Jean sans peur

XVII – DISPOSITIF DE COMBAT

Jean sans Peur attendait dans l’HôtelSaint-Pol, près de la grand’porte. C’est là qu’il avait donnél’ordre d’amener le chevalier de Passavant. Cette fois, la captureétait assurée. Depuis quelques jours, le chevalier étaitétroitement surveillé. Scas et Ocquetonville étaient prêts à agir.Ils venaient de lui mander que, dans la journée, Passavant seraitpris. Jean de Bourgogne attendait. Il voyait à cette capture unprofit immense, la fortune, la gloire, la puissance, et sa proprevie assurée.

Il faut l’indiquer ici en quelquesmots :

Jean de Bourgogne était aux abois. La reinelui semblait condamnée à l’impuissance. Activement, les Armagnacstravaillaient contre lui à la cour et dans la ville. Presqueouvertement, il était accusé du meurtre de Louis d’Orléans. Leréseau des preuves se resserrait. L’inéluctable nécessité d’agir,d’agir vite ! s’imposait à cet homme, et ilsongeait :

– Passavant pris, c’est la condamnationet l’exécution de l’assassin du duc d’Orléans. C’est donc moninnocence établie avec éclat. Passavant pris et condamné, c’est lareine qui me revient et reprend confiance en moi, puisque je suisalors le seul homme qui puisse occuper sa pensée. Passavant livrépar moi aux juges, c’est le roi qui me croit son sauveur. Passavantmort, c’est Odette qui se tourne vers moi…

Il eut une longue méditation, etmurmura :

– Le sorcier a tenu ses promesses. Cettefille qui me haïssait n’a plus pour moi que des regards detendresse à peine voilés… de la pitié, dirait-on parfois. Pourquoila dernière promesse du sorcier ne se réaliserait-elle pas ?…Je n’ai qu’à dire à Odette : Je sais qui vous êtes…et Odette me suivra. Enfer ! Pourquoi ne l’ai-je pas ditencore ? Pourquoi la seule vue de cette enfant me fait-elletrembler ?…

Il cessa de regarder vers la rue Saint-Antoineet, se tournant du côté du palais du roi, jeta un long regard surle vaste ensemble de l’Hôtel Saint-Pol. Passaient de nombreuxgentilshommes dont les uns le saluaient avec déférence – et ceux-làétaient des partisans du duc de Berry – les autres le toisaientavec insolence – et c’étaient des Armagnacs. Mais il n’y avait pasun seul Bourguignon. Tous les gentilshommes de sa maison, et tousceux qui, sans lui appartenir, lui étaient dévoués, étaient massésdans l’hôtel de Bourgogne, ou attendaient chez eux le mot d’ordre.Rien, dans l’Hôtel Saint-Pol, ne pouvait inspirer le moindresoupçon contre Jean sans Peur.

Les regards du duc de Bourgogne étaient fixéssur les fenêtres lointaines de l’aile que n’habitait pas le roi. Etderrière ces fenêtres, ce qu’il espérait entrevoir vaguement,silhouette imperceptible pour tout autre, c’était Odette deChampdivers. Une rumeur qui s’éleva derrière lui, soudain, le fitse retourner tout d’une pièce, et il tressaillit, et il eut un longsoupir.

C’était Passavant !…

C’était la première victoire. Instantanément,Jean de Bourgogne reprit cette attitude d’assurance et d’orgueilqui faisait si redoutable son aspect. Passavant, porté sur lesépaules des gens d’Ocquetonville, bien garrotté, désarmé,d’ailleurs, franchit la grand’porte en se disant avec unemélancolie narquoise :

– Bon ! Et moi qui, depuis huitjours, cherchais le moyen d’entrer à l’Hôtel Saint-Pol !…

On le déposa devant le duc de Bourgogne. On ledélia. Il se secoua, se détira, sourit, et se tournant, la figurechangée, vers Scas et Ocquetonville :

– N’oubliez pas ceci : Guines etCourteheuse vous attendent !

Les deux Bourguignons haussèrent les épaules,mais leurs cœurs tremblèrent. Scas s’avança vers sonmaître :

– Monseigneur, voici l’homme, pris enflagrant état de rébellion.

– C’est pour embellir son affaire devantl’Official, dit Ocquetonville.

Jean sans Peur et Passavant étaient face àface dans un grand cercle de gens d’armes. Le duc, une minute,considéra le jeune homme avec cette rudesse dédaigneuse qui faisaittrembler tant de gens. Il dit :

– C’est vous qui avez tuéGuines ?

– D’un coup au cœur, dit Passavant. Ilest mort en brave.

– C’est vous qui avez tuéCourteheuse ?

– D’un coup au cœur. Celui-là aussi estmort en brave. Mais ces deux-là…

Il se tourna vers Scas et Ocquetonville et lestoisa :

– Ces deux-là mourront en lâches, maisils mourront d’un coup au cœur, de la main qui a tué Guines etCourteheuse.

Les deux Bourguignons grincèrent des dents ets’avancèrent.

– Arrière ! commanda le duc. C’estvous… c’est vous qui avez tué mon bien-aimé cousind’Orléans ?

Passavant se rapprocha de Jean de Bourgogne,et, dans la figure, lui parla à voix basse. On vit pâlir le duc. Onvit ses mains trembler. On le vit jeter autour de lui des yeuxhagards. Passavant disait :

– J’ai tué Guines devant le perron del’hôtel Passavant où lui et les siens étaient venus me meurtrir.J’ai tué Courteheuse dans les caves où vous veniez, vous, deconspirer contre la vie du roi votre cousin et votre maître. N’ayezpas peur : je ne vous dénoncerai pas. Mais quant au noble ducd’Orléans, contre lequel vous me vouliez lancer, c’est vous quil’avez tué. Je ne parle pas de ces gens qui sont ici. Ils ne furentque la hache qui frappe. Vous fûtes, vous, le bras du bourreau quimanie cette hache. Ne tremblez donc pas : je ne vousdénoncerai pas. Mais prenez garde ! Aussi vrai que je tueraiScas et Ocquetonville d’un coup au cœur, je puis vous anéantir,vous… car vous le savez… il y a un témoin… et ce témoin de ce quevous avez fait jadis, ce témoin c’est moi !…

– Qu’on l’amène ! rugit Jean sansPeur.

