Jean sans peur

III – LE MORT VIENT CHERCHER SAPLACE

Donc le chevalier de Passavant était entrédans la chambre d’Ermine Valencienne, qui partit à la recherched’un dîner, armée de cet écu d’or qu’elle avait gardé par unepensée de pur sentiment. Le chevalier, comme nous l’avons expliqué,mourait de faim ; il n’eut donc pas le courage de s’opposer àce sacrifice que lui faisait Ermine. Il demeura et machinalementleva les yeux sur la femme qui entrait venant de l’autre chambre,la femme qu’avait appelée Ermine, celle qui tout simplement portaitle nom de sa rue, sans doute parce qu’elle n’en avait pasd’autre.

Jehanne Trop-va-qui-dure s’avança versPassavant et lui dit :

– Soyez le bienvenu, monsieur, dans lelogis d’Ermine et de Jehanne. Ermine m’a conté la belle histoire del’écu d’or et de la bagarre qui s’ensuivit. Sans vous connaître, jevous avais admiré.

Le chevalier demeurait immobile et muet,frappé de stupeur. Enfin, il murmura :

– Jehanne Trop-va-qui-dure… un nom demalheureuse perdue… On sait trop ce qu’est cette rue… Non, cettefemme ne s’appelle pas ainsi !

L’attitude, la voix, et jusqu’aux parolesqu’elle choisissait pour s’exprimer, tout en effet révélait chezJehanne des habitudes de dignité morale peu en harmonie avec ce nomsignificatif de Trop-va-qui-dure.

C’est ainsi, du moins, que le chevalier dePassavant s’expliquait cette stupeur qui l’accablait. Presqueaussitôt, il eut la clef de son étonnement, et, presque malgré luicria :

– Mais… oh ! mais je sais votre nom,moi ! Et ce n’est pas celui que vous dites !

– Mon nom ?… bégaya Laurenced’Ambrun.

Le chevalier frémissait. Toute son enfances’évoquait à ses yeux, comme ces scènes de théâtre qu’on illuminetout à coup, au milieu d’une profonde obscurité. Oui, il lareconnaissait, en dépit des cheveux blancs.

Il s’avança vers Jehanne, lui saisit les deuxmains, la regarda dans les yeux, et cria :

– Laurence ! Vous que j’appelais magrande sœur ! Laurence ! Laurence d’Ambrun ! Voyezl’homme qui vous parle, c’est Hardy ! Souvenez-vous, Hardy dePassavant !

Laurence d’Ambrun secoua la tête d’un airfarouche. En même temps elle tremblait. Elle avait cettephysionomie d’obstination tragique de la femme qui refuse d’avouer,qui préfère la mort à l’aveu, sachant peut-être que l’aveu lui feraperdre plus que la vie. L’esprit de Saïtano était en elle. Tout cequi était Laurence était aboli.

Le chevalier, devant ces gestes de dénégation,pâlit. Ses nerfs vibrèrent. Sa volonté s’exaspéra de ce qu’il yavait d’incompréhensible, d’improbable dans l’attitude deLaurence.

– Vous êtes Laurence, cria-t-il.Quoi ! Vous reniez le logis Passavant qui vous abrita ?Vous reniez ma mère qui vous recueillit ? Vous me reniez, moi,qui vous aimait en frère ?

– Je suis Jehanne, râla-t-elle, JehanneTrop-va-qui-dure.

– Oh ! rugit le chevalier. Et votrefille vivante, entendez-vous ! Votre fille que je vais revoir,on me l’a juré, et que je puis remettre entre vos bras !Roselys ! Roselys !…

Une sorte de secousse électrique fit chancelerLaurence, à ce nom qui fut lancé à toute volée. Elle se tordit lesbras. Ses yeux se révulsèrent sous l’intense effort qu’elle faisaitpour se libérer. Mais elle prononça dans une sorte de grondement,comme si les paroles lui eussent déchiré la gorge :

– Roselys ? Quel nom est cela ?Ma fille ! Je n’ai pas de fille !

– Roselys ! Roselys ! répéta lechevalier avec une rage désespérée.

– Il n’y a pas de Roselys ! ditLaurence d’un ton morne.

Passavant la lâcha, recula, la contempla, etenfin retomba dans le même étonnement que tout à l’heure. Mais,cette fois, il se disait : la ressemblance est prodigieuse…j’aurais juré… et ce n’est pas elle !

À ce moment, Ermine Valencienne rentrait dansle logis. Sur une modeste table, gaiement, elle plaça des platsd’étain et un gobelet de même métal.

Devant les victuailles, Passavant sentitgronder sa faim un instant oubliée. Il s’attabla donc et Ermine leservit, lui versa à boire. Le chevalier mangea silencieusement, neperdant pas de vue Jehanne qui avait repris cet aspect paisible ouplutôt indifférent qui lui était habituel. Lorsque son appétit setrouva calmé, le chevalier se leva.

– Adieu, dit-il, et grand merci ;vous avez pour moi écorné ce pauvre écu ; je ne vous oublieraipas.

Passavant était ému, mais rien ne luidéplaisait autant que de laisser voir son émotion. Si l’adieu étaitun peu brusque, le ton le corrigeait. Ermine, un peu pâle,murmura :

– Vous m’aviez dit que vous n’aviez pasde logis…

– C’est vrai pour l’instant tout aumoins.

– Je puis, reprit-elle en hésitant, jepuis très bien partager pour cette nuit la chambre de Jehanne etvous laisser celle-ci… Je sais que peut-être, je ne suis pas digned’offrir l’hospitalité à un chevalier tel que vous… mais…

Passavant lui prit les deux mains, se penchasur elle, et, fraternellement, l’embrassa sur les deux joues endisant :

– Vous êtes digne d’offrir l’hospitalitéà un prince, et je ne suis qu’un pauvre hère. Je ne veux pas quedemain, au jour, on puisse dire qu’on a vu un homme sortir de chezErmine Valencienne.

Ermine baissa la tête et pâlit, troublée parune des joies les plus pures qu’elle eût ressenties. Le chevalierla traitait en fille dont la réputation est à ménager. Elle avaitdonc une réputation ? Elle n’était donc pas une filleperdue ? Le jeune homme avait trouvé la flatterie la plusdélicate qu’il pût offrir à la pauvre fille de joie. Il répétadoucement :

– Adieu donc. Je vous reverrai, soyez-ensûre.

Ayant jeté un dernier regard à Jehanne,adressé un dernier geste à Ermine, il sortit comme onze heures dusoir sonnaient au jacquemart de l’abbaye de Cluny.

Il résulta de tout cela que cette mélancoliequi avait accablé le jeune homme disparut comme par enchantement.Une fois dans la rue, il se demanda avec surprise ce qu’il faisaitlà, et pourquoi il n’avait pas tout bonnement repris son gîte à laTruie Pendue.

Il se sentait fort. Il éprouvait même quelquegaieté. Son humeur narquoise lui revenait.

– Allons, se dit-il, tandis qu’un souriresceptique errait au coin de ses lèvres, je sais maintenant unechose de plus, et tous les jours j’apprends à vivre : je saismaintenant qu’une pinte de bon vin est un remède contre les idéesnoires, si tant est que j’aie jamais eu des idées noires. J’enuserai à l’occasion. Si je ne retrouve pas Roselys, je m’enivreraicomme Gringonneur, et tout sera dit. Comme c’est simple !

Pendant que Passavant discutait avec lui-mêmesur cette simplicité qui n’était peut-être pas aussi simple qu’ille disait, une autre scène se déroulait non loin de là, dans lamaison de la rue aux Fèves. Là, vers l’heure même où le chevalierquittait le logis d’Ermine Valencienne, Saïtano allait et venait,achevant les derniers préparatifs de l’expérience qu’il voulaittenter : la même expérience qui avait échoué jadis parce quel’enfant mort s’était soudain redressé sur la table de marbre.

Le sorcier était inquiet.

Quelque répulsion que puissent nous inspirerces effroyables pratiques, nous n’avons pas le droit de ne paspréciser. Saïtano cherchait l’absolu : l’élixir de longue vie,si l’on veut, – ou encore : le Grand Œuvre. En un mot,l’Immortalité. C’était le rêve de ce cerveau. L’expérience qu’ilméditait devait lui prouver qu’un cadavre peut revivre en decertaines conditions. C’était l’acheminement à la découvertefinale. Le document volé à Nicolas Flamel affirmait une doublenécessité : d’abord, le cadavre qu’on voulait faire revivredevait être celui d’un adolescent mort de mort violente, mais sanseffusion de sang. Ensuite, le sang qu’on devait infuser à cecadavre devait être du sang vivant pris aux veines de troisadolescents.

Le sorcier allait et venait en grommelant soninquiétude.

Il fallait un mort et trois vivants.

Or Saïtano n’avait en tout et pour tout queBrancaillon, Bruscaille et Bragaille.

Il fallait que l’un des trois remplît l’officequ’il demandait jadis à Hardy de Passavant. Il fallait donc secontenter de deux vivants.

Saïtano fit un instant miroiter à la lumièredu flambeau le liquide d’un flacon de verre qu’il tenait dans sesdoigts maigres. Il grondait :

– Mort sans effusion de sang, voilà ceque dit le parchemin. Eh bien ! une seule goutte de ce poisonva foudroyer mon homme. Une goutte sur la langue. Tout va bien.Oui, mais le parchemin dit : le sang de trois adolescentsvivants… Je n’en aurai que deux, puisque je vais tuer l’un destrois… Mais Nicolas Flamel n’a-t-il pu se tromper ? Pourquoitrois et non pas deux ? Le parchemin assure qu’il faut desenfants. Mais pourquoi des enfants ?… Et puis ceux-ci ne sontpas des hommes, ce sont des enfants…

Avec un sauvage orgueil, il ajouta :

– Je les ai transformés, moi !

Il marcha sur les trois escabeaux etdemanda :

– Toi, quel âge as-tu ?

– Quatorze ans, répondit Bruscaille enclaquant des dents.

– Et toi ? Ton âge ? Dis-le aujuste ?

– Quinze ans, répondit Bragaille engrelottant.

– Et toi ? Combien ? Ne menspas !

– Seize ans ! répondit Brancaillond’une voix où délirait l’épouvante.

Ils étaient là tous trois. La transformationqu’il avait opérée sur Laurence d’Ambrun, le sorcier l’avait tentéesur Bruscaille, Bragaille et Brancaillon. Par le souvenirsurexcité, il les ramenait à douze ans en arrière dans leurexistence. Les sensations mêmes qu’ils avaient éprouvées dans lanuit où ils furent délivrés par Passavant, ils les éprouvaientencore. Ils ne disaient plus : Nous sommes des hommes… Ilsdisaient parfois : Si nous étions plus forts ! Si nousétions des hommes !…

– Ce sont des enfants ! répétaitSaïtano. Puisque tout en eux est revenu à l’âge d’adolescence,pourquoi leur sang seul ferait-il exception ?… C’est du sangd’adolescent, voilà le vrai !

Vers onze heures et demie, Saïtano s’approchad’eux encore et les examina.

– Lequel ? se dit-il. Lequel destrois va être l’enfant mort sans effusion de sang ?

Il les inspecta avec une lugubre attention, ettout à coup, posa son doigt maigre, son doigt, de squelette sur lefront de Brancaillon.

Brancaillon jeta un hurlement de terreur.

– À minuit, nous commencerons, ditSaïtano.

Les trois se mirent à hurler. Que devait-oncommencer à minuit ? Ils ne savaient pas. Mais ils devinaientque ce serait atroce, et leur chair tremblait, leurs nerfsvibraient, leurs muscles se tendaient à se briser, dans l’effort dedéfense. Leur étrange clameur emplit la salle. Tout à coup, laporte s’ouvrit. Une femme parut. Elle dit :

– Vous n’entendez donc pas qu’on heurte àla porte ?

Saïtano sursauta, frissonna, et d’une voix depathétique menace :

– Silence, vous, autres, ou je commencetout de suite !

Ils se tassèrent, les têtes rentrées dans lesépaules ; ils se fussent aplatis. On n’entendit plus rien queles coups assenés sur la porte, du dehors.

– Qui frappe ? grelotta Saïtano.Sont-ils nombreux ?

Gérando haussa les épaules etrépondit :

– Il n’y a qu’un homme dans la rue. Ilporte l’épée.

– Tu es sûre qu’il est seul ? Quiest-ce ? N’est-ce pas un piège du prévôt ? – Silence,vous autres !

En parlant ainsi, le sorcier, rapidement,traversa les trois salles, arriva à la porte, sur laquelle, endehors, on continuait à frapper, et il ouvrit un judas. Dans lanuit noire, il distingua confusément une ombre svelte quis’agitait ; l’inconnu heurtait avec violence le marteau defer.

– Qui êtes-vous ? dit rudementSaïtano. Passez au large…

– Non, par la mort du diable, c’est icique j’ai affaire. Allons, ouvre !

– Au large, vous dis-je ! répétaSaïtano qui pourtant tressaillit au son de cette voix. Savez-vous àquelle porte vous frappez ? Savez-vous qu’il va être minuit,et que minuit c’est l’heure où les vivants n’entrent pas dans lademeure de Saïtano ?

– De Satan, veux-tu dire ! Mort ouvif, j’entrerai. Nous nous connaissons, mon maître. C’est pour latroisième fois que Hardy de Passavant franchira le seuil de cetantre.

– Hardy de Passavant ! rugit lesorcier.

– Oui. Ah ! Il paraît que ce nom estmagique ! Il ouvre les portes !…

Le chevalier riait. Peut-être eût-il cessé derire, malgré sa folle bravoure, s’il eût pu lire à ce moment dansl’esprit du sorcier. Saïtano tirait les verrous nombreux etcompliqués, faisait tomber les barres, décadenassait les chaînes.Passavant riait de tout ce bruit de ferraille. Et à l’intérieur,dans les ténèbres, Saïtano riait, d’un rire silencieux, effroyable.Il songeait :

– C’est manifeste. Ce jeune homme m’estamené par les puissances qui veulent la réussite du Grand Œuvre.Sans cela, sa venue ici n’aurait aucun sens. Dommage ! Je legardais pour ma vengeance. C’est lui qui eût frappé Jean deBourgogne. Mais, bah ! Ce n’est pas Hardy de Passavant, c’estle mort qui vient reprendre sa place, c’est le mort qu’attendentles trois vivants. – Entrez, mon brave compagnon, ajouta-t-ilhumblement, dès que la porte fut ouverte.

Passavant pénétra dans la première salle, enlaquelle, sur une table, Gérande déposait à ce moment un flambeau.En même temps, Saïtano refermait soigneusement la porte.

– Dites-moi, maître, fit Passavantnarquois, je doute que l’enfer soit aussi bien barricadé que votrelogis.

– C’est qu’il faut que je me défende,chevalier.

– Vous craignez donc les voleurs denuit ?

– Non, chevalier, je crains les morts quiveulent ici entrer malgré moi.

– Eh ! par la Croix-Dieu, fit lechevalier un peu pâle, je suis vivant, moi !

– Qui sait ? dit Saïtano,froidement.

Hardy de Passavant sentit un long frisson leparcourir de la tête aux pieds. Mais, surmontant aussitôt cettefaiblesse, il fixa un étrange regard sur Saïtano, et haussa lesépaules.

– Je le disais bien, fit-il, mort ou vif.Assez ! J’ai à vous parler et à vous demander compte decertain mensonge…

Saïtano s’inclina.

– Daignez vous asseoir, fit-il. Prenezplace dans ce fauteuil, seigneur chevalier, je suis à vous dansquelques instants… une petite opération à terminer… Vous m’avezinterrompu au bon moment.

Passavant prit place dans le fauteuil qu’onlui désignait, ramena sa rapière en travers des genoux, et, tandisque Saïtano s’éloignait, lui cria :

– Prends ton temps. Je me trouve trèsbien ici, et, ma foi, j’y passerai le reste de la nuit…

– Oui ! dit Saïtano, quidisparut.

– Ainsi, continua le chevalier, ne tehâte pas de retirer du feu la chaudière où tu fais bouillir destêtes de crapauds, des vipères et des herbes maléficieuses.

Saïtano, dans la salle où attendaient lestrois vivants, avait couru à l’armoire de fer qu’il ouvritprécipitamment. Il saisit un chiffon qu’il imbiba fortement d’unliquide incolore en ayant soin de ne pas respirer pendant qu’il selivrait à ce travail. Puis il plaça le chiffon sous son manteaurouge qu’il ramena prudemment par devant lui. Il avait une figured’intense et lugubre rayonnement. Ses yeux flamboyaient. Il étaiteffrayant.

Cette physionomie se transforma soudainlorsqu’il reparut devant le chevalier.

– Vous êtes sorcier ? fitcelui-ci.

– Oui, seigneur, dit Saïtano en prenantplace sur un escabeau.

– Pourquoi diable tenez-vous votre têteen arrière ? On dirait que votre manteau vous faitpeur ?… Qu’importe, au surplus. Puisque vous êtes sorcier,vous devrez savoir ce qui m’amène.

– Ce n’est pas difficile dit froidementle sorcier. Vous venez du château de Mgr le duc d’Orléans, et vousme dites que vous voulez me demander compte de certain mensonge.C’est donc évident pour moi : vous avez appris que Roselys futrecueillie non par la reine, mais par la bonne duchesseValentine ; vous avez appris en outre que Roselys n’est pasmorte.

Le chevalier fronça les sourcils. Son terriblesourire d’ironie menaçante reparut au coin des lèvres.

– Pourquoi avez-vous menti ?demanda-t-il.

– Parce que j’avais alors intérêt àmentir, croyant que vous étiez vivant et que vous persistiez àvivre.

Le même frisson que tout à l’heure agitaPassavant. Il renifla l’air, qui lui parut contenir un vagueparfum. S’il eût cherché un nom à ce parfum, il l’eût appelé leparfum de l’Horreur.

– Ah ! ah ! fit-il en seraidissant, vous m’avez cru vivant ? Et pour cela vous avezmenti ? Cette nuit, vous ne mentez plus… C’est donc…

– C’est que j’ai vu qui vous êtes,seigneur chevalier.

– Et qui suis-je ?

– Vous êtes le mort, dit Saïtano avec uneaffreuse tranquillité. Vous êtes le mort qu’attendent les troisvivants, avec impatience, j’ose l’assurer.

Cette fois, cette vague terreur qui s’étaitinfiltrée dans l’esprit de Passavant plus encore par réminiscencede la scène d’autrefois que par l’attitude actuelle de Saïtano, cesentiment disparut et le chevalier n’éprouva plus qu’une colèreblanche. Il se leva, fit un pas sur Saïtano, et gronda :

– Je t’ai pardonné d’avoir voulu me tuersur la table de marbre, mais ton hideux mensonge, tu vas lepayer.

Saïtano ne perdait pas de vue le chevalier etsuivait chacun de ses mouvements avec une froide attention.

– Je suis coupable, dit-il. Je doispayer, c’est juste. Mais comment ?

– Te tuer, dit le chevalier d’un ton oùpétillait une sorte de gaieté vraiment étrange à ce moment, ceserait te faire trop d’honneur. Et puis, vois-tu, de savoir Roselysvivante, cela m’ôte le courage des résolutions décisives. Toutsimplement, je vais te couper les oreilles.

En disant ces mots, le chevalier marcha surSaïtano avec l’évidente intention de mettre sa menace à exécution.À ce moment, Saïtano bondit sur lui et lui sauta à la gorge.Passavant eut un rire mortel.

– Par dieu, cria-t-il, je t’aime mieuxainsi, au moins, je n’aurai pas de remords.

Et il se mit à serrer dans ses bras nerveux lecorps fluet du sorcier. Presque aussitôt, il sentit que sonétreinte faiblissait, que ses jambes chancelaient ; une vapeurnoire s’appesantit sur ses yeux, une sueur glacée pointa à laracine de ses cheveux. Saïtano n’avait pas fait un mouvement dedéfense, il se laissait étouffer. Tout son effort, toute savigueur, il les employait à maintenir sur la bouche de Passavant lechiffon de linge.

Quelques secondes suffirent. Le chevalieressaya de se débattre, de respirer, mais plus il aspirait lesvapeurs que dégageait le linge, plus il se sentait faible. Il luiparut tout à coup qu’il tombait d’une hauteur vertigineuse, ilferma les yeux, et ce fut fini.

Saïtano, suant et grondant, se redressa,terrible.

Alors il appela Gérande.

– Et vite, lui dit-il. Aide-moi à leporter sur la table de marbre.

Il souleva le chevalier par les épaules,Gérande le prit par les jambes. À eux deux ils le portèrent.Bientôt le « mort » reprit sa place sur la table.

– Il en a pour une heure à dormir, ditSaïtano. C’est plus de temps qu’il n’en faut pour avoir ici un mortviolemment trépassé sans effusion de sang.

Bruscaille, Bragaille et Brancaillon avaientvu cela. Tout de suite ils reconnurent le chevalier. Alors leurscheveux se dressèrent, leurs bouches se tordirent dans le crid’agonie, leurs yeux reflétèrent l’épouvante qui submergeait leursâmes.

– Quelles clameurs ! grelottaGérande en se sauvant.

Saïtano se frotta joyeusement les mains. Ilcria :

– Hé ! Qu’avez-vous à geindre ?N’êtes-vous pas contents ? Allons, mes braves,taisez-vous ! Nous sommes au complet, car voici,entendez-vous ? voici que le mort est venu reprendre saplace !

Le reste se perdit dans le bruiteffroyable ; on n’entendit plus que les hurlements des troisvivants. Saïtano, cependant, avec activité, commença à dégrafer lepourpoint pour mettre à nu la poitrine.

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer