La Conquête de Plassans

Chapitre 23

 

Macquart ne trouva pas chez lui le docteur Porquier, quiaccourut seulement vers minuit et demi. Toute la maison étaitencore sur pied. Rougon seul n’avait pas bougé de son lit :les émotions le tuaient, disait-il. Félicité assise sur la mêmechaise, au chevet de Marthe, se leva pour aller à la rencontre dumédecin.

« Ah ! cher docteur, nous sommes bien inquiets,murmura-t-elle. La pauvre enfant n’a pas fait un mouvement depuisque nous l’avons couchée là… Ses mains sont déjà froides ; jeles ai gardées dans les miennes, inutilement. »

Le docteur Porquier regarda attentivement le visage deMarthe ; puis, sans l’examiner autrement, il resta debout,pinçant les lèvres, faisant de la main un geste vague.

« Ma bonne madame Rougon, dit-il, il vous faut bien ducourage. »

Félicité éclata en sanglots.

« C’est la fin, continua-t-il à voix plus basse. Il y alongtemps que j’attends ce triste dénouement, je dois vous leconfesser aujourd’hui. La pauvre madame Mouret avait les deuxpoumons attaqués, et la phtisie chez elle se compliquait d’unemaladie nerveuse. »

Il s’était assis, gardant aux coins des lèvres son sourire demédecin bien élevé, qui se montrait poli même à l’égard de lamort.

« Ne vous désespérez pas, ne vous rendez pas malade, chèredame. La catastrophe était prévue, une circonstance pouvait lahâter tous les jours… La pauvre Mme Mouret devaittousser, étant jeune, n’est-ce pas ? J’estime qu’elle a couvépendant des années les germes du mal. Dans ces derniers temps,depuis trois ans surtout, la phtisie faisait en elle des progrèseffrayants. Et quelle piété ! quelle ferveur ! J’étaistouché à la voir s’en aller si saintement… Que voulez-vous ?les décrets de Dieu sont insondables, la science est bien souventimpuissante. »

Et, comme Mme Rougon pleurait toujours, il luiprodigua les plus tendres consolations, il voulut absolumentqu’elle prît une tasse de tilleul pour se calmer.

« Ne vous tourmentez pas, je vous en conjure, répétait-il.Je vous assure qu’elle ne sent déjà plus son mal ; elle vas’endormir ainsi tranquillement, elle ne reprendra connaissancequ’au moment de l’agonie… Je ne vous abandonne pas,d’ailleurs ; je reste là, bien que tous mes soins soientinutiles à présent. Je reste, en ami, chère dame, en ami,entendez-vous ? »

Il s’installa commodément pour la nuit, dans un fauteuil.Félicité s’apaisait un peu. Le docteur Porquier lui ayant faitentendre que Marthe n’avait plus que quelques heures à vivre, elleeut l’idée d’envoyer chercher Serge au séminaire, qui était voisin.Quand elle pria Rose de se rendre au séminaire, celle-ci refusad’abord.

« Vous voulez donc le tuer aussi, ce pauvre petit !dit-elle. Ça lui porterait un coup trop rude, d’être réveillé aumilieu de la nuit, pour venir voir une morte… Je ne veux pas êtreson bourreau. »

Rose gardait rancune à sa maîtresse. Depuis que celle-ciagonisait, elle tournait autour du lit, furieuse, bousculant lestasses et les bouteilles d’eau chaude.

« Est-ce qu’il y a du bon sens à faire ce que madame afait ? ajouta-t-elle. Ce n’est la faute à personne, si elleest allée prendre la mort auprès de monsieur. Et, maintenant, ilfaut que tout soit en l’air, elle nous fait tous pleurer… Non,certes, je ne veux pas qu’on force le petit à se lever ensursaut. »

Cependant, elle finit par se rendre au séminaire. Le docteurPorquier s’était allongé devant le feu ; les yeux à demifermés, il continuait à prodiguer de bonnes paroles àMme Rougon. Un léger râle commençait à soulever lesflancs de Marthe. L’oncle Macquart, qui n’avait point reparu depuisdeux grandes heures, poussa doucement la porte.

