Jean sans peur

IX – L’ERMITAGE DE BRUSCAILLE ET Cie

Le duc de Bourgogne ayant donné l’ordred’introduire ces saints personnages, le brave capitaine, de plus enplus goguenard, s’en fut les chercher et les poussa devant lui àgrandes bourrades. Ils entrèrent par rang de taille, tâchant deprendre la même allure dégagée, conquérante que jadis, au temps deleur splendeur. Mais ils étaient si blêmes, si minables, sidépenaillés que le duc, d’abord, ne les reconnut pas. Puis,fronçant les sourcils, il gronda en fixant tour à tour chacun destrois ermites :

– Bruscaille !…

– Oui, monseigneur, et ce n’est pas mafaute si je ne suis pas mort !

– Bragaille !…

– Ressuscité bien malgré moi,monseigneur !

– Brancaillon !…

– J’avais soif, monseigneur, alors…

– Comment se fait-il que vous ne soyezpas morts ?

Brancaillon avança le pied et, avec samajestueuse tranquillité, répondit :

– C’est que monseigneur nous a affirméque nous étions les trois vivants. Alors…

Bragaille lui bourra les côtes : il étaitconvenu que Bruscaille seul parlerait. Brancaillon rentra dans lerang. Le duc, l’un après l’autre, les saisit entre le pouce etl’index, d’un air très dégoûté.

– Capitaine, dit-il, regardez-moi cesmauvais garçons. D’où sortent-ils ? En quels bouges ont-ilsété se rouler ? Sont-ils assez ignobles ? Et ils ontl’audace de se présenter ainsi à l’hôtel de Bourgogne !

Ils jubilaient tous trois. Ils s’attendaient àune plus terrible réception. Ils devinaient dans les injures queleur octroyait leur maître une joie secrète mais réelle. Faut-il ledire ? Oui, sans doute, car les personnages tout d’une pièceen beauté ou en laideur sont du domaine du rêve. Jean sans Peur eutune minute bienfaisante. Sa joie de revoir ces trois animauxdomestiques fut exempte de tout calcul. Morts, il n’eût plus penséà eux. Les retrouvant vivants, il s’avisa qu’il les avait regrettéset que leurs faces patibulaires, leurs gestes de matamores, leursattitudes exagérément dévouées avaient manqué à sa vie ordinairependant ces quelques jours. Quand il les eut suffisamment injuriés,tournés, retournés, bourrés de coups, quand il se furent remis enligne, la main à la garde absente d’une épée imaginaire, il s’assitcomme un juge dans un grand fauteuil, allongea les jambes et seversa dans sa vaste coupe d’or une rasade d’hypocras sur laquelleles trois compères louchèrent fortement. Puis il dit :

– Racontez-moi comment vous vous êtesévadés du cachot de l’hôtel de Bourgogne.

– En dormant, monseigneur !

Ce fut au tour de Jean sans Peur d’êtreétonné : le mot lui parut tellement ironique. Pourtant,Brancaillon l’avait prononcé dans la sincérité de son âme.

– C’est bon ! dit brusquement leduc. Dites-moi ce qui vous est arrivé. Ne mentez pas.

Le moment était venu pour Bruscaille dedéployer toute son ingéniosité de mensonge.

– Monseigneur, dit-il, pour vous mettre àmême d’apprécier, je dois reprendre les choses au début.

– Ah ! fit Jean sans Peur, tâched’être plus bref que les ermites !

– Les ermites ? fit Bruscailleinterloqué.

– Eh, oui ! s’écria le capitaineavec un gros rire, les ermites ! Et vous aussi, n’êtes-vouspas des ermites ?

Jean sans Peur tressaillit. Il eut pour lestrois compères un étrange regard qui contenait une idée.

– Des ermites, murmura-t-il. Pourquoipas ?… Allons, raconte, Bruscaille, et sois bref.

– Eh bien, monseigneur, c’est difficile àcroire, c’est terrible à dire, mais l’homme à qui nous avons euaffaire est mort ou vivant à son gré. Voilà où gît toute ladiablerie qui nous a attiré votre magnanime colère.

Jean sans Peur pâlit un peu. Le capitaine sesigna et dit :

– Le fait est que j’ai vu mort dans sonsac le sire de Passavant, bien mort, je le jure !

– Brancaillon l’avait assommé d’un seulcoup de poing, affirma Bruscaille en levant la main.

– Après ? dit Jean sans Peur.

– Après, nous portâmes donc le sac aubord de l’eau, selon les ordres. Une pierre au cou, une pierre auxpieds, nous le mîmes dans la barque. C’est ici, monseigneur, quecommence notre mensonge. Nous n’avons pas jeté le cadavre dansl’eau. Mais nous avons une excuse : au moment où Bragaille etBrancaillon se baissaient pour le saisir et le précipiter, lecadavre se mit debout, oui, monseigneur, debout dans son sac, et jevous jure que j’aimerais mieux regarder en face la potence où jevais être accroché que de revoir ce sac debout, silencieux, fantômequi nous glaçait d’horreur…

– Vous avez eu peur, dites-le !ricana le capitaine, très peu rassuré, d’ailleurs.

– Peur ? Oui, par laCroix-Dieu ! Et vous-même, capitaine, tout brave que vousêtes, vous eussiez tremblé en voyant ce sac se déchirer de haut enbas… Le mort vivait, monseigneur, et je ne sais ce que vous auriezfait à notre place, mais nous, sans songer, nous piquâmes dans lefleuve. Quand nous fûmes au bord, nous regardâmes vers le milieu dela Seine : bah ! cadavre, sac, barque, tout avaitdisparu. C’est pour cela que nous avons été mis au cachot.

Le capitaine ne ricanait plus. Le duc étaitsombre. Sûr d’avoir produit son effet, Bruscaille reprit :

– Au cachot, monseigneur ne l’ignore paspeut-être, nous sommes tombés dans un profond sommeil. Quand nosyeux se sont ouverts, nous étions chez le sorcier du diable.

Les trois se mirent à trembler, et Brancaillonhurla :

– Nous sommes vivants !

– Sur la table, dit Bruscaille engrelottant, sur la table de mort, nous avons vu le mort. Et nous,monseigneur, nous étions des enfants enchaînés. Que voulait fairele démon ? Je l’ignore. Mais lorsqu’il a voulu faire lachose…

– La chose ? gronda Jean sans Peurtout pâle.

– Je ne sais laquelle ! Maislorsqu’il a voulu la faire, le mort était vivant… Le chevalier dePassavant nous a délivrés. Voilà, monseigneur. Depuis, nous mouronsde faim…

– Et de soif, dit Brancaillon.

– Tuez-nous, monseigneur. Nous aimonsmieux cela que d’errer comme des loups. Vous le disiez : noussommes trois bons vivants, et…

– Vous êtes, dit Jean sans Peur en selevant, vous êtes trois fieffés imposteurs. Qu’on les conduise auxfourches de l’arrière-cour !

En même temps, le duc dit quelques mots àl’oreille du capitaine qui disparut. Bruscaille, Bragaille etBrancaillon se regardaient piteusement. La fin de leur noblecarrière était proche. Ce n’était pas sans regret, nous devons ledire, qu’ils s’apprêtaient à quitter cette vallée de douleurs oùpourtant ils avaient trouvé quelques bons moments. Bruscaillepleurait, Bragaille soupirait. Brancaillon s’était mis à chanter àtue-tête, et, comme le duc s’éloignait, il remplit la coupe d’or etla vida d’un trait.

– Voilà du fameux, dit-il en suçant lebout de ses moustaches. Je consens à être pendu tous les matins sion veut m’en donner autant, et du pareil.

À ce moment, les gardes faisaient irruptiondans la salle. Les trois pauvres diables furent entourés, poussésau dehors, conduits avec force horions jusqu’à l’arrière-cour oùils virent trois nœuds coulants accrochés aux fourches, etl’exécuteur du duc de Bourgogne qui, en sifflant un air joyeux,graissait convenablement les cordes.

– Haut et court ! cria le capitaine.Haut et court !

– Allons, dit le duc qui entrait dans lacour, qu’on fasse vite ! Ces dignes ermites consentent àconfesser les trois drôles. J’accorde cinq minutes pour laconfession.

Pierre Tosant et Martin Lancelots’approchaient.

– Je n’ai rien à dire, fit brusquementBrancaillon.

Et il reprit sa chanson qui faisait rougir lesdeux révérends. Quant à Bragaille et à Bruscaille, de bonnevolonté, ils commencèrent à se confesser, le premier parce qu’ilcroyait à l’efficacité de cette cérémonie, l’autre parce qu’ilespérait retarder le moment fatal. Or, pensait-il, tant qu’on a lesyeux ouverts, tant qu’on respire, fût-ce au bout d’une corde, il ya de la ressource. Le hasard est si capricieux !

Tosant eut donc Bruscaille. Lancelot pritBragaille. Les cinq minutes s’écoulèrent, et le capitainecria :

– C’est assez ! Qu’on leur mette lacorde au cou !

– Mais, protesta Bruscaille, j’ai à peinecommencé. Grâce à Monseigneur, j’en ai long à dire à ce sainthomme. Je veux bien être pendu, mais je dois songer à mon âme, parles pieds fourchus de Satan !

Bref, cinq nouvelles minutes furent accordées,au bout desquelles, malgré les cris, les larmes, les supplications,l’exécuteur de l’hôtel leur passa le nœud coulant autour ducou.

À l’autre extrémité de chacune des troiscordes deux aides, deux solides gaillards s’apprêtaient à tirerpour guinder en l’air les condamnés. La terrible minute étaitarrivée. Brancaillon ne chantait plus. Bragaille récitait unedernière prière. Bruscaille grommelait des jurons. Tous troisétaient livides.

– Attention ! cria joyeusementl’exécuteur, de l’ensemble, et du cœur au travail. Une, deux,trois, tirez ! Tirez ferme !…

Les six aides, deux par deux à chaque corde,se mirent à tirer.

Les nœuds coulants se serrèrent. Brancaillontira la langue, et Bruscaille, de son accent gouailleur, luicria : « Pas encore, animal ! Tu auras le temps toutà l’heure. » Les aides tirèrent encore et les trois malheureuxcommencèrent à perdre pied… C’était la fin ; ils eurent lefrisson de la mort et fermèrent les yeux.

– Arrêtez ! dit Jean sans Peur.

Les nœuds coulants se détendirent. Brancaillonmurmura : « Pourquoi arrêter ? Je n’y comprendsrien. » Bragaille palpitait. Bruscaille ouvrit un œil, regardale duc et jubila : « Je le savais bien,moi ! »

– Voyons, dit le duc, vousrepentez-vous ?

Un triple rugissement qui était uneprotestation fervente de dévouement lui répondit.

– Eh bien, reprit le duc, je consens àvous faire grâce de la vie, mais à une condition : vous vousferez ermites.

– Ermites ! Frocards !Évêques ! Papes ! Tout ce que vous voudrez,monseigneur !

Quelques minutes plus tard, les trois compèresse retrouvaient dans les cuisines de l’hôtel.

– Qu’on leur donne à manger, avait dit leduc, qu’on les habille convenablement, qu’on les laisse dormirjusqu’à demain, et puis nous verrons.

– Voilà de généreux ordres et plaisants àentendre, murmurait Bruscaille. Mais pourquoi diable devons-nousnous faire ermites ?

Ce fut une ripaille monstrueuse, et il fallaitêtre les gens qu’ils étaient pour passer avec une telledésinvolture de la potence à table. Pour finir, ils furent portésivres-morts dans leur dortoir où, le lendemain matin, ilstrouvèrent chacun un équipement complet qui ne laissa pas de lesétonner.

– Qu’est-ce que cela ? fit tout àcoup Bruscaille.

– Que signifient de telles hardes ?ajouta Bragaille.

– Du diable si j’y comprendsgoutte ! affirma Brancaillon.

Ces équipements dont nous parlons, c’étaient,en effet, des équipements de moines, y compris le froc à capuchon,la corde pour ceindre les reins, le chapelet.

– C’est vrai, reprit Bruscaillesérieusement étonné, nous devons nous faire ermites. Mais pourquoiermites ?

Quoi qu’il en fût, ils commencèrent à revêtirles vêtements de dessous, que devait couvrir le froc.

– Oh ! fit soudain Brancaillon, unedague !

– Moi aussi ! dit Bragaille.

– Moi aussi ! fit Bruscaille.Ah ! ah ! nous ne serons donc qu’à moitié ermites ?De bonnes dagues, courtes, solides, faciles à la main… Allons,compères les beaux jours ne sont pas finis !

Il y eut un éclat de rire terrible. Ils seretrouvaient, les sacripants, prêts à en découdre, prêts à foncersur l’ennemi qu’on leur désignerait. Et ce fut joyeusement qu’ilsendossèrent les frocs sous lesquels se cachaient les dagues.

À ce moment, Tosant et Lancelot entrèrent dansle dortoir.

– Ventre du pape ! Venez-vous nousconfesser encore ? cria Bruscaille.

– Non, mes frères, dit Tosant, nousvenons vous apprendre le métier.

– Le métier ? Eh ! mort dudiable, quel métier vaut le nôtre ?

– Le métier d’ermite, dit Lancelot. Ilfaut que vous appreniez à exorciser.

– Bah ! fit Bragaille goguenard entouchant sa dague, nous avons là de quoi exorciser tous lespossédés de Paris. Laissez faire, mes révérends. Le métier, nous leconnaissons, oui !

– Il faut que vous appreniez les paroleset les gestes. Écoutez bien, et retenez.

Malgré leur répugnance, les trois sacripantsdurent écouter la leçon qui leur fut faite, et qui dura jusqu’ausoir, interrompue seulement par un plantureux dîner auquel Tosantet Lancelot prirent part.

Pendant ce temps, ceci est à noter, le duc deBourgogne était à l’Hôtel Saint-Pol, en grande conférence avec lareine Isabeau de Bavière.

Sur le soir, donc, Jean sans Peur revint à sonhôtel.

Il se fit amener Bruscaille, Bragaille etBrancaillon qu’escortaient toujours Tosant et Lancelot.

– Savent-ils le métier d’ermite ?demanda le duc.

– Presque aussi bien que nous, réponditLancelot dont les idées n’étaient plus très nettes.

– Sont-ils capables d’exorciser lepossédé qu’il s’agit d’arracher au diable ?

– Ils savent faire les gestes, ditTosant. Mais quant aux paroles sacrées…

– Les paroles importent peu, gronda Jeansans Peur d’un accent terrible. S’ils savent les gestes…

Bruscaille écoutait avec une attentionpassionnée. La voix rauque, âpre et funèbre du maître lui donnaitl’ardeur de la bataille.

– Les gestes, dit-il, nous les savonstous, monseigneur, oui… tous !

L’œil de Jean de Bourgogne se fit sanglant.Sourdement, il murmura :

– Tous ?…

– Oui, dit Bruscaille froidement. Et siles gestes de ces révérends ne suffisent pas pour exorciser lepossédé en question, il en est un que nous savons, dès longtemps,monseigneur…

Il frappa sur sa dague et du regard,interrogea le maître. Jean sans Peur eut une courte hésitation, etenfin, dans un souffle :

– Oui ! dit-il.

Bruscaille, Bragaille et Brancaillonfrémirent. Quelqu’un était condamné. Qui ?

– Monseigneur, dit Bruscaille, il nousreste à apprendre le nom du possédé…

– Vous le saurez, fit Jean sans Peur plussombre. Le possédé demeure dans votre ermitage.

– Notre ermitage ?…

– Oui. L’ermitage que vous allez habiter.Venez. Je vais vous y conduire !

Six heures du soir venaient de sonner. La nuitétait noire, mais les neiges accumulées sur les chaussées,accrochées à toutes les arêtes, réverbéraient des clartés blanches.Le froid était violent, l’air cinglait.

Or, par les rues, s’acheminait une bande quequelques bourgeois, à l’abri derrière leurs vitres épaisses,regardaient passer avec étonnement. C’étaient cinquante cavaliersmarchant au pas, enveloppés jusqu’au nez de leurs manteaux fourréssous lesquels les mêmes bourgeois, à certains mouvements pouvaientvoir briller les cuirasses et les dagues. Les manteaux portaientsur l’épaule gauche la croix rouge de Saint-André, et les bourgeoispensaient :

– C’est Mgr le duc de Bourgogne qui s’enva faire visite à quelque haut baron…

C’était Jean sans Peur, en effet.

Il marchait à plus de vingt pas en avant deson escorte, afin qu’on ne l’entendît pas parler. Et il parlait àtrois révérends qui, montés sur des mules, cheminaient près delui.

C’était Jean sans Peur qui donnait sesdernières instructions à Bruscaille, Bragaille et Brancaillon.

On arriva à l’ermitage !

L’escorte mit pied à terre. Jean sans Peurdonna du cor. Un pont-levis s’abaissa… le pont-levis de l’ermitageoù Bruscaille, Bragaille et Brancaillon allaient faire les gestesd’exorcisme… le geste !

Cet ermitage, c’était l’Hôtel Saint-Pol.

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer