et demandé des faveurs. Bien peu d’entre euxfréquentaient le palais de Charles VI. Mais lorsque le roi eûtdonné à haute voix cet ordre qui était une sorte de coup d’État,c’est vers lui que se porta la foule.

La reine partit seule, escortée… entouréeplutôt par les gardes, et un indicible sourire de mépris crispa seslèvres pâles. De la Huidelonne, alors, partit un éclat de rire. Ily avait là quelqu’un qui regardait, riait, et murmurait :

– Reconnaissance humaine, amour deshommes, affections, dévouements, je vous reconnais !

Le roi s’en alla vers son palais, escortéd’enthousiasme, étonné de toute cette faveur qui lui revenait sisubitement. Il voyait autour de lui tant de visages joyeux qu’ilfinit par en éprouver une inquiétude et hâta le pas. Alors,l’enthousiasme éclata. On cria. On se bouscula pour suivre le roi.La clameur du dévouement humain en admiration devant la force montadans les jardins de l’Hôtel Saint-Pol :

– Le roi est guéri ! Vive leroi !…

Or, comme tout ce peuple de grands seigneursarrivait devant le palais du roi en vociférant sa joie, sonaffection, son dévouement, son admiration, tous les sentiments purset sans taches que fait fleurir la mendicité, suprême escorte dupouvoir, tout à coup les cris redoublèrent :

– Voici le sauveur ! Voici leguérisseur du roi !

Il était là, arrêté devant l’entrée du palais,méditant encore sur sa rencontre avec le sorcier de la Cité, sedemandant quel malheur allait sortir de là. Il se vit entouré degens qui voulaient absolument toucher son froc.

– Que diable me veulent-ils ? grognaBrancaillon. Tâchons de gagner au large.

Mais il demeura cloué sur place, les yeuxarrondis, la bouche fendue d’une oreille à l’autre, par un largesourire de joyeux étonnement, et il tendait les deux mains endisant :

– Oh ! si c’est cela qui vous tient,ne vous gênez pas, mes frères ! Donnez ! Donneztoujours !…

Un seigneur avait commencé en offrant àl’ermite une pièce d’or. Et comme le roi avait eu un geste desatisfaction, un autre avait mis deux pièces dans la main largeouverte de Brancaillon. Puis un autre, puis il y eut foule. Les unsdonnaient de l’argent, d’autres des bijoux. Des dames arrachèrentleurs colliers. Brancaillon ébloui retroussa son froc, le tendit enforme de panier, et les présents se mirent à pleuvoir. L’ermite,effaré d’abord, se mit à rire, puis à pleurer. Jamais il n’eûtsupposé qu’une telle fortune existât au monde.

– Est-ce que ce serait vraiment unguérisseur ? songeait le roi ébranlé dans le scepticisme queles allures de Brancaillon assez étrange pour un ermite lui avaientinspiré.

Bref, le sacripant fit son entrée dans lepalais, portant dans son froc retroussé une véritable fortune qu’illaissa tomber aux pieds de Bruscaille et de Bragaille. Les deuxcompères poussèrent une sourde exclamation, puis, sans perdre detemps, Bragaille courut fermer les portes, tandis que Bruscaillefaisait le partage du butin ; ils avaient des figures deloups, avec des yeux luisants et mauvais.

Cependant, le sire de Bois-Redon était restésolitaire, là-bas, dans l’ombre de la Huidelonne. L’aigre bise del’hiver le balançait doucement. Quelquefois, il tournait, d’un lentmouvement de giration qui se déroulait ensuite. Il était là, àquelques pieds au-dessus du sol, bien tranquille au bout de sacorde, et, somme toute, il ne faisait pas trop mauvaise figure, sice n’est que sa face était violette et qu’il tirait la langue.

En haut, tout en haut de la Huidelonne,impassibles, une douzaine de corbeaux, sur la crête de la tour,regardaient, immobiles, la tête de travers pour mieux voir. Ilss’intéressaient fort à la situation du capitaine.