« D’où venez-vous donc ? » lui demanda Félicité,qui l’emmena dans un coin.

Il répondit qu’il était allé remiser sa carriole et son cheval àl’auberge des Trois-Pigeons. Mais il avait des yeux si vifs, un airde sournoiserie si diabolique, qu’elle était reprise de millesoupçons. Elle oublia sa fille mourante, flairant une coquineriequ’elle devait avoir intérêt à connaître.

« On dirait que vous avez suivi et guetté quelqu’un,reprit-elle, en remarquant son pantalon boueux. Vous me cachezquelque chose, Macquart. Cela n’est pas bien. Nous avons toujoursété gentils pour vous.

– Oh ! gentils ! murmura l’oncle en ricanant,c’est vous qui le dites. Rougon est un cancre ; dans l’affairedu champ de blé, il s’est méfié de moi, il m’a traité comme ledernier des derniers… Où donc est-il, Rougon ? Il se dorlote,lui ; il ne se moque pas mal de la peine qu’on prend pour lafamille. »

Le sourire dont il accompagna ces dernières paroles inquiétavivement Félicité. Elle le regardait en face.

« Quelle peine avez-vous prise pour la famille ?dit-elle. Vous n’allez peut-être pas me reprocher d’avoir ramené mapauvre Marthe des Tulettes… D’ailleurs, je vous le répète, toutceci m’a l’air bien louche. J’ai questionné Rose, il paraît quevous aviez l’idée de venir droit ici… Je m’étonne aussi que vousn’ayez pas frappé plus fort, rue Balande ; on vous auraitouvert… Ce n’est pas que je sois fâchée d’avoir la chère enfantchez moi ; elle mourra au moins parmi les siens, elle n’auraque des visages amis autour d’elle… »

L’oncle parut très surpris ; il l’interrompit d’un airinquiet.

« Je vous croyais au mieux avec l’abbéFaujas ? »

Elle ne répondit pas ; elle s’approcha de Marthe, dont lesouffle devenait plus douloureux. Quand elle revint, elle vitMacquart qui, soulevant le rideau, semblait interroger la nuit, enfrottant la vitre humide de la main.

« Ne partez pas demain avant de causer avec moi, luirecommanda-t-elle ; je veux éclaircir tout ceci.

– Comme vous voudrez, répondit-il. On serait bienembarrassé pour vous faire plaisir. Vous aimez les gens, vous neles aimez plus… moi, je m’en moque ; je vais toujours monpetit bonhomme de chemin. »

Il était évidemment très contrarié d’apprendre que les Rougon nefaisaient plus cause commune avec l’abbé Faujas. Il tapait la vitredu bout des doigts, sans quitter des yeux la nuit noire. À cemoment, une grande lueur rougit le ciel.

« Qu’est-ce donc ? » demanda Félicité.

Il ouvrit la croisée, il regarda.

« On dirait un incendie, murmura-t-il, d’un ton paisible.Ça brûle derrière la sous-préfecture. »

La place s’emplissait de bruit. Un domestique entra tout effaré,racontant que le feu venait de prendre chez la fille de Madame. Oncroyait avoir vu le gendre de Madame, celui qu’on avait dûenfermer, se promener dans le jardin avec un sarment allumé. Le pisétait qu’on désespérait de sauver les locataires. Félicité setourna vivement, réfléchit une minute encore, les yeux fixés surMacquart. Elle comprenait enfin.

« Vous nous aviez bien promis, dit-elle à voix basse, devous tenir tranquille, lorsque nous vous avons installé dans votrepetite maison des Tulettes. Rien ne vous manque pourtant, vous êteslà comme un vrai rentier… C’est honteux, entendez-vous !…Combien l’abbé Fenil vous a-t-il donné pour ouvrir la porte àFrançois ? »

Il se fâcha, mais elle le fit taire. Elle semblait beaucoup plusinquiète des suites de l’affaire qu’indignée par le crimelui-même.

« Et quel abominable scandale, si l’on venait àsavoir ! murmura-t-elle encore. Est-ce que nous vous avonsjamais rien refusé ? Nous causerons demain, nous reparleronsde ce champ dont vous nous cassez les oreilles… Si Rougon apprenaitune pareille chose, il en mourrait de chagrin. »

L’oncle ne put s’empêcher de sourire. Il se défendit plusviolemment, jura qu’il ne savait rien, qu’il n’avait trempé dansrien. Puis, comme le ciel s’embrasait de plus en plus, et que ledocteur Porquier était déjà descendu, l’oncle quitta la chambre, endisant d’un air pressé de curieux :

« Je vais voir. »

C’était M. Péqueur des Saulaies qui avait donné l’alarme.Il y avait eu soirée à la sous-préfecture. Il se couchait, lorsque,vers une heure moins quelques minutes, il aperçut un singulierreflet rouge sur le plafond de sa chambre. S’étant approché de lafenêtre, il était resté très surpris en voyant un grand feu brûlerdans le jardin des Mouret, tandis qu’une ombre, qu’il ne reconnutpas d’abord, dansait au milieu de la fumée en brandissant unsarment allumé. Presque aussitôt des flammes s’échappèrent partoutes les ouvertures du rez-de-chaussée. Le sous-préfet s’empressade remettre son pantalon ; il appela son domestique, lança leconcierge à la recherche des pompiers et des autorités. Puis, avantde se rendre sur le lieu du sinistre, il acheva de s’habiller,s’assurant devant une glace de la correction de sa moustache. Ilarriva le premier rue Balande. La rue était absolumentdéserte ; deux chats la traversaient en courant.

« Ils vont se laisser griller comme des côtelettes,là-dedans ! pensa M. Péqueur des Saulaies, étonné dusommeil paisible de la maison, sur la rue, où pas une flamme ne semontrait encore. »

Il frappa violemment, mais il n’entendit que le ronflement del’incendie, dans la cage de l’escalier. Il frappa alors à la portede M. Rastoil. Là, des cris perçants s’élevaient, accompagnésde piétinements, de claquements de portes, d’appels étouffés.

« Aurélie, couvre-toi les épaules ! » criait lavoix du président.

M. Rastoil se précipita sur le trottoir, suivi deMme Rastoil et de la cadette de ses demoiselles,celle qui n’était pas encore mariée. Aurélie, dans saprécipitation, avait jeté sur ses épaules un paletot de son père,qui lui laissait les bras nus ; elle devint toute rouge,lorsqu’elle aperçut M. Péqueur des Saulaies.

« Quel épouvantable malheur ! balbutiait le président.Tout va brûler. Le mur de ma chambre est déjà chaud. Les deuxmaisons n’en font qu’une, si j’ose dire… Ah ! monsieur lesous-préfet, je n’ai pas même pris le temps d’enlever les pendules.Il faut organiser les secours. On ne peut pas perdre son mobilieren quelques heures. »

Mme Rastoil, à demi vêtue d’un peignoir,pleurait le meuble de son salon, qu’elle venait justement de fairerecouvrir. Cependant, quelques voisins s’étaient montrés auxfenêtres. Le président les appela et commença le déménagement de samaison ; il se chargeait particulièrement des pendules, qu’ildéposait sur le trottoir d’en face. Lorsqu’on eut sorti lesfauteuils du salon, il fit asseoir sa femme et sa fille, tandis quele sous-préfet restait auprès d’elles, pour les rassurer.

« Tranquillisez-vous, mesdames, disait-il. La pompe vaarriver, le feu sera attaqué vigoureusement… Je crois pouvoir vouspromettre qu’on sauvera votre maison. »

Les croisées des Mouret éclatèrent, les flammes parurent aupremier étage. Brusquement, la rue fut éclairée par une grandelueur ; il faisait clair comme en plein jour. Un tambour, auloin, passait sur la place de la Sous-Préfecture, en battant lerappel. Des hommes accouraient, une chaîne s’organisait, mais lesseaux manquaient, la pompe n’arrivait pas. Au milieu del’effarement général, M. Péqueur des Saulaies, sans quitterles dames Rastoil, criait des ordres à pleine voix :

« Laissez le passage libre ! La chaîne est tropserrée, là-bas ! Mettez-vous à deux pieds les uns desautres ! »