– Où cela ? s’empressèrentOcquetonville et Scas.

– Eh ! cria Passavant dans un éclatde rire, là même où monseigneur, voici de cela douze ans et plus, afait jeter le témoin : à la Huidelonne !…

Jean sans Peur approuva d’un rude signe detête, et le chevalier, entouré d’une vingtaine de gardes, se mit àmarcher de bonne volonté. Il songeait : « Il paraîtdécidément que je suis le témoin. Mais je veux être écorché vif sije sais de quoi je suis le témoin ! » Quelques minutesplus tard, il était enfermé dans l’un de ces cachots souterrains dudeuxième étage où le geôlier lui avait jadis assuré que lesprisonniers vivaient rarement plus de six mois. Jean sans Peurl’avait suivi des yeux tant qu’il avait pu le voir.

À ce moment, le pont, qui avait été levé pouropposer un obstacle à toute bande qui eût tenté de délivrer leprisonnier, fut abaissé, la rue ayant repris tout de suite sonaspect paisible.

– Le témoin ! songeait Jean sansPeur en s’essuyant le front. Le sorcier m’a autrefois prévenu. Il ya un témoin de ce qui s’est passé dans l’oratoire du logisPassavant. J’ai signé un acte de mariage, moi, l’époux deMarguerite de Hainaut !… C’est le sacrilège ! C’est lapeine des sacrilèges ! La langue coupée, le poignet droitcoupé, puis le bûcher ! Il y a un témoin !… Oui,ajouta-t-il avec un rire nerveux, mais qui croira la parole d’unassassin contre celle de Jean de Bourgogne ? Où sont les actesde mariage qui portent ma signature et celle de Laurenced’Ambrun ? Allons, allons… les actes, je les brûlai moi-même.Le témoin va mourir. Et quant à Laurence…

Il s’arrêta court, les yeux arrondis par laterreur, une sueur glacée à la racine des cheveux…

Là-bas, dans la rue, au delà de lagrand-porte, au delà du pont-levis, une femme…

C’était celle-là même que, près de cette mêmeporte, il avait failli un jour renverser…

C’était le spectre de Laurence d’Ambrun !Que faisait-elle là ? Qu’attendait-elle ? Queregardait-elle ? Furieusement, Jean sans Peur s’avança versles gens du poste et hurla :

– Cette femme !… Là !… Cettefemme !… Arrêtez-là !

Mais avant que les archers fussent sortis ducorps de garde, la femme avait repris son chemin, lentement, sanshâte, et s’était enfoncée dans l’une des ruelles qui venaient sedégorger sur la rue Saint-Antoine. Les archers qui s’étaientélancés battirent les environs et ramenèrent trois ou quatremalheureuses qui criaient et sanglotaient. Elles furent relâchéeset la course affolée du lapin dans les fourrés peut seule donnerune idée de la rapidité avec laquelle elles s’éloignèrent de laredoutable forteresse. Jean sans Peur, longtemps, médita sur cettevision ; puis enfin, haussant les épaules, il se dirigea versle palais de la reine.

– Imaginations et folie, se dit-il. J’aile cerveau troublé. Bientôt mon horizon va s’éclaircir. Encore uneffort, et je suis le maître. Caboche attend. Mes gentilshommessont prêts. Bruscaille, Bragaille et Brancaillon frapperont le fou.Allons ! Allons affronter cet autre spectre plus réel, plusredoutable, qu’on appelle Isabeau de Bavière.

Informée d’heure en heure de tout ce qui sepassait dans l’Hôtel Saint-Pol et les palais par une véritablearmée d’espions et d’espionnes, la reine savait déjà l’arrestationdu chevalier de Passavant. Quant à savoir ce qu’elle en pensait etquel trouble cette nouvelle avait pu porter dans son esprit et dansson cœur, c’est ce qui eût été bien difficile. Devant sesgentilshommes et ses demoiselles d’honneur, assemblés dans la sallede Théseus, où ce jour-là elle tenait sa cour, elle accueillit leduc de Bourgogne avec son plus charmant sourire.

– Vous le voyez, mon cousin : nousmettons à profit la sécurité profonde où nous sommes grâce au zèlede notre bon sire et époux, qui a mis des gardes à toutes lesportes de ce palais. Allons, faites comme nous, et jouez auxcartes… Prenez garde, ma chère de Puisieux, je tiens un roi dansmon jeu… Ah ! je le tiens !

Jean sans Peur ploya le genou devant la reine,puis, se relevant :

– Majesté, dit-il, pardonnez-moi pouraujourd’hui. J’ai d’autres jeux en tête…

Les gentilshommes et les dames, tout enfeignant de s’intéresser à la partie de cartes où tous avaientengagé de l’or, écoutaient avec une prodigieuse attention ce qui sedisait…

C’était un charmant et merveilleux spectacleque celui de cette assemblée. Dans la vaste salle aux splendidestapisseries dont la renommée est parvenue jusqu’à nos jours, danscette salle élégante, somptueuse, où un feu d’énormes troncs dehêtre, se consumant au fond de la gigantesque cheminée, entretenaitune douce chaleur, les personnages de cette scène étaient vêtuslégèrement ; la soie, les dentelles formaient le fond de cescostumes aux couleurs éclatantes ; tous ces êtres, groupésharmonieusement çà et là, étaient jeunes, beaux etspirituels ; les femmes, jolies à faire rêver, habillées avecla plus audacieuse, mais aussi la plus élégante légèreté, jasaient,disaient des vers, se racontaient des nouvelles.

Jean sans Peur admira ce tableau, non qu’ilfût d’humeur poète ou artiste, mais cette sérénité au milieu dudrame fait de tant de drames lui donnait une haute idée du courageet de la force d’Isabeau. Et ce courage même, ce ne fut pas enconnaisseur désintéressé qu’il l’admira, mais il se dit que si lareine était si calme à l’heure où sa liberté, sa vie même peut-êtreétaient en péril, c’est qu’elle avait de secrètes assurances detriomphe.

L’attitude d’Isabeau de Bavière était en effetdigne d’admiration.

Mais bientôt ce fut pour elle-même que le ducde Bourgogne l’admira. Il retombait sous le charme étrange etpuissant que dégageait la beauté de cette femme, semblable àquelques célèbres courtisanes privilégiées de la nature, àdemi-déesses, gardèrent jusqu’à la fin les apparences de lajeunesse.

Parmi ces splendides costumes quil’entouraient comme pour la mettre en valeur, Isabeau étaitsimplement vêtue d’une sorte de longue tunique de lin blanc, trèsléger, très souple : toujours parée de bijoux, étincelante depierreries comme une fée tentatrice, elle ne montrait ce jour-làque la blancheur rosée de ses bras et de sa gorge.

Il était impossible de la voir sans l’aimer.Elle provoquait l’hallucination. Elle apparaissait lointaine etsupérieure, digne d’être adorée en secret, ce qui est la seuleforme de l’adoration, car un geste ou un mot brisent le charme, etl’adoration devient alors simplement du désir. Or, tous ces jeuneshommes élégants et beaux qui l’entouraient l’adoraientvéritablement et on pouvait s’étonner de ne pas les voir prosternésaux pieds de l’idole.

Voilà ce qui apparut à Jean sans Peur en cejour où s’agitait le mystère de sa destinée de puissance. Odette deChampdivers et sa grâce naïve et son innocence immaculéedisparurent aux horizons de ses sentiments. Il regarda ces femmesdont quelques-unes étaient célèbres par leur beauté, dont plusieursl’aimaient ouvertement, et il se dit qu’elles étaient de simplesfantômes. Il regarda ces gentilshommes dans les yeux desquels ilput lire l’adoration, et il fut jaloux, et sa passion s’exalta.

En lui, le conquérant s’abolit ; le rudeféodal qui se ruait à l’assaut du trône s’effaça ; il ne futplus qu’une pauvre épave d’humanité que ballottait le flot del’amour…

Pendant quelques minutes, il s’intéressa à lapartie de cartes, se mêla aux entretiens, alla de groupe en groupe.Une dame qui tenait la partie adverse de la reine luidit :

– Soyez avec moi, seigneur duc…

Et il vida son escarcelle devant la dame, sanscompter, ivre, les tempes battant le rappel des passions quiaffolent. Mais alors, la reine, gravement, lui dit :

– C’est avec moi que vous devez être, monbeau cousin…

Et comme son escarcelle était vide,brusquement, à deux mains, il brisa la splendide chaîne qu’ilportait au cou, chaîne d’une fabuleuse richesse, toute étoilée dediamants, et la déposa dans le jeu de la reine. Il y eut unmurmure. Isabeau sourit, prit la chaîne, rattacha les maillesbrisées, et la mit à son cou. C’était d’une telle audace que Jeansans Peur vacilla, que les seigneurs et les dames du jeu de lareine pâlirent de terreur…

Elle se leva soudain.

À l’instant, tous furent debout, rangés endemi-cercle autour d’elle et courbés.

– Majesté, dit le duc de Bourgogne d’unevoix rauque, je suis aux regrets de troubler cette réunion et leplaisir de la reine ; je venais solliciter une audienceparticulière, car il se passe des événements qui intéressent lasûreté de notre sire le roi…

Un regard d’Isabeau suffit à faire comprendreà ses courtisans qu’elle voulait être seule. En quelques instants,la salle de Théseus fut déserte ; mais la douce et lointainemusique continua de se faire entendre en sourdine.

– Je vous écoute, dit la reine.

Le duc fit un effort. Il passa ses mains surson front brûlant comme pour tenter de chasser les pensées depassion qui l’obsédaient. Et rapidement, d’une voix hachée, ildéveloppa le plan :

– Reine, le jour approche. Dans tous lesquartiers de Paris, des compagnies de bourgeois en armes sont prêtsà tenir la rue au cri de : Vive Bourgogne ! Nous avonsdouze mille hommes d’armes. Nous avons douze cents seigneurs etleurs suites. Une nuit suffira à l’anéantissement de vos ennemis etdes miens.

– Je sais cela, beau cousin.Continuez.

– Les trois hommes que j’ai placés prèsdu roi agiront au premier signe. J’ai vu ce matin leur chef, nomméBruscaille. Madame, ajouta Jean sans Peur d’une voix frémissante,le roi est condamné. Quand vous le voudrez, vous serez veuve. Cesera en même temps que le massacre des gens d’Armagnac.

– Passez, mon cousin. Je sais cela…

Jean sans Peur se rapprocha, baissa la voix.Et pourtant, ce qu’il venait de dire, un mot entendu par uneoreille ennemie le condamnait à mort. Dans ce qu’il allait dire,rien de dangereux pour lui ou la reine :

– Le meurtrier du duc d’Orléans estarrêté. Arrêté par des hommes à moi, portant mes insignes. Aucuneaccusation ne peut désormais nous atteindre. La confiance du mondede la cour et de la ville nous était nécessaire. Nous l’avons. Lesignal d’agir sera donné le jour même où tombera la tête dumeurtrier. Au coup de hache de l’exécuteur répondront les tocsinsde toutes les paroisses.

Cette fois, la reine demeura muette. Jean sansPeur, qui la considérait ardemment, ne put saisir en elle ni unfrisson ni un tressaillement. Plus bas encore, d’une voix plusardente, il murmura :

– Ainsi le peuple de Paris ne demanderaplus quel est le meurtrier ! Ainsi se terminera, pour lui etpour moi, le cauchemar de savoir vivant cet homme que vous…Ah ! par la damnation, je dirai donc pourtant ce que j’ai surle cœur ! Cet homme, vous…

– Que ferez-vous d’Odette deChampdivers ? interrompit Isabeau d’un accent paisible.

Jean sans Peur eut un rauque soupir. Ils’arrêta, étourdi, fasciné. Toute la force d’Isabeau – la force detoute femme qui combat – venait de se manifester par un coupterrible, et toujours le même. Sans laisser au duc le temps de direqu’elle aimait Passavant, elle le plaçait, elle, en présence d’uneautre passion inavouée ; l’accusateur devenait accusé.

– Odette de Champdivers !balbutia-t-il en reculant.

– Oui, dit la reine. Toute la questionest là. Toute la question… Vous m’entendez, vous me comprenez.Traître à vos premiers engagements vis-à-vis de moi, meurtrier hierde votre cousin d’Orléans, meurtrier demain du roi de France,conspirateur, rêveur de puissance, impitoyable compétiteur décidé àramasser dans des flots de sang une couronne que je vous offraissans risques, hypocrite mendiant d’amour qui prenez ici le masquede la passion pour me cacher la vraie face de votre cœur, je vous,le déclare : ou vous êtes à moi tout entier, ou je vousabandonne. Vous vouliez parler… C’est moi qui parle. Vous meréservez la trahison suprême. Le roi assassiné, votre femmeMarguerite morte par le poison, ou par la honte, ou par la douleur.Paris muselé. Armagnac anéanti. Bourgogne enfin maître du royaumeet hissé sur le pavois par ses soudards sanglants, que devientOdette de Champdivers ? Que devient Isabeau de Bavière ?Que donnez-vous à l’une et à l’autre ? Je vais vous le dire. Àl’intrigante qui a déjà fait de moi une prisonnière, vous offrez lacouronne. Et à moi qui vous ai sauvé, élevé de marche en marche,vous offrez cette même coupe de poison que votre première amante,Laurence d’Ambrun, refusait de boire. Vous voyez, Jean deBourgogne, je me dévoile à vous tout entière. Si je pensais à voustrahir, je vous cèlerais mes soupçons, mes certitudes, et si bienque vous me croiriez jusqu’au bout votre dupe. En ceci du moins, jesuis loyale. Je vous parle avec toute la vérité de mon cœur,dût-elle nous tuer tous deux. Et voici ma volonté, duc : avantqu’on ne touche au roi, avant qu’on ne sonne le tocsin qui sera lesignal du massacre d’Armagnac et de votre gloire, avant que netombe la tête de l’homme que vous venez de faire enfermer dans laHuidelonne, je veux être sûre de votre fidélité, moi. Je ne veuxpas de serment. Je ne veux même pas de convention écrite commecelle que vous avez échangée avec ce manant, ce boucher, ceCaboche. Je veux un acte, un seul. Je veux la mort de celle quevous aimez. Odette vivante, je suis votre ennemie, duc. Je meretranche dans mes soupçons. Je vous suis pas à pas. Je vousdénonce. Je vous livre. Au moment même où vous allongerez la mainpour saisir la couronne, vous trouverez le carcan de fer qu’on vouspassera au cou. Odette morte, je suis votre, amante. Je suis votrefemme. Je suis le génie qui vous conduit aux cimes éblouissantes oùpas un pied de roi ne s’est encore posé. Jean de Bourgogne, parlezmaintenant !

Stupéfait, hagard, fou de terreur, de rage, depassion, le duc de Bourgogne écoutait comme en rêve la musiquemonotone, effroyable et douce de cette voix qui parlait presquesans accent – sûrement sans menace. Pas de colère, pas de froideuraffectée chez Isabeau.

À grand effort, le duc recouvra un peu desang-froid et murmura :

– Ma décision est prise, je vais vous ladire…

Il mentait, et se mentait à lui-même. Il étaitincapable, en ce moment, de décider quoi que ce fût. Pourtant, aufond de lui-même, il se sentait un terrain de révolte. L’idée debraver Isabeau passa en éclair dans son esprit ets’évanouit :

– Odette de Champdivers !…commença-t-il d’une voix faible.

Et il se tut. Immobile, Isabeau attendait.

Il eut un accent de fureur. Il comprit qu’ilallait briser la chaîne, qu’il se libérait d’Isabeau, et qu’ilallait crier : Cette jeune fille que vous condamnez, je lasauverai, moi !…

Dans l’instant qui suivit, il s’abattit auxpieds de la reine, et râla :

– Qu’elle meure donc, puisque vous lacondamnez !…

La beauté d’Isabeau triomphait. Lebouleversement, d’ailleurs, ne fut qu’apparent. En réalité,terreur, haine, fureur, révolte, ne furent chez Jean sans Peur quede stériles agitations d’âme, alors que dès l’instant où il étaitentré dans cette salle, il n’y avait eu pour lui de vivant au mondeque la beauté d’Isabeau, et sa passion.

La reine regarda le puissant duc prosterné àses pieds.

Elle ne triompha pas, elle ! Ce futpresque un sourire de tristesse et d’amertume qui vint crisper seslèvres. Elle se pencha lentement, tendit ses deux mains au duc etle releva. Un instant, ils furent face à face. Isabeau vit Jean deBourgogne flamboyant de décisions mortelles. Elle eut la sensationqu’en cette minute, il eût pour elle bouleversé le monde, déracinéson trône, noyé une ville dans le sang ; et alors, sur elleaussi, s’abattit le coup de passion. Elle l’aima violent et brutalet sanguinaire – sanglant dans son imagination. Elle le vit plusfort et, par conséquent, plus beau que tout et tous. Elle haleta.Vaguement, elle ouvrit les bras – et aussitôt elle se déroba :une autre image se dressait devant elle, et c’était Passavant… Jeansans Peur, étonné, tremblant, regardait plus loin qu’Isabeau, et sebalbutiait, éperdu : « Quoi ! J’ai condamnéOdette ! Quoi ! Elle va mourir !…

Ils s’écartèrent l’un de l’autre. Une minuteleur suffit pour reprendre non leur sang-froid mais cette attitudede combattants alliés par quoi ils se retrouvaient en contact. Leurrésolution à tous deux était prise.

– Vous avez dit : qu’ellemeure ! Prenez garde, ceci est l’engagement même que je vousdemande.

Isabeau, abattue par ses multiples efforts devolonté, parlait maintenant d’un accent nerveux, irrité.