Un des corbeaux tendit le cou et croassa enbattant des ailes. D’autres se mirent à croasser. Que pouvaient-ilsbien se raconter ? De loin, des clochers voisins, d’autrescorbeaux arrivaient, lourds et joyeux, et se posaient sur le sommetde la Huidelonne, minuscules taches noires sur la bordure d’herminede la neige. L’un d’eux, un vieux vénérable, se mis soudain àpiétiner, puis, ouvrant ses larges ailes, se laissa tomber dans levide, et son vol noir traça dans les brumes un vaste cercle ;au même instant, avec des cris de victoire, toute l’armée se jetadans le vide, les cercles noirs se multiplièrent et formèrent unespirale descendante… Cela descendait vers la chose que l’aigre bised’hiver, au bout d’une corde, balançait doucement, et Bois-Redon nes’en apercevait pas, il ne s’apercevait plus de rien au monde…

Soudain, les cris de victoire devinrent descris de colère. La spirale descendante se fit spirale remontante,et bientôt, toute la bande, posée à nouveau sur les crêtes de laHuidelonne, se mit à jacasser et à invectiver le malencontreuxpersonnage qui l’avait dérangée.

Ce personnage, c’était le geôlier de laHuidelonne.

À ce moment, il y avait un peu plus d’unedemi-heure que Bois-Redon avait été guindé, la hart au col. Legeôlier, ayant menacé les corbeaux de son bâton et les ayant mis endéroute, inspecta longuement les environs d’un œil méfiant. Ilredoutait d’autres corbeaux à deux pieds et sans plumes.

Voyant que tout était paisible, c’est-à-diredésert, il fit un signe, et l’homme au manteau rouge sortit de laHuidelonne, s’approcha, examina Bois-Redon d’un regard d’uneintense luminosité, puis, lestement, il se mit à grimper auxmontants de bois du gibet, sans dire un mot.

Le geôlier se plaça au-dessous du cadavre…

Saïtano se plaça à cheval sur la poutre detraverse où était vissée la poulie de la corde, tira sa dague ettrancha la corde.

Bois-Redon tomba dans les bras du geôlier quil’emporta, et ce groupe s’engloutit dans la Huidelonne bientôtsuivi par le sorcier. Le cadavre fut déposé sur le lit de sangle dugeôlier. Saïtano se pencha. Il frémissait. Rapidement il dénoua lenœud coulant et jeta le tronçon de corde.

Puis, dans la bouche, jusqu’à la dernièregoutte, il versa le contenu d’un flacon plus grand que celui qu’ilavait présenté à Bois-Redon au pied de la potence.

Alors il se recula, contempla une minute lecadavre, sortit de la salle avec le geôlier, ferma la porte à clefet mit cette clef dans son escarcelle d’où, en même temps, il tiradouze pièces d’or. Le geôlier les prit d’un geste indifférent.

– Si tu es chassé, dit Saïtano, tuviendras chez moi. Tu y seras tout au moins aussi heureuxqu’ici.

– Croyez-vous ?… Au surplus, si ons’aperçoit de ce que je viens de faire, je ne serai pas chassé,mais pendu. Ainsi, soyez sans inquiétude sur mon sort.

Saïtano jeta un regard pensif sur cettemagnifique brute qui, paisiblement, disait ces chosesformidables.

– Tu me promets de ne pas essayerd’entrer dans cette chambre ? reprit-il.

– Il n’y a qu’une clef, vousl’emportez…

Le sorcier hocha la tête, s’enveloppa de sonmanteau, sortit de la Huidelonne, et se dirigea droit sur le palaisde la reine. En voyant le poste d’archers qui gardait la grandeporte, il eut un ricanement silencieux. Les gardes ne s’opposèrentpas à son entrée dans le palais. Bientôt, Saïtano parvint auxappartements de la reine.

Il paraît qu’il était attendu, car dès qu’ileut été aperçu par l’huissier de la salle de Mathebrune, il futintroduit dans le parloir particulier où il trouva Isabeaunonchalamment étendue sur une sorte de canapé, tandis qu’une de sesdemoiselles d’honneur lui lisait un roman de chevalerie, et quetrois autres faisaient de la tapisserie.

Saïtano admira la force d’âme de cette femmequ’il croyait trouver en proie à une crise de fureur ou dedésespoir. La reine renvoya les demoiselles d’honneur, et alors, sesoulevant :

– Qu’avez-vous fait boire àBois-Redon ? demanda-t-elle avidement.

– Un simple élixir destiné à lui éviterles angoisses de l’agonie. Il a pu mourir sans peur de la mort.

Elle se laissa retomber et murmura :

– Ah !… ce n’est que cela ?

– C’est beaucoup. J’ai pensé qu’il vousserait agréable d’apprendre que votre capitaine est mort sanshorreur.

– Bois-Redon n’avait pas peur de la mort,dit Isabeau d’un ton farouche.

Il y eut quelques minutes de silence. Lesorcier préparait ce qu’il avait à dire, ce qu’il était venudire.

Isabeau songeait…

– Ainsi, dit tout à coup Saïtano, Tosantet Lancelot sont partis sans avoir fait boire au roi Charlesl’élixir que si soigneusement j’avais préparé. C’est dommage,ajouta-t-il gravement. J’eusse été curieux de voir les effets decette liqueur. Il y eût eu d’abord un accès de démence furieusependant laquelle…

– Assez ! gronda Isabeau. L’Angeveillait. C’est tout…

– Vous voulez dire Odette de Champdivers.Elle veillait oui. Vous eussiez dû prévoir cela. Elle veilleencore, soyez-en sûre. Tant qu’elle sera là…

– Odette de Champdivers ne peut êtrelongtemps encore la gardienne du fou, car elle va mourir.

– Bon ! Jean Sans Peur a envoyécontre elle quatre hommes qui passaient pour braves, et ils ontfui…

– C’est vrai, dit la reine en jouant avecles cordelettes de sa robe de lin blanc.

– Vous avez envoyé contre elle votretigresse Impéria, et la tigresse a fui.

– C’est vrai, dit la reine qui souriaitétrangement.

– Vous avez envoyé Bois-Redon contreelle, et Bois-Redon est mort.

– C’est vrai, répéta la reine avecdouceur.

– Madame, si les gens du duc de Bourgogneont fui, si Impéria fut vaincue, si Bois-Redon est mort, qui doncva maintenant affronter l’invincible faiblesse d’Odette ?

– J’irai moi-même, dit la reine.

– Vous irez la tuer vous-même ?

– J’irai la tuer moi-même. Crois-tu quecette fois la faiblesse de l’Ange sera encore invincible ?

– Oui, dit Saïtano.

La reine se leva aussi : le masqued’indifférence, qu’elle avait jusque-là gardé, tomba. Elle saisitun bras de Saïtano, l’étreignit violemment et gronda :

– Tu sais quelque chose ?

– Oui, madame, et c’est cela que je suisvenu vous dire. Heureux que le hasard m’ait poussé dans l’HôtelSaint-Pol assez à temps pour rendre au brave Bois-Redon un dernierservice. Je dis donc, madame, que vous risquez d’être vaincue vousaussi par Odette de Champdivers parce que si elle veille sur leroi, elle, un homme veille sur elle, et celui-là, je le croisvraiment invincible…

– Un homme ? fit Isabeau dont lessoupçons se réveillèrent. Jean Sans Peur ?

– Non, madame. Celui dont je vous parleva venir au palais du roi. Il veut voir Odette de Champdivers. Ilveut lui demander, à elle !… ce qu’est devenue Roselys. Vousvoyez que pour vous le danger se complique ; cet homme, c’estle chevalier de Passavant.

Isabeau jeta un cri au sens duquel Saïtano neput se méprendre ; c’était un cri de joie et derésurrection.

– Sans doute, vous êtes étonnée, madame,continua le sorcier. Lorsque j’ai emmené ce jeune homme, il étaitcondamné à mort – condamné par vous. Je le conduisis dans, lescarrières. Nul n’en est jamais sorti, à moins d’être guidé parquelque mystérieuse Ariane. Or il n’y a pas d’Ariane dans cessombres demeures. Passavant n’avait aucun guide. Et il est sorti,madame !

Isabeau palpitait.

– L’avez-vous donc vu ?murmura-t-elle.

– Je l’ai vu. Je sais qu’il doit venir aupalais du roi. Lui-même me l’a dit. Il viendra !

– Pour voir Odette ! gronda lareine. Eh bien, soit ! Il ne la verra pas ! Ou, s’il lavoit, je serai là, moi ! Et devant lui… qu’il la défende, s’ilpeut ! Qu’il porte la main sur moi, s’il ose !…

Saïtano s’inclina profondément devant lareine. Il la voyait à bout d’émotion. L’amour et la haine, la rage,la jalousie, la joie de savoir le chevalier vivant, la fureur de sesavoir dédaignée, ces sentiments divers s’entre-choquaient dans sapensée, – et, impuissante à garder cette attitude d’indifférencequ’elle avait adoptée, elle ordonna d’un geste à Saïtano de seretirer.

– Madame, dit le sorcier toujoursincliné, je crois que je viens de vous rendre un signalé service.Je vous prie humblement de me le payer à sa valeur.

– Comment ? fit Isabeau étonnée, –car jamais Saïtano ne lui avait demandé d’argent.

– Donnez-moi, dit le sorcier, donnez-moiun laissez-passer pour que je puisse sortir ce soir à la nuit del’Hôtel Saint-Pol. Ajoutez qu’on laisse passer aussi celui quim’accompagnera portant un fardeau sur ses épaules.

– Soit ! dit Isabeau avec amertume.Je suis encore reine et je puis donner le laissez-passer dont tu asbesoin. Mais je suis prisonnière aussi ! Reste à savoir si lesgardes de l’Hôtel Saint-Pol tiendront ma signature pourvalable…

– Madame, dit doucement Saïtano, vouspossédez en blanc des ordres signés par le roi Charles…

Isabeau tressaillit. Tout autre que le sorciereût sans doute payé de sa vie d’aussi audacieuses paroles. Mais ily avait pour lui des grâces d’État. La reine passa dans sonappartement et, revenant au bout de quelques minutes, tendit àSaïtano un parchemin qu’il lut et fit ensuite disparaître sous sonmanteau.

Saïtano, ayant remercié la reine comme ilconvenait, sortit du palais et gagna la tour Huidelonne où ils’enferma avec le geôlier. Il est à remarquer qu’en cette journée,le sorcier n’entra pas un instant dans la salle où se trouvait lecadavre de Bois-Redon. Ce qu’il fit en ce jour, à quoi il occupason temps dans cette tour, c’est ce qui nous échappe. Le soir vint.Vers cinq heures, la nuit était noire. Mais Saïtano attenditencore. Il attendit jusqu’à l’heure probable où les rues de Parisseraient désertes.

Ce fut donc seulement vers neuf heures qu’ilentra dans la salle où Bois-Redon, les yeux ouverts et fixes,dormait le seul sommeil paisible que tôt ou tard connaît enfinchaque créature.

Le geôlier enveloppa le cadavre d’un vastemanteau et, le traînant jusqu’à la porte extérieure de la tour, ledéposa dans une petite charrette aux brancards de laquelle ils’attela.

À travers les neiges se mit à rouler la petitecharrette, laissant derrière elle le double sillon de sesroues ; Saïtano marchait devant, d’un pas égal, et ilmarmottait de certaines choses incompréhensibles. Arrivé à lagrand’porte de l’Hôtel Saint-Pol, il montra son laissez-passer, etle chef de poste, en jurant, se plaignit que pour un misérablesuppôt d’enfer, on fût obligé de baisser le pont-levis à l’heure dedormir.

Saïtano se trouva dans la rue et, alors, seplaça derrière la charrette, indiquant parfois d’un mot bref augeôlier le chemin qu’il fallait suivre. Ce groupe allait lentementpar les ténèbres ; le geôlier se taisait ; Saïtanomarchait tête basse en ruminant ses pensées ; seul, lecadavre, de temps à autre, cahoté et se heurtant aux parois,interrompit ce silence. On arriva dans la Cité. On s’arrêta devantla maison du sorcier. Le corps de Bois-Redon, à nouveau, futtraîné, et enfin, se trouva reposer tranquillement sur la table demarbre.

Le geôlier s’en alla, taciturne, indifférent.Saïtano referma sa porte, la verrouilla, la cadenassa, alluma leflambeau à triple cire, le posa sur la table près de la tête deBois-Redon.

Puis, il ouvrit l’armoire de fer, et dans legrand coffre du rez-de-chaussée, prit quelques manuscrits qu’ildéposa sur la table. Ils étaient écrits d’une large écriturerégulière. Mais entre les lignes, et dans les marges, de nombreusesannotations couraient, d’une écriture hérissée et sèche.

Les caractères puissants étaient de NicolasFlamel.

Les caractères maigres étaient de Saïtano.

Le savant se mit relire, suivant du bout deson doigt maigre son écriture à lui, enchevêtrée dans celle deFlamel. Il lisait avidement. Et pourtant, ces manuscrits, il lessavait par cœur. Parfois, il redressait la tête, et écoutaitattentivement, lorsque l’horloge du Palais de la Cité, logis royalalors au même titre que le Louvre et l’Hôtel Saint-Pol, jetait dansle gouffre du vaste silence d’hiver ses appels de tristesse énorme.Il comptait les heures, puis se remettait à lire.

Trois fois encore, il se leva, et à chaquefois, de l’armoire de fer, apporta un flacon. De chacun de cestrois flacons, il versa dans une coupe une trentaine de gouttes, etil agita le mélange sur lequel il versa un peu d’eau. Puis, d’ungeste distrait, il repoussa les manuscrits, et se remit àcontempler Bois-Redon. Un ricanement secoua le sorcier quimurmura :

– Je le vois encore, quand, sur sesépaules, il m’apporta l’enfant. Il le déposa là sur cette table ets’en alla en me jetant un regard de malédiction. L’enfant estdevenu l’invincible chevalier… et Bois-Redon est maintenant sur latable. Rassure-toi, ajouta-t-il en posant la main sur le frontglacé du cadavre, le scalpel ne te menace pas, toi. Tu n’es pasdestiné à la grande tentative de la transfusion de sang vivant.Tout ce que je te demande, c’est un signe, si faible qu’il soit,une preuve que l’élixir de vie a pu lutter contre la mort. Cadavre,tu n’es qu’un champ de bataille…

Il se tut subitement et, l’oreille tendue versle vaste silence, écouta.

– Non, murmura-t-il. Ce n’est pas l’heureencore. Les heures sont lentes à s’écouler ce soir. Minuit neviendra donc pas !… Minuit, c’est l’heure favorable.

Il se mit à marcher lentement et sans bruitdans la salle, sans plus jeter un coup d’œil ni au cadavre, ni auxmanuscrits, ni au mélange qu’il avait préparé dans la coupe. Ilmarmottait ses réflexions, comme font les solitaires, – comme sil’homme éprouvait l’impérieux besoin de se prendre soi-même àtémoin de son effort.

– Le vulgaire, disait-il, croit que lesheures sont indifférentes, toutes pareilles les unes aux autres,simples relais dans la marche du temps. Minuit est pourtant uneheure étrange. Une heure ? Un instant, un laps de tempsinimaginablement bref où s’accomplit un phénomène énorme : lepassage d’un jour à un autre ! Voici un jour qui tombe dans lenéant, et en voici un autre qui se lève. Ils se poussent sans trêvedepuis les lointains commencements des temps, comme les vagues del’océan… une qui se brise sur le rivage, et en même temps l’autrequi est là qui se gonfle, toute prête à se briser. Minuit !Minuit, c’est la seconde du mystère. C’est donc à cette heure quedoit s’accomplir tout ce qui est mystère…

Tout à coup, il frissonna.

L’horloge du palais de la Cité, de sa voixd’inexprimable solennité, parlait aux Parisiens. Et, cette fois,elle leur disait : C’est minuit ! Rapidement, Saïtanosaisit la coupe, desserra les mâchoires de Bois-Redon et versa dansla bouche le mélange qu’il avait préparé. Puis il laissa retombersur les dalles la coupe qui roula avec un bruit sonore. Et ildemeura penché sur le cadavre, immobile, raidi, les cheveuxHérissés, les yeux exorbités, pantelants sous l’effroyable étreintede cette angoisse que cause « l’attente »…

Une minute s’écoula… puis une autre… puisd’autres encore…

Saïtano demeurait dans la même position.

Il râlait. La douleur del’« attente » portée à son paroxysme le faisait tremblerjusque dans les profondeurs de l’être. Ses yeux fous demeuraientrivés aux yeux grands ouverts du cadavre. La sueur, à grossesgouttes, roulait sur son maigre visage…

Enfin, un soupir de désespoir gonfla sapoitrine. Il recula en bégayant :

– Rien !…

Non, rien. Dans l’apparence immobile ducadavre, rien n’avait donné le faible signe attendu.

Bois-Redon était mort.