Puis, se tournant vers Aurélie, d’une voix douce :

« Je suis bien surpris que la pompe ne soit pas encore là…C’est une pompe neuve ; on va justement l’étrenner… J’aipourtant envoyé le concierge tout de suite ; il a dû passeraussi à la gendarmerie. »

Les gendarmes se montrèrent les premiers ; ils continrentles curieux, dont le nombre augmentait, malgré l’heure avancée. Lesous-préfet était allé en personne rectifier la chaîne, qui sebossuait au milieu des poussées de certains farceurs accourus dufaubourg. La petite cloche de Saint-Saturnin sonnait le tocsin desa voix fêlée ; un second tambour battait le rappel, pluslanguissamment, vers le bas de la rue, du côté du Mail. Enfin lapompe arriva, avec un tapage de ferraille secouée. Les groupess’écartèrent ; les quinze pompiers de Plassans parurent,courant et soufflant ; mais, malgré l’intervention deM. Péqueur des Saulaies, il fallut encore un grand quartd’heure pour mettre la pompe en état.

« Je vous dis que le piston ne glisse pas ! »criait furieusement le capitaine au sous-préfet, qui prétendait queles écrous étaient trop serrés.

Lorsqu’un jet d’eau s’éleva, la foule eut un soupir desatisfaction. La maison flambait alors, du rez-de-chaussée ausecond étage, comme une immense torche. L’eau entrait dans lebrasier avec un sifflement ; tandis que les flammes, sedéchirant en nappes jaunes, s’élevaient plus haut. Des pompiersétaient montés sur le toit de la maison du président, dont ilsenfonçaient les tuiles, à coups de pic, pour faire la part dufeu.

« La baraque est perdue », murmura Macquart, les mainsdans les poches, planté tranquillement sur le trottoir d’en face,d’où il suivait les progrès de l’incendie avec un vif intérêt.

Il s’était formé là, au bord du ruisseau, un salon en plein air.Les fauteuils se trouvaient rangés en demi-cercle, comme pourpermettre d’assister à l’aise au spectacle.Mme de Condamin et son mari venaientd’arriver ; ils rentraient à peine de la sous-préfecture,disaient-ils, lorsqu’ils avaient entendu battre le rappel.M. de Bourdeu, M. Maffre, le docteur Porquier,M. Delangre, accompagné de plusieurs membres du conseilmunicipal, s’étaient également empressés d’accourir. Tousentouraient ces pauvres dames Rastoil, les réconfortaient,s’abordaient avec des exclamations apitoyées. La société finit pars’asseoir sur les fauteuils. Et la conversation s’engagea, pendantque la pompe soufflait à dix pas et que les poutres embraséescraquaient.

« As-tu pris ma montre, mon ami ? demandaMme Rastoil ; elle était sur la cheminée, avecla chaîne.

– Oui, oui, je l’ai dans ma poche, répondit le président,la face gonflée, chancelant d’émotion. J’ai aussi l’argenterie…J’aurais tout emporté ; mais les pompiers ne veulent pas, ilsdisent que c’est ridicule. »

M. Péqueur des Saulaies se montrait toujours très calme ettrès obligeant.

« Je vous assure que votre maison ne court plus aucunrisque, affirma-t-il ; la part du feu est faite. Vous pouvezaller remettre vos couverts dans votre salle à manger. »

Mais M. Rastoil ne consentit pas à se séparer de sonargenterie, qu’il tenait sous le bras, pliée dans un journal.

« Toutes les portes sont ouvertes, balbutia-t-il ; lamaison est pleine de gens que je ne connais pas… Ils ont fait dansmon toit un trou qui me coûtera cher à boucher. »

Mme de Condamin interrogeait lesous-préfet. Elle s’écria :

« Mais c’est horrible ! mais je croyais que leslocataires avaient eu le temps de se sauver !… Alors, on n’apas de nouvelles de l’abbé Faujas ?

– J’ai frappé moi-même, dit M. Péqueur desSaulaies ; personne n’a répondu. Quand les pompiers sontarrivés, j’ai fait enfoncer la porte, j’ai ordonné d’appliquer deséchelles aux fenêtres… Tout a été inutile. Un de nos bravesgendarmes, qui s’est aventuré dans le vestibule, a failli êtreasphyxié par la fumée.

– Ainsi, l’abbé Faujas ?… Quelle abominablemort ! » reprit la belle Octavie avec un frisson.

Ces messieurs et ces dames se regardèrent, blêmes dans lesclartés vacillantes de l’incendie. Le docteur Porquier expliqua quela mort par le feu n’était peut-être pas aussi douloureuse qu’on sel’imaginait.

« On est saisi, dit-il en terminant ; ça doit êtrel’affaire de quelques secondes. Il faut dire aussi que cela dépendde la violence du brasier. »

M. de Condamin comptait sur ses doigts.

« Si Mme Mouret est chez ses parents, commeon le prétend, cela fait toujours quatre : l’abbé Faujas, samère, sa sœur et son beau-frère… C’est joli ! »

À ce moment, Mme Rastoil se pencha à l’oreillede son mari.

« Donne-moi ma montre, murmura-t-elle. Je ne suis pastranquille. Tu te remues. Tu vas t’asseoir dessus. »

Une voix ayant crié que le vent poussait les flammèches du côtéde la sous-préfecture, M. Péqueur des Saulaies s’excusa,s’élança, afin de parer à ce nouveau danger. Cependant,M. Delangre voulait qu’on tentât un dernier effort pour portersecours aux victimes. Le capitaine des pompiers lui réponditbrutalement de monter aux échelles lui-même, s’il croyait la chosepossible ; il disait n’avoir jamais vu un feu pareil. C’étaitle diable qui avait dû allumer ce feu-là, pour que la maisonbrûlât, comme un fagot, par tous les bouts à la fois. Le maire,suivi de quelques hommes de bonne volonté, fit alors le tour parl’impasse des Chevillottes. Du côté du jardin, peut-êtrepourrait-on monter.

« Ce serait très beau, si ce n’était pas si triste »,remarqua Mme de Condamin, qui se calmait.

En effet, l’incendie devenait superbe. Des fusées d’étincellesmontaient dans de larges flammes bleues ; des trous d’un rougeardent se creusaient au fond de chaque fenêtre béante ; tandisque la fumée roulait doucement, s’en allait en un gros nuageviolâtre, pareille à la fumée des feux de Bengale, pendant les feuxd’artifice. Ces dames et ces messieurs s’étaient pelotonnés dansles fauteuils ; ils s’accoudaient, s’allongeaient, levaient lementon ; puis, des silences se faisaient, coupés de remarques,lorsqu’un tourbillon de flammes plus violent s’élevait. Au loin,dans les clartés dansantes qui illuminaient brusquement desprofondeurs de têtes moutonnantes, grossissaient un brouhaha defoule, un bruit d’eau courante, tout un tapage noyé. Et la pompe, àdix pas, gardait son haleine régulière, son crachement de gosier demétal écorché.

« Regardez donc la troisième fenêtre, au second étage,s’écria tout à coup M. Maffre émerveillé ; on voit trèsbien à gauche, un lit qui brûle. Les rideaux sont jaunes ; ilsflambent comme du papier. »

M. Péqueur des Saulaies revenait au petit trottranquilliser la société. C’était une panique.

« Les flammèches, dit-il, sont bien portées par le vent ducôté de la sous-préfecture ; mais elles s’éteignent en l’air.Il n’y a aucun danger, on est maître du feu.

– Mais, demanda Mme de Condamin,sait-on comment le feu à pris ? »

M. de Bourdeu assura qu’il avait d’abord vu une grossefumée sortir de la cuisine. M. Maffre prétendait, aucontraire, que les flammes avaient d’abord paru dans une chambre dupremier étage. Le sous-préfet hochait la tête d’un air de prudenceofficielle ; il finit par dire à demi-voix :

« Je crois que la malveillance n’est pas étrangère ausinistre. J’ai déjà ordonné une enquête. »

Et il raconta qu’il avait vu un homme allumer le feu avec unsarment.

« Oui, je l’ai vu aussi, interrompit Aurélie Rastoil. C’estM. Mouret. »

Ce fut une surprise extraordinaire. La chose était impossible.M. Mouret s’échappant et brûlant sa maison, quel épouvantabledrame ! Et l’on accablait Aurélie de questions. Ellerougissait, tandis que sa mère la regardait sévèrement. Il n’étaitpas convenable qu’une jeune fille fût ainsi toutes les nuits à lafenêtre.

« Je vous assure, j’ai bien reconnu M. Mouret,reprit-elle. Je ne dormais pas, je me suis levée, en voyant unegrande lumière… M. Mouret dansait au milieu du feu. »

Le sous-préfet se prononça.

« Parfaitement, mademoiselle a raison… Je reconnais cemalheureux, maintenant. Il était si effrayant, que je restaisperplexe, bien que sa figure ne me fût pas inconnue… Je vousdemande pardon, ceci est très grave ; il faut que j’ailledonner quelques ordres. »

Il s’en alla de nouveau, pendant que la société commentait cetteaventure terrible, un propriétaire brûlant ses locataires.M. de Bourdeu s’emporta contre les maisonsd’aliénés ; la surveillance y était faite d’une façon tout àfait insuffisante. À la vérité, M. de Bourdeu tremblaitde voir flamber dans l’incendie la préfecture que l’abbé Faujas luiavait promise.

« Les fous sont pleins de rancune », dit simplementM. de Condamin.

Ce mot embarrassa tout le monde. La conversation tomba nette.Les dames eurent de légers frissons, tandis que ces messieurséchangeaient des regards singuliers. La maison en flammes devenaitbeaucoup plus intéressante, depuis que la société connaissait lamain qui avait mis le feu. Les yeux, clignant d’une terreurdélicieuse, se fixaient sur le brasier, avec le rêve du drame quiavait dû se passer là.

« Si le papa Mouret est là-dedans, ça fait cinq », ditencore M. de Condamin, que les dames firent taire, enl’accusant d’être un homme atroce.

Depuis le commencement de l’incendie, les Paloque, accoudés à lafenêtre de leur salle à manger, regardaient. Ils étaient justeau-dessus du salon improvisé sur le trottoir. La femme du jugefinit par descendre pour offrir gracieusement l’hospitalité auxdames Rastoil, ainsi qu’aux personnes qui les entouraient.

« On voit bien de nos fenêtres, je vous assure »,dit-elle. Et, comme ces dames refusaient :

« Mais vous allez prendre froid, continua-t-elle ; lanuit est très fraîche. »

Mme de Condamin eut un sourire, enallongeant sur le pavé ses petits pieds, qu’elle montra au bord desa jupe.

« Ah bien ! oui, nous n’avons pas froid !répondit-elle. Moi, j’ai les pieds brûlants. Je suis très bien…Est-ce que vous avez froid, mademoiselle ?

– J’ai trop chaud, assura Aurélie. On dirait une nuitd’été. Ce feu-là chauffe joliment. »

Tout le monde déclara qu’il faisait bon, etMme Paloque se décida alors à rester, à s’asseoir,elle aussi, dans un fauteuil. M. Maffre venait departir ; il avait aperçu, au milieu de la foule, ses deuxfils, en compagnie de Guillaume Porquier, accourus tous les trois,sans cravate, d’une maison des remparts, pour voir le feu. Le jugede paix, qui était certain de les avoir enfermés à double tour dansleur chambre, emmena Alphonse et Ambroise par les oreilles.

« Si nous allions nous coucher ? » ditM. de Bourdeu, de plus en plus maussade.

M. Péqueur des Saulaies avait reparu, infatigable,n’oubliant pas les dames, malgré les soins de toutes sortes dont ilétait accablé. Il alla vivement au-devant de M. Delangre, quirevenait de l’impasse des Chevillottes. Ils causèrent à voix basse.Le maire avait dû assister à quelque scène épouvantable ; ilse passait la main sur la face, comme pour chasser de ses yeuxl’image atroce qui le poursuivait. Les dames l’entendirentseulement murmurer : « Nous sommes arrivés troptard ! C’est horrible, horrible !… » Il ne voulutrépondre à aucune question.

« Il n’y a que Bourdeu et Delangre qui regrettent l’abbé,murmura M. de Condamin à l’oreille deMme Paloque.

– Ils avaient des affaires avec lui, répondittranquillement celle-ci. Voyez donc, voici l’abbé Bourrette.Celui-là pleure pour de bon. »

L’abbé Bourrette, qui avait fait la chaîne, sanglotait à chaudeslarmes. Le pauvre homme n’entendait pas les consolations. Jamais ilne voulut s’asseoir dans un fauteuil ; il resta debout, lesyeux troubles, regardant brûler les dernières poutres. On avaitaussi vu l’abbé Surin ; mais il avait disparu, après avoirécouté, de groupe en groupe, les renseignements qui couraient.

« Allons nous coucher, répéta M. de Bourdeu.C’est bête à la fin de rester là. »

Toute la société se leva. Il fut décidé que M. Rastoil, sadame et sa demoiselle, passeraient la nuit chez les Paloque.Mme de Condamin donnait de petites tapes sursa jupe, légèrement froissée. On recula les fauteuils, on se tintun instant debout à se souhaiter une bonne nuit. La pompe ronflaittoujours, l’incendie pâlissait, au milieu d’une fumée noire ;on n’entendait plus que le piétinement affaibli de la foule et lahache attardée d’un pompier abattant une charpente.

« C’est fini », pensa Macquart, qui n’avait pas quittéle trottoir d’en face.

Il resta pourtant encore un instant, à écouter les dernièresparoles que M. de Condamin échangeait à demi-voix avecMme Paloque.

« Bah ! disait la femme du juge, personne ne lepleurera, si ce n’est cette grosse bête de Bourrette. Il étaitdevenu insupportable, nous étions tous esclaves. Monseigneur doitrire à l’heure qu’il est… Enfin, Plassans est délivré !

– Et les Rougon ! fit remarquerM. de Condamin, ils doivent être enchantés.

– Pardieu ! les Rougon sont aux anges. Ils vonthériter de la conquête de l’abbé… Allez, ils auraient payé biencher celui qui se serait risqué à mettre le feu à labaraque. »

Macquart s’en alla, mécontent. Il finissait par craindre d’avoirété dupe. La joie des Rougon le consternait. Les Rougon étaient desmalins qui jouaient toujours un double jeu, et avec lesquels onfinissait quand même par être volé. En traversant la place de laSous-Préfecture, il se jurait de ne plus travailler comme cela, àl’aveuglette.

Comme il remontait à la chambre où Marthe agonisait, il trouvaRose assise sur une marche de l’escalier. Elle était dans unecolère bleue, elle grondait :

« Non, certes, je ne resterai pas dans la chambre ; jene veux pas voir des choses pareilles. Qu’elle crève sansmoi ! qu’elle crève comme un chien ! Je ne l’aime plus,je n’aime plus personne… Aller chercher le petit, pour le faireassister à ça ! Et j’ai consenti ! Je m’en voudrai toutela vie… Il était pâle comme sa chemise, le chérubin. J’ai dû leporter du séminaire ici. J’ai cru qu’il allait rendre l’âme enroute, tant il pleurait. C’est une pitié !… Et il est là,maintenant, à l’embrasser. Moi, ça me donne la chair de poule. Jevoudrais que la maison nous tombât sur la tête, pour que ça fûtfini d’un coup… J’irai dans un trou, je vivrai toute seule, je neverrai jamais personne, jamais, jamais. La vie entière, c’est faitpour pleurer et pour se mettre en colère. »

Macquart entra dans la chambre. Mme Rougon, àgenoux, se cachait la face entre les mains ; tandis que Serge,debout devant le lit, les joues ruisselantes de larmes, soutenaitla tête de la mourante. Elle n’avait point encore reprisconnaissance. Les dernières lueurs de l’incendie éclairaient lachambre d’un reflet rouge.

Un hoquet secoua Marthe. Elle ouvrit des yeux surpris, se mitsur son séant pour regarder autour d’elle. Puis, elle joignit lesmains avec une épouvante indicible, elle expira, en apercevant,dans la clarté rouge, la soutane de Serge.

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