La Conquête de Plassans

Chapitre 14

 

À la procession générale de la Fête-Dieu, sur la place de laSous-Préfecture, lorsque Mgr Rousselot descenditles marches du magnifique reposoir dressé par les soins deMme de Condamin, contre la porte même du petithôtel qu’elle habitait, on remarqua avec surprise dans l’assistanceque le prélat tournait brusquement le dos à l’abbé Faujas.

« Tiens ! dit Mme Rougon, qui setrouvait à la fenêtre de son salon, il y a donc de labrouille ?

– Vous ne le saviez pas ? réponditMme Paloque, accoudée à côté de la vieilledame ; on en parle depuis hier. L’abbé Fenil est rentré engrâce. »

M. de Condamin, debout derrière ces dames, se mit àrire. Il s’était sauvé de chez lui, en disant que « ça puaitl’église ».

« Ah, bien ! murmura-t-il, si vous vous arrêtez à ceshistoires !… L’évêque est une girouette, qui tourne dès que leFaujas ou le Fenil souffle sur lui ; aujourd’hui l’un, demainl’autre. Ils se sont fâchés et remis plus de dix fois. Vous verrezqu’avant trois jours ce sera le Faujas qui sera l’enfant gâté.

– Je ne crois pas, repritMme Paloque ; cette fois, c’est sérieux… Ilparaît que l’abbé Faujas attire de gros désagréments à Monseigneur.Il aurait fait anciennement des sermons qui ont beaucoup déplu àRome. Je ne puis pas vous expliquer ça tout au long, moi. Enfin jesais que Monseigneur a reçu de Rome des lettres de reproches, danslesquelles on lui dit de se tenir sur ses gardes… On prétend quel’abbé Faujas est un agent politique.

– Qui prétend cela ? demandaMme Rougon, en clignant les yeux comme pour suivrela procession, qui s’allongeait dans la rue de la Banne.

– Je l’ai entendu dire, je ne sais plus », dit lafemme du juge d’un air indifférent.

Et elle se retira, assurant qu’on devait mieux voir de lafenêtre d’à côté. M. de Condamin prit sa place auprès deMme Rougon, à laquelle il dit àl’oreille :

« Je l’ai vue entrer déjà deux fois chez l’abbéFenil ; elle complote certainement quelque chose avec lui…L’abbé Faujas a dû marcher sur cette vipère, et elle cherche à lemordre… Si elle n’était pas si laide, je lui rendrais le service del’avertir que jamais son mari ne sera président.

– Pourquoi ? Je ne comprends pas », murmura lavieille dame d’un air naïf.

M. de Condamin la regarda curieusement ; puis ilse mit à rire.

Les deux derniers gendarmes de la procession venaient dedisparaître au coin du cours Sauvaire. Alors, les quelquespersonnes que Mme Rougon avaient invitées à venirvoir bénir le reposoir, rentrèrent dans le salon, causant uninstant de la bonne grâce de Monseigneur, des bannières neuves descongrégations, surtout des jeunes filles de l’œuvre de la Vierge,dont le passage venait d’être remarqué. Les dames ne tarissaientpas, et le nom de l’abbé Faujas était prononcé à chaque instantavec de vifs éloges.

« C’est un saint, décidément, dit en ricanantMme Paloque à M. de Condamin, qui étaitallé s’asseoir près d’elle. »

Puis, se penchant :

« Je n’ai pas pu parler librement devant la mère… On causebeaucoup trop de l’abbé Faujas et de Mme Mouret.Ces vilains bruits ont dû arriver aux oreilles deMonseigneur. »

M. de Condamin se contenta de répondre :

« Mme Mouret est une femme charmante, trèsdésirable encore malgré ses quarante ans.

– Oh ! charmante, charmante, murmuraMme Paloque, dont un flot de bile verdit laface.

– Tout à fait charmante, insista le conservateur des Eauxet Forêts ; elle est à l’âge des grandes passions et desgrands bonheurs… Vous vous jugez très mal entre femmes. »

Et il quitta le salon, heureux de la rage contenue deMme Paloque. La ville, en effet, s’occupaitpassionnément de la lutte continue que l’abbé Faujas soutenaitcontre l’abbé Fenil, pour conquérir sur luiMgr Rousselot. C’était un combat de chaque heure,un assaut de servantes-maîtresses se disputant les tendresses d’unvieillard. L’évêque souriait finement ; il avait trouvé unesorte d’équilibre entre ces deux volontés contraires, il lesbattait l’un par l’autre, s’amusait de les voir à terre tour àtour, quitte à toujours accepter les soins du plus fort, pour avoirla paix. Quant aux médisances qu’on lui rapportait sur ses favoris,elles le laissaient plein d’indulgence ; il les savaitcapables de s’accuser mutuellement d’assassinat.

« Vois-tu, mon enfant, disait-il à l’abbé Surin, dans sesheures de confidences, ils sont pires tous les deux… Je crois queParis l’emportera et que Rome sera battue ; mais je n’en suispas assez sûr, je les laisse se détruire, en attendant. Quand l’unaura achevé l’autre, nous le saurons bien… Tiens, lis-moi latroisième ode d’Horace : il y a là un vers que je crainsd’avoir mal traduit. »

Le mardi qui suivit la procession générale, le temps étaitsuperbe. Des rires venaient du jardin des Rastoil et du jardin dela sous-préfecture. Il y avait là, des deux côtés, nombreusesociété sous les arbres. Dans le jardin des Mouret, l’abbé Faujas,à son habitude, lisait son bréviaire, en se promenant doucement lelong des grands buis. Depuis quelques jours, il tenait la porte del’impasse fermée ; il coquetait avec les voisins, semblait secacher pour qu’on le désirât. Peut-être avait-il remarqué un légerrefroidissement, à la suite de sa dernière brouille avecMonseigneur et des histoires abominables que ses ennemis faisaientcourir.

Vers cinq heures, comme le soleil baissait, l’abbé Surin proposaaux demoiselles Rastoil une partie de volant. Il était de premièreforce. Malgré l’approche de la trentaine, Angéline et Aurélieadoraient les petits jeux ; leur mère leur aurait encore faitporter des robes courtes, si elle avait osé. Quand la bonne eutapporté les raquettes, l’abbé Surin, qui cherchait des yeux uneplace dans le jardin, tout ensoleillé par les derniers rayons, eutune idée que ces demoiselles approuvèrent vivement.

« Si nous allions nous mettre dans l’impasse desChevillottes ? dit-il, nous serions à l’ombre desmarronniers ; puis, nous aurions bien plus derecul. »

Ils sortirent, et la partie la plus agréable du monde s’engagea.Les deux demoiselles commencèrent. Ce fut Angéline qui manqua lapremière le volant. L’abbé Surin l’ayant remplacée tint la raquetteavec une adresse et une ampleur vraiment magistrales. Il avaitramené sa soutane entre ses jambes ; il bondissait en avant,en arrière, sur les côtés, ramassait le volant au ras du sol, lesaisissait d’un revers à des hauteurs surprenantes, le lançaitroide comme une balle ou lui faisait décrire des courbes élégantes,calculées avec une science parfaite. D’ordinaire, il préférait lesmauvais joueurs, qui, en jetant le volant au hasard, sans aucunrythme, selon son expression, l’obligeaient à déployer toute lasouplesse de son jeu. Mlle Aurélie était d’unejolie force ; elle poussait un cri d’hirondelle à chaque coupde raquette, riant comme une folle quand le volant s’en allaitdroit sur le nez du jeune abbé ; puis, elle se ramassait dansses jupes pour l’attendre ou reculait par petits sauts, avec unbruit terrible d’étoffe froissée, lorsqu’il lui faisait la niche detaper plus fort. Enfin, le volant étant venu se planter dans sescheveux, elle faillit tomber à la renverse, ce qui les égayabeaucoup tous les trois. Angéline prit la place. Dans le jardin desMouret, chaque fois que l’abbé Faujas levait les yeux de sonbréviaire, il apercevait le vol blanc du volant au-dessus de lamuraille, pareil à un gros papillon.

« Monsieur le curé, êtes-vous là ? cria Angéline, envenant frapper à la petite porte ; notre volant est entré chezvous. »

L’abbé, ayant ramassé le volant tombé à ses pieds, se décida àouvrir.

« Ah ! merci, monsieur le curé, dit Aurélie, quitenait déjà la raquette. Il n’y a qu’Angéline pour un coup pareil…L’autre jour, papa nous regardait ; elle lui a envoyé ça dansl’oreille, et si fort, qu’il en est resté sourd jusqu’aulendemain. »

Les rires éclatèrent de nouveau. L’abbé Surin, rose comme unefille, s’essuyait délicatement le front, à petites tapes, avec unfin mouchoir. Il rejetait ses cheveux blonds derrière les oreilles,les yeux luisants, la taille souple, se servant de sa raquettecomme d’un éventail. Dans le feu du plaisir, son rabat avaitlégèrement tourné.

« Monsieur le curé, dit-il en se remettant en position,vous allez juger les coups. »

L’abbé Faujas, son bréviaire sous le bras, souriant d’un airpaternel, resta sur le seuil de la petite porte. Cependant, par laporte charretière de la sous-préfecture entrouverte, le prêtreavait dû apercevoir M. Péqueur des Saulaies assis devant lapièce d’eau, au milieu de ses familiers. Il ne tourna pourtant pasla tête ; il marquait les points, complimentait l’abbé Surin,consolait les demoiselles Rastoil.

« Dites donc, Péqueur, vint murmurer plaisammentM. de Condamin à l’oreille du sous-préfet, vous avez tortde ne pas inviter ce petit abbé à vos soirées ; il est bienagréable avec les dames, il doit valser à ravir. »

Mais M. Péqueur des Saulaies, qui causait vivement avecM. Delangre, parut ne pas entendre. Il continua, s’adressantau maire :

« Vraiment, mon cher ami, je ne sais où vous voyez en luiles belles choses dont vous me parlez. L’abbé Faujas est aucontraire très compromettant. Son passé est fort louche, oncolporte ici certaines choses… Je ne vois pas pourquoi je memettrais aux genoux de ce curé-là, d’autant plus que le clergé dePlassans nous est hostile… D’abord ça ne me servirait àrien. »

M. Delangre et M. de Condamin, qui avaientéchangé un regard, se contentèrent de hocher la tête, sansrépondre.

« À rien du tout, reprit le sous-préfet. Vous n’avez pasbesoin de faire les mystérieux. Tenez, j’ai écrit à Paris, moi.J’avais la tête cassée ; je voulais avoir le cœur net sur leFaujas, que vous semblez traiter en prince déguisé. Eh bien !savez-vous ce qu’on m’a répondu ? On m’a répondu qu’on ne leconnaissait pas, qu’on n’avait rien à me dire, que je devais,d’ailleurs, éviter avec soin de me mêler des affaires du clergé… Onest déjà assez mécontent à Paris, depuis que cet imbécile deLagrifoul a passé. Je suis prudent, vous comprenez. »

Le maire échangea un nouveau regard avec le conservateur desEaux et Forêts. Il haussa même légèrement les épaules devant lesmoustaches correctes de M. Péqueur des Saulaies.

« Écoutez-moi bien, lui dit-il au bout d’un silence ;vous voulez être préfet, n’est-ce pas ? »

Le sous-préfet sourit en se dandinant sur sa chaise.

« Alors, allez donner tout de suite une poignée de main àl’abbé Faujas, qui vous attend là-bas en regardant jouer auvolant. »

M. Péqueur des Saulaies resta muet, très surpris, necomprenant pas. Il leva les yeux sur M. de Condamin,auquel il demanda avec une certaine inquiétude :

« Est-ce aussi votre avis ?

– Mais sans doute ; allez lui donner une poignée demain », répondit le conservateur des Eaux et Forêts.

Puis, il ajouta avec une pointe de moquerie :

« Interrogez ma femme, en qui vous avez touteconfiance. »

Mme de Condamin arrivait. Elle avait unedélicieuse toilette rose et grise. Quand on lui eut parlé del’abbé :

« Ah ! vous avez tort de manquer de religion, dit-ellegracieusement au sous-préfet ; c’est à peine si l’on vous voità l’église, les jours de cérémonies officielles. Vraiment, cela mefait trop de chagrin ; il faut que je vous convertisse. Quevoulez-vous qu’on pense du gouvernement que vous représentez, sivous n’êtes pas bien avec le bon Dieu ?… Laissez-nous,messieurs ; je vais confesser monsieur Péqueur. »

Elle s’était assise, plaisantant, souriant.

« Octavie, murmura le sous-préfet, lorsqu’ils furent seuls,ne vous moquez pas de moi. Vous n’étiez pas dévote, à Paris, rue duHelder. Vous savez que je me tiens à quatre, pour ne pas éclater,quand je vous vois donner le pain bénit, à Saint-Saturnin.

– Vous n’êtes point sérieux, mon cher, répondit-elle sur lemême ton ; cela vous jouera quelque mauvais tour. Réellement,vous m’inquiétez, je vous ai connu plus intelligent. Êtes-vousassez aveugle pour ne pas voir que vous branlez dans lemanche ? Comprenez donc que si l’on ne vous a point encorefait sauter, c’est qu’on ne veut pas donner l’éveil auxlégitimistes de Plassans. Le jour où ils verront arriver un autresous-préfet, ils se méfieront ; tandis qu’avec vous, ilss’endorment, ils se croient certains de la victoire, aux prochainesélections. Ce n’est pas flatteur, je le sais, d’autant plus quej’ai la certitude absolue qu’on agit sans vous…Entendez-vous ? mon cher, vous êtes perdu, si vous ne devinezcertaines choses. »

Il la regardait avec une véritable épouvante.

« Est-ce que « le grand homme » vous aécrit ? demanda-t-il, faisant allusion à un personnage qu’ilsdésignaient ainsi entre eux.

– Non, il a rompu entièrement avec moi. Je ne suis pas unesotte, j’ai compris la première la nécessité de cette séparation.D’ailleurs, je n’ai pas à me plaindre : il s’est montré trèsbon, il m’a mariée, il m’a donné d’excellents conseils, dont je metrouve bien… Mais j’ai gardé des amis à Paris. Je vous jure quevous n’avez que juste le temps de vous raccrocher aux branches. Nefaites plus le païen, allez vite donner une poignée de main àl’abbé Faujas… Vous comprendrez plus tard, si vous ne devinez pasaujourd’hui. »

M. Péqueur des Saulaies restait le nez baissé, un peuhonteux de la leçon. Il était très fat, il montra ses dentsblanches, chercha à se tirer du ridicule, en murmuranttendrement :

« Si vous aviez voulu, Octavie, nous aurions gouvernéPlassans à nous deux. Je vous avais offert de reprendre cette viesi douce…

– Décidément, vous êtes un sot, interrompit-elle d’une voixfâchée. Vous m’agacez avec votre « Octavie ». Je suisMme de Condamin pour tout le monde, mon cher…Vous ne comprenez donc rien ? J’ai trente mille francs derente ; je règne sur toute une sous-préfecture ; je vaispartout, je suis partout respectée, saluée, aimée. Ceux quisoupçonneraient le passé, n’auraient que plus d’amabilité pour moi…Qu’est-ce que je ferais de vous, bon Dieu ! Vous me gêneriez.Je suis une honnête femme, mon cher. »

Elle s’était levée. Elle s’approcha du docteur Porquier, qui,selon son habitude, venait après ses visites passer une heure dansle jardin de la sous-préfecture, pour entretenir sa belleclientèle.

« Oh ! docteur, j’ai une migraine, mais unemigraine ! dit-elle avec des mines charmantes. Ça me tient là,dans le sourcil gauche.

– C’est le côté du cœur, madame », répondit galammentle docteur.

Mme de Condamin sourit, sans pousser plusloin la consultation. Mme Paloque se pencha àl’oreille de son mari, qu’elle amenait chaque jour, afin de lerecommander constamment à l’influence du sous-préfet :

« Il ne les guérit pas autrement »,murmura-t-elle.

Cependant, M. Péqueur des Saulaies, après avoir rejointM. de Condamin et M. Delangre, manœuvrait habilementpour les conduire du côté de la porte charretière. Quand il n’enfut plus qu’à quelques pas, il s’arrêta, comme intéressé par lapartie de volant qui continuait dans l’impasse. L’abbé Surin, lescheveux au vent, les manches de la soutane retroussées, montrantses poignets blancs et minces comme ceux d’une femme, venait dereculer la distance, en plaçant mademoiselle Aurélie à vingt pas.Il se sentait regardé, il se surpassait vraiment.Mlle Aurélie était, elle aussi, dans un de ses bonsjours, au contact d’un tel maître. Le volant, lancé du poignet,décrivait une courbe molle, très allongée ; et cela avec unetelle régularité, qu’il semblait tomber de lui-même sur lesraquettes, voler de l’une à l’autre, du même vol souple, sans queles joueurs bougeassent de place. L’abbé Surin, la taille un peurenversée, développait les grâces de son buste.

« Très bien, très bien ! cria le sous-préfet ravi.Ah ! monsieur l’abbé, je vous fais mes compliments. »

Puis, se tournant vers Mme de Condamin, ledocteur Porquier et les Paloque :

« Venez donc, je n’ai jamais rien vu de pareil… Vouspermettez que nous vous admirions, monsieurl’abbé ? »

Toute la société de la sous-préfecture forma alors un groupe, aufond de l’impasse. L’abbé Faujas n’avait pas bougé ; ilrépondit, par un léger signe de tête, aux saluts deM. Delangre et de M. de Condamin. Il marquaittoujours les points. Quand Aurélie manqua le volant, il dit avecbonhomie :

« Cela vous fait trois cent dix points, depuis qu’on achangé la distance ; votre sœur n’en a quequarante-sept. »

Tout en ayant l’air de suivre le volant avec un vif intérêt, iljetait de rapides coups d’œil sur la porte du jardin des Rastoil,restée grande ouverte. M. Maffre seul s’y était montréjusque-là. Il fut appelé de l’intérieur du jardin.

« Qu’ont-ils donc à rire si fort ? lui demandaM. Rastoil, qui causait avec M. de Bourdeu, devantla table rustique.

– C’est le secrétaire de Monseigneur qui joue, réponditM. Maffre. Il fait des choses étonnantes, tout le quartier leregarde… Monsieur le curé, qui est là, en estémerveillé. »

M. de Bourdeu prit une large prise, enmurmurant :

« Ah ! monsieur l’abbé Faujas est là ? »

Il rencontra le regard de M. Rastoil. Tous deux semblèrentgênés.

« On m’a raconté, hasarda le président, que l’abbé estrentré en faveur auprès de Monseigneur.

– Oui, ce matin même, dit M. Maffre. Oh ! uneréconciliation complète. J’ai eu des détails très touchants.Monseigneur a pleuré… Vraiment, l’abbé Fenil a eu quelquestorts.

– Je vous croyais l’ami du grand vicaire, fit remarquerM. de Bourdeu.

– Sans doute, mais je suis aussi l’ami de monsieur le curé,répliqua vivement le juge de paix. Dieu merci ! il est d’unepiété qui défie les calomnies. N’est-on pas allé jusqu’à attaquersa moralité ? C’est une honte ! »

L’ancien préfet regarda de nouveau le président d’un airsingulier.

« Et n’a-t-on pas cherché à compromettre monsieur le curédans les affaires politiques ! continua M. Maffre. Ondisait qu’il venait tout bouleverser ici, donner des places àdroite et à gauche, faire triompher la clique de Paris. On n’auraitpas plus mal parlé d’un chef de brigands… Un tas de mensonges,enfin ! »

M. de Bourdeu, du bout de sa canne, dessinait unprofil sur le sable de l’allée.

« Oui, j’ai entendu parler de ces choses, dit-ilnégligemment ; il est bien peu croyable qu’un ministre de lareligion accepte un tel rôle… D’ailleurs, pour l’honneur dePlassans, je veux croire qu’il échouerait complètement. Il n’y aici personne à acheter.

– Des cancans ! s’écria le président, en haussant lesépaules. Est-ce qu’on retourne une ville comme une vieilleveste ? Paris peut nous envoyer tous ses mouchards, Plassansrestera légitimiste. Voyez le petit Péqueur ! Nous n’en avonsfait qu’une bouchée… Il faut que le monde soit bien bête ! Ons’imagine alors que des personnages mystérieux parcourent lesprovinces, offrant des places. Je vous avoue que je serais biencurieux de voir un de ces messieurs. »

Il se fâchait. M. Maffre, inquiet, crut devoir sedéfendre :

« Permettez, interrompit-il, je n’ai pas affirmé quemonsieur l’abbé Faujas fût un agent bonapartiste ; aucontraire, j’ai trouvé cette accusation absurde.

– Eh ! il n’est plus question de l’abbé Faujas ;je parle en général. On ne se vend pas comme cela, quediable !… L’abbé Faujas est au-dessus de tous lessoupçons. »

Il y eut un silence. M. de Bourdeu achevait le profil,sur le sable, par une grande barbe en pointe.

« L’abbé Faujas n’a pas d’opinion politique, dit-il de savoix sèche.

– Évidemment, reprit M. Rastoil ; nous luireprochions son indifférence ; mais, aujourd’hui, jel’approuve. Avec tous ces bavardages, la religion se trouveraitcompromise… Vous le savez comme moi, Bourdeu, on ne peut l’accuserde la moindre démarche louche. Jamais on ne l’a vu à lasous-préfecture, n’est-ce pas ? Il est resté très dignement àsa place… S’il était bonapartiste, il ne s’en cacherait pas,parbleu !

– Sans doute.

– Ajoutez qu’il mène une vie exemplaire. Ma femme et monfils m’ont donné sur son compte des détails qui m’ont vivementému. »

À ce moment, les rires redoublèrent, dans l’impasse. La voix del’abbé Faujas s’éleva, complimentant Mlle Auréliesur un coup de raquette vraiment remarquable. M. Rastoil, quis’était interrompu, reprit avec un sourire :

« Vous entendez ? Qu’ont-ils donc à s’amuserainsi ? Cela donne envie d’être jeune. »

Puis, de sa voix grave :

« Oui, ma femme et mon fils m’ont fait aimer l’abbé Faujas.Nous regrettons vivement que sa discrétion l’empêche d’être desnôtres. »

M. de Bourdeu approuvait de la tête, lorsque desapplaudissements s’élevèrent dans l’impasse. Il y eut un tohu-bohude piétinements, de rires, de cris, toute une bouffée de gaietéd’écoliers en récréation.

M. Rastoil quitta son siège rustique.

« Ma foi ! dit-il avec bonhomie, allons voir ; jefinis par avoir des démangeaisons dans les jambes. »

Les deux autres le suivirent. Tous trois restèrent devant lapetite porte. C’était la première fois que le président et l’ancienpréfet s’aventuraient jusque-là. Quand ils aperçurent, au fond del’impasse, le groupe formé par la société de la sous-préfecture,ils prirent des mines graves. M. Péqueur des Saulaies, de soncôté, se redressa, se campa dans une attitude officielle ;tandis que Mme de Condamin, très rieuse, seglissait le long des murs, emplissant l’impasse du frôlement de satoilette rose. Les deux sociétés s’épiaient par des coups d’œil decôté, ne voulant céder la place ni l’une ni l’autre ; et,entre elles, l’abbé Faujas, toujours sur la porte des Mouret,tenant son bréviaire sous le bras, s’égayait doucement, sansparaître le moins du monde comprendre la délicatesse de lasituation.

Cependant, tous les assistants retenaient leur haleine. L’abbéSurin, voyant grossir son public, voulut enlever lesapplaudissements par un dernier tour d’adresse. Il s’ingénia, seproposa des difficultés, se tournant, jouant sans regarder venir levolant, le devinant en quelque sorte, le renvoyant àMlle Aurélie, par-dessus sa tête, avec uneprécision mathématique. Il était très rouge, suant, décoiffé ;son rabat, qui avait complètement tourné, lui pendait maintenantsur l’épaule droite. Mais il restait vainqueur, l’air riant,charmant toujours. Les deux sociétés s’oubliaient àl’admirer ; Mme de Condamin réprimait lesbravos, qui éclataient trop tôt, en agitant son mouchoir dedentelle. Alors, le jeune abbé, raffinant encore, se mit à faire depetits sauts sur lui-même, à droite, à gauche, les calculant defaçon à recevoir chaque fois le volant dans une nouvelle position.C’était le grand exercice final. Il accélérait le mouvement,lorsque, en sautant, le pied lui manqua ; il faillit tombersur la poitrine de Mme de Condamin, qui avaittendu les bras en poussant un cri. Les assistants, le croyantblessé, se précipitèrent ; mais lui, chancelant, se rattrapantà terre sur les genoux et sur les mains, se releva d’un bondsuprême, ramassa, renvoya à Mlle Aurélie le volant,qui n’avait pas encore touché le sol. Et la raquette haute, iltriompha.

« Bravo ! bravo ! » cria M. Péqueur desSaulaies en s’approchant.

« Bravo ! le coup est superbe ! » répétaM. Rastoil, qui s’avança également.

La partie fut interrompue. Les deux sociétés avaient envahil’impasse ; elles se mêlaient, entouraient l’abbé Surin, qui,hors d’haleine, s’appuyait au mur, à côté de l’abbé Faujas. Tout lemonde parlait à la fois.

« J’ai cru qu’il avait la tête cassée en deux, disait ledocteur Porquier à M. Maffre d’une voix pleine d’émotion.

– Vraiment, tous ces jeux finissent mal », murmuraM. de Bourdeu en s’adressant à M. Delangre et auxPaloque, tout en acceptant une poignée de main deM. de Condamin, qu’il évitait dans les rues, pour ne pasavoir à le saluer.

Mme de Condamin allait du sous-préfet auprésident, les mettait en face l’un de l’autre, répétait :

« Mon Dieu ! je suis plus malade que lui, j’ai cru quenous allions tomber tous les deux. Vous avez vu, c’est une grossepierre.

– Elle est là, tenez, dit M. Rastoil ; il a dû larencontrer sous son talon.

– C’est cette pierre ronde, vous croyez ? »demanda M. Péqueur des Saulaies en ramassant le caillou.

Jamais ils ne s’étaient parlé en dehors des cérémoniesofficielles. Tous deux se mirent à examiner la pierre ; ils sela passaient, se faisaient remarquer qu’elle était tranchante etqu’elle aurait pu couper le soulier de l’abbé.Mme de Condamin, entre eux, leur souriait,leur assurait qu’elle commençait à se remettre.

« Monsieur l’abbé se trouve mal ! » s’écrièrentles demoiselles Rastoil. L’abbé Surin, en effet, était devenu trèspâle, en entendant parler du danger qu’il avait couru. Ilfléchissait, lorsque l’abbé Faujas, qui s’était tenu à l’écart, leprit entre ses bras puissants et le porta dans le jardin desMouret, où il l’assit sur une chaise. Les deux sociétés envahirentla tonnelle. Là, le jeune abbé s’évanouit complètement.

« Rose, de l’eau, du vinaigre ! » cria l’abbéFaujas en s’élançant vers le perron.

Mouret, qui était dans la salle à manger, parut à lafenêtre ; mais, en voyant tout ce monde au fond de son jardin,il recula comme pris de peur ; il se cacha, ne se montra plus.Cependant, Rose arrivait avec toute une pharmacie. Elle se hâtait,elle grognait :

« Si madame était là, au moins ; elle est auséminaire, pour le petit… Je suis toute seule, je ne peux pas fairel’impossible, n’est-ce pas ?… Allez, ce n’est pas monsieur quibougerait. On pourrait mourir avec lui. Il est dans la salle àmanger, à se cacher comme un sournois. Non, un verre d’eau, il nevous le donnerait pas ; il vous laisserait crever. »

Tout en mâchant ses paroles, elle était arrivée devant l’abbéSurin évanoui.

« Oh ! le Jésus ! » dit-elle avec unetendresse apitoyée de commère.

L’abbé Surin, les yeux fermés, la face pâle entre ses longscheveux blonds, ressemblait à un de ces martyrs aimables qui sepâment sur les images de sainteté. L’aînée des demoiselles Rastoillui soutenait la tête, renversée mollement, découvrant le cou blancet délicat. On s’empressa. Mme de Condamin, àlégers coups, lui tamponna les tempes avec un linge trempé dans del’eau vinaigrée. Les deux sociétés attendaient, anxieuses. Enfin ilouvrit les yeux, mais il les referma. Il s’évanouit encore deuxfois.

« Vous m’avez fait une belle peur ! » lui ditpoliment le docteur Porquier, qui avait gardé sa main dans lasienne.

L’abbé restait assis, confus, remerciant, assurant que cen’était rien. Puis, il vit qu’on lui avait déboutonné sa soutane etqu’il avait le cou nu ; il sourit, il remit son rabat. Et,comme on lui conseillait de se tenir tranquille, il voulut montrerqu’il était solide ; il retourna dans l’impasse avec lesdemoiselles Rastoil, pour finir la partie.

« Vous êtes très bien ici, dit M. Rastoil à l’abbéFaujas, qu’il n’avait pas quitté.

– L’air est excellent sur cette côte », ajoutaM. Péqueur des Saulaies de son air charmant.

Les deux sociétés regardaient curieusement la maison desMouret.

« Si ces dames et ces messieurs, dit Rose, veulent resterun instant dans le jardin… Monsieur le curé est chez lui… Attendez,je vais aller chercher des chaises. »

Et elle fit trois voyages, malgré les protestations. Alors,après s’être regardées un instant, les deux sociétés s’assirent parpolitesse. Le sous-préfet s’était mis à la droite de l’abbé Faujas,tandis que le président se plaçait à sa gauche. La conversation futtrès amicale.

« Vous n’êtes pas un voisin tapageur, monsieur le curé,répétait gracieusement M. Péqueur des Saulaies. Vous nesauriez croire le plaisir que j’ai à vous apercevoir, tous lesjours, aux mêmes heures, dans ce petit paradis. Cela me repose demes tracas.

– Un bon voisin, c’est chose si rare ! reprenaitM. Rastoil.

– Sans doute, interrompait M. de Bourdeu ;monsieur le curé a mis ici une heureuse tranquillité decloître. »

Pendant que l’abbé Faujas souriait et saluait,M. de Condamin, qui ne s’était pas assis, vint se pencherà l’oreille de M. Delangre, en murmurant :

« Voilà Rastoil qui rêve une place de substitut pour sonflandrin de fils. »

M. Delangre lui lança un regard terrible, tremblant àl’idée que ce bavard incorrigible pouvait tout gâter ; ce quin’empêcha pas le conservateur des Eaux et Forêtsd’ajouter :

« Et Bourdeu qui croit déjà avoir rattrapé sapréfecture ! »

Mais Mme de Condamin venait de produire unesensation, en disant d’un air fin :

« Ce que j’aime dans ce jardin, c’est ce charme intime quisemble en faire un petit coin fermé à toutes les misères de cemonde. Caïn et Abel s’y seraient réconciliés. »

Et elle avait souligné sa phrase en l’accompagnant de deux coupsd’œil, à droite et à gauche, vers les jardins voisins.M. Maffre et le docteur Porquier hochèrent la tête d’un aird’approbation ; tandis que les Paloque s’interrogeaient,inquiets, ne comprenant pas, craignant de se compromettre d’un côtéou d’un autre, s’ils ouvraient la bouche.

Au bout d’un quart d’heure, M. Rastoil se leva.

« Ma femme ne va plus savoir où nous sommes passés »,murmura-t-il.

Tout le monde s’était mis debout, un peu embarrassé pour prendrecongé. Mais l’abbé Faujas tendit les mains :

« Mon paradis reste ouvert », dit-il de son air leplus souriant.

Alors, le président promit de rendre, de temps à autre, unevisite à monsieur le curé. Le sous-préfet s’engagea de même, avecplus d’effusion. Et les deux sociétés restèrent encore là cinqgrandes minutes à se complimenter, pendant que, dans l’impasse, lesrires des demoiselles Rastoil et de l’abbé Surin s’élevaient denouveau. La partie avait repris tout son feu ; le volantallait et venait, d’un vol régulier, au-dessus de la muraille.

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