Saïtano se tordit les mains. Il se mit à rugirdes imprécations. Il tomba sur ses genoux, sanglotant, hurlant, seroula sur les dalles contre lesquelles il frappa sa tête – etalors, à ce bruit de funèbre douleur, à ces cris de désespéranceinapaisable, la porte s’ouvrit. Gérande parut. Elle jeta un coupd’œil de mépris sur le savant abîmé dans le vertige de l’affreusedéception – puis ce regard rebondit sur le cadavre de Bois-Redon,et alors, Gérande poussa une déchirante clameur d’épouvante.

Ce fut un tel cri d’horreur que Saïtano seredressa d’un bond, s’avança sur Gérande et, d’une voix sauvage,hurla :

– Que veux-tu ? Que fais-tuici ? Dehors ! Va-t-en !

Gérande ne s’en allait pas, n’entendait paspeut-être. De sa main tendue, elle désignait le cadavre de latable, cadavre elle-même en apparence, avec son visage décomposé,ses yeux ternes, sa bouche tordue.

– Quoi ! rugit Saïtano. Qu’ya-t-il ?

Elle ne répondit pas, demeura toute raide,avec le même geste de montrer la table. Saïtano se retourna, futsecoué d’un violent frisson, et d’un bond il fut à la table, enproie cette fois au délire de la joie et du mystère…

Bois-Redon palpitait !…

Des secousses nerveuses agitaient sesmembres !…

Sa main droite faisait un évident effort pourse lever… les yeux ouverts jusque-là s’étaient fermés… un frissoncourait à fleur de peau sur le visage… Tous les signes de la vieétaient là, visibles, indéniables, et Saïtano, un moment, fermalui-même les yeux, comme ébloui par quelque étincelante fulgurationde vérité…

La vie ! oui, la vie, s’agitait dans cecadavre !…

Quelques minutes, Saïtano fut réduit àl’impuissance, la pensée sombrée dans l’effroi de son propreouvrage, puis, par un titanesque effort de volonté, il parvint à secalmer. Lorsqu’il eut reconquis le sang-froid nécessaire, il courutà l’armoire, saisit une minuscule fiole, la déboucha avecprécaution et en versa une goutte, une seule, sur la langue deBois-Redon.

L’effet fut prodigieux…

Bois-Redon se raidit, se souleva en arc, posésur la tête et les pieds, et quelque chose comme un son vague râladans sa gorge.

– Il parle ! gronda Saïtano affolé.Il veut parler ! Il va parler !…

Brusquement, le corps s’affaissa, redevintcadavre absolument immobile. Mais les lèvres continuaient às’agiter. Les yeux étaient fermés, le visage rigide. Seules, danscette face pétrifiée, les lèvres, gardant une apparence de viefantastique, tentaient le mystérieux effort de formuler les verbesd’au-delà…

– Parle ! rugit Saïtano. Parledonc ! M’entends-tu ? Me comprends-tu ? Sais-tu quitu es ?…

– Je… suis…

Étaient-ce des mots ? C’étaient destronçons de sons formant des embryons de paroles, cela neressemblait à rien de ce que Saïtano avait entendu de par le monde,c’étaient des sons morts, si on peut dire, c’était le refletlointain, l’indescriptible et si peu humain reflet de la parolehumaine…

Mais Saïtano entendit, lui ! Saïtanocomprit !… Il se pencha, colla son oreille à la bouche ducadavre. Et le cadavre parlait !… Il tentait deparler !…

– Je… suis… oh !… je… suis…

– Qu’es-tu ? Qui es-tu ? ditSaïtano avec un suprême accent de volonté.

– Oh ! laissez-moi !… Nevoyez-vous pas que… depuis ce matin… je suis… mort !…

– Mort ! râla Saïtano, les cheveuxhérissés.

Derrière lui, il y eut un bruit sourd. C’étaitGérande qui s’affaissait, tombait en arrière, assommée parl’épouvante. Saïtano n’y prit pas garde. Sur la bouche deBois-Redon, les sons étrangement inhumains se précipitaientmaintenant avec une sorte de mystérieuse furie.

– Laissez-moi !… Vous voyezbien !… Mort !… Je suis mort… Laissez-moi dans lamort !…

Saïtano, figé, la pensée exténuée d’horreur,écoutait. Peu à peu, ces sons se firent moins sensibles, ilss’atténuèrent, se perdirent en un murmure, en nous ne savons quoique le mot murmure rend très mal, et il y eut une minute où ce nefut pas encore du silence, sans que les sons inexprimablement horsde toute idée de son eussent cessé de se faire entendre…

Et puis enfin, le silence vint.

Les lèvres de Bois-Redon demeurèrent à jamaisscellées, sous un vague sourire de mystère que contemplaitSaïtano.

Le sorcier demeura là, luttant contre lefurieux assaut des centaines de sentiments déchaînés en lui ;il resta immobile, insensible, les yeux rivés sur ce sourire quis’affaiblissait et disparut enfin…

Le sorcier, lentement, se redressa, et regardaautour de lui, stupéfait des clartés qui l’enveloppaient.

Il faisait grand jour !

Alors Saïtano se mit à trembler. Cet homme quiavait disséqué de nombreux cadavres, qui avait passé des nuits etdes nuits en tête à tête avec les morts, ce savant pour qui la mortn’était qu’un problème à résoudre, éprouva soudain une impressionqu’il ne connaissait pas. Cela s’abattit sur lui à l’improviste. Ilse sentit faible, désarmé, incapable de lutter contre cetteimpression que jamais il n’avait analysée.

C’était la peur ! C’était la redoutabledécomposition des organismes de la pensée ! Peur !… Peude gens peuvent se vanter d’avoir vraiment connu la peur, et del’avoir supportée. Saïtano avait peur…

Il eut peur de ce mort qui avait parlé,proféré des verbes inhumains non destinés à des oreilleshumaines.

Parlé ? Était-ce vrai ?… Oui,l’élixir avait arrêté l’anéantissement. Oui, Bois-Redon s’étaittrouvé suspendu au-dessus des gouffres de la mort, sans qu’il pûtleur échapper… Mort, des sensations avaient survécu, et il avaitparlé. Parlé du fond de la mort ! Parlé sans que la vie eûtpalpité en lui !…

Une terreur insensée s’infiltra jusqu’à l’âmede Saïtano. Lui, l’homme du mystère, comprit qu’il avait outrepasséles possibilités et côtoyé des mystères inaccessibles àl’intelligence humaine. Il se vit seul, et il eut l’ineffablehorreur de la solitude. Il lui parut que mieux encore valaitmourir, renoncer à son rêve d’éternité, que de rester seul enprésence de ce cadavre. D’un effort furieux, d’une véritablesecousse, il parvint à s’arracher de la place où il se trouvait, etfit quelques pas en trébuchant, surveillant Bois-Redon par-dessusson épaule, et il râla :

– Gérande !…

Que Gérande se montrât seulement, qu’il fûtseulement une minute en présence d’un être humain vivant, et ilétait sûr d’échapper à l’intolérable étreinte de la peur qui luiincrustait ses griffes au cerveau.

– Gérande !…

Son propre cri, répété cette fois plus fort,le fit frissonner. Il s’avança encore vers la porte, vacillant surses jambes, tenant sa tête à deux mains ; soudain, ils’arrêta : son pied venait de heurter quelque chose ;tout de suite, il sut ce que c’était, mais il n’osaitregarder ; il se mit à hurler :

– Gérande !…

Et il savait que Gérande était là, à sespieds, en travers de la porte. Un espoir soudain le ranima :évanouie ? Oui, peut-être. Et il aurait tôt fait de la ranimerà la vie. Brusquement, il s’agenouilla. Un regard suffit à son œilexpert : Gérande était morte, – morte de peur au moment où lecadavre de Bois-Redon s’était mis à parler. Son bras raidis’allongeait encore vers la table comme pour dénoncer l’effroyablemystère.

Saïtano à genoux se pencha. De plus en plus,il se pencha sur Gérande morte. Il lui sembla que sa tête étaitpleine d’éclairs qui se croisaient, et de bruits pareils au fracasdu tonnerre. Il se pencha encore, une force irrésistible,lentement, le courbait. Sa pensée se disloquait. Le sens des chosesfamilières fuyait. Et d’autres sens s’éveillaient en lui, lointainsencore, vagues et tremblotants comme des lumières qu’on allume toutau fond des nuits opaques… le sens des choses qu’il ignorait… dessens inconnus qui faisaient de lui un homme non semblable auxautres.

La force qui l’étreignait à la nuque le courbaencore.

Il fut courbé jusqu’à toucher le corps deGérande morte – morte de peur, – d’où jaillissaient les formidableseffluves de la peur.

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