– Je l’ai dit, répondit Jean sans Peur.Je le répète. Que cette fille meure… peu importe. C’est vous quej’aime. Depuis des ans, vainement je cherche à me tromper et à vouséchapper. Je sais que je vous aime, et je l’ai toujours su. Je nesais où je vais… Je vais là où vous m’entraînez, voilà tout. Votrerêve, c’est mon rêve. Ma puissance royale sera forte de votrepuissance. Mon orgueil sera fait de votre amour. Ma gloire, c’estvotre beauté. Qu’importe le reste ? Que cette fille m’aitattendri, que j’aie même cru l’aimer un jour, en quoi cela peut-ilmodifier ma destinée qui est la vôtre ? Qu’elle vive, si vousvoulez. Qu’elle meure, si cela vous plaît. Moi je ne m’intéressedans ce monde qu’à la vie d’Isabeau de Bavière, parce qu’elle estma vie.

Longtemps, sans doute, il eût pu continuer surce thème, car le mensonge est fécond et verbeux. La sincéritétrouve rarement un discours à son service.

– C’est bien, haleta Isabeau, n’en ditespas plus. Allez duc. Hâtez vos derniers préparatifs. Si vous êtes àmoi, je suis à vous. Nulle puissance, donc, ne peut empêcher ladéfinitive union à laquelle nous poussent nos destins. Allez… Etsongez que la conquête du trône, c’est la conquête d’Isabeau.

Quelques instants plus tard, ils s’étaientséparés.

Jean sans Peur songeait : « Il fautqu’Odette me suive à l’hôtel de Bourgogne ! »

Isabeau murmurait : « Ce soir, jedescendrai dans le cachot de Passavant !… Et pourtant, si Jeande Bourgogne est sincère ?… Sincère ou non, qu’il veuille ounon sauver l’intrigante, elle mourra ! »

En sortant du palais de la reine, le duc deBourgogne marcha tout droit sur le palais du roi. Il ne prenaitmême pas la précaution de se cacher. Il savait d’ailleurs que touteprécaution eût été inutile. Il savait que dans peu de minutes lareine serait avisée de ce qu’il faisait. Dehors, les dernièresimpressions qu’il gardait encore de la puissante beauté d’Isabeaus’effacèrent. Il lui semblait que cet air glacial qu’il aspiraitavidement le dégrisait. Sa résolution de sauver Odette, del’emmener sur-le-champ s’affermissait. Un autre plan de batailles’échafaudait dans son esprit, et ses pensées évoluaient maintenantautour de la possibilité du meurtre de la reine survenant en mêmetemps que l’assassinat du roi.

Lorsqu’il arriva dans les antichambres deCharles VI, il apprit que Sa Majesté se trouvait en conférenceavec les trois ermites. Mais Jean sans Peur n’était pas de ceux quele roi pouvait consigner à sa porte : bientôt le duc fut admisdans la salle où, en effet, Bruscaille, Bragaille et Brancailloncontinuaient en toute conscience à exorciser le fou.

À la vue de leur seigneur et maître, les troissacripants frémirent.

– Attention ! se dit Bruscaille.Est-ce que le moment est venu de faire le geste ?

Ils se réfugièrent avec empressement dans unangle où ils s’immobilisèrent, attentifs, se demandant vaguement siderrière le duc n’allait pas entrer l’exécuteur qui leur eût faitsigne.

Mais Jean sans Peur, sans jeter un regard sureux, vint s’incliner devant le roi qui l’accueillitgracieusement.

– Voyez-vous ces trois hommes ? ditle pauvre fou. Eh bien, mon cousin, ils sont en train de me guérir,de me sauver la vie, et savez-vous comment ?

– Par la prière, sire.

– Non… par le rire. Ce gros,surtout ! Il s’appelle Brancaillon. Voyez le gaillard…

Brancaillon sa redressait, Bragaille invoquaitles saints, Bruscaille gémissait en lui-même et se disait :« Cette fois, c’est fini. Le roi, que nous devons aider àmourir, déclare que nous le sauvons !… »

Jean sans Peur alla à eux, et ilsgrelottèrent.

– C’est bien, leur dit-il à voix basse.Vous faites à merveille votre office. Continuez… Continuez,ajouta-t-il tout haut, à prier pour Sa Majesté. Demain je vousenverrai un présent à chacun.

Les ermites respirèrent.

– Ainsi, monseigneur, dit timidementBruscaille, tout va bien ? Nous devons faire rire SaMajesté…

– Oui… Oui, jusqu’au moment proche… Soyezprêts !

– Nous le sommes ! gronda Bruscailleélectrisé par le regard du maître.

– Sire, dit le duc en revenant au roi,les nouveaux guérisseurs du roi me semblent dignes de touteconfiance. J’ai fort entendu parler d’eux et de leurs exploits.Leur prière vous guérira.

– Mais non, cousin. Par le rire, vousdis-je ! Vous ne connaissez pas ces drôles. Je les connais,moi – et le maître de mes caves les connaît aussi. Ah ! parNotre-Dame, quelles futailles il faudrait pour leur soif !Mais parlez, mon noble cousin. Je vois à votre sévère figure quevous venez m’entretenir des affaires de l’État. Venez ça, maîtreBrancaillon, vous ne serez pas de trop, car je vous nommeconseiller.

– Sire, je n’y entends rien, balbutiaBrancaillon qui s’approcha obliquement en surveillant le duc.

Mais Jean sans Peur leur gardait un visageimpassible.

– Par la Pâques de Dieu, cria le roi, jeveux que vous soyez mon conseiller. Parlez, maintenant, duc.

– C’est une heureuse nouvelle quej’apporte, dit Jean sans Peur.

– Ah ! fit amèrement le fou. Quelleheureuse nouvelle, voyons ? Est-ce que Madame la reine se metà aimer et honorer son époux ? (Jean sans Peur tressaillit).Est-ce que les seigneurs du royaume cessent de conspirer ma mortpour mettre à ma place un roi qui ne serait pas fou ? (Jeansans Peur pâlit). Les fous ! reprit Charles VI en selevant. Les déments ! Ils ont un roi qui les laisse vivre etils en cherchent un plus raisonnable qui les… Voyons lanouvelle !

– Sire, dit le duc de Bourgogne, lemeurtrier de notre aimé cousin est pris.

– Vraiment ? dit le fou avec unétrange regard en dessous. Le meurtrier ?

– Lui-même. Il a été pris, voici deuxjours, en état de rébellion, et on l’a conduit à la Huidelonne.

Le roi demeura quelques instants méditatif, latête baissée, cherchant quelque lueur à travers les obscurespensées de soupçon qui évoluaient dans son cerveau désemparé.

– Oui, dit-il enfin d’une voix morne,c’est là en effet une heureuse nouvelle. Mon frère d’Orléans nem’aimait pas. Il était l’ami de mes ennemis. Mais enfin il n’y ajamais eu de preuve qu’il ait comploté ma mort, et, en somme, c’estsuffisant pour établir une bonne fraternité. Je me réjouis donc dela capture de son meurtrier. Vous veillerez, duc, à ce que sonprocès soit rapidement instruit…

– Dans trois jours, sire, tout sera fini,dit le duc d’une voix qui vibra étrangement et alla fairetressaillir Bruscaille dans son coin.

– Trois jours, dit le roi, pensif. Lesprocès sont plus longs d’habitude. Mais enfin, contre celui qui ameurtri un frère de roi, on ne procédera jamais trop vite. Commentl’appelez-vous ?

– Le chevalier de Passavant.

– Ah ! murmura le roi. J’ai entenduce nom. Mais où ? Mais quand ?

– Il sera condamné, continua Jean sansPeur. Les preuves abondent. S’il plaît au roi, l’exécution auralieu dès le lendemain matin du jugement.

– Cela me plaît ainsi, dit le roi.

Jean sans Peur se retira, ayant eu la doublehabileté d’annoncer le premier l’arrestation de Passavant et de nepas se vanter d’avoir lui-même préparé et mené à bonne fin cettearrestation – exploit que le procès devait mettre en suffisantevaleur.

Le roi, enchanté de se retrouver seul avec sesermites, leur fit signe d’approcher et leur dit :

– Allons, continuons nos exorcismes.Racontez-moi de ces bons fabliaux qui me font rire… Hé ?…Quoi ?… Je vous dis de me faire rire, bélîtres, je ne vousdemande pas de pleurer !… Des larmes, ajouta Charles VI àmi-voix, il y en a vraiment trop dans le palais du roi.

Bruscaille semblait consterné, Bragaillemâchait des jurons, Brancaillon sanglotait. Les pauvres diablesétaient démoralisés par la catastrophe qui s’abattait surPassavant.

– Que signifie cela ? criafurieusement le fou. Quoi ! On se met à pleurer maintenant,quand je veux qu’on rie ? Suis-je, ou non, roi deFrance ?

– Ah ! sire, commença Bragaille,c’est affreux…

– Quoi ? Qu’y a-t-ild’affreux ? fit Charles VI déjà inquiet pourlui-même.

Brancaillon s’avança. Il allait entamerl’explication. Mais Bruscaille le devança rapidement. Il ne perdaitpas facilement la tête, ce digne sacripant. Il calcula donc queBrancaillon, en avouant le motif de sa douleur, allait toutsimplement établir leur complicité à tous trois avec le meurtrierdu duc d’Orléans.

– Sire, dit-il avec précipitation, c’estune nouvelle manière que nous avons trouvée de vous faire rire…

– Ah ! fit Charles très étonné.Faire rire avec des pleurs, la méthode est nouvelle, en effet.

– Hé ! sire, dit Bruscaille, quiéclata en sanglots, il y a pleurs et pleurs. Il y a des larmestristes. Il y en a qui font rire. Et quoi de plus risible, aprèstout, que la douleur ? Regardez, sire, voyez l’insigne grimaceque nous faisons. Pleure, Bragaille ! Pleure,Brancaillon ! Pleurez donc, drôles, pour faire rire leroi ! Regardez-les, sire !

Le fait est que Brancaillon surtout faisaitune merveilleuse grimace. Il n’avait pas une figure tragique. Poursincère que fût sa douleur, elle prenait fatalement un masquebizarrement déformé.

Le roi regarda les trois ermites, et, eneffet, éclata de rire.

Ils étaient en ligne devant le fou, selamentant et pleurant tout leur saoul. Le fou riaitconvulsivement…

Tout en sanglotant, Bruscaille songeait :« Le moment approche où il faudra faire le grand gested’exorcisme… le geste qui tue… » Pour qui eût pu saisirl’étrange conflit de sensations cruelles issues de cette scène,c’eût été là un spectacle sinistre. Et pendant ce temps, Jean sansPeur entrait chez Odette.

Depuis la disparition de Champdivers et deMargentine, elle vivait plus retirée dans ses appartements. Elleportait le deuil. Son âme était triste. Non seulement la mort(certaine à ses yeux) de ceux qu’elle avait aimés l’avaitdésemparée, mais encore la pauvre fille se sentait condamnéeelle-même. Des terreurs palpitaient dans l’air qu’ellerespirait.

Depuis le combat de la tigresse et du chien,elle vivait un effroyable cauchemar. Le chef des gardiens desfauves était bien venu s’agenouiller devant elle, et lui avaitdit : « J’ai mérité la mort. Par ma négligence, latigresse a pu s’échapper des cages, et si Dieu a voulu que vousfussiez sauvée, il n’en reste pas moins que, par ma faute, vousavez couru un terrible danger. Punissez-moi… Faites-moi pendre… Lareine le veut ainsi… »

Odette avait renvoyé cet homme.

Mais l’explication, plausible après tout, nel’avait pas convaincue. Elle s’attendait donc à la mort, mais ellene songeait pas à fuir. La filiale affection qu’elle éprouvait pourle malheureux roi était, à cette époque de sa vie, son uniqueraison d’être.

Il y avait bien en elle un autre sentiment,mais celui-là était profondément caché dans son cœur.

Odette, donc, ce jour-là, dans ce petit salonoù souvent Charles VI venait la voir, s’occupait de tapisserieau milieu de ses femmes. Dans la vaste embrasure de la fenêtre setenaient quatre gens d’armes : c’était l’ordre du roi. AinsiOdette se trouvait aussi prisonnière que pouvait l’êtreIsabeau.

Jean sans Peur, en entrant, marcha droit surla jeune fille et s’inclina.

Il avait la tête en feu. Il lui semblait qu’ilaccomplissait une chose formidable. Il se maudissait d’être là, etil fût mort plutôt que de s’en aller.

– Madame, dit-il, aurez-vous assez deconfiance en moi pour me parler seule à seul et renvoyer vosgens ? Ce que j’ai à vous dire est secret.

Odette de Champdivers se tourna vers leshommes d’armes de la fenêtre.

– Vous avez congé, dit-elle d’une voixqu’elle s’efforçait de rendre paisible.

Et, du même geste, elle renvoya aussi lesfemmes qui l’entouraient. Puis, d’instinct, comme pour être prête àtout événement, elle se leva.

– C’est mon père, songeait-elle avecamertume, et je dois me garder de lui comme d’un ennemi !

Un instant, ils se regardèrent. Ils étaienttrès pâles tous deux. La gorge sèche, les mains frémissantes, lapensée en délire, Jean sans Peur à voix basse, murmura :

– Madame, avant tout, un mot. Croyez-vousà l’intérêt immense que je vous porte ? Devinez-vous dans lecœur du duc de Bourgogne la volonté qu’il a de vous faire heureuse,puissante, respectée ?…

Odette leva sur cet homme, qu’elle savait êtreson père, son clair regard limpide, – et Jean sans Peur tressailliten voyant dans ces yeux fiers cette lueur de tendresse qui l’avaitaffolé.

– Monseigneur, dit-elle, respectée, jecrois l’être : puissante, je ne le désire pas ; heureuse,je ne crois pas que j’y sois destinée. Quant à l’intérêt que vousdaignez me porter, oui, je vous crois…

– C’est tout, fit Jean sans Peur d’unevoix fébrile. Si vous croyez à cela, vous m’écouterez. Un dangervous menace ; madame, il faut quitter l’Hôtel Saint-Pol et mesuivre. À l’hôtel de Bourgogne, vous serez en sûreté. Nul n’oserani ne pourra vous y atteindre. Ce n’est pas demain, ni ce soirqu’il faut fuir ce palais maudit ; c’est tout de suite. Mecroyez-vous ? Oh ! dites que vous me croyez.

Odette, lentement et doucement, hocha latête :

– Je sais que je suis menacée, je vouscrois donc. Mais il y a dans ce palais un être qui est plus menacéencore que moi, qui a eu confiance en moi. Faible, tristeabandonné, en butte aux ambitieux qui rôdent autour de luiattendant le moment de le dévorer. Il en appelle à ma faiblessepour le protéger. Si je m’en vais, que lui restera-t-il ?

– Le roi ! gronda sourdement Jeansans Peur.

– Le roi, oui, monseigneur. Le roi quin’a autour de lui que ces deux ou trois hommes qui le font parfoissourire, étranges ermites que j’ai cessé de soupçonner parce que jesais qui les envoie…

– Vous savez ! balbutia Jean sansPeur. – Elle sait que Bruscaille a été envoyé par moi, et pourcela, elle a confiance en eux ! songea-t-il, éperdu.

– Ce roi, donc, qui n’a près de lui queces amuseurs, et son peintre de cartes, et moi qui réussisquelquefois à apaiser ses alarmes, je l’aime, monseigneur. Son cœurest bon. Et sa folie, ajouta-t-elle d’un accent de rêve, sa folieme paraît moins dangereuse que les hautes raisons d’État quil’enveloppent. Non, monseigneur, je ne partirai pas.

– Vous ne me suivrez pas ! cria leduc avec une violence contenue.

Et la passion se déchaîna en lui. Mais, résolucette fois à triompher, il garda l’attitude respectueuse qu’ilavait prise dès son entrée.

– Sorcier ! gronda-t-il en lui-même,c’est maintenant que je vais voir la puissance des paroles que tum’as enseignées.

– Madame, dit-il d’une voix ferme,puisque votre danger vous touche si peu, je vais vous dire, moi,qu’il me touche jusqu’au cœur…

– Jusqu’au cœur ? balbutia Odette enjoignant les mains.

– Vous me suivrez. J’ai le droit de vousle commander. Car, écoutez : je sais qui vous êtes !…

L’effet produit par ces paroles stupéfia etbouleversa Jean sans Peur. Odette jeta un cri, pâlit, recula,revint sur le duc, et bégaya :

– Vous savez ce que je suis… pourvous ?… Vous le savez ?…

– Je le sais ! dit Jean sans Peuravec une sourde terreur.

– Il sait que je suis sa fille !cria Odette au fond d’elle-même.

Et elle éclata en sanglots. Immobile destupeur, Jean sans Peur assistait à cette étrange transformation dela jeune fille. Parfois, elle levait sur lui un regard craintif.Par instant, on eût dit qu’elle voulait se jeter dans ses bras etqu’elle n’osait pas. Dans l’âme de Jean de Bourgogne, l’amourgrondait :

– Elle m’aime !… Elle est àmoi !…

Par degrés, Odette de Champdivers se calma.Elle se rapprocha encore de son père, et, la tête basse, gardantses mains jointes dans cette attitude qui lui était si naturelle,doucement elle parla :

– Puisque vous savez cela, je dois doncmaintenant vous obéir. Tout me l’ordonne. C’est mon devoir et majoie. Souvent, monseigneur, bien longtemps avant que je vousconnusse, j’ai ardemment désiré de vous voir. Je vous attendais. Jesavais qu’un jour ou l’autre vous m’apparaîtriez pour protéger mavie et prendre sur moi les droits qui vous appartiennent… Oh !je vous ai redouté, d’abord, et combien je m’en repens !… Moi,vous redouter ! Ah ! c’est que je ne savais pas alors…pardonnez-moi, voyez ma joie, voyez mon bonheur…

– Que dit-elle ? murmurait Jean sansPeur. Est-ce que je deviens insensé moi-même ? Ainsi,reprit-il avec une sorte de timidité qui charma Odette, vousconsentez maintenant à me suivre ?

– Il le faut bien, dit-elle avec unsourire, puisque vous savez maintenant que vous avez le droit de medonner des ordres, et que j’ai le devoir de vous obéir !

– Par le Dieu vivant, songea le duc,c’est bien là un prodige de sorcellerie ! Mais dussé-jeencourir le risque de me trouver face à face avec Satan, il ne serapas dit que j’aurai reculé.

– Je vous suivrai parce que c’est mondevoir, continuait Odette. Je vous suivrai si vous m’en donnezl’ordre. Mais le roi, monseigneur… le roi…

– Le roi ! gronda Jean sans Peur, cen’est pas au roi qu’il faut penser, c’est à vous… et à moi, monenfant !

« Mon enfant ! » Le mot parutsi juste, si vrai, il répondit si bien aux aspirations d’Odette quela jeune fille eut « vers le père » un mouvement nonmoins juste, non moins vrai…

Et l’effroyable malentendu poursuivit sondéveloppement normal et tragique.

À ce mouvement de pure affection, Jean sansPeur sentit sa tête s’égarer, sa pensée affolée se mit à évoluerparmi des tourbillons de passion.

– Le roi ! murmura-t-il d’une voixardente et bégayante, il sera sauf, si tu veux. C’est toi désormaisqui donnes des ordres. Si tu veux que le roi soit respecté, jecourberai toutes les têtes devant lui. Je lui rendrai sa puissance.Je… mais non ! non ! C’est de nous qu’il s’agit… C’est detoi !…

Odette, d’abord, ne comprit pas cebouleversement d’esprit. Étonnée plutôt qu’effrayée, elle écoutait,elle entendait, et ne saisissait pas le sens de ces parolesbrûlantes. Mais Jean sans Peur, maintenant, se livrait tout entier,sans résistance, à la fièvre d’amour. Il saisit les mains de lajeune fille. Il râla :

– Cette reine qui veut te tuer, je latuerai, moi ! Ce roi, ce pauvre fou, puisque tu daignes lesauver, nous le ferons vivre en quelque monastère où il sera certesplus heureux qu’en ce palais. Il y aura un roi, et ce seramoi ! Il y aura une reine, et ce sera toi !

L’épouvante, soudain, entra dans l’espritd’Odette. Elle eut un faible cri :

– Reine ! Moi !…

– Toi ! rugit Jean sans Peur. Et quidonc tenterait de s’y opposer si je le veux ainsi ! Je suismaître de Paris. Dans une heure, si je veux, je serai maître del’Hôtel Saint-Pol… Et toi la maîtresse !

– Seigneur ! cria Odette dans soncœur, mon père est frappé de la même démence que le roi !Monseigneur, que dites-vous ! Revenez à vous !… Si onvous entendait…

– Oui, oui ! dit Jean sans Peur,enivré, tu crains pour moi. Eh bien, je t’obéis, je ne parle plusde ces choses. Je suis à toi, à toi seule. Et si tu veux, jerenonce à mon ambition même. Nous quitterons Paris, nous ironshabiter mon palais de Dijon. Et là, simple duc de Bourgogne,j’oublierai en te regardant que j’ai pu prétendre à dominer lemonde. Viens, partons, le bonheur s’ouvre à nous, puisque je t’aimeet que tu m’aimes !

D’une frénétique secousse, Odette s’arracha àl’étreinte qui peu à peu l’avait enlacée. D’un bond, elle se mithors d’atteinte. Et frissonnante, frappée d’horreur, elle considérale duc avec une si poignante douleur que l’homme, stupéfait, reculaà son tour en murmurant :

– Ne craignez rien. Je vous ai faitpeur ? C’est malgré moi.

– Qu’avez-vous dit ! murmura Odetted’une voix de terreur. Que vous m’aimez ! Vous !Oh ! je devine quelque chose d’horrible ! Dites, parlezvite ! Quel sens donnez-vous à ce mot ?…

– Enfer ! rugit Jean sans Peur. Etquel sens veux-tu que je lui donne ! Je t’aime comme j’ai cruaimer la reine ! Comme, jadis, j’ai cru aimer Laurenced’Ambrun et d’autres ! Je t’aime ! Ce mot dit tout. Tu esprésente dans mon cœur ; je pleure, moi ! Jean sans Peur,la nuit, quand il t’appelle en vain, pleure de savoir que tu n’espas à lui ! Mais ces mauvais rêves sont finis, puisque tum’aimes…

Odette, d’un mouvement d’inexprimable pudeur,couvrit son visage de ses deux mains, et murmura :

– Allez, monseigneur. Retirez-vous. Jevous le demande en grâce. Faites que je ne vous voie plus… jemourrais de honte et de désespoir.

– Quoi ? bégaya le duc. Quedites-vous ? Que se passe-t-il en vous ?…

Le visage toujours couvert de ses mains, toutedroite, pareille à une apparition de rêve, elle reprit :

– Je supplierai le Dieu puissant de melaisser oublier les choses atroces que je viens d’entendre.Ah ! retirez-vous, monseigneur !

Jean sans Peur fit un pas et gronda :

– Damnation ! Je crois que cettepetite fille se moque de moi !…

Elle recula avec un cri, mais sans découvrirses yeux. Et c’était épouvantable, cette volonté formelle de neplus « voir » l’homme qui avait prononcé les« choses atroces ». Elle cria :

– Retirez-vous ! ou je jure sur ceDieu qui nous juge, je jure que j’appelle ! Et à tous,gentilshommes, gens d’armes, valets, je dis l’affreuseignominie ! Je dis au risque de notre mort à tous deux, je disqui vous êtes, qui je suis, et les hontes de vos paroles !Allez ! Allez donc !…

D’un bond, Jean sans Peur fut sur la jeunefille, qui poussa un grand cri et s’abattit sur les genoux. Il sepencha, et la voix rude, les yeux sanglants, gronda :

– Tu me chasses après m’avoir affolé deton faux amour d’enfer… C’est bien. Je m’en vais. Maissache-le : tu seras à moi ! À mon tour de jurer ; ehbien, avant peu, tu connaîtras ma force et que nul ne résiste àJean sans Peur ! Adieu : mais, sous peu, tu me reverras,et, quoi que tu fasses, tu seras à moi !

Il s’en alla à grands pas, ivre d’amour et defureur. Elle roula sur le tapis, évanouie…

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