Jean sans peur

XXII – MIDI

Souvent, lorsque le lecteur parcourt le récitde quelque « fait divers » sensationnel, il demeureétonné du nombre de figurants mis en scène par le hasard –personnages venus de divers horizons, comme conduits par unevolonté inconnue, et se heurtant, s’enchevêtrant dans la mêmecomédie ou le même drame.

Cette heure de midi, qui sonnait au jacquemartdu palais de Charles VI, convoquait au nom du hasard, au nomde la profonde volonté du mystère qui régit la pauvre humanité,oui, « convoquait » de multiples personnages qui,vraiment, semblaient accourir à l’appel.

En étudiant l’étrange péripétie de cettejournée, l’auteur de ce récit a éprouvé l’étonnement dont ilparlait. Il a vu surgir de différents horizons des personnages quisont venus se heurter au même centre d’action. Il s’est demandépourquoi et de par quelle volonté, ce jour-là, en cette heure-là,Jean sans Peur, Charles VI, le chevalier de Passavant, lesorcier Saïtano, Isabeau de Bavière, Odette de Champdivers,Laurence d’Ambrun, sans compter les comparses, Ocquetonville, Scas,le trio Bruscaille, et d’autres, tant d’êtres divers et de vouloirsadverses furent conduits au même point – et, renonçant à trouverune satisfaisante réponse, il a dû se contenter de faire unerigoureuse analyse de l’action synthétique.

L’analyse a consisté à séparer les élémentsdivers de l’action, c’est-à-dire à présenter clairement au lecteurles marches et contremarches de chacun de ces multiplespersonnages.

C’est donc l’un après l’autre que noussuivrons ces figurants qui agissent à la même heure.

Isabeau de Bavière.

Nous l’avons vue entrer dans le palais du roi,calme, rigide, décidée à jouer toute son existence sur un seulcoup, résolue à supprimer Odette ou à être elle-même tuée, parvenueen somme à cet état d’excitation nerveuse où tout s’abolit dans laraison, où la passion devient le seul guide des actes – guideaveugle, ivre, titubant et grimaçant qui se meut par bondsimpulsifs.

À peine entrée dans le palais, Isabeau seheurta à Scas.

Tout de suite, elle soupçonna que Jean sansPeur avait aposté des gens pour veiller sur Odette.

– Que faites-vous ici ? dit-elle engrelottant de fureur.

– Eh ! madame, nous sommes icitrente Bourguignons, répondit Scas, et des meilleurs.

Et il cligna des yeux. Il considérait la reinecomme complice de son maître, et, dans le feu de l’action, le bravesire de Scas perdait la notion du respect. Il se mit à rire.

– Que faites-vous dans le palais d’Odettede Champdivers ? gronda la reine, livide de rage.

– Le palais d’Odette deChampdivers ! répéta Scas, effaré.

Il ne comprenait pas. Mais il vit très bienque la reine était folle de fureur et qu’elle tourmentait le manchede sa dague. Il s’inclina et, d’une voix basse :

– Non, madame, le palais du roi. Noustenons le roi. Nous l’enveloppons. Les principaux officiers sontgagnés et nous laissent maîtres du champ de bataille.

La reine eut un long soupir. Si cela étaitvrai, Jean sans Peur reprenait dans son esprit cette position delutteur et de conquérant qu’elle avait admirée. Mais était-cevrai ?

– Ne bougez pas d’ici, dit-elle.

Et elle fit quelques pas vers l’appartementd’Odette, surveillant Scas par-dessus son épaule.

– C’est l’ordre que j’ai reçu, réponditScas.

La reine tressaillit de joie. Elle s’avançarapidement et entra dans le logis d’Odette. Toutes les portesétaient ouvertes, toutes les salles étaient désertes, comme le jouroù Impéria avait été lâchée sur Odette. Maintenant, c’était Isabeauqui venait, autre tigresse, aussi implacable à coup sûr, et sansdoute plus redoutable.

Odette, tout à coup, la vit devant elle, et dumême coup comprit qu’elle venait la tuer.

La collision se produisit dans la grande salled’honneur que Charles VI avait donnée à Odette pour qu’ellepût, comme la reine, comme toutes les grandes dames, organiser desfêtes de danse, de musique, cours d’amour, déguisements,récitations de poésies chevaleresques et autres divertissementstels qu’on les comprenait alors.

Mais, avec son tact sûr et sa modestie innée,Odette n’avait jamais employé cette salle, et même elle y entraitrarement, disant qu’elle était venue dans l’Hôtel Saint-Pol pourtâcher de guérir le roi, et non pour y tenir rang de princesse.Elle était là, ce jour, à cette heure, parce qu’étonnée de ne voiraucune de ses femmes répondre à ses appels, elle s’était mise àparcourir son logis.

Elle venait d’entrer dans cette salle defêtes, large, vaste, ornée de tapisseries, lorsqu’elle vit la reiney pénétrer par la porte en vis-à-vis. La reine marcha sur elle…Odette, toute droite, regarda venir cette figure de crime qu’unsourire rendait plus cruelle.

Elle ne dit pas un mot. Vaguement, elle sedemanda s’il y avait pour elle une chance de salut, un moyen dedéfense, et, comprenant que rien ne la pouvait sauver, elleattendit le coup mortel.

La reine parla d’une voix rauque et brisée.Elle parla, non parce qu’elle avait des désirs ou des pensées àexprimer mais parce que devant cette victime qui s’offrait sanslutte, elle éprouvait, comme tous les scélérats, l’instinctifbesoin de s’exciter, de mettre la victime dans son tort. C’est ceque disent tous les assassins : « Si la victime n’avaitpas fait ce geste, pas poussé ce cri, je l’eusseépargnée… »

– Nous voici une dernière fois face àface, dit-elle dans un grondement de sons à peinecompréhensible ; une dernière fois, je vous demande :voulez-vous vous en aller ? Voulez-vous me laisser seulemaîtresse chez moi ? Voulez-vous renoncer au roi ?

C’était la banale insulte. Odette refusa de larelever. Seulement, elle se redressa, croisa ses mains sur son seinet détourna la tête.

Isabeau tira sa dague. Elle trembla de la têteaux pieds. Son visage livide se plaqua de taches terreuses et sesyeux perdirent toute expression. Elle rugit :

– Veux-tu renoncer àPassavant ?…

C’était enfin le cri véritable de son cœur quijaillissait. Peut-être fût-ce à ce moment seul qu’elle se compritsoi-même et mesura la force de sa haine. Ce mot aussi secouaOdette. Elle frémit. Un éclair illumina son âme et toute lavaillance féminine s’éveilla en elle. D’une voix très calme, trèsdouce, elle répéta :

– Passavant ?…

– Oui ! râla Isabeau. Celui quetoutes deux nous aimons !… Renonces-tu à lui ?…

Dans la salle voisine, un bruit de pasprécipités. Isabeau, légèrement, tourna la tête, et par la porterestée grande ouverte vit Jean sans Peur. Odette, dans ce moment,de sa même voix de calme, grave et profonde de sincérité,disait :

– Comment pourrais-je renoncer àPassavant, madame, puisque je l’aime ?

Et elle jeta un léger cri. Ce mot « jel’aime » venait, des profondeurs de son cœur, de monter à seslèvres malgré elle ; Odette ne savait pas qu’elle aimait lechevalier ; la lueur de la mort toute proche éclaira d’undernier rayon l’image qui s’était érigée dans son âme ; et cemot qu’elle prononça avec tant de conviction l’étonna, la ravit aupoint qu’elle ne vit pas luire l’acier… La dague d’Isabeaus’abattit rudement, d’un coup sûrement appliqué.

Odette tomba.

Il y eut le grand cri de détresse de la bêtequi passe violemment de la vie à la mort. Dans le même instant,Jean sans Peur fut sur Isabeau de Bavière.

Jean sans Peur.

Il avait suivi la reine de loin, était entréderrière elle dans le palais, avait repoussé d’un geste le sire deScas qui voulait lui parler, et s’était élancé vers l’appartementd’Odette. Au moment d’y entrer, il eut quelques minutes delucidité. Il se dit que s’il tentait de sauver la jeune fille, lareine pouvait le perdre, appeler le roi, dénoncer le complot. Ileut même deux ou trois pas de retraite. Ce fut ce qui déchaîna denouveau en lui la passion. D’un violent mouvement des épaules, ilparut jeter bas le fardeau des ambitions. Tout disparut. Et puisquel’homme n’est jamais parfait, même dans la scélératesse, disonsqu’en cet instant, une pensée pure fit une soudaine irruption dansl’âme de Jean sans Peur.

– Eh bien, se rugit-il, je renoncerai àelle ! Mais qu’elle ne meure pas !…

Il se rua. Il haletait. Il était échevelé,terrible. Il arriva par bonds insensés, et vit tomber Odette. Uneeffroyable douleur l’étreignit à la gorge. Sa pensée sombra. Ilrâla :

– Morte ?… Est-elle doncmorte ?…

Isabeau, debout, toute raide, sa dague rouge àla main, d’une voix étrangement paisible, affreusement dure danscette tranquillité même, répondit :

– Morte, soyez en sûr. Les coups que jedonne, moi, ne pardonnent pas.

– Vous l’avez tuée ! dit Jean sansPeur d’une voix morne.

Il était rigide, les cheveux hérissés, lesyeux bouffis comme par un afflux de larmes qui ne voulaient pasjaillir. Il s’étonnait vaguement de demeurer tranquille. Et il nesentait pas qu’en lui, toutes les puissances de la fureur, de ladouleur, de la rage, du désespoir, se condensaient comme ces nuagesde tempête qui vont former de la foudre. Il ne songeait même pas àse pencher sur Odette. Ses yeux demeuraient fixés sur ce sein d’oùcoulait un mince filet de sang. Isabeau, avec un sourire féroce,répondit :

– Il n’y a plus rien de vivant entrenous, Jean de Bourgogne : j’ai tué celle que tuaimais !…

– Tu l’as tuée ! gronda Jean sansPeur. Eh bien…

Sa tête s’égara. Il fit quelques pas à droite,à gauche, en râlant, en sanglotant sans pleurer, en jetant des crisinarticulés, et tout à coup, revint à Isabeau.

Il venait de tirer son épée !…

Il répéta : « Puisque tu l’as tuée…eh bien… »

– Je suis morte, songea Isabeau.

La porte par où était entrée Odette,brusquement, s’ouvrit, battit, claqua ; un homme parut, lafigure convulsée, flamboyant, terrible, – à peine reconnaissable.Mais tous deux, Isabeau et Jean sans Peur, le reconnurent àl’instant. Et ils vivaient une telle minute de démence et d’horreurqu’ils ne songèrent pas à s’étonner de voir là, sous leurs yeux,taché de sang, les vêtements en désordre comme s’il eût déjà livrébataille, l’homme qui, à cette heure de midi, eût dû se trouver surl’échafaud de la place de Grève.

De leurs lèvres blanches de terreur jaillit lemême cri :

– Passavant ! Passavant !…

– Passavant ! hurla le chevalier.Hardi ! Hardi ! Passavant le Hardi !…

Vit-il Odette étendue aux piedsd’Isabeau ? Se rendit-il compte de ce qui venait de sepasser ?

Peut-être ne vit-il qu’Isabeau, d’abord, carl’épée à la main, il se rua sur elle.

D’un bond, la reine se mit hors d’atteinte etcria :

– Jean de Bourgogne ! J’ai tué celleque tu aimais !… Plus rien de vivant entre nous : à toide tuer celui que j’aimais !…

Au même instant, Jean sans Peur fut devant lechevalier. Les deux épées se choquèrent…

Odette de Champdivers.

Sous le coup de dague, elle était tombée enjetant ce suprême cri d’appel que le roi Charles VI avaitentendu à l’instant même où Bruscaille, Bragaille et Brancaillonpénétraient chez lui.

En une seconde, toute pensée s’abolit enelle.

Elle fut néant.

Mais cela dura quelques instants à peine. Aufond d’elle-même, elle eut la vague et confuse perception de sonsaffaiblis. Elle eut alors l’instinctif et puissant effort de la viequi se défend, et elle tenta de comprendre ce que signifiaient cessons…

Elle était immobile, inerte, la vie seretirait d’elle avec le mince filet de sang qui coulait de sonsein. Mais le sens des choses s’éveillait après la rapide éclipse.Bientôt elle se rendit compte que ce qu’elle entendait, ces sonslointains, c’étaient les voix de deux hommes. Et elle s’efforçaalors de comprendre ce qui se disait.

Elle n’y parvint pas. Elle sentit seulementque c’étaient des éclats de voix hostiles, des grondements ennemis,des sons qui se défiaient, – et un temps s’écoula pour Odette, surcette sensation, un temps qu’elle eut évalué à une heure peut-être,si elle eût été capable de mesurer la fuite des minutes.

Brusquement, comme par la soudaine ouvertured’une fenêtre sur son cerveau, elle comprit.

Non pas ce qui se disait, mais la personnalitéde ces voix. La physionomie des voix lui apparut. Elle eut un longfrémissement d’amour et de terreur : l’une des deux voixévoqua Jean sans Peur, et l’autre, le chevalier de Passavant.

Qu’ils fussent là tous deux, en présence,échangeant des sons, elle ne s’en étonna pas…

Mais que ces sons qu’ils échangeaient fussentviolemment adverses, précurseurs de mortelle bataille, elle enéprouva une épouvante qui, bientôt après, se transforma enhorreur.

Alors, l’effort des puissances vitales, enelle, se centupla, et après une lutte qui lui fut d’une lenteurdésespérante elle ouvrit les yeux, elle vit…

Elle vit Passavant, elle vit Jean sansPeur.

Ils étaient face à face.

Elle les vit dans un étincelant tourbillon deschocs d’acier.

Elle les saisit dans leur ruée l’un surl’autre, exactement comme l’appareil photographique peut faire desgestes rapides en une immobilité instantanée.

Le terrible effort des puissances vitalescondensées la souleva. Elle se mit sur les mains. Elle rampa versla vision des gestes de bataille enchevêtrés parmi les éclairs desépées. Elle se souleva encore et enfin elle fut debout, les mainstendues…

L’effort se brisa soudain ; elle tomba enavant, les bras ouverts.

Ces bras s’abattirent sur deux épaules, ellesentit qu’elle enlaçait frénétiquement une tête et que, dans uneexplosion de douleur, d’horreur, d’amour, elle criait desparoles…

*

**

Dans cet essai de restitution de l’état d’êtreau cours d’une agonie, nous avons nécessairement employé les motsqui s’adaptaient à l’idée qu’Odette pouvait se faire des choses encet état, – notamment en ce qui concerne les durées. Pour elle,c’était « bientôt », ou « après », ou« minutes », ou « heure », ou « tempslong ». Dans la réalité, ce fut comme une succession dedécharges électriques dans sa sensation. Tout ce long effort,depuis le coup de dague, jusqu’au moment où Odette, debout, enfin,retomba les bras en avant et cria quelque chose en jaillissement deparoles affolées, demanda peut-être une quarantaine de secondes auplus.

Passavant.

Escorté du geôlier, il arriva en vue du palaisdu roi. Il se tourna un instant vers la Huidelonne et vit au loinla troupe d’archers qui atteignait la tour.

– Ils vous cherchent, dit le geôlier,pour vous conduire en place de Grève. Dans quelques instants, onsaura votre évasion et ma fuite. Moi, ça m’est égal. Maisvous !…

– Eh bien, quoi, moi ? fit ensouriant le chevalier.

Il respirait le bonheur. L’air libre luifouettait le visage. Et cet air qu’avait respiré Odettel’enivrait.

– Ce n’est pas tant pour vous… reprit legeôlier en cherchant ses mots pour exprimer le fond de sapensée.

Passavant eut un rire clair et sonore, le rirede bonheur, dans l’insouciante gaieté de la jeunesse.

– Mon brave maître-ès-armes, dit-il, vousmaniez convenablement une épée, mais vous avez le tort de palabrerpar paraboles. Vous n’êtes pas l’un des quatre évangélistes, jepense ?

– Je veux dire… bredouilla le colosse,que vous mourriez, vous, j’en aurais de la peine, c’est sûr, maisenfin, je m’en consolerais, que diable !… tandis que…

– Merci ! dit le rire du chevalier.Tandis que ?…

– Tandis que si elle meurt, elle, ehbien, jamais je ne m’en consolerais ! Tenez, je puis bien vousle dire, ce n’est pas pour vous que je vous ai donné la liberté,c’est pour elle…

– Ah ! palpita Passavant. Etpourquoi mourrait-elle ?

– Elle mourra si vous mourez. J’en suissûr. Ne vous l’ai-je pas dit ? Quand elle venait me voirlà-bas, dans mon enfer, sous toutes ses paroles, je sentais qu’elleparlait de vous. Il n’y a que vous au monde pour elle. Vousdisparu, que voulez-vous qu’elle devienne ?

Passavant buvait ses paroles comme il buvaitl’air pur, l’air de la vie, l’air enivrant de la liberté. Il fûtresté là des heures à écouter la lourde voix du geôlier, ineffablemusique.

– Si vous m’en croyez, continua lecolosse de la Huidelonne, vous sortirez tout de suite de l’HôtelSaint-Pol par un chemin que je sais, vous vous cacherez quelquepart dans Paris, et…

– Silence ! gronda Passavant.

La reine !… Elle se glissait, solitaireet sombre, à vingt pas du massif épais derrière lequel ilss’étaient arrêtés. Elle disparut dans le palais du roi.

– Vous avez vu ? dit le geôlier. Sivous entrez, vous êtes perdu.

– Allons, fit Passavant.

Il allait s’élancer. Le geôlier le saisit parle bras, et souffla :

– Venez ! Ah ! venez !…Tenez, regardez qui vient là-bas…

– Jean de Bourgogne, murmura sourdementle chevalier.

– La mort ! dit le geôlier.

Jean sans Peur entra dans le palais. Lechevalier passa une main sur son front, et murmura :

– Ces figures qu’ils ont tousdeux !… Il se prépare quelque chose de terrible… Isabeau, Jeansans Peur, Odette…

Il eut un brusque mouvement. Une soudainesensation d’angoisse l’étreignit à la gorge, un de ces violents etrapides pressentiments qui s’abattent sur un homme aux heures desurexcitation nerveuse. Et, avec une foudroyante soudaineté, il« sentit » qu’Odette l’appelait… Il râla :« Elle est en danger !… » et s’élança.

Le geôlier le suivit.

D’une course rapide, Passavant atteignitl’entrée du palais, et s’y engouffra.

Toutes les précautions prises par Isabeau deBavière pour isoler Odette, pour que cette partie du palais fûtdéserte et sans secours possible, ces précautions, la volontémystérieuse du hasard sembla les avoir établies uniquement pourPassavant.

– Par ici ! dit le geôlier qui, dèsqu’ils furent dans le palais, prit les devants et lui montra lechemin des appartements d’Odette…

– Halte ! gronda une voix.Arrière ! Oh ! Passavant !…

– Scas ! cria le chevalier.

Une seconde, Scas demeura hébété de stupeur.Il bégayait : Démon ! Démon !… Presque aussitôt,cette impression d’effarement terrifié disparut ; un éclairvenait de luire : l’épée de Passavant !

– Défends-toi si tu peux ! cria lechevalier.

Au même instant, ils furent l’un sur l’autre,les deux fers cliquetèrent et d’une voix de tonnerre, Scashurla : « Monseigneur ! Monseigneur ! Prenezgarde !… »

Et il porta un furieux coup de pointe àPassavant qui bondit en arrière. Scas éclata de rire.

– À nous la petite Odette, grogna-t-ilavec des intentions d’insulte plein la voix. Monsieur arrivera troptard !

– J’arriverai ! rugit lechevalier.

Et il se fendit à fond. Scas tomba en arrière,les bras en croix, sans un soupir, sans une convulsion, frappé demort foudroyante… Le chevalier se rua en avant, sautant par dessusle corps. Le geôlier se pencha, toucha Scas, le considéra uneseconde et murmura avec un étrange sourire :

– Un seul coup, droit au cœur !…

– Hardi ! Hardi ! Passavant leHardi ! hurlait le chevalier comme pour informer Odette dusecours qui arrivait.

Il poussa une porte entrebâillée, d’un violentcoup de pied, et, l’épée rouge à la main, marcha sur Jean sansPeur.

Il y eut, comme nous l’avons dit, quelquescris brefs, quelques exclamations inarticulées, et, tout de suite,la bataille commença entre Jean de Bourgogne et Passavant. Le ducétait un rude ferrailleur, ferme comme un roc. Il subit sansbroncher le furieux assaut du chevalier. Son œil sanglant cherchaitle passage pour l’atteindre à la poitrine. La volonté de tuer étaitformelle dans ce regard. Une minute, ce fut un éblouissementd’éclair, un crépitant rappel de chocs d’acier. Passavant était unvivant tourbillon. Sans doute, dans un rapide coup d’œil de côté,il vit Odette étendue, car on l’entendit soudain sangloter, jeterdes cris déchirants ; sa figure devint livide, et ce futhorrible, alors, cet homme qui se reculait pour l’élan, seprécipitait comme un bélier, attaquait à droite, à gauche,cherchait à tuer, tout cela en sanglotant éperdument.

Devant ce furieux tourbillon, devant cettetempête d’où jaillissaient des fulgurations, Jean sans Peurrecula ; bientôt, il fut acculé au mur…

À ce moment, Isabeau se mit en marche, ladague au poing ; elle vint, par derrière, sur le chevalier, etla dague qui avait tué Odette, elle la leva sur Hardi de Passavant.Elle gronda :

– Meurs ! Meurs avec celle que tuaimes !…

Et son bras demeura suspendu sans s’abattre.Un étau de fer serrait le poignet. Quelqu’un avait happé la reineet la tirait en arrière. Isabeau, écumante, se retourna et vit legeôlier impassible, vraiment impassible, et, chose stupéfiante,infiniment respectueux. Il poussa la reine dans l’angle opposé etdit :

– Majesté, laissez faire, ou je voustue…

Dans cette seconde, Jean sans Peur, haletant,désemparé, fou de rage, vit qu’il allait mourir. Son épée sauta. Ilvit le fer de Passavant se lever pour le coup suprême… et alors…Passavant demeuré figé, les yeux agrandis, l’esprit exorbité…

Les deux bras d’Odette venaient de l’enlacerau cou…

Odette criait. Dans une explosion de toutesles forces d’amour et de douleur condensées en elle, Odette criaitceci :

– Passavant ! Passavant !Laisse-moi mourir, mais ne tue pas mon père.

Les trois ermites.

Comme on a vu, ils étaient entrés chez le roi,décidés à le tuer. Ocquetonville était là, derrière la porte, quisurveillait. Et il avait douze hommes d’armes avec lui. Les troisermites étaient donc acculés au suprême geste d’exorcisme quidevait délivrer le roi de la folie, et de la vie. Bruscaille étaitterrible. Bragaille était ferme et se disait qu’après tout iln’était pas à son coup d’essai. Brancaillon pleurait…

Tous trois s’avancèrent. Le roi ne lesreconnut pas tout d’abord à leurs physionomies convulsées. Puis,tout à coup :

– Oh ! pourquoi sans vos frocs quivous vont si bien ?…

Il eut un cri d’épouvante :

– Pourquoi ces dagues ?

Ils ne répondirent pas. Bruscaille, lepremier, leva la dague…

– Hardi ! Hardi ! Passavant leHardi !…

La lointaine clameur les pétrifia. Ilss’arrêtèrent, haletants, l’oreille tendue.

– C’est lui ! dit Brancaillon.

– Que me voulez-vous ? râla le roi.À moi ! À moi ! On veut me tuer !…

– Hardi ! Hardi ! Passavant leHardi ! répéta la clameur qui les avait immobilisés.

– C’est lui ! rugit Brancaillon.C’est lui ! Il nous appelle !

– Mort du diable ! vociféraBragaille, quand il nous appelle, nous ne connaissons plus demaître !

– Allons ! hurla Bruscaille.

Ils firent demi-tour et s’élancèrent. Le foules vit disparaître, vision enchevêtrée de gestes furieux, et ildemeura pantelant, sous le coup d’effroi de ce cauchemar soudainapparu et plus soudainement évanoui.

En bonds rapides, les trois se ruèrent vers lepoint d’où était partie la clameur, c’est-à-dire qu’ils sortirentpar la porte opposée à la salle où attendait Ocquetonville.

Bruscaille, Bragaille et Brancaillonatteignaient la salle d’honneur des appartements d’Odette. D’uncoup d’œil, ils virent la scène. La forte rapière à la main droite,la dague au poing gauche, ils apparurent, formidable triod’estafiers capable à ce moment de tenir tête à une armée.

Mort du roi fou.

Ocquetonville, cependant, écoutait. Il étaitrevenu là, sans doute à la suite d’ordres reçus. L’oreille à laporte du roi, il écoutait la bataille que livrait le fou contre lestrois assassins. Et sans doute ce qu’entendait Ocquetonville devaitêtre terrible, car ce rude homme d’armes, ce spadassin habitué auxclameurs de détresse, frémissait et, de temps en temps, essuyaitune petite suée froide qui lui glaçait le front. Parfois il seredressait et grognait :

– Mort-dieu, comme il se défend ! Ilne veut pas mourir, le bougre !…

Et puis il se remettait à écouter l’affreusebataille.

Le fou se battait contre les troisermites.

Il les avait reconnus au moment où ilss’étaient mis à fuir vers ce grand cri de Passavant qui lesappelait. Il commença la bataille au moment où ils disparurent. Cefut quand ils se furent élancés qu’il reconstitua leur volonté demeurtre. Ils n’étaient plus là et, alors seulement, il vit dansleurs yeux qu’ils venaient pour le tuer, il vit leurs mains arméesde dagues, il comprit pourquoi ils ne portaient plus le frocd’ermite ; un instant, « il les regarda », tenditses mains vers Brancaillon et murmura : « C’est pour mefaire rire, n’est-ce pas ? »

La seconde d’après, l’épouvante l’empoigna, etil sombra dans la crise, gouffre de démence où sa pensée tomba entournoyant comme un oiseau blessé.

Les yeux du fou s’exorbitèrent, ses traitsconvulsés formèrent un masque d’horreur, sa bouche écuma ;d’un bond terrible, il se mit hors d’atteinte des trois ermites, etil se ramassa dans un angle, la dague à la main, et dès lors ilentra pleinement dans la réalité des images créées.

Il vit les assassins, au milieu de la salle,se concerter, se montrer la victime du doigt, avec une formidabletranquillité. Bruscaille disait :

– Le roi de France ne reconnaît pas enmoi le fantôme de la forêt du Mans.

– Égorgeons-le, disait Bragaille, et puisnous le remettrons au maître des chimères.

– Je crois, disait Brancaillon, qu’ilvaut mieux le tuer en le faisant rire.

– À moi ! hurla alors le roi. Àmoi ! Je suis le roi ! On égorge le roi ! À moi,capitaine ! gardes ! À moi, fantômes amis ! À moi,chimères de mes nuits ! Ha ! Truands !Traîtres ! Qui vous paie ? Ha ! vous avez peur defrapper le roi ! Je suis le roi, le roi des batailles, vousallez voir !

Il se tut, haleta, médita un instant qu’ilfallait profiter de leur hésitation, et soudain il se rua sur eux,la dague haute. Et ce fut effroyable. Les coups qu’il assénait dansle vide faisaient gicler le sang. En bondissements frénétiques, ilparcourut la salle, renversant les tables, les fauteuils, frappant,vociférant ; Brancaillon l’étreignit par derrière ; mais,avec un rugissement de victoire, il se débarrassa de l’étreinte, sebaissa, saisit le colosse par les pieds et le fit tournoyer, etBrancaillon riait d’un rire de tonnerre. Ce rire de plus en plusviolent tordait les nerfs du roi. Il vociférait :

– Tourne ! Tourne dans lamort ! Ha ! Voici que tu n’as plus de tête ! Dusang ? Trop de sang ! Non ! Pas assez !

Brusquement, Brancaillon s’évanouit, sedissipa comme une fumée, et le roi poussa des cris déchirants parceque Bruscaille et Bragaille, paisiblement, se mettaient à luironger la poitrine. Tout à coup reparut Brancaillon qui, par unelarge et béante blessure à la gorge, lui versa des flammes.

– À moi ! On me brûle !Oh ! c’est l’enfer !… À moi, fantôme ! Je vous disqu’ils ont blessé le roi ! Le roi va mourir ! On tue leroi !…

Il trébucha parmi les débris de meubleseffondrés, s’abattit dans un coin, et pantela quelques secondes,dans une sorte de silence. Alors il vit les trois assassins leverensemble des dagues d’une longueur démesurée. Ils ne frappèrentpas. Mais les dagues, se tordant comme des serpents de feu,descendirent vers lui et enfin l’atteignirent, le pénétrèrentlentement. Et il jeta une dernière clameur :

– Je suis mort !…

Puis Ocquetonville n’entendit plus rien. Ilécouta encore quelques minutes, et alors, se redressant lentement,tout pâle, il dit à ses hommes :

– C’est fait. Le roi est mort !

– Dieu ait son âme ! dit sincèrementl’un des gens d’armes.

Et tous se signèrent.

Doucement, Ocquetonville entrouvrit la porteet se hasarda à passer la tête. Il vit la salle encombrée dedébris, la panoplie arrachée, une table, là-bas vers la fenêtre,les pieds en l’air, le grand bahut de gauche sur le flanc, unentassement de fauteuils vers le fond à droite, et un peu partoutdes morceaux de menus meubles fracassés… La bataille avait étérude.

Enfin, il découvrit le roi dans un fondobscur. Il était couché sur le côté gauche, inerte, un bras replié,l’autre allongé, la main crispée encore au manche de la dague.Inquiet, il murmura :

– Où sont-ils ?…

Où étaient les assassins ?… Au fond, faceà lui, il vit tout à coup l’autre porte ouverte, et iltressaillit.

– Ah ! fit-il à mi-voix, ils ontdeviné ce qui les attendait. Ils ont fui par là. Bah ! on lesretrouvera. Toutes les issues de l’Hôtel Saint-Pol sontgardées.

Ocquetonville eut un mouvement comme pourentrer dans la salle. Puis il recula. Il n’osait pas !… Ilfrissonnait à la pensée de s’approcher de ce mort. Car ce mort,c’était encore la Majesté, la Puissance, la presque Divinité…C’était le Roi !… Doucement, comme il l’avait ouverte, ilreferma la porte… il la referma à clef. Et il dit :

– Allons annoncer à monseigneur que leroi est mort !

Si Ocquetonville était entré dans cette salleoù l’on venait d’assassiner le roi de France, dix minutes plus tardenviron, il eût vu un étrange spectacle : le roi assis sur letapis, à l’endroit même où il était tombé, le roi manipulaitactivement sur ses genoux des carrés de carton armoriés etenluminés. D’une voix rapide, il murmurait : « Où est ceGringonneur du diable ? Je veux voir Gringonneur. Je veux luimontrer ce coup superbe… »

Le roi jouait aux cartes.

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