Jean sans peur

XIII – L’EXORCISME

Le lendemain, au point du jour, comme la choseavait été convenue, Tanneguy du Chatel et le chevalier de Passavantsortirent de l’auberge de la« Truie-Pendue » ; le chevalier portait lecoffret.

Pendant que le chevalier et le capitaine s’envont chez le juif Éphraïm, nous prierons le lecteur de nous suivreà l’Hôtel Saint-Pol, où se préparait un historique événement quenous devons raconter. Le principal héros de cette aventure fut lesire de Bois-Redon.

Ce jour-là, c’était celui où Bruscaille,Bragaille et Brancaillon, où les ermites malgré eux furentintroduits dans l’Hôtel Saint-Pol et commencèrent leurs gestesd’exorcisme.

C’est donc dans l’appartement royal que nousentrerons tout d’abord.

Nous y retrouvons les mêmes personnages quedans la scène que nous avons précédemment esquissée, moins Odettequi avait regagné son appartement – c’est-à-dire le roi, les troisermites et Jacquemin Gringonneur. Nous avons laissé Bruscaille aumoment où il venait de convaincre Odette qu’il était un envoyé dePassavant, et où il se rapprochait de ses acolytes pour jouer sonrôle.

– Sire, dit-il, « in nominepatris »…

– Oui, dit Charles qui se signadévotement. Mais j’aime mieux ce que raconte votre révérend frèreBrancaillon. Il n’importe : commencez, messire.

– Bon ! Plaise à Votre Majesté debien s’asseoir dans le fond de son fauteuil, la tête appuyée audossier… oui, sire, et je supplie le roi de ne pas remuer.

– Suis-je ainsi bien placé ? fitdocilement le roi.

– Exactement, oui, sire, ne remuez plus,fermez les yeux, et récitez douze « pater » de suite.

– Douze ! s’écria Gringonneur. Sixde plus qu’avec Tosant. Pour le coup, sire ! vous êtesguéri !

– Et Tosant ne me faisait pas fermer lesyeux, dit Charles.

– Ah ! par la jupe à Juno, vousvoilà bien joli, mon roi ! Avec trois gaillards de cettetrempe, moi, je deviendrais fou au bout de deux heures. C’est cequi prouve que les fous, par un effet inverse, doivent recouvrerleur santé. Soyez tranquille, sire, du moment que Bruscaille s’enmêle, vous allez devenir aussi raisonnable que Mgr de Berry.

– Gringonneur, suis-je donc insensé, àton avis ?

– Cela dépend des jours, sire.Aujourd’hui vous me paraissez assez fou.

Le roi ouvrit les yeux. Et déjà son regard setroublait. Déjà quelques tremblements convulsifs laissaientprésager une crise prochaine. Il en était ainsi toutes les foisque, devant lui, on faisait allusion à sa folie, bien que lui-même,souvent, revînt sur ce sujet. Sans doute Gringonneur sentit venirl’orage car, changeant de ton, il informa gravement le roi qu’il serendait aux cuisines.

– Sire, dit-il, ces trois vénérablesermites vont se fatiguer au service de Votre Majesté. Il est doncjuste et même nécessaire de les réconforter par quelque victuaillede haut goût.

– Bien, dit le roi avec une évidentesatisfaction. Va, et ne ménage rien.

– Et n’oublie pas la buvaille ! criaBrancaillon.

Le roi donc, étant assis dans son fauteuil,les yeux fermés, la tête appuyée au dossier, nos trois compères semirent en ligne devant lui et étendirent leurs mains. Bruscailleprononça une longue invocation à la fin de laquelle le roi, d’unevoix fervente, répondit : « Amen. »

Puis, se plaçant l’un derrière l’autre, lesermites, lentement, firent trois fois le tour du fauteuil enrécitant une prière. Seul, Brancaillon, qui n’avait pas de mémoire,remplaça les verbes latins par un jargon de sa composition – etcependant il louchait vers la porte pour voir si la victuaille etla buvaille n’arrivaient pas. Ayant fini leurs évolutions, ilsfrappèrent trois fois dans leurs mains, et Bruscaille, d’une voixterrible, cria :

– Au nom de Dieu tout-puissant, démon quihabite ce corps, je t’ordonne d’en sortir à l’instant !

Bragaille répéta cet ordre d’une voix nonmoins redoutable. Mais Brancaillon, après avoir attendu une minute,au lieu de répéter à son tour, se contenta de dire :

– Il ne sort pas ! Ah ! par lesboyaux du pape, si jamais je mets la main sur lui !…

– Imbécile ! grogna Bruscaille.

– Messire, dit Charles en entrouvrant unœil, j’ai fini mes douze « pater ».

Bruscaille et Bragaille se regardèrent. Ilsn’avaient pas prévu ce genre d’observation.

– Ah ! fit Bruscaille, le roi a déjàfini ses douze « pater » ! Que faire ?

– Que faire, par la tête et leventre ! gronda Bragaille.

– J’ai trouvé ! dit Brancaillon.Sire, vous avez fini vos douze « pater » ? Eh bien,recommencez-les !

Il y eut un cri de joie et de soulagement.Seul, Charles, à qui ses douze premiers « pater »paraissaient sans doute suffisants, jeta un regard de reproche àBrancaillon. Mais résigné et tenace comme tout malade qui veut etespère la guérison, il referma les yeux et recommença « inpetto » sa monotone complainte.

Bruscaille, alors, se plaça derrière lefauteuil, et imposa les deux mains sur la tête du roi. En mêmetemps, Bragaille se plaçait à gauche, face à Bruscaille, et imposala main droite. Brancaillon, placé à droite, imposa la main gauche.Dans cette position, les trois ermites commencèrent un chant latinque Brancaillon, naturellement, remplaça par une chanson bachique.Puis, chacun des trois, à tour de rôle, intima au démon quihabitait le corps du roi l’ordre d’avoir à déguerpir.

Sans doute ledit démon avait l’oreille dure,ou bien il était d’humeur récalcitrante, car, pour la deuxièmefois, Brancaillon s’écria :

– Il ne veut pas sortir, le mauvaisbougre ! Ah ! si jamais je le tiens… jel’assomme !

Et il montra son poing.

Bruscaille, faisant le tour du fauteuil, seplaça devant le roi, allongea le bras jusqu’à toucher la poitrinedu patient ; puis, ce bras, il le ramena à lui violemmentcomme s’il eût vraiment attiré un être ou un poidsquelconque ; il recommença ce mouvement une centaine de foisavec une vitesse et une vigueur telles que bientôt il fut en nage.Il s’essuya le front et dit :

– Je suis à bout. À vous, révérendBragaille, et tâchez de soutirer l’infâme drôle qui refuse desortir.

Bragaille entreprit aussitôt le même geste, ettoujours avec la même énergie, la même précipitation.

– À vous, messire Brancaillon !dit-il enfin, essoufflé.

Brancaillon commença, avec une force nonexempte de quelque élégance. Il allongeait le bras, et tirait.Bientôt ce fut aussi la langue qu’il tira. Bientôt commença labordée de jurons ; d’une voix sourde d’abord, puis d’une voixde tonnerre, il invectiva le démon qui s’obstinait à ne pas sortir,cependant que les deux autres ermites nasillaient une oraison. Toutà coup le roi se leva, irrésistiblement attiré, et Brancaillonhurla :

– Victoire ! Je le tiens !

Charles poussa un cri. Brancaillon stupéfaitrecula, tout effaré…

– Triple bélître ! vociféraientBruscaille et Bragaille. C’est notre bon sire que tu as saisi parla poitrine ! Ah ! le triste ermite qui ne sait pasexorciser !

Le roi lâché était retombé dans son fauteuil.Déjà Bruscaille préparait une nouvelle série de gestes, mais lepauvre Charles trouvait que la séance avait suffisamment duré.

– Assez, dit-il, assez, mes révérends.Allez vous refaire et vous reposer, Gringonneur vous tiendracompagnie, mais ne le poussez pas sur la boisson.

– Sire, dit Brancaillon je me charge delui !

Il paraît que si Brancaillon se chargea deGringonneur, ce dernier dut se charger de Brancaillon, Bragaille etBruscaille, car la réfection des pauvres ermites dura jusque fortavant dans la nuit, et le lendemain matin, lorsqu’il seprésentaient pour tenter un nouvel exorcisme, ils avaient la languepâteuse et les idées obscures, ce qui n’empêcha nullement le roi deleur témoigner la plus grande confiance.